- Juif Tunisien
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Histoire des Juifs en Tunisie
L'histoire des Juifs en Tunisie remonte à l'Antiquité. Leur présence sur le territoire de l'actuelle Tunisie est en effet avérée à partir du IIe siècle, au moins, même si, selon certaines hypothèses, leur arrivée y serait bien plus ancienne.
Connaissant d'abord une période de développement durant les périodes romaine, puis vandale, ils subissent de très importantes restrictions de leurs droits sous le règne byzantin. Considérés après la conquête musulmane de la Tunisie comme des dhimmis, ils connaissent des périodes successives de relative liberté et de discrimination plus marquée. Avec l'avènement du protectorat français, la position des Juifs est révolutionnée par l'irruption des puissances coloniales européennes qui leur permettent de profiter d'une situation bien plus favorable tant sur les plans économique, social, culturel ou symbolique. Victimes de persécutions durant l'occupation de la Tunisie par l'Axe pendant la Seconde Guerre mondiale, de nombreux Juifs sont conduits à quitter le pays après la création d'Israël, en raison de la réaction antisioniste qui en découle dans le monde arabe en général, de l'agitation nationaliste ainsi que de motivations économiques et culturelles comme la nationalisation de certains instruments économiques et l'arabisation de l'enseignement et d'une partie de l'administration. Les conflits suivant l'indépendance de la Tunisie en 1956, comme la crise de Bizerte en 1961, mais aussi le climat engendré par la guerre des Six Jours en 1967, contribuent au départ de la majorité des Juifs. Selon Lucette Valensi, l'intégration à la société et à la culture dominantes n'était pas possible dans un État se proclamant arabe et musulman, une sécularisation ayant signifié la disparition de la communauté[1]. Toutefois, pour Claude Tapia, « attribuer des causes ponctuelles à ce vaste mouvement de population [...] ne rend pas compte du phénomène dans la totalité de ses dimensions ou de sa signification »[2].
Alors qu'en 1948, la population juive de Tunisie est encore estimée à 105 000[3] ou 110 000 individus selon les sources, la plupart d'entre eux avaient quitté le pays à la fin des années 1960 et il n'en restait plus que 3 500 en 1987[4]. En 2003, on estime leur nombre en Tunisie à 1 500[5] ; ils vivent principalement à Djerba, île qui abrite la plus importante minorité religieuse du pays et l'une des plus importantes communautés juives du monde arabe. La diaspora juive de Tunisie est répartie entre Israël et la France, notamment Paris (quartier de Belleville), où ils ont conservé leur identité communautaire, comme au travers de leurs traditions.
Les Juifs originaires de Tunisie sont séfarades dans l'acception large du terme. De par leurs coutumes et leur histoire, ils sont l'une des composantes du judaïsme nord-africain, mais ont développé des traditions qui font leur spécificité. Pour Lucette Valensi, « la tendance à donner de l'emphase aux moindres aspects de la vie religieuse est restée, à travers les siècles, un des traits distinctifs du judaïsme tunisien », résultat de l'immersion dans leur milieu culturel[6]. Dans le contexte de l'exil, après une relative intégration, des identités particulières se sont reconstituées. Dans cette perspective, le judaïsme djerbien, considéré comme plus fidèle à la tradition car resté hors de la sphère d'influence des courants modernistes, joue un rôle dominant[7].
Sommaire
Historiographie
Jusqu'à récemment, aucun ouvrage ne donnait une vue générale sur l'histoire des Juifs en Tunisie[8]. En 1888, David Cazès publie L'Essai sur l'histoire des Israélites de Tunisie, mais s'arrête à la période précédant l'établissement du protectorat français[8].
Pour Michel Abitbol, c'est la fin de la Seconde Guerre mondiale et la dissolution progressive de la communauté juive, dans le contexte de la décolonisation et de l'évolution du conflit israélo-arabe, qui fait de l'étude de l'histoire des Juifs un sujet à part entière[9]. Mais, selon Habib Kazdaghli, le départ de la majeure partie de la communauté juive tunisienne pour l'étranger est une explication au faible nombre d'études liées au sujet[10]. Mais il fait aussi remarquer que, dès les années 1990, on assiste à une production abondante d'ouvrages publiés par des auteurs qui font partie intégrante de cette communauté, ainsi qu'à la multiplication d'associations de Juifs selon leur lieu d'origine, comme l'Amicale des Juifs de l'Ariana, l'Association des Juifs originaires de Bizerte ou l'Association mondiale des Israélites de Tunisie[10].
André Chouraqui donne une place importante à cette étude dans son Histoire des Juifs en Afrique du Nord (1952), qui sera d'ailleurs rééditée deux fois en 1972 et en 1985[8]. Il en va de même pour Haïm Zeev Hirschberg qui publie en hébreu l'Histoire des Juifs en Afrique du Nord (1965) qui est traduit en anglais en 1974-1981[8]. D'autres pionniers, comme Robert Attal[11] et Yitzhak Avrahami, ont également entrepris d'importants travaux de recherche qui ont mis à disposition des chercheurs d'importantes masses bibliographiques[12]. Mais c'est finalement Paul Sebag qui fournit dans son Histoire des Juifs de Tunisie. Des origines à nos jours (1991) un premier développement entièrement consacré à l'histoire de ce peuple[8],[12]. En Tunisie, suite à la thèse d'Abdelkrim Allagui, un groupe sous la direction d'Habib Kazdaghli et Abdelhamid Larguèche a fait entrer la thématique dans le champ des recherches universitaires nationales[12].
Néanmoins, le sort de la communauté juive durant la période de l'occupation allemande de la Tunisie (1942-1943) reste relativement peu couvert par l'historiographie récente[13]. C'est ainsi que le colloque « Histoire communautaire, histoire plurielle : la communauté juive de Tunisie » tenu à l'Université de la Manouba en février 1998 — le premier du genre sur ce thème de recherche — et dont les actes ont été regroupés dans une publication, ne l'évoque pas[13]. Pourtant, le travail de mémoire de la communauté existe, avec les témoignages de Robert Borgel et Paul Ghez, les romans La Statue de sel d'Albert Memmi et Villa Jasmin de Serge Moati, ainsi que les travaux de quelques historiens[13].
Antiquité
Origine des premiers Juifs de Tunisie
Les origines de la communauté juive de Tunisie font toujours l'objet de débats mêlant faits historiques et légendes. En effet, aucun texte ne permet de prouver de façon décisive la présence de groupes ou d'individus croyant et pratiquant le judaïsme durant la longue période de domination de la civilisation carthaginoise sur l'actuelle Tunisie[14]. Néanmoins, la probabilité de cette présence n'est pas négligeable[14].
Le premier livre des Rois montre que des relations étroites existent au Xe siècle av. J.-C. entre Hiram, souverain de la cité phénicienne de Tyr, et Salomon, souverain du royaume d'Israël, par le biais de liaisons maritimes commerciales[15]. À partir de ce fait, certains historiens comme David Cazès, Nahum Slouschz ou Alfred Louis Delattre émettent l'hypothèse que les Juifs du Proche-Orient se sont alors associés aux Phéniciens dans leur migration vers l'Afrique du Nord et dans la fondation de leurs comptoirs, dont celui de Carthage en 814 av. J.-C.[16]. Cela a aussi été le cas de certaines populations juives de Tripolitaine ou d'Espagne, affirmant ainsi une implantation très ancienne sur leur territoire[17]. Selon la version la plus populaire, l'une des légendes fondatrices de la communauté juive de Djerba imprimée pour la première fois dans un livre du rabbin Abraham Haim Addadi de Tripoli (Hashomer Emet publié à Livourne en 1849)[18], des prêtres appelés kohanim se seraient installés dans l'actuelle Tunisie après la prise de Jérusalem et l'incendie du Temple de Salomon par l'empereur Nabuchodonosor II en 586 av. J.-C.[19]. Ils auraient emporté un élément du temple détruit qui aurait été inséré dans la synagogue de la Ghriba[20], en faisant un lieu de pèlerinage et de vénération jusqu'à nos jours. Toutefois, ces affirmations restent hypothétiques et ne saurait être considérées comme un fait établi[15],[20]. D'autant que leur présence au sein d'une population non juive aurait du les conduire à sacrifier aux divinités puniques, comme Baal et Tanit[21].
Avec les conquêtes d'Alexandre le Grand au IVe siècle av. J.-C., et surtout l'hellénisation de la partie orientale du bassin méditerranéen, le judaïsme connaît une période de grande expansion et les Juifs, aussi bien marchands que soldats, se dispersent dans tous les pays riverains de la Méditerranée[21]. Ainsi, il est probable que des Juifs d'Alexandrie ou de Cyrène se soient établis à Carthage et aient pratiqué, contrairement à leurs possibles prédécesseurs, un judaïsme orthodoxe et ceci, dans une civilisation carthaginoise fortement influencée par la Sicile grecque et l'Égypte des Ptolémées[22]. Dans les derniers temps de la domination punique existent donc déjà des embryons de communautés attestées dans l'Afrique romaine[23].
Développement des communautés sous la domination romaine
Il semble qu'une fois la conquête romaine achevée, les Juifs parviennent à poursuivre la pratique de leur culte, tout en s'adaptant au contexte linguistique et culturel de la récente province romaine d'Afrique[24]. De plus, en remerciement de l'appui du roi Antipater dans sa lutte contre Pompée, Jules César accorde aux Juifs un statut privilégié confirmé par la Magna charta pro Judaeis sous l'empire : le judaïsme devient la seule religion reconnue, en dehors du culte officiel[25].
Leur nombre croît rapidement, avec l'apport de milliers de Juifs exilés par le pouvoir romain pour avoir pratiqué le prosélytisme, à Rome notamment, où leur présence est attestée depuis la fin du IIe siècle av. J.-C.[26]. Par ailleurs, la Première Guerre judéo-romaine, menée d'abord par Vespasien puis Titus, et qui culmine avec le siège de Jérusalem et la destruction du second temple en 70, conduit à la mise sur le marché de dizaines de milliers de Juifs comme esclaves, participant ainsi de leur dispersion, notamment en Afrique du Nord[26],[20]. Ce processus se renouvelle à l'occasion de la répression de révoltes sous les règnes de Domitien[26], Trajan et Hadrien, que ce soit en Cyrénaïque — en 115-117 — ou en Judée, comme en 131-135[20].
Mais ce n'est qu'au IIe siècle que la présence des Juifs en Tunisie devient incontestable[27], grâce à l'existence de nombreuses communautés faisant preuve de prosélytisme[28] et facilitant ainsi l'apparition du christianisme[24]. Le plus ancien témoignage décrivant cette situation est l'œuvre de Tertullien qui évoque tout à la fois les Juifs et les païens judaïsants d'origine punique, romaine et berbère[29] et souligne la coexistence initiale entre Juifs et chrétiens[30]. Pour ce qui concerne la pratique religieuse, celle-ci voit se mêler lecture des Saintes Écritures en hébreu et en grec ancien et les cérémonies accueillent régulièrement des chrétiens et des païens qui se convertissent pour certains d'entre eux, d'abord en ne suivant que partiellement la loi juive (ger toshav) avant de voir leurs enfants se convertir totalement (ger tsedeq)[28]. Et le succès que rencontre le judaïsme pousse d'ailleurs les autorités à tenter de freiner les conversions par le biais de la loi[28] alors que Tertullien rédige Adversus Judaeos (Contre les Juifs)[31] où il défend les principes du christianisme[30].
À l'appui de ce témoignage sont venues s'ajouter des découvertes archéologiques comme celles d'une nécropole juive à Gammarth, au nord de Carthage, la capitale de l'Afrique romaine. Formée de 200 chambres creusées dans la roche et abritant jusqu'à 17 complexes de tombes (kokhim) chacune, elle a d'abord été considérée comme punique avant qu'Alfred Louis Delattre ne mette en évidence, à la fin du XIXe siècle, la présence de symboles juifs et d'inscriptions funéraires en hébreu, latin et grec[32]. Par ailleurs, une synagogue du IIIe ou IVe siècle[32],[29] a été découverte à Naro (actuelle Hammam Lif), au sud-est de Tunis, en 1883[33]. La mosaïque couvrant le sol de la salle principale, qui comporte une inscription latine mentionnant sancta synagoga naronitana (sainte synagogue de Naro), atteste de la présence d'une communauté juive mais aussi de l'aisance de ses membres qui reproduisent alors des motifs pratiqués dans toute l'Afrique romaine, démontrant de fait la qualité de leurs échanges avec les autres populations[34]. D'autres communautés juives sont attestées par des références épigraphiques ou littéraires à Utique, Chemtou, Hadrumète ou Thusuros (actuelle Tozeur)[35].
La vie quotidienne des Juifs de l'Afrique romaine ne diffère pas de celle des autres Juifs de l'empire romain[36]. Romanisés plus ou moins anciennement, ils portent des noms latins ou latinisés, parlent le latin — même s'ils conservent la connaissance du grec qui est à cette époque la langue de la diaspora juive — et portent la toge romaine[37]. Les seules différences majeures, tel que le souligne saint Augustin au début du Ve siècle dans son Tractatus adversus Judaeos, résident principalement dans l'observation de préceptes religieux juifs — la circoncision, l'usage de la viande kasher ou l'observation du chabbat[37] — permise par un statut favorable qui leur reconnaît des droits égaux à ceux des païens[38]. Tertullien rapporte aussi que les femmes juives ne sortaient de chez elles qu'après s'être couvertes[30]. De ces différences découlent la nécessité pour les Juifs de vivre en communauté afin de pouvoir pratiquer leur foi[37]. Sur le plan intellectuel, les Juifs en raison de leur connaissance de l'hébreu, du grec et du latin font un travail de traduction pour les chrétiens, tout en pratiquant les études religieuses, le Talmud mentionnant un certain nombre de rabbins originaires de Carthage[25]. Sur le plan économique, ils exercent divers métiers dans l'agriculture, l'élevage du bétail et le commerce.
Mais la situation se modifie radicalement lorsque le christianisme devient religion d'État par l'Édit de Constantin en 310[39]. Les Juifs font alors l'objet de mesures discriminatoires et restrictives, parmi lesquelles l'exclusion de presque toutes les fonctions publiques et la punition du prosélytisme par de lourdes peines[39]. Pour entraver davantage la diffusion de leur religion, il leur est interdit vers la fin du IVe siècle de construire de nouvelles synagogues ou, en vertu d'une loi de 423, d'entretenir celles-ci sans l'accord des autorités[40]. Toutefois, ces différentes règles ne parviennent pas à affaiblir le judaïsme en Afrique romaine, qui se développe davantage, poussant ainsi les divers conciles organisés par l'Église de Carthage à recommander aux chrétiens de ne pas suivre certaines pratiques de leurs voisins comme chômer durant le chabbat[40].
De la paix vandale à la répression byzantine
L'arrivée des Vandales au début du Ve siècle voit l'abrogation de ces mesures et l'ouverture d'une période de paix pour les Juifs[40]. En effet, les nouveaux maîtres de l'Afrique romaine croient à l'arianisme, plus proche du monothéisme juif que ne l'était le catholicisme défini par les Pères de l'Église, et se montrent par conséquent plus tolérants[40]. Cette période permet sans doute aux Juifs de prospérer sur le plan économique. En retour, ils appuient les rois vandales contre les armées de l'empereur byzantin Justinien parti à la conquête de l'Afrique du Nord.
Après la victoire de ces dernières en 535, qui ouvre la période de domination byzantine, les Juifs subissent une sévère répression[29], tout comme les ariens, les donatistes et les païens. Ils se voient dès lors exclus de toute charge publique, leurs synagogues sont transformées en églises, leur culte est proscrit et leurs réunions sont interdites[41]. L'administration pratique à leur encontre une stricte application du code de Théodose et certaines conversions forcées ont pu être pratiquées[41]. Même si, à la fin du VIe siècle, l'empereur Maurice interdit cette pratique et rend les synagogues aux Juifs, ses successeurs reviennent à une politique répressive : un édit impérial leur impose ainsi le baptême[41]. Des auteurs avancent que certains Juifs, persécutés, ont fini par fuir les villes contrôlées par les Byzantins afin de s'établir dans les montagnes ou aux confins du désert[41] et d'y mener une persistante guérilla, avec l'appui des populations berbères[29].
Installés au milieu de celles-ci, ils y auraient converti des tribus au judaïsme[42]. Pourtant, il est possible que le judaïsme se soit propagé dans ces régions isolées quatre siècles auparavant, avec l'arrivée de Juifs berbérisés fuyant la répression de la révolte de Cyrénaïque[42]. La transition se serait fait progressivement par syncrétisme judéo-païen entre un culte de Tanit, encore ancré après la chute de Carthage, et des éléments empruntés au judaïsme[43]. Mais quelle que soit l'hypothèse retenue, l'historien du XIVe siècle Ibn Khaldoun confirme, par le biais de chroniques arabes datant du XIe siècle[44], que de nombreuses tribus berbères professent encore le judaïsme à travers l'Afrique du Nord à la veille de la conquête musulmane du Maghreb[42], dont les tribus des Nefzaouas et celle des Dejrawas dirigée par la Kahena[45]. Toutefois, cette tradition est passablement remise en cause : Haïm Zeev Hirschberg rappelle que l'historien a écrit plusieurs siècles après les faits, Mohamed Talbi que la traduction française n'est pas totalement exacte puisqu'elle ne rend pas l'idée d'éventualité exprimée par l'auteur[29] et Gabriel Camps que les Dejrawas et les Nefzaouas étaient de confession chrétienne avant l'arrivée de l'islam[46]. Même si l'hypothèse de la conversion massive de tribus entières reste donc fragile, celle de converstions individuelles est quant à elle plus probable[29].
Moyen Âge
Article détaillé : Histoire des Juifs à Kairouan.Nouveau statut et intégration économique
Avec la conquête arabe et l'arrivée de l'islam en Tunisie au VIIIe siècle, les « gens du livre » — terme désignant les juifs et les chrétiens — se voient soumis à un choix : la conversion, choix que font notamment certains Berbères judaïsés[47], ou la soumission à la dhimma ou pacte de protection[29]. Comme les autres Juifs des pays islamiques, ceux d'Ifriqiya (nom pris par l'actuelle Tunisie) acquièrent le statut de dhimmis qui leur accorde le droit de pratiquer leur culte, de s'administrer selon leurs lois et de voir sauvegarder leurs vies et leurs biens[48]. En contrepartie, ils doivent payer des impôts spécifiques dont l'impôt de capitation (jizya) prélevé sur les seuls hommes libres et majeurs, porter des vêtements spécifiques selon le principe de la distinction[49] et ne pas construire de nouveaux lieux de culte. Aussi les Juifs ne peuvent-ils ni épouser de musulmanes — l'inverse reste possible —, ni pratiquer du prosélytisme et doivent-ils traiter les musulmans et l'islam avec respect et humilité, au risque de violer le pacte et de se faire expulsés voire mis à mort[48],[50]. En réponse à cette nouvelle situation, les Juifs choisissent de s'insérer économiquement, culturellement et linguistiquement dans la société tout en conservant des particularités, notamment culturelles et religieuses[48]. Même si l'arabisation des populations s'est faite lentement, le phénomène a été plus rapide en milieu urbain à la suite de l'arrivée de Juifs d'Orient dans le sillage des Arabes[47]. Partout, les classes aisées s'assimilent sur le plan culturel et parlent, lisent et écrivent en arabe, probablement dès la fin du VIIIe siècle[51].
Sous le règne des dynasties aghlabides puis fatimides, les Juifs bénéficient de conditions de vie relativement clémentes[38]. La Guenizah du Caire, qui dresse un large portrait des communautés juives du bassin méditerranéen, permet de se faire une idée de l'état des communautés d'Ifriqiya entre 800 et 1150[48] : la dhimma semble alors appliquée avec souplesse, notamment pour ce qui concerne les restrictions vestimentaires. Leur influence se fait sentir dans l'administration du pays puisque des Juifs travaillent au service de la dynastie, en tant que trésoriers, médecins ou collecteurs d'impôts, mais leur situation reste précaire[51]. Kairouan, ville fondée en 670 et devenue capitale des Aghlabides, voit immédiatement s'installer ce qui était sans doute la plus importante communauté du territoire[52], attirant des migrants de l'Espagne omeyyade, de l'Italie ou de l'empire abbasside[53]. Au plan organisationnel, chaque communauté est placée sous l'autorité d'un conseil de notables dirigé par un chef (nagid), dont celui de Kairouan avait sans doute l'ascendant sur ceux des communautés de plus petite taille, et dispose par le biais des fidèles des ressources nécessaires à la bonne marche des diverses institutions : culte, écoles, tribunal dirigé par le rabbin-juge (dayyan), etc[54].
Insérés dans la vie économique, les Juifs participent grandement aux échanges avec Al-Andalus, l'Égypte ou encore le Proche-Orient et travaillent dans le souk qui leur est dédié[52]. Regroupés dans un quartier comme celui de la Hara à Tunis[55], ils disposent d'une maison de prière, d'écoles et d'un tribunal. Les ports, comme Mahdia, Sousse, Sfax et Gabès, qui voient arriver un flux régulier d'immigrés juifs arrivant du Levant jusqu'à la fin du XIe siècle[51], voient aussi leurs communautés participer de cette dynamique d'échanges économiques et de développement intellectuel[56]. Exerçant un monopole sur les métiers d'orfèvre et de joailler, elles travaillent aussi dans l'industrie textile, aux postes de tailleur, tanneur ou cordonnier[57], alors que les plus petites communautés rurales pratiquent l'agriculture (safran, henné, vigne, etc.) ou l'élevage pour celles qui sont nomades[58].
Essor intellectuel
Les Juifs font de Kairouan, qui connaît une vive activité intellectuelle en matière d'études religieuses entre les IXe et XIe siècles, le centre juif le plus prospère d'Afrique du Nord sur les plans économiques et culturels[53]. Entretenant des correspondances avec les communautés du pourtour méditerranéen, ils entretiennent des rapports privilégiés avec les académies talmudiques en Babylonie — auxquelles elles adressent des responsa aussi bien théologiques que philosophiques et historiques[53] — et servent de relais culturel entre elles et les sages d'Espagne[51]. De nombreuses figures de la cité ont marqué l'histoire de la pensée juive dans de nombreux domaines.
Parmi ceux-ci se trouve Isaac Israeli ben Salomon, médecin d'origine égyptienne qui s'installe en Ifriqiya vers 905 et exerce notamment comme médecin privé auprès de l'aghlabide Ziadet Allah III puis des fatimides Ubayd Allah al-Mahdi et Al-Qaim bi-Amr Allah[59]. Il est l'auteur de divers traités en arabe portant sur les fièvres, les urines et les diètes générales et particulières[59]. Ses travaux, largement diffusés dans le monde arabe, mais aussi traduits en hébreu et en latin par Constantin l'Africain pour l'école de médecine de Salerne, ont fortement enrichit la médecine médiévale[59]. Il est aussi l'auteur d'ouvrages philosophiques, le Livre des Définitions ainsi que le Livre des Éléments, où il reprend les thèmes de l'école néoplatonicienne d'Alexandrie adaptés au dogme juif, faisant de lui le père du néoplatonisme juif. Son disciple, Dounash ibn Tamim, consacre à son tour un ouvrage de commentaires sur le Sefer Yetsirah où il développe des conceptions proches de la pensée de son maître[60]. Dans le domaine religieux, de nombreux rabbins kairouanais s'illustrent et diffusent largement leurs pensées, participant aux échanges d'idées dans l'ensemble de la diaspora juive. Jacob ben Nissim ibn Shahin, à la tête de la communauté à la fin du Xe siècle, est le représentant officiel des académies talmudiques de Babylonie, exerçant les fonctions d'intermédiaire entre celles-ci et sa propre communauté.
Le savant Houshiel ben Elhanan arrivé d'Italie, qui avait ouvert une yechiva renommée à Kairouan, le remplace à sa mort comme chef de la communauté et développe l'étude simultanée du Talmud de Babylone et du Talmud de Jérusalem[61]. Son fils et disciple, Hananel ben Houshiel, qui se référait, comme lui, aux deux textes, lui succède et devient l'un des plus grands savants juifs du Moyen Âge[53]. Il rédige un important commentaire hébreu du Talmud babylonien et contribue par ses nombreux écrits à répandre cet enseignement en Afrique du Nord et en Europe. À sa mort, il est remplacé par un autre disciple de son père, Nissim ben Jacob, dont les principaux ouvrages sont une introduction au Talmud (Sefer mafteah manulei ha-Talmud) et un recueil de contes, Hibbur yafeh me ha-yeshuah, qui constitue peut-être le premier livre de contes de la littérature juive du Moyen Âge[61] ; il est le seul parmi les sages de Kairouan à porter le titre de gaon[53]. Shelomo Dov Goitein écrira à propos de cette période :
« À aucune époque, la science juive ne fut plus florissante à Kairouan et dans les autres villes de Tunisie qu'elle ne le fut dans la première moitié du XIe siècle [...] Pour aucune période nous ne connaissons un aussi grand nombre de responsa envoyées de Bagdad en Tunisie, et de si riches donations parties de Tunisie vers les yeshivot d'Irak et de Palestine que pendant les premières décennies de ce siècle[62]. »Sur le plan doctrinal, la communauté s'émancipe de l'exilarque de Bagdad au début du XIe siècle et se dote de son premier chef séculier[51].
Alternance de répressions et de tolérance relative
Le départ des Fatimides pour l'Égypte en 972 entraîne la régression voire la répression du chiisme (comme en 1016) et du motazilisme[63] et la prise du pouvoir par leurs vassaux zirides qui finissent par rompre leurs liens de soumission politiques et religieux au milieu du XIe siècle[64]. L'arrivée des tribus des Hilaliens et des Banu Sulaym, envoyées en représailles sur la Tunisie par les Fatimides, prennent Kairouan en 1057 et la livrent au pillage, ce qui a pour effet de la plonger dans le marasme et de la vider de sa population, aussi bien musulmane que juive[65]. Combiné au triomphe du sunnisme et à la fin du gaonat de Babylone, ces événements sont fatals à la communauté car la cité cesse de jouer le rôle de trait d'union entre les judaïsmes babylonien et espagnol[63]. Outre le fait qu'ils renversent le flux migratoire des populations juives en direction du Levant[64], les élites ayant déjà accompagné la cour fatimide au Caire[63], ils poussent surtout les familles juives kairouanaises à migrer vers les villes côtières de Gabès, Sfax, Mahdia, Sousse et Tunis, qui voit sa communauté locale s'accroître rapidement[65], mais aussi vers Bougie, Tlemcen et la Kalâa des Béni Hammad[63]. La tradition orale veut que les Juifs étrangers à cette dernière ville devaient passer la nuit à l'extérieur de ses murs, notamment dans le village de Mellassine, et ce serait le juriste Sidi Mahrez qui leur aurait obtenu le droit de s'installer dans un quartier spécifique à l'intérieur des fortifications[65], la Hara, qui constitue le ghetto de Tunis jusqu'au XIXe siècle. Toutefois, il est difficile de comprendre pourquoi Tunis aurait été la seule ville du territoire à être interdite aux Juifs[65] même si cela a pu être le cas durant la période suivante[66].
L'arrivée au pouvoir de la dynastie des Almohades se révèle désastreuse, aussi bien pour les communautés juives de Tunisie que pour beaucoup de musulmans attachés au culte des saints, que les nouveaux souverains qualifient d'hérésie[67]. En application de leur doctrine religieuse rigoriste, les Juifs sont contraints par Abd al-Mumin de choisir entre l'apostasie, la fuite ou la mort[68]. De nombreux massacres ont lieu, malgré les nombreuses conversions formelles par la prononciation de la chahada[67], et beaucoup de Juifs, tout en professant extérieurement l'islam, restent fidèles à leur religion qu'ils observent en secret, comme le préconise alors Moïse Maïmonide[69]. Suite à ces répressions, le judaïsme ouvertement affiché disparaît du Maghreb dès 1165 et ne réapparaît que timidement aux alentours de 1230, et ce, malgré les adhésions sincères à l'islam, les craintes de persécutions et la relativisation de toute appartenance religieuse[67]. Cet épisode a un impact significatif sur les évolutions postérieures de la situation des Juifs de Tunisie : désormais seuls dhimmis après la disparition du christianisme au Maghreb vers 1150, leurs modes de pensée se sont quelque peu islamisés après plusieurs décennies passées à cacher leur pratique religieuse et à s'isoler de leurs coreligionnaires du reste du bassin méditerranéen[67], ce que dénonce Maïmonide dans une lettre[70].
Sous le règne de la dynastie des Hafsides, qui s'émancipe des Almohades en 1236, héritière de ces derniers dont elle finit par répudier la doctrine religieuse[71], les Juifs retrouvent leur statut traditionnel de dhimmis et reconstituent les communautés qui existaient avant la période almohade[66] : ils subissent des discriminations vestimentaires comme le port de la rouelle et une oppression quotidienne[72]. Ils ne sont toutefois plus victimes de persécution systématique, ni d'entraves à leurs activités professionnelles ou à leur culte[38]. À cette époque, ils exercent, en plus de leurs métiers traditionnels, de nouveaux métiers dans le commerce et l'artisanat, notamment ceux de menuisier, forgeron, ciseleur ou savonnier ; certains travaillent aussi au service du pouvoir dans la frappe de la monnaie, la perception des droits de douane ou la traduction[73]. Pourtant, le difficile contexte économique et culturel, entraînant une poussée du rigorisme et de l'intolérance, et le triomphe du sunnisme malékite peu tolérant à l'égard des « gens du livre » conduisent à une misère matérielle et spirituelle des communautés ; l'âge d'or kairouanais en matière de production intellectuelle n'est plus qu'un lointain souvenir[74] et le fait que les savants judéo-espagnols fuyant la Castille en 1391 puis en 1492 s'installent massivement en Algérie et au Maroc, et moins en Tunisie, contribue encore à l'absence de renouveau des études religieuses et conduit les Juifs tunisiens à devoir consulter des savants algérois comme Shimon ben Tsemah Duran[75].
Au XVe siècle, chaque communauté est autonome — reconnue par le pouvoir à partir du moment où elle compte au moins dix hommes majeurs — et dispose de ses institutions particulières ; leurs affaires sont réglées par un chef (zaken ha-yehûdim) nommé par le pouvoir et assisté par un conseil de notables (gedolei ha-qahal) formé par les chefs de famille les plus instruits et les plus fortunés[76]. Ce dernier a notamment pour fonction d'administrer la justice et de collecter les taxes imputées aux Juifs : la classique jizya à laquelle s'ajoutent parfois des contributions aussi extraordinaires qu'arbitraires[77],[78].
Assimilation de la modernité
Lors de la prise de Tunis par les Espagnols en 1535, de nombreux Juifs sont faits prisonniers et vendus comme esclaves dans plusieurs pays chrétiens[38]. Après la victoire des Ottomans sur les Espagnols en 1574, la Tunisie devient une province de l'Empire ottoman dirigée par des deys, à partir de 1591, puis par des beys, à partir de 1640[79]. Dans ce contexte, les Juifs arrivés en provenance d'Italie joueront peu à peu un rôle important dans la vie du pays et dans l'histoire du judaïsme tunisien[80].
Nouveaux arrivants européens
Dès le début du XVIIe siècle, des familles d'origine hispano-portugaise, établies à Livourne à la fin du XVe siècle après leur fuite devant la Reconquista, quittent la Toscane pour s'installer en Tunisie, dans le cadre de l'établissement de relations commerciales[81]. Ces nouveaux Juifs livournais, appelés Granas en arabe ou Leghorn en hébreu, se distinguent par leur niveau de richesse, plus important dans leur ensemble[82]. Ces Juifs livournais se comptent en centaines alors que les Tunisiens sont certainement quelques milliers ; les Juifs dans leur totalité sont au nombre de 9 000 ou 10 000 individus au début du XVIIIe siècle, un peu moins au siècle précédent[83]. Les actes du consulat de France à Tunis donnent un certain nombre d'informations sur ces Juifs livournais[84] : ils parlent et écrivent le toscan, parfois encore l'espagnol, et constituent une élite économique et culturelle très influente dans le reste de la communauté italienne[82]. Ils portent des noms qui rendent compte de leur origine ibérique : ce sont des toponymes espagnols tels que Calvo, Castro, Lara, Leon, Medina, Ossuna, Soria, Spinoza, Suarez et Valensi ou portugais tels que Cardoso, Luisada, Nunez et Silvera ; ce sont aussi des surnoms d'origine espagnole tels que Lumbroso (signifiant « illustre »), Franco (signifiant « généreux ») et Serrano (signifiant « montagnard ») ou portugaise tels que Carvalho (signifiant « chêne ») et Gateno (signifiant « champ »)[84].
Rapidement introduits auprès de la cour beylicale, ils exercent des fonctions exécutives de cour — collecteurs de taxes, trésoriers et intermédiaires sans autorité sur des musulmans[85] — et des professions nobles dans la médecine, la finance ou la diplomatie. Même s'ils s'installent dans les mêmes quartiers, ils n'ont quasiment aucune relation avec les Juifs autochtones, appelés Twânsa, qui constituent la grande majorité de la population juive, à laquelle des Juifs du reste du bassin méditerranéen se sont assimilés, et qui parlent pour leur part le judéo-tunisien[82]. C'est pourquoi, contrairement à ce qui se passe dans les autres pays du Maghreb, ces nouvelles populations ne sont guère acceptées[86], ce qui conduit peu à peu à la division de la communauté juive en deux groupes.
Dans ce contexte, les Juifs jouent un grand rôle dans la vie économique du pays, dans les métiers du commerce et de l'artisanat mais aussi dans le négoce et la banque. Malgré les droits de douane supérieurs à ceux payés par les commerçants musulmans ou chrétiens (10 % contre 3 %), les Granas parviennent à contrôler et faire prospérer le commerce avec Livourne. Ils y exportent des huiles, des savons, des laines, des peaux, des cuirs, de la cire, du miel et des boutargues et importent draps, soieries, toiles, sucre, épices et des matières premières pour la fabrication de la chéchia (laines fines, cochenille et alun[84]) ; leurs maisons de commerce pratiquent également des activités bancaires de crédit et participent aux rachats des esclaves chrétiens capturés par des corsaires (revendus à profit)[87]. Mais ils ne sont pas les seuls à bénéficier d'opportunités : des Juifs tunisiens se voient concéder par les beys mouradites le monopole du commerce du cuir, qui est confirmé par leurs successeurs husseinites. Juifs livournais comme tunisiens travaillent dans le commerce de détail au sein des souks de Tunis, écoulant ainsi les produits importés d'Europe sous la houlette d'un amine musulman, ou dans le quartier juif[88]. Les Juifs tunisiens, quant à eux, sont surtout actifs dans l'artisanat en tant que tailleurs, cordonniers ou orfèvres. Certains exercent des activités commerciales en tant que marchands tenant des boutiques ou en tant que colporteurs itinérants[84].
Schisme communautaire
En 1710, un siècle de frictions entre les deux groupes conduit à un coup de force de la communauté livournaise, avec un accord tacite des autorités[86]. En créant ses propres institutions communautaires, elle provoque un schisme avec la population autochtone[86] : chacune possède désormais son conseil de notables, son grand rabbin, son tribunal rabbinique, ses synagogues, ses écoles, sa boucherie et son cimetière distincts[89],[90]. Cette situation contribue à de nouvelles frictions et rivalités qui aboutissent à un accord formel (taqqanah) signé en juillet 1741 entre les grands rabbins Abraham Taïeb et Isaac Lumbroso[89],[91]. Parmi les points de cet accord figurent certaines dispositions fixant les règles de coexistence. Ainsi, tout Israélite originaire d'un pays musulman se voit rattaché à la communauté tunisienne alors que tout Israélite originaire d'un pays chrétien se voit, lui, rattaché à la communauté livournaise[86]. De plus, cette dernière assure désormais un tiers du paiement de la jizya — communauté plus riche bien que ne constituant que 8 % de la population globale — contre deux-tiers pour la communauté autochtone[89],[86]. Ce dernier point indique que la communauté livournaise, auparavant protégée par les consuls européens, s'était suffisamment intégrée en Tunisie pour que ses membres soient considérés comme dhimmis et taxés comme les Twânsa[92].
En réalité, la dualité des institutions communautaires est la marque de différences socioculturelles et économiques qui vont demeurer, voire se renforcer au XIXe siècle[82]. En effet, en raison de leurs origines européennes et de leur niveau de vie plus élevé mais aussi de leurs liens économiques, familiaux et culturels conservés avec Livourne[92], les Granas supportent difficilement de côtoyer leurs coreligionnaires autochtones, considérés comme moins « civilisés », et de payer des contributions importantes alors qu'ils ne représentent qu'une minorité des Juifs de Tunisie[89]. De l'autre côté, les élites autochtones ne souhaitent pas abandonner leur pouvoir aux nouveaux venus, contrairement à ce que firent leurs voisins maghrébins, sans doute en raison de l'arrivée plus tardive des Granas en Tunisie[93]. De plus, les Granas se démarquent géographiquement des Twânsa, en s'installant dans le quartier européen de Tunis, évitant ainsi la Hara, et se rapprochent culturellement plus des Européens que de leurs coreligionnaires[94]. Pourtant, les deux groupes gardent les mêmes rites et les mêmes usages à quelques variantes près et, hors de Tunis, les mêmes institutions communautaires continuent à servir l'ensemble des fidèles[38]. De plus, l'ensemble des Juifs reste placé sous l'autorité d'un seul caïd[95] choisi parmi les Twânsa, sans doute pour éviter les interférences avec l'étranger[85].
Brimades et discriminations
Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, les Juifs font toujours l'objet de brimades et de mesures discriminatoires, notamment de la part du système judiciaire qui se montre arbitraire à leur égard, à l'exception toutefois des tribunaux hanéfites plus tolérants[96]. Les Juifs sont toujours astreints au paiement collectif de la jizya — dont le montant annuel varie selon les années, de 10 332 piastres en 1756 à 4 572 piastres en 1806 — et doivent s'acquitter d'impositions supplémentaires (ghrâma) chaque fois que le trésor du souverain est en difficulté, comme le font parfois aussi les musulmans[96]. De plus, ils sont périodiquement astreints à des travaux d'utilité publique et se voient imposer des corvées qui touchent principalement les plus pauvres des communautés[96],[78]. Au plan vestimentaire, la chéchia qui leur sert de coiffe doit être de couleur noire et enveloppée d'un turban sombre, à la différence des croyants musulmans qui portent une chéchia rouge entourée d'un turban blanc ; les Granas, qui s'habillent à l'européenne, portent pour leur part des perruques et des chapeaux ronds comme les marchands chrétiens[97]. À la fin du XVIIIe siècle, Hammouda Pacha refuse également aux Juifs le droit d'acquérir et de posséder des propriétés immobilières[78] alors que l'apprentissage de l'arabe littéral et l'usage de l'alphabet arabe leur auraient aussi été interdits durant cette période[96]. Quant au comportement de la population musulmane à l'égard des communautés, il varie de la volonté d'application rigoureuse de la dhimma pour les oulémas à l'absence d'hostilité de la population rurale en passant par les violences initiées par certaines franges urbaines marginalisées mais assurées de l'impunité[98].
Au début du XVIIIe siècle, le statut politique des Juifs s'améliore quelque peu grâce à l'influence croissante des agents politiques des puissances européennes qui, cherchant à améliorer les conditions de vie des résidents chrétiens, plaident également la cause des Juifs que la législation musulmane classe avec eux. Mais, si les Juifs aisés — qui exercent des charges dans l'administration ou dans le négoce — parviennent à se faire respecter, notamment via la protection de personnalités musulmanes influentes[99], les Juifs démunis sont souvent victimes de brimades voire assassinés sans que les autorités ne semblent intervenir[100]. Un observateur déclare qu'on les reconnaît « non seulement à leur costume noir mais encore à l'empreinte de malédiction qu'ils portent sur leur front »[100]. Toutefois, au-delà de ce climat difficile, les Juifs ne font pas l'objet d'explosions de fanatisme religieux ou de racisme conduisant à des massacres. Même si des pillages accompagnés de violences sont parfois signalés, ils se déroulent toujours dans un contexte de troubles touchant aussi le reste de la population comme en juin 1752 et septembre 1756 à Tunis[101]. De plus, on n'assiste à aucune expulsion massive[102] et les Juifs disposent d'une liberté de culte presque totale — associant souvent leurs voisins musulmans à leurs fêtes[99],[103] — contrairement à ce qui se pratique alors en Europe.
Ruptures et évolutions
Les communautés se structurent sous l'autorité d'un chef de la « nation juive » portant le titre de hasar ve ha-tafsar, poste prestigieux et puissant regroupant à la fois la charge de caïd des Juifs (qâyd el yihûd) et celle de receveur général des finances placé sous l'autorité du trésorier du royaume (khaznadar)[104]. Intermédiaire entre le bey et sa communauté et bénéficiant donc d'entrées à la cour, il dispose d'un pouvoir bureaucratique très important sur ces coreligionnaires au sein desquels il répartit le paiement de la jizya — dont ils sont collectivement redevables[105] — en fonction des ressources de chaque foyer. Il désigne aussi ceux qui se chargent des corvées imposées par les autorités[102].
Fermier d'État, entouré des notables parmi les plus fortunés et les plus instruits, il collecte aussi des taxes — dîme aumonière, taxe sur la viande kasher et offrandes des fidèles[102] — permettant de payer ses services et ceux de ses adjoints mais aussi de payer les rabbins-juges[105] et de financer le tribunal rabbinique — qui ne siège que dans les grandes villes[92] sous la présidence du grand rabbin —, les synagogues, les écoles, l'abattoir rituel, le cimetière et la caisse de secours aux indigents et aux malades[102]. Administrateur des affaires de la communauté, il désigne les chefs laïcs ou religieux locaux — avec l'approbation écrite des autorités tunisiennes — et leur donnent des grandes orientations[105]. À partir du règne d'Ali I Bey (1735-1756), il occupe également la fonction de trésorier du bey[85] et une grande partie des postes clés dans l'administration des finances — perception des impôts et droits de douane, ordonnancement des dépenses, maniement des espèces, tenu des livres de comptes ou paiement de la solde des janissaires — étaient occupés par des agents juifs[106].
Autorité des religieux
Désormais dédoublée pour chaque groupe, la figure du grand rabbin jouit d'une autorité considérable auprès de ses fidèles. De par sa fonction de président du tribunal rabbinique, il veille au respect de la loi mosaïque, s'appuyant sur le Talmud ainsi que sur le Choulhan Aroukh, un commentaire du Talmud. Les juridictions rabbiniques traitent des affaires de statut personnel mais aussi civiles et commerciales lorsque seuls des Juifs sont concernés, que les fautes soient religieuses ou profanes[95]. Dans les petites villes, c'est un rabbin-juge qui est chargé de rendre la justice, le tribunal rabbinique servant alors de chambre d'appel[92]. L'une des peines les plus rigoureuses que ce dernier puisse prononcer est l'excommunication du condamné (herem), rendue publique dans la synagogue, et qui cause sa mise au ban de la communauté[95].
Toutefois, certains remettent alors en cause l'autorité des chefs religieux. C'est le cas d'un courtier juif travaillant pour une maison de commerce française qui est condamné à la bastonnade en mai 1827 pour avoir invoqué le nom de Dieu[107]. Il obtient ensuite du consul de France qu'il émette une protestation auprès du bey qui promit que le tribunal rabbinique ne prononcerait plus de peine pour délit religieux à un Juif placé sous la protection française[107].
Renouveau des idées
Sur le plan intellectuel, les échanges croissants entre Juifs de Tunisie et de Livourne facilitent la circulation d'ouvrages imprimés en Toscane et leur large diffusion en Tunisie et dans le reste du Maghreb[108]. Ceci entraîne un important renouveau des études hébraïques tunisiennes, au début du XVIIIe siècle, incarné notamment par les rabbins Semah Sarfati, Abraham Ha-Cohen, Abraham Benmoussa, Abraham Taïeb et Joseph Cohen-Tanugi[109]. Parmi les ouvrages qui ont fait date, commentaires du Pentateuque, du Talmud ou de la Kabbale, on peut citer :
- Toafot Re'em (1761-1762) et Meira Dakhiya (1792) de Mordecai Baruch Carvalho, commentaire de l'ouvrage d'Élie Mizrahi et recueil de gloses sur divers traités talmudiques ;
- Zera Itshak (1768) d'Isaac Lumbroso, important commentaire talmudique ;
- Hoq Nathan (1776) de Nathan Borgel, important commentaire talmudique ;
- Migdanot Nathan (1778-1785) d'Élie Borgel, série de commentaires sur des traités talmudiques ;
- Mishha di-Ributa (1805) de Messaoud-Raphaël El-Fassi, important commentaire du Choulhan Aroukh accompagné de travaux de ses fils Haym et Salomon ;
- Mashkinot ha-roim (1860) et Hayyim ve-Hased (1873) d'Ouziel El-Haïk, recueil de 1 499 responsa données sur les sujets les plus divers et un recueil d'homélies et éloges funèbres prononcées de 1767 à 1810 ;
- Erekh ha-Shulhan (1791-1891) d'Isaac Taïeb, ouvrage traitant des lois et commentant le Choulhan Aroukh[110].
À l'exception du Zera Itshak d'Isaac Lumbroso, l'ensemble des ouvrages ont été imprimés à Livourne, Tunis ne possédant pas d'imprimerie de renom, la seule tentative d'en faire une en 1768 est considérée comme un échec en raison de l'absence de savoir-faire. Le rabbin Haïm Yossef David Azoulay, en visite à Tunis en 1773-1774, note que la ville compte alors quelque 300 jeunes talmudistes et juge que les rabbins qu'il rencontre « avaient des connaissances très étendues »[111].
Des textes judéo-arabes célèbrent par ailleurs des figures légendaires comme le poète Rabbi Fraji Chaouat, célèbre pour son large diwan hébraïque, et Rabbi Yossef Ha-Ma'aravi[112]. Un long poème relate aussi l'épidémie de peste ayant touché le pays au XVIIe siècle[113].
Réformes avortées du XIXe siècle
État des lieux
Les nombreux témoignages permettent de se faire une idée de la taille de la population juive et de sa répartition sur le territoire. Tunis reste de loin leur principal lieu de concentration, avec des évaluations allant de 15 000 personnes en 1829 à 20 000 personnes en 1867, loin devant Sousse, Sfax ou Djerba[114]. Les Juifs y sont essentiellement regroupés dans le quartier de la Hara, surpeuplé en raison de l'accroissement de la population contenue dans un espace défini, limité et particulièrement touché par les épidémies de choléra de 1849-1850, 1856 et 1867[115]. L'auteur d'une description du pays évoque aussi en 1853 la présence de Juifs nomades :
« Dans la région du Sers, on rencontre un nombre assez considérable d'Israélites vivant exactement de la même vie que les Arabes, armés et vêtus comme eux, montant à cheval comme eux et faisant, au besoin, la guerre comme eux. Ces Juifs sont tellement fondus avec le reste de la population qu'il est impossible de les en distinguer[114]. »Malgré les difficultés à évaluer les effectifs totaux de la population juive de Tunisie, Paul Sebag avance tout de même le chiffre de 25 000 à 30 000 personnes au cours du XIXe siècle[116]. François Arnoulet estime que sur une population totale estimée à 100 000 habitants vers 1860, Tunis compte alors plus de 20 000 juifs dont 1 500 Livournais, 6 000 à 7 000 Maltais, 3 000 à 4 000 Siciliens, 700 Grecs et 600 Français[10]. Au milieu du siècle, les Juifs de Tunisie ne comptent guère de lettrés en arabe et ils sont peu nombreux à lire et écrire l'hébreu. De plus, il vivent généralement repliés sur leurs préceptes, en raison de leur instruction uniquement religieuse[117], et ils n'ont que peu de connaissances des lettres arabo-musulmanes, contrairement aux Juifs d'autres pays musulmans[118].
Néanmoins, les va-et-vient entre Tunis et l'Europe contribuent à une certaine volonté d'émancipation et à une liberté dans le port des vêtements qui leur sont assignés ; Mahmoud Bey décide alors d'obliger en janvier 1823 tous les Juifs vivant en Tunisie à porter une calotte[97]. Un Juif originaire de Gibraltar, qui refuse la mesure, est victime d'une bastonnade[119] ; sa protestation auprès de son consul entraîne une vive réaction du Royaume-Uni[97]. Cette situation profite aux Granas qui obtiennent contre paiement le remplacement du port de la chéchia par celui d'une calotte blanche (kbîbes) et le port d'un sefseri spécifique pour leurs femmes, une façon de se distinguer encore des Twânsa qui continuent à devoir porter la calotte noire[120],[97]. Toutefois, cette concession est en contradiction avec un relatif durcissement des autorités, durant les premières décennies du siècle, qui est rapporté par le docteur du bey, Louis Franck, ou le consul des États-Unis Mordecaï Manuel Noah[120].
Sur le plan socio-économique, la population juive est très hétérogène. Au sein des ports du pays, les négociants juifs d'origine européenne contrôlent, avec les chrétiens, les échanges de marchandises — huile d'olive, laines, bois, métaux, produits manufacturés, etc. — avec l'étranger et dominent plus de la moitié des maisons de commerce exerçant dans le pays[116]. À côté de cette classe aisée de négociants et de banquiers, principalement livournais, se trouve une classe moyenne constituée de commerçants et d'artisans[121]. Ces Juifs jouent un grand rôle dans le commerce de détail, notamment dans la capitale où ils sont fortement implantés dans deux souks de la médina : celui spécialisé dans les denrées coloniales, la quincaillerie et les articles en provenance de Paris et celui spécialisé dans les draperies et les soieries anglaises et françaises[122]. Nombreux sont aussi ceux qui exercent une activité artisanale, comme le travail de l'or et de l'argent, dont ils exercent le monopole, et la confection de vêtements et de chaussures[122]. Ils servent également de prêteurs pour les paysans et les artisans[121]. Dans les régions rurales de Nabeul, Gabès et Djerba, des Juifs travaillent la vigne, le palmier-dattier ou les arbres fruitiers et pratiquent l'élevage[121]. Il existe également une classe pauvre de Juifs vivant de petits métiers et ne pouvant survivre sans la charité organisée par leur communauté[121].
Influences européennes
L'inclusion des Juifs dans la Déclaration française des droits de l'homme et du citoyen, le 27 septembre 1791, et les décrets napoléoniens de 1808 suscitent une certaine sympathie pour la France parmi les Juifs de Tunisie qui sont tous sujets du bey[123] ; le chargé d'affaires espagnol rapporte en 1809 que « les Juifs sont les plus acharnés partisans de Napoléon » et qu'ils « forment comme un parti français »[123]. On rapporte même que certains Juifs, y compris des Granas, portaient à cette époque une cocarde tricolore, acte sévèrement réprimé par Hammouda Pacha, qui refuse toute tentative de la France de prendre sous sa protection ses sujets juifs originaires de la Toscane nouvellement conquise par Napoléon[123]. C'est dans ce contexte que l'article 2 du traité du 10 juillet 1822, signé avec le Grand-duché de Toscane, fixera la durée du séjour des Granas en Tunisie à deux ans ; ils passent au-delà sous la souveraineté du bey et sont considérés sur le même plan que les Twânsa[124].
C'est dans ce contexte, où la Tunisie s'ouvre progressivement aux influences mais subit aussi les pressions européennes, que le souverain Ahmed I Bey inaugure une politique de réformes[125]. En vertu d'un acte corrigeant le traité tuniso-toscan de 1822, signé le 2 novembre 1846, les Granas établis en Tunisie après le traité ou ceux qui viendront s'y installer obtiennent le droit de conserver leur qualité de Toscans sans limitation de temps, ce qui n'est pas le cas des Granas arrivés avant 1822[126]. Cette disposition encourage nombre de Granas d'origine italienne à émigrer en Tunisie où ils constituent une minorité étrangère — 90 personnes en 1848 renforcés par quelques Juifs français et britanniques — placée sous la protection du consul de Toscane et installée dans le quartier franc de Tunis contrairement aux anciens Granas installés dans la Hara ; ceux arrivés après l'unification de l'Italie bénéficient à leur tour de l'application de cette disposition[127],[82].
Affaire Sfez et échec du Pacte fondamental
En 1853, le caïd de la communauté tunisienne, Nessim Samama, obtient l'abolition des corvées auxquelles ses coreligionnaires étaient jusqu'alors contraints[33]. Malgré tout, les Juifs restent soumis au paiement de la jizya et de taxes exceptionnelles réclamées par le bey selon les besoins, et font aussi l'objet de discriminations[128]. Sur le plan vestimentaire, ils sont contraints de porter une chéchia noire et non rouge, un turban noir ou bleu foncé et non blanc et des chaussures noires et non de couleur vive[129]. Ils ne peuvent vivre hors des quartiers qui leur sont attribués et ne peuvent accéder à la propriété immobilière[129]. Enfin, lorsqu'ils sont les victimes de vexations ou de violences, ils ne reçoivent pas de réparation pour le tort subi[129].
Pourtant, la relation entre Juifs et Arabes se transforme radicalement à partir du milieu du siècle, du fait de l'irruption en Tunisie de puissances coloniales européennes, et en particulier la France. En effet, celles-ci s'appuient sur la présence de Juifs pour promouvoir leurs intérêts économiques et commerciaux : la situation de ceux-ci, souvent traités de manière inéquitable par les tribunaux tunisiens, sert de prétexte à des pressions sur le bey[130]. L'affaire Sfez en 1857 est une illustration de ce nouveau contexte et l'occasion pour la France et le Royaume-Uni d'intervenir au nom de la défense des droits de l'homme et du combat contre l'absolutisme et le fanatisme afin de favoriser leurs entreprises[131]. Batou Sfez est un cocher juif au service du caïd de sa communauté, Nessim Samama[129]. Suite à un incident de circulation et à une altercation avec un musulman, il est accusé par ce dernier d'avoir injurié l'islam ; des témoins confirment par la suite devant notaire avoir assisté à ce sacrilège[129]. Inculpé et jugé coupable, selon le droit malékite et malgré ses protestations, il est condamné par le tribunal du Charaâ à la peine de mort pour blasphème et décapité à coup de sabre le 24 juin[129]. La rigueur de la peine soulève une vive émotion dans la communauté juive — qui inspire une complainte populaire (qinah) en judéo-tunisien — et chez les consuls de France et du Royaume-Uni, Léon Roches et Richard Wood, qui en profitent pour exercer une pression sur Mohammed Bey afin qu'il s'engage dans la voie de réformes libérales similaires à celles promulguées dans l'Empire ottoman en 1839[132]. D'ailleurs, Ibn Abi Dhiaf évoque les Juifs tunisiens comme des « frères dans la patrie » (Ikhwanoun fil watan), même s'il reproche à certains d'entre eux de rechercher la protection des consuls étrangers avec exagération[10].
L'arrivée d'une escadre en rade de Tunis oblige le bey à proclamer le Pacte fondamental le 10 septembre[131], avec l'appui de l'historien Ibn Abi Dhiaf[125],[133] semblant représenter l'attitude la plus favorable à l'égard des Juifs parmi les réformateurs, alors que d'autres sont plus sceptiques[134]. Le texte, inscrit dans la lignée des tanzimat ottomans[125], change radicalement la condition des non musulmans[130] : les Juifs tunisiens, considérés jusque-là comme des sujets de second rang, échappent au statut séculaire de la dhimma[135],[136]. L'article I assure à tous une « complète sécurité » pour les personnes et leurs biens, l'article IV indique que les « sujets israélites ne subiront aucune contrainte pour changer de religion et ne seront pas empêchés dans l'exercice de leur culte », l'article VI précise que « lorsque le Tribunal criminel aura à se prononcer sur la pénalité encourue par un sujet israélite, il sera adjoint au dit tribunal des assesseurs également israélites »[137] et l'article VIII indique que tous les Tunisiens, sans distinction de foi, jouissent désormais des mêmes droits et des mêmes devoirs ; le libre accès à la propriété et à la fonction publique est également garantie à tous[138]. Le décret du 15 septembre 1858 autorise les Juifs à porter une chéchia rouge comme celle des musulmans et leur accorde expressément le droit d'acquérir un bien immobilier hors des quartiers réservés[136]. Il semble en outre que la jizya cesse d'être payée avec l'instauration de la mejba, à laquelle les sujets du bey sont soumis, et que les droits de douane soient payés en fonction du lieu d'origine ou de destination des marchandises et non plus en fonction de la religion du marchand[139].
Sadok Bey, successeur de Mohammed Bey, remplace le texte par une loi organique, équivalent à une véritable constitution, le 21 avril 1861, et le complète le 25 février 1862 par un Code civil et criminel[131]. Toutefois, la hausse des dépenses publiques engendrées par les nouvelles institutions et de nombreux travaux publics conduit à une hausse de la mejba et à une révolte en avril 1864, la crise étant aggravée par des détournements de fonds et la dégradation des conditions économiques ; des attaques ont alors lieu contre les Juifs — accusés de profiter de ces réformes — ou leurs biens à Sousse, Gabès, Nabeul, Sfax et Djerba[140]. Même si la constitution est suspendue dès les premiers jours de la révolte, finalement réprimée, les réformes précédentes restent en vigueur et les Juifs lésés sont indemnisés par le pouvoir[141].
Néanmoins, les juridictions tunisiennes continuent de faire preuve d'une particulière sévérité à l'égard des Juifs dont les notables se tournent vers les consuls[135] et des Juifs sont toujours l'objet de crimes restés impunis[142]. Le pays devient le théâtre des luttes d'influence entre les nations européennes qui confèrent à certains notables des patentes de protection qui leur permettent, tout en conservant la nationalité tunisienne de se placer sous la protection des juridictions consulaires ; les principales puissances européennes qui y sont les plus favorables peuvent ainsi justifier leurs interventions dans les affaires intérieures du pays[143].
À la fin du XIXe siècle, les Juifs de Tunisie sont au nombre de 30 000, soit moins de 3 % de la population totale[144]. Ils sont principalement installés dans les villes côtières — Tunis, Sousse, Bizerte, Monastir et Sfax — alors que d'autres villes, dont Kairouan, leur sont interdites ; certains Juifs vivent aussi dans les régions rurales ou à l'intérieur du pays pour quelques nomades[144]. Au niveau culturel, Granas comme Twânsa parlent désormais le judéo-tunisien, un judéo-arabe dialectal transcrit en alphabet hébreu mais similaire à celui parlé par les musulmans, à l'exception de quelques variations de prononciation, de l'atténuation de la valeur emphatique de certaines consonnes et de rares emprunts à l'hébreu dans le strict cadre de la pratique religieuse[145]. Dans le même temps, même si le système d'enseignement traditionnel (Talmud Torah et yechivah axés sur l'étude de l'hébreu et des matières religieuses) fait l'objet de critiques croissantes, les études talmudiques produisent encore des figures telles que les rabbins Juda Lévi, Joseph Borgel, Josué Bessis, Abraham Cohen ou Abraham Hagège[146]. Sur le plan vestimentaire, les deux groupes ont adopté le costume musulman à quelques variantes près (couleur du turban foncée, coiffe appelée qufiyya, etc.), même les Granas les plus récemment arrivés et des Twânsa fortunés portent le costume à l'européenne[147].
Les activités religieuses restent toujours aussi suivies : le samedi est un jour chômé, les fêtes religieuses sont célébrées tout au long de l'année avec plus ou moins d'éclat et des pèlerinages sont effectués vers Jérusalem, ce qui n'empêche pas la persistance de croyances superstiteuses — comme la protection assurée par la khamsa contre le mauvais œil ou la peur des jinns — qui sont partagées avec les musulmans[148].
Scolarisation moderne
Face aux insuffisances de l'enseignement traditionnel, les écoles modernes commencent à voir le jour dans les grandes villes. Pompeo et Esther Sulema, tous deux issus de la communauté des Granas, ouvrent la première d'entre elles à Tunis en 1831, suivie en 1845 par celle de l'abbé François Bourgade et en 1855 par celle d'une mission protestante, la London Society for promoting Christianity amonst Jews[149]. D'autres établissements pour filles ou garçons voient le jour par la suite sous l'impulsion des sœurs de Saint Joseph de l'Apparition et des Frères de la Doctrine chrétienne. Ce phénomène encourage la scolarisation d'une élite de jeunes Juifs et leur apprentissage du français ou de l'italien[150].
Parmi les organisations juives qui s'installent en Tunisie figure l'Alliance israélite universelle (AIU) dont un comité régional est ouvert à Tunis en 1864 à l'initiative d'un groupe de notables français, livournais et tunisiens ; sa direction est pourtant composée exclusivement de Juifs français et italiens[118]. En effet, alors que son action est entravée par des querelles internes, qui sont l'expression des intérêts nationaux divergents en son sein, il doit faire face au refus de reconnaissance voire à de l'hostilité de la part du souverain qui interdit longtemps à ses sujets d'y adhérer[151],[152]. Les pressions de la France, qui trouve auprès de l'élite juive autochtone un médiateur réceptif, mais aussi de l'Italie et du Royaume-Uni conduisent finalement à ce que le bey donne son accord pour l'ouverture d'une école de garçons à Tunis, effective le 7 juillet 1878[153], placée sous la direction de David Cazès ; l'hébreu et la culture juive y sont enseignés tout comme l'ensemble du programme primaire français ainsi que le français et l'italien (supprimé par la suite)[154]. Cette dernière mesure se fait au détriment de la communauté livournaise qui tente alors de promouvoir les intérêts politiques italiens et qui joue le rôle de modèle que les Twânsa s'efforcent d'imiter en empruntant la voie de la culture française.
Cette concurrence produit une émulation entre les élites respectives et contribue à expliquer le dynamisme de la scolarisation des jeunes Juifs. Après l'école de garçons, une école de garçons voit le jour à La Goulette en 1881 puis, à Tunis, une école de filles en 1882, une école maternelle de filles en 1891 et une école mixte en 1910 ; d'autres écoles sont ouvertes en 1883 à Sousse et Mahdia et en 1905 à Sfax[118]. Une école agricole de garçons est également fondée en 1895 à Djedeida et remplacée par une colonie agricole de 1918 à 1928. Dans ces écoles, outre l'apprentissage fondamental du français, c'est surtout un nouveau système de valeurs qui est transmis aux jeunes élèves, en opposition aux tenants de la tradition et des pouvoirs traditionnels au sein de la communauté[155]. Par ailleurs, les écoles chrétiennes, catholiques ou protestantes, ouvertes à Tunis dans la seconde moitié du siècle attirent de plus en plus d'enfants des familles juives les plus éclairées[118]. Cependant, les communautés locales n'évoluent pas au même rythme, et certaines ne sont que très faiblement concernées[155] : les Juifs de Djerba refusent ainsi catégoriquement l'ouverture d'une école de l'AIU par crainte de la nouveauté, exemple rare et peut-être unique dans l'histoire de l'AIU[156]. Le processus s'est donc étalé dans le temps, de la classe la plus aisée jusqu'à certains des plus modestes éléments de la communauté.
Protectorat français
Pour consulter un article plus général, voir : Protectorat français en Tunisie.Après des estimations surévaluées de la population indigène de Tunisie, comme celle fournie en 1906 et donnant les chiffres de 64 170 Tunisiens juifs et 1 703 142 Tunisiens musulmans, c'est en 1921 qu'à lieu le premier véritable recensement : celui-ci donne un chiffre total de 47 711 Tunisiens juifs dont 19 029 vivent à Tunis et 3 000 à Djerba[157]. Il permet également de voir réapparaître une communauté juive à Kairouan, ville dont elle avait été chassée et qui lui était restée interdite jusque-là, ainsi que dans le sud du pays.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, en 1936, on recense 59 222 Juifs tunisiens. En 1946, on dénombre près de 70 000 Juifs de nationalité tunisienne sans compter les 20 000 à 25 000 Juifs d'autres nationalités (française et italienne en particulier)[38]. D'autres sources en comptent néanmoins 150 000 en 1948[158].
Année Tunisiens israélites Total Pourcentage 1921 47 711 2 093 939 2,3 % 1926 53 022 2 159 708 2,5 % 1931 55 340 2 410 692 2,3 % 1936 59 222 2 608 313 2,3 % 1946 70 971 3 230 952 2,2 % 1956 57 792 3 783 169 1,5 % Sources : Robert Attal et Claude Sitbon, Regards sur les Juifs de Tunisie, éd. Albin Michel, Paris, 2000 Espoirs politiques déçus
Avec l'établissement du protectorat français en Tunisie en 1881, une ère nouvelle s'ouvre pour les Juifs qui se trouvent face au pouvoir affaibli du bey, dont ils demeurent les sujets, et à celui dominant de la France[154], patrie des droits de l'homme et de l'émancipation des Juifs. Une grande partie d'entre eux ont alors espoir de se soustraire à la domination auxquels ils sont assujettis depuis la conquête musulmane du Maghreb[159]. Néanmoins, les Juifs seront quelque peu déçus par le nouveau pouvoir qui ne répondra pas toujours favorablement à leurs attentes[160].
Le pouvoir colonial cherche en effet des appuis dans la communauté pour mieux asseoir son autorité même si l'élite laïque et libérale de la communauté des Granas est rapidement exclue de ses postes d'influence. Si, sur le plan culturel, la présence française entraîne un mouvement continu de francisation de la communauté juive, le rapprochement souhaité par ses élites ne se fait pas sans difficultés[160]. L'extension de la juridiction française aux Juifs tunisiens accompagné par la suppression du tribunal rabbinique — les affaires de statut personnel relèveraient toujours du droit mosaïque mais seraient réglées par des tribunaux français — et l'assouplissement des conditions de naturalisation à titre individuel deviennent des revendications prioritaires de l'intelligentsia moderniste ayant accédé aux universités françaises[161]. Mais les instances rabbiniques conservatrices appuyées par les fractions les plus populaires de la communauté combattent ces idées tout comme la haute magistrature française, les colons et les grands chefs d'entreprise ainsi que les musulmans modernistes qui souhaitent qu'une éventuelle réforme judiciaire s'applique à tous les Tunisiens. Par conséquent, la transformation des institutions communautaires, via la création d'un consistoire, est rejetée par les autorités, de crainte qu'il ne soit contrôlé par les Granas favorables à l'Italie[160]. De plus, le vote par la municipalité de Tunis d'un ensemble de mesures restrictives concernant les inhumations applicables aux seuls Juifs conduit à des incidents le 20 mars 1887[160]. Enfin, le projet de réforme relatif aux conditions requises pour l'obtention de la naturalisation fait face à l'hostilité des autorités — fortes de l'expérience du décret Crémieux en Algérie française — qui cherchent à encourager et à protéger l'installation des Français et craignent d'envenimer leurs relations avec le pouvoir beylical et la population musulmane[162].
Intégration socio-économique et culturelle
En raison de sa position socioculturelle intermédiaire, l'élite juive autochtone — francisée grâce à l'action de l'Alliance israélite universelle — s'identifie malgré tout aux valeurs républicaine et laïque pour refuser l'ordre arabe et musulman existant. Elle dénonce, dans le journal Tunis socialiste, « tous les racismes, celui du colonisateur comme celui du colonisé »[163]. Cette position permet à la fois de viser la promotion sociale et culturelle de la communauté et le maintien d'une identité communautaire forte grâce à un partenariat avec d'autres communautés et à la garantie offerte par la France[164]. L'idéologie de l'école républicaine suscite aussi un grand enthousiasme au sein de la communauté[164]. En effet, la culture universaliste transmise permet d'éluder la question nationale tout en offrant un échappatoire à la domination via la promotion socioprofessionnelle, après des siècles de relative stagnation, et l'acquisition d'un statut social plus valorisé[164].
Dès la fin du siècle, les familles disposant de ressources financières suffisantes font poursuivre des études secondaires voire supérieures à leurs enfants[165]. Dans le même temps, la situation économique de la communauté prospère à la faveur de l'économie coloniale. Même si les Juifs exercent toujours les métiers traditionnels du commerce, du négoce et de l'artisanat, les jeunes sortant des écoles et des centres d'apprentissage se font de plus en plus engagés dans les ateliers, les magasins et les bureaux[155]. Ils intègrent aussi le réseau de succursales de banques et d'assurances installées par des sociétés françaises, se lancent dans de nouveaux métiers comme ébéniste, plombier, peintre ou électricien, participent à la création des premières industries (minoteries, briqueteries, imprimeries, etc.) ou constituent des exploitations agricoles[166]. La part d'employés augmente considérablement car les jeunes qui ont acquis la connaissance du français maîtrisent suffisamment le dialecte arabe pour servir d'intermédiaires entre leurs patrons français et leurs clients tunisiens[155]. Les enfants de la génération suivante sont poussés à aller au-delà de l'instruction primaire et accèdent aux professions libérales, après une formation en France ou en Italie, de médecins, de pharmaciens ou d'avocats[167],[168]. Les familles juives occidentalisées abandonnent alors leurs habitations traditionnelles (oukalas) de la Hara pour s'installer dans des appartements individuels en bordure de celui-ci ou, pour les plus aisés, dans les nouveaux quartiers européens de Tunis[169]. Ces transformations économiques conduisent à une restructuration de la société juive : une bourgeoisie commerciale, industrielle voire agricole, une classe moyenne issue des métiers traditionnels et modernes, une classe ouvrière encore réduite et une masse aux moyens très modestes[170].
La scolarisation participe aussi de l'acculturation des nouvelles générations[38] : usage progressif du français devenu au quotidien la langue qui permet l'émancipation et la mobilité sociale[4], adoption du costume européen en rupture avec le costume traditionnel qui correspond à des contraintes humiliantes du passé, acceptation des rythmes de travail hebdomadaires, etc[118]. Les femmes s'émancipent aussi par le changement de costume, mais à moins vive allure que les hommes et avec des décalages intergénérationnels et intrafamilliaux[169]. Simultanément, au sein de la famille, l'autorité maritale et paternelle se module du fait du développement de l'instruction féminine, de la diffusion croissante des valeurs modernistes et de la plus grande instruction des nouvelles générations[169].
Avec la diffusion de l'imprimerie hébraïque de Tunis, quelques années après l'établissement du protectorat français, une ère nouvelle d'importante activité intellectuelle et sociale s'ouvre, que ce soit dans le domaine de la poésie, de l'essai en prose ou du journalisme[171]. La presse hébraïque de la Haskala rapporte dans ce contexte de longues correspondances qui sont l'œuvre de maskilim de Tunis, comme Shalom Flah (1855-1936) qui analyse les métamorphoses socioculturelles de la communauté juive tunisienne à la fin du XIXe siècle[172]. Certaines personnes y trouvent leur vocation en tant que rimailleur, chansonnier, conteur, essayiste ou journaliste et bien des hebdomadaires et autres publications périodiques en judéo-tunisien voient le jour, même si ce phénomène s'est rapidement éteint après la Première Guerre mondiale[172],[173]. Ces écrits sont souvent de longues ballades ou des récits rimés ; ils décrivent des événements liés à la communauté, qu'ils soient du domaine de la vie sociale, culturelle ou domestique, mais aussi et surtout les changements des mœurs et des comportements d'une communauté plus moderne[172]. Diffusés soit sous forme de feuilles volantes soit en petites brochures, ces textes sont parfois écrits avec une transcription — qui reste très approximative — en caractères latins, mais toujours construit sur un air populaire[172]. Rapidement, des genres poétiques locaux traditionnels sont apparus[172] :
- la malzouma : chanson descriptive ou narrative, souvent humoristique ;
- la qina (terme tiré de l'hébreu qui veut dire lamentation ou élégie) : complainte dont la trame est satirique ou comique ;
- la ghnaya : chansonnette dont la thématique se veut en général lyrique et romantique ;
- la qissa : récit, histoire ou poème narratif qui est dédié (surtout en poésie) aux personnages du panthéon juif.
Dans La littérature populaire des Israélites tunisiens avec un essai ethnographique et archéologique sur leurs supersitions[174], une bibliographie commentée établie entre 1904 et 1907 par Eusèbe Vassel, ce dernier recense des pièces poétiques comme celles du pionnier et prolifique Simah Ha-Levi : Mahmud Mahraz (un celèbre voleur de Tunis), Chanson d'El-Za'rura (nom d'une chanteuse), mais aussi Poésie en l'honneur du Grand Rabbin Josué Bessis ou La Malzouma de Kippour[175]. Vassel cite également Hai Vita Sitruk, qui a écrit entre autres choses La complainte des Livournais en quatre langues et Complainte de la dispute entre Twansa et Grana, et Malzouma sur les déceptions de ce monde rédigé par un auteur resté anonyme[175].
Ainsi, des centaines de poésies populaires, d'abord composées à Tunis, puis dans d'autres communautés telles que celles de Djerba et de Sousse, raconte les traditions juives, d'une manière nouvelle que certains auteurs traditionalistes considéreront comme « menaçante »[175]. Mais ces créations ont aussi, pour la première fois sous forme imprimée, permis la diffusion de textes lyriques ou romantiques, fortement influencés aussi bien par la production locale que par celle arabo-musulmane venant d'Égypte, qui est très populaire à cette époque en Tunisie[173].
Positionnement politique
De par sa formation, l'élite juive peut difficilement s'identifier aux masses arabes. Elle se tourne donc vers le « socialisme colonial » qui vise l'égalité de tous mais dans le respect de l'existence de chaque communauté garantie par la France. Il vise aussi la disparition des classes sociales qui existent au sein de chaque communauté mais qui hiérarchisent surtout les communautés entre elles[176]. C'est pourquoi, une proportion importante de Juifs d'origine bourgeoise figure parmi les dirigeants du Parti communiste tunisien dès sa formation[176].
Or, cet idéalisme méconnaît les identités religieuse et linguistique des musulmans sur lesquelles s'appuient le Destour pour forger une identité nationale qui ne peut qu'exclure les Juifs[176]. Le mouvement destourien reste donc apprécié « du dehors, tantôt avec suspicion, tantôt avec respect »[177] même si certains se rallient au mouvement national comme Guy Sitbon. Les membres de l'élite juive, sensibles à l'idée de nation, se tournent plutôt vers le sionisme qui est en train d'émerger en Europe. L'idéologie sioniste pénètre dans toutes les couches de la communauté via l'implantation pendant l'entre-deux-guerres d'organismes tels qu'Agoudat Sion, Yoshevet Sion et Terahem Sion qui, en 1920, s'unifient en une Fédération sioniste officielle[38].
Assimilation difficile
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, entre le 21 août et le 1er septembre 1917, des civils français et arabes fomentent un pogrom : ils pillent les magasins des Juifs, battent les hommes, violentent les femmes, ceci afin de punir les Juifs tunisiens de ne pas être partis à la guerre[178]. À Sfax, trente militaires en permission et quelques civils attaquent ainsi deux quartiers à majorité juive, saccageant vingt magasins, faisant huit blessés et un mort[179].
Mis à part de nouvelles émeutes antijuives liées à la question palestinienne[180], la communauté connaît une période de paix sociale et d'essor exceptionnels[33]. L'adoption des mœurs et de la culture françaises s'intensifie et l'occidentalisation se traduit par l'adoption de nouveaux modèles familiaux et la sécularisation[38]. Face aux ambitions italiennes sur la Tunisie et au souhait d'accroître le nombre de Français établis dans le pays, un assouplissement des conditions de naturalisation en faveur des sujets tunisiens est décidé par le décret du président de la République française du 3 octobre 1910 ; celle-ci reste sélective et individuelle, basée sur des conditions difficiles à remplir : avoir effectué un service militaire de trois ans dans l'armée française, avoir travaillé pendant trois ans dans le service public français en Tunisie ou avoir réalisé des « actes exceptionnels en faveur de la France en Tunisie »[181]. Claude Hagège et Bernard Zarca évoque également l'obtention d'un diplôme français d'études supérieures[162].
La loi Morinaud du 20 décembre 1923 — dont le vote résulte de considérations tactiques visant à inverser le ratio démographique entre ressortissants français et italiens ayant afflué après la Première Guerre mondiale[162] — facilite encore les conditions d'accès à la nationalité française. Des Juifs demandent et obtiennent leur naturalisation[38] mais le rythme des naturalisations, élevé entre 1924 et 1929, commence à diminuer entre 1930 et 1933 pour s'effondrer à partir de 1934[162]. Prônée par les assimilationnistes, cette évolution est freinée par différents courants : les traditionalistes pour qui elle accélère la déjudaïsation[182], les sionistes qui militent en faveur d'une solution nationale de la question juive, les marxistes qui souhaitent que les Juifs lient leur destin à celui de leurs compatriotes musulmans[38], les nationalistes tunisiens qui les considèrent comme des traîtres[183] et les autorités françaises conscientes que le ratio démographique s'équilibre peu à peu[182]. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, 7 000 naturalisations auront été enregistrées[183] si bien qu'à la fin du protectorat, un quart environ des Juifs sont devenus des citoyens français[181].
La communauté est dans le même temps représentée progressivement dans toutes les instances consultatives du pays : chambres économiques, conseils de caïdats et Grand Conseil. Après la guerre, elle est dotée par le décret beylical du 20 août 1921 d'un conseil élu au suffrage universel avec représentation proportionnelle des Granas et des Twânsa[38]. Si elle ne constitue qu'une faible minorité de la population tunisienne — moins de 2,5 % en 1936[38] dont près de 60 % habitent la capitale[184] — elle possède néanmoins tous les droits d'une minorité. La nouvelle Grande synagogue, située sur l'avenue de Paris, l'actuelle avenue de la Liberté, est terminée en décembre 1938[185].
Seconde Guerre mondiale
Mesures discriminatoires
Après la défaite française de juin 1940 et l'établissement du régime de Vichy, les Juifs font l'objet des mesures discriminatoires édictées en France : l'article 9 de la loi du 3 octobre 1940 indique que les lois antisémites sont applicables aux « pays de protectorat »[186], et donc en Tunisie[13]. Ainsi, le premier décret beylical est signé par Ahmed II Bey le 30 novembre ; il impose un numerus clausus dans la fonction publique et les professions libérales[38], la mise en place d'administrateurs provisoires contrôlant les entreprises juives, l'interdiction faite aux médecins d'exercer auprès des non-Juifs et la dissolution des organisations juives[13]. Ce décret s'applique selon l'article 2 « à tout israélite tunisien comme à toute personne non tunisienne issue de trois grands-parents de race juive ou à deux grands-parents de même race si le conjoint est lui-même juif »[13].
De nouvelles lois sont étendues à la Tunisie par les décrets des 2 et 26 juin, 17 et 21 novembre 1941 et du 12 mars 1942[13]. Ainsi, les mesures destinées « à éliminer l'influence juive sur l'économie » sont appliquées à tous les secteurs d'activité. Par ailleurs, le recensement des Juifs et de leurs biens, à la suite duquel les biens et les entreprises sont saisis, est décrété le 26 juin 1941[13]. Toutefois, seuls les Juifs de Sousse et Sfax sont contraints de porter l'étoile jaune car le résident général Jean-Pierre Esteva n'applique pas à la lettre les mesures prises par Vichy[38]. Ceci est notamment le fait des pressions de Moncef Bey qui désapprouve publiquement ces mesures antisémites dès son intronisation le 19 juin 1942[187]. Il décore même Elie Sebag, une personnalité juive, du plus haut grade du Nichan Iftikhar pour montrer qu'il ne fait pas de discrimination entre ses sujets[187]. C'est alors que la Tunisie est occupée par les armées de l'Axe suite à l'Opération Torch lancée par les alliés le 8 novembre 1942.
Persécution sous l'occupation
Durant l'occupation, la population juive se voit imposer le travail obligatoire au regret de Moncef Bey qui, à titre individuel, aide et cache des Juifs dans ses propriétés, tout comme le font des membres de sa famille ou des dignitaires dont le grand vizir M'hamed Chenik, Bahri Guiga ou Mahmoud El Materi[187]. La plupart sont convoqués ou pris lors de rafles fréquentes au début de l'occupation, comme en témoigne Albert Memmi[13]. Certains Juifs s'engagent alors dans les réseaux de résistance, comme Georges Attal, Maurice Nisard ou Paul Sebag, et certains se voient déportés vers l'Europe comme Lise Hannon et Serge Moati, le père de Serge Moati, né Henry Haïm Moati[187]. Des personnalités musulmanes, comme Mohamed Tlatli à Nabeul et Khaled Abdelwahhab dans le Sahel, aident ou protègent eux aussi des Juifs au péril de leur vie.
Le 8 décembre 1942, les forces allemandes exigent de la communauté juive — au travers de son organisme de culte et de bienfaisance présidé par Moïse Borgel — de lui présenter 3 000 Juifs âgés de plus de 18 ans pour travailler dans les camps[187]. Le lendemain, elles procédent à des rafles dans la Grande synagogue de Tunis et aux abords de l'école de l'Alliance israélite universelle et arrêtent cent personnalités juives désignées comme otages et destinées à être fusillées en cas de désobéissance de la population juive[187]. Borgel et Paul Ghez mènent alors des négociations avec les forces allemandes qui ont intérêt à ce que les Juifs s'occupent de leurs travailleurs forcés[13]. La communauté fournit donc la totalité du financement des camps et subvient aux besoins des plus de 5 000 hommes — âgés entre 15 et 45 ans et capables de travailler — transférés dans des camps de travail à Bizerte, Zaghouan, Mateur, Enfida, Kondar ou dans la région de Tunis[13]. Les conditions de vie y sont très difficiles et une soixantaine de personnes y meurent au cours de leur détention[187], parfois à la suite d'exécutions sommaires[13]. Les camps sont abandonnés pendant la débâcle allemande face aux alliés en avril 1943[13]. Durant cette période, la Tunisie n'a connu qu'un seul cas de déportation vers des camps de concentration en Allemagne, en Autriche ou en Pologne, organisé par voie aérienne en avril 1943, en raison de la maîtrise de la mer par les alliés ; 17 déportés ne sont pas revenus des camps selon la liste du monument aux morts du cimetière du Borgel[13]. Parmi ceux-ci figure Young Perez, champion du monde de boxe en catégorie poids mouche résidant en France, qui est dénoncé et abattu au cours des marches de la mort le 22 janvier 1945.
Pendant les six mois d'occupation, outre les pénuries alimentaires et les bombardements subis par toute la population tunisienne, la population juive doit supporter le poids des réquisitions militaires et se voit frappée d'exorbitantes amendes collectives[38]. En réalité, les forces allemandes voulaient exterminer les Juifs en les fusillant, objectif empêché par le faible nombre de SS à disposition[187]. Les tentatives de pousser la population musulmane au pogrom échouent grâce à l'action de dignitaires comme Aziz Djellouli, Chenik et El Materi[187]. La difficulté de transférer les prisonniers vers l'Europe, les combats incessants puis la victoire finale des alliés empêchent les forces allemandes d'appliquer la solution finale aux Juifs de Tunisie. Le diplomate allemand Rudolf Rahn, qui a publié ses mémoires après la guerre, a apporté un témoignage sur ces aspects jusqu'alors inconnus des historiens[187]. Les Juifs italiens ont pour la plupart été épargnés à la demande des autorités mussoliniennes qui craignent que ces mesures ne renforcent la présence française en Tunisie, le nombre de Juifs italiens en Tunisie étant évalué à cette époque à 5 000 personnes, dont une grande partie est issue de familles aisées[13].
Intégration ou libération ?
Peu de temps après la libération du pays par les armées alliées, le 7 mai 1943, les dispositions édictées contre les Juifs sont abrogées. Des associations sont créées pour apporter aide et soutien aux victimes de l'occupation et un monument aux morts est inauguré au cimetière du Borgel, en mémoire des Juifs déportés et morts pour la France, le 16 avril 1948[13].
La communauté bénéficie dès lors de conditions favorables à son essor et connaît une période de plénitude dans tous les domaines : arts, sports, politique, littérature, agriculture, commerce ou encore industrie[33]. La population juive est estimée en 1951 à 105 000 personnes répartis dans 26 centres dont près de 65 000 à Tunis, 4 438 à Djerba et 3 875 à Gabès[188]. Mais, désormais, l'émancipation passe davantage par le sionisme, défendu par des journaux comme La Voix juive et La Gazette d'Israël. Dès 1945, des jeunes émigrent pour aller grossir les effectifs des pionniers d'Israël[38].
Premiers départs
Après l'indépendance d'Israël, et surtout à partir de la moitié des années 1950[180], l'émigration vers Israël ou la France devient massive au sein de la communauté, l'aliyah des Juifs tunisiens étant d'abord organisée par le Mossad le-'Aliyah Bet qui mène ses activités avec l'accord des autorités du protectorat. En dépit de l'absence de statut légal[189], il permet à près de 6 200 personnes d'émigrer vers Israël en 1948 et 1949[189]. Au début de l'année 1950, le département de l'émigration de l'Agence juive le remplace et reçoit un statut légal[189]. D'autres départements de l'agence, engagés dans l'éducation au sionisme, l'émigration des jeunes et le mouvement scout, sont aussi actifs[189]. Un autre est chargé de mettre en place des formations d'autodéfense afin que les futurs émigrés puissent protéger leurs communautés contre les violences dont elles pourraient être la cible[189]. De petits groupes d'autodéfense — formés principalement à Sousse, Gabès, Djerba et Tunis — se forment mais restent clandestins. Après l'émigration en Israël de leurs principaux responsables en 1952, ils sont démantelés mais reconstitués en 1955 par le Mossad et son bras armé, connu sous le nom de Misgeret[189]. Shlomo Havillio, commandant en chef du Misgeret à Paris entre 1955 et 1960 et responsable des opérations au Maghreb, admettra plus tard que « les craintes initiales à propos d'éventuelles réactions des nationalistes tunisiens à l'égard des Juifs étaient beaucoup plus imaginaires que réelles [...] La seule crainte pouvait venir de la présence de révolutionnaires dans la société tunisienne après l'indépendance »[189].
Dès sa légalisation en Tunisie, l'Agence juive a ouvert un bureau spécial à Tunis puis des annexes dans d'autres villes[189]. Ces bureaux, animés par des Israéliens et des activistes juifs locaux, organisent l'émigration d'une majeure partie des populations juives des villes de Sousse, de Sfax et Tunis ainsi que des régions du sud du pays comme Ben Gardane, Médenine, Gafsa, Gabès et Djerba[189]. En tout, 3 725 personnes quittent le pays en 1950, 3 414 en 1951, 2 548 en 1952, 606 en 1953, 2 651 en 1954 et 6 104 en 1955[189]. Cela donne un total de quelques 25 000 Juifs ayant quitté la Tunisie entre 1948 et 1955[38], les couches les plus populaires et les moins francisées partant pour Israël et l'élite intellectuelle se divisant entre la France et Israël[190]. Quant à la communauté livournaise cultivée et désormais francisée, peu finissent par rejoindre l'Italie[190].
Tunisie indépendante
Pour consulter un article plus général, voir : Tunisie depuis 1956.Réformes et démantèlements
Après l'indépendance proclamée le 20 mars 1956, les dirigeants du pays, avec Habib Bourguiba à leur tête, s'attachent à intégrer les Juifs en abrogeant ce qui les séparent de leurs compatriotes musulmans[38]. Deux ministres juifs que sont Albert Bessis et André Barouch font partie des premiers gouvernements[33]. Le 27 septembre 1957, le Tribunal rabbinique de Tunis est supprimé et remplacé par une chambre civile tout comme le conseil de la communauté présidé par Charles Haddad-De Paz[33] le 11 juillet 1958. Onze magistrats juifs sont nommés et occupent, pour la première fois, de hautes fonctions judiciaires[38]. Pour des motifs de salubrité publique, le quartier juif de la Hara où se situe l'ancienne Grande synagogue est rasé ainsi que le cimetière israélite de Tunis vieux de plusieurs siècles[191],[33],[192],[193] et dans lequel se trouvent encore les tombes de rabbins vénérés.
Crises et incidents
Dans l'ensemble, la politique républicaine est libérale mais la situation politique et économique conduit au départ de la plupart des Juifs qui avaient choisi de rester dans leur pays après l'indépendance. La crise de Bizerte en 1961 donne lieu à de sanglants incidents qui engendrent une brutale flambée d'antisémitisme chez une partie de la population musulmane[38] : 4 500 personnes quittent le pays en 1962[194]. Elle est suivie par une nouvelle vague encore plus importante[183] lors de la guerre des Six Jours (le chanteur Acher Mizrahi est l'un d'eux) : la Grande synagogue de Tunis est incendiée, profanée et mise à sac le 5 juin — Frédéric Lasserre et Aline Lechaume parlent eux de « tentative d'incendie »[183] —, la fabrique de pain azyme incendiée[33] et des magasins appartenant à des Juifs sont vandalisés[183]. Malgré les excuses du président Bourguiba et les promesses de préserver les droits et la sécurité de la communauté[183], 7 000 Juifs supplémentaires émigrent vers la France[3], dont 2 362 par le biais de l'Agence juive[189]. En général, la population qui reste est composée de nationalistes convaincus, est incapable de trouver une meilleure situation à l'étranger faute de moyens ou encore possède un patrimoine si important qu'il légitime leur présence en Tunisie[183].
En 1971, l'assassinat d'un rabbin en plein cœur de la capitale déclenche une nouvelle vague d'émigration[38]. La guerre du Kippour en octobre 1973, l'Opération Paix en Galilée le 6 juin 1982, l'installation du quartier-général de l'Organisation de libération de la Palestine (OLP) à Hammam Chott et son bombardement par l'armée de l'air israélienne le 1er octobre 1985 sont autant d'événements ayant favorisés de nouvelles vagues d'émigration[183]. Des attaques occasionnelles ont lieu par la suite à Zarzis et Ben Gardane en 1982 et à Djerba où un garde tunisien ouvre le feu sur les croyants et tue cinq personnes, dont quatre Juifs, en 1985[3]. Deux autres incidents ayant eu lieu à la fin de la présidence de Bourguiba sont à évoquer également : le Club Méditerranée de Korba est saccagé, après qu'un GO fasse chanter aux vacanciers l'hymne national israélien et le policier en faction devant la synagogue de Djerba, officiellement « en proie à un accès de folie », ouvre le feu, tue deux fidèles et en blesse six[183]. À la suite de ces incidents, le gouvernement prend des mesures afin d'assurer la protection de la communauté juive[195],[196].
Entre ouverture et violences
Le président Zine el-Abidine Ben Ali, qui succède à Bourguiba le 7 novembre 1987, semble bien disposé à l'égard des Juifs originaires de Tunisie. En 1992, en plein après-guerre du Golfe, lors d'une réception donnée en l'honneur de la communauté juive à Carthage, il déclare que « les Juifs tunisiens sont des citoyens à part entière et ceux qui sont partis peuvent revenir dans leur pays librement pour s'y installer ou pour y passer des vacances »[158]. Ceux-ci tendent à revenir plus souvent[33] même si, à cette époque, on remarque que de nombreux jeunes partent faire leurs études supérieures à l'étranger et ne retournent pas dans leur pays d'origine[4]. De plus, il est difficile pour la génération née en France de s'installer en Tunisie, puisque les cultures sont différentes et la culture tunisienne résonne comme « la résurgence d'un folklore désuet »[197]. Par ailleurs, certains ont pu critiquer le président Ben Ali de vouloir ainsi attirer des investisseurs étrangers et donc ne favoriser le retour des Juifs que par intérêt financier. Mais il existe aussi une volonté de réduire ainsi l'importance de l'identité arabo-musulmane en Tunisie pour revaloriser l'identité tunisienne, et définir une nouvelle nationalité qui dépasse les clivages religieux[197].
On dénombre au début des années 1990 une population juive tunisienne de 2 000 individus[158]. Des cimetières et des synagogues sont restaurés, un bureau d'intérêts israélien, dirigé par Shalom Charles Cohen, ouvert à Tunis en 1996[33] et le premier vol direct, Djerba-Israël, est inauguré à l'occasion de la fête de Lag Ba'omer[33]. En 1995, les autorités permettent à deux élèves de passer le baccalauréat en dehors de la périodes fixée qui correspond à une fête juive[198]. À cette époque, même les dénonciations des islamistes comme un violent communiqué de Rached Ghannouchi du 8 novembre 1994[199] ne trouvent aucun écho dans la majeure partie de la population[200]. Pourtant, la rupture des relations diplomatiques entre la Tunisie et Israël, à la suite de la seconde Intifada en 2000, génère un certain malaise.
Le 11 avril 2002, un camion bourré d'explosifs explose à proximité de la synagogue de la Ghriba tuant 21 personnes dont quatorze touristes allemands et en blessant trente. Al-Qaida revendique la responsabilité de l'attentat. Peu après, d'autres actes antisémites sont signalés : des livres de prières ainsi qu'un Sefer Torah sont lacérés et endommagés, des tags haineux et des slogans hostiles aux Juifs peinturlurés et des drapeaux palestiniens comme des portraits de Yasser Arafat accrochés aux murs de la synagogue Keren Yéchoua de La Marsa[33]. Dans le Sud, la synagogue et le cimetière juif de Sfax sont aussi vandalisés[33].
En 2005, pour la première fois depuis l'indépendance d'Israël, le président Ben Ali invite le premier ministre Ariel Sharon à venir en Tunisie à l'occasion de la tenue du Sommet mondial sur la société de l'information. Face aux réactions négatives, c'est finalement son ministre des affaires étrangères, Silvan Shalom, originaire de Tunisie, qui le représente.
Communauté réduite et diaspora
La communauté juive est aujourd'hui menée par l'industriel et parlementaire Roger Bismuth[33]. En octobre 1999, elle élit une nouvelle direction pour la première fois depuis l'indépendance et lui donne le nom de « Comité juif de Tunisie »[201]. Sa direction spirituelle est assurée par le grand rabbin et cinq rabbins dont un à Djerba[3]. En 2004, elle possède six écoles primaires (Tunis, Djerba et Zarzis), quatre écoles secondaires et deux yeshivas (Tunis et Djerba)[3] ainsi qu'un jardin d'enfants, deux maisons de retraite et plusieurs restaurants cachers. La plupart de ses fidèles observeraient les lois du cacheroute[3]. Quant au gouvernement, il accorde aux Juifs la liberté de culte et paie le salaire du grand rabbin[202]. Il subventionne partiellement la restauration et l'entretien de quelques synagogues et autorise les enfants juifs de l'île de Djerba à partager leur journée d'étude entre les écoles publiques séculaires et les écoles religieuses privées[202]. La présidence rénove le cimetière juif et la Grande synagogue de Tunis à ses frais[198]. Encore une trentaine de synagogues, dont sept à Tunis, sont toujours fonctionnelles[198].
Ces mesures trouvent du répondant auprès de la communauté juive tunisienne en France, puisque cette dernière défend avec vigueur la politique du gouvernement, celui-ci ayant trouvé de nombreux alliés qui occupent de surcroît des postes stratégiques dans des secteurs tels que la communication, les médias, la finance ou la politique. De plus, nombreux sont ceux qui participent au Fonds de solidarité nationale[200]. Les traditions de pèlerinages, celui de la Ghriba de Djerba, ceux sur les tombes de Rabbi Fraji Chaouat à Testour, Rabbi Yaakov Slama à Nabeul, Rabbi Haï Taïeb Lo Met à Tunis, Rabbi Yossef El Maarabi à El Hamma (également transposé à Sarcelles en France[203] et à Ramla en Israël[204]), la fête des jeunes filles et celle des garçons à Yithro, s'ils ne sont pas inscrits dans le calendrier juif, permettent la perpétuation des coutumes et constituent des éléments de l'identité des Juifs tunisiens en France[205].
En 2003, on estime le nombre de Juifs tunisiens à 1 500[5]. La moitié vit à Tunis ou dans sa banlieue, environ 700 à Djerba et les autres à Gabès, Zarzis, Sousse, Sfax et Nabeul[158]. Mais ce qu'il reste aujourd'hui de la communauté juive tunisienne, c'est surtout une mémoire qui transparaît chez les émigrés dans la musique, le chant, le folklore, les rites, les célébrations et les pèlerinages collectifs à Djerba[206]. Raoul Journo, musicien et chanteur, est le dernier à avoir perpétué la longue tradition médiévale de collaboration judéo-musulmane en Tunisie, surtout dans le domaine de la musique[173]. Ce partage de savoir se faisait surtout par la transmission orale ou par les manuscrits et les professionnels juifs conservaient dans leurs carnets les nouvelles créations musulmanes[173]. Aujourd'hui, dans tous les mariages, on chante encore les anciennes chansons juives[198].
Notes et références
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- ↑ a et b Paul Sebag, op. cit., p. 45
- ↑ a , b , c et d Jacques Taïeb, op. cit., p. 26
- ↑ Ibn Talib, cadi de Kairouan (mort en 888) décrète également l'obligation pour eux de porter l'image d'un singe sur leurs vêtements et leurs portes. Il semble toutefois que ces mesures ont été peu suivies selon Khaled Kchir, « Entre Sarîa et pratiques : juifs et musulmans en Ifrîqiyya à travers la littérature juridique », Juifs et musulmans de Tunisie. Fraternité et déchirements, p. 79.
- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 49-50
- ↑ a , b , c , d et e Jacques Taïeb, op. cit., p. 27
- ↑ a et b Paul Sebag, op. cit., p. 46
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- ↑ Paul Sebag, op. cit., p. 51
- ↑ À Kairouan, il n'est pas rare que des Juifs s'installent dans des quartiers musulmans pour autant qu'ils ne vendent pas du vin ou de la viande porcine. Il est fréquent qu'ils vendent leurs marchandises aux femmes musulmanes selon Khaled Kchir, op. cit., p. 82.
- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 46-47
- ↑ Paul Sebag, op. cit., p. 48
- ↑ Paul Sebag, op. cit., p. 49
- ↑ a , b et c Paul Sebag, op. cit., pp. 52-53
- ↑ Paul Sebag, op. cit., p. 53
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- ↑ a et b Jacques Taïeb, op. cit., p. 28
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- ↑ a et b Paul Sebag, op. cit., p. 69
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- ↑ Jacques Taïeb, op. cit., p. 30
- ↑ Jacques Taïeb, op. cit., pp. 29-30
- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 70-71
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- ↑ Renouvelé en 1784, il faut attendre 1899 pour qu'un décret ordonne le retour à l'unité. Face à la persistance du phénomène, celui-ci est renouvelé en 1944 selon Claude Hagège, « Le multilinguisme dans la sphère judéo-tunisienne », Juifs et musulmans de Tunisie. Fraternité et déchirements, p. 304.
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- ↑ Juifs et musulmans contreviennent à ce que Claude Cahen appelle « le programme de persécution, de vexation et de refoulement des rigoristes » selon Khaled Kchir, op. cit., p. 83.
- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 88-89
- ↑ a , b et c Jacques Taïeb, op. cit., p. 42
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- ↑ Paul Sebag, op. cit., p. 101
- ↑ Paul Balta, Catherine Dana et Régine Dhoquois, op. cit., pp. 37-38
- ↑ Paul Balta, Catherine Dana et Régine Dhoquois, op. cit., p. 37
- ↑ a et b Paul Sebag, op. cit., p. 113
- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 112-113
- ↑ a et b Paul Sebag, op. cit., p. 114
- ↑ Claude Hagège et Bernard Zarca, op. cit., pp. 19-20
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- ↑ a , b et c Paul Sebag, op. cit., pp. 102-103
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- ↑ a et b Claude Hagège et Bernard Zarca, op. cit., p. 13
- ↑ a , b et c Paul Sebag, op. cit., p. 118
- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 117-118
- ↑ Ibn Abi Dhiaf, cité par Yaron Tsur, « Réformistes musulmans et juifs en Tunisie à la veille de l'occupation française », Juifs et musulmans de Tunisie. Fraternité et déchirements, p. 161, pense que la charia exige l'égalité totale des Juifs, d'où la nécessité d'abolir les discriminations à leur égard.
- ↑ Yaron Tsur, op. cit., p. 162
- ↑ a et b Claude Hagège et Bernard Zarca, op. cit., p. 14
- ↑ a et b Paul Sebag, op. cit., p. 119
- ↑ Les juridictions rabbiniques doivent donc se limiter désormais aux seules affaires de statut personnel.
- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 118-119
- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 119-120
- ↑ Paul Sebag, op. cit., p. 120
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- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 128-129
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- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 121-122
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- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 127-128
- ↑ Claude Hagège et Bernard Zarca, op. cit., pp. 14-15
- ↑ Paul Sebag, op. cit., p. 128
- ↑ Comptant plus de mille élèves inscrits, il s'agit de l'école la plus importante du réseau de l'AIU à l'époque. Elle ferme ses portes en 1965 selon Yaron Tsur, op. cit., p. 177.
- ↑ a et b Claude Hagège et Bernard Zarca, op. cit., p. 15
- ↑ a , b , c et d Claude Hagège et Bernard Zarca, op. cit., p. 21
- ↑ Yaron Tsur, op. cit., p. 178
- ↑ Paul Sebag, op. cit., pp. 136-37
- ↑ a , b , c et d Frédéric Lasserre et Aline Lechaume [sous la dir. de], op. cit., p. 124
- ↑ Claude Hagège et Bernard Zarca, op. cit., p. 9
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- ↑ Claude Hagège et Bernard Zarca, op. cit., pp. 11-12
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- ↑ Claude Hagège et Bernard Zarca, op. cit., pp. 21-22
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- ↑ Le cimetière n'était plus en activité depuis l'ouverture du cimetière du Borgel en 1928. Par ailleurs, le cimetière chrétien de l'avenue Albert 1er (où se trouve aujourd'hui l'hôtel El Mechtel et le Tennis Club de Tunis) et les cimetières musulmans de Bab El Khadra, Gorjani (où se trouve aujourd'hui le jardin public homonyme) et du boulevard Pétain (boulevard 9 avril 1938 où se trouve aujourd'hui les archives nationales, la Cour d'appel et la Cour de cassation) sont rasés dans la même période.
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- ↑ Norman Stillman, The Jews of Arab Lands in Modern Times, éd. Jewish Publication Society, New York, 1991, p. 127
- ↑ Colette Zytnicki, « Gérer la rupture : les institutions sociales juives de France face aux migrations de juifs tunisiens (1950-1970) », Juifs et musulmans de Tunisie. Fraternité et déchirements, p. 337
- ↑ Country Reports on Human Rights Practices for 1982, éd. Department of State, Washington D.C., 1983, pp. 1290-91
- ↑ Country Reports on Human Rights Practices for 1985, éd. Department of State, Washington D.C., 1986, pp. 1321
- ↑ a et b Frédéric Lasserre et Aline Lechaume [sous la dir. de], op. cit., p. 126
- ↑ a , b , c et d Frédéric Lasserre et Aline Lechaume [sous la dir. de], op. cit., p. 127
- ↑ Voici une partie de ce communiqué :
« La honteuse poignée de main et de reconnaissance entre le ministère des affaires étrangères de l'entité sioniste raciste en Palestine occupée et son homologue tunisien n'a été une surprise pour personne. Car elle s'inscrit dans le prolongement normal de la politique suivie en Tunisie depuis l'indépendance, cette politique qui s'est précisée et renforcée depuis le Changement [de 1987] et qui vise à saper les fondements de l'identité arabo-musulmane en Tunisie. »
- ↑ a et b Frédéric Lasserre et Aline Lechaume [sous la dir. de], op. cit., p. 128
- ↑ Bureau for Democracy, Human Rights, and Labor, 2000 Annual Report on International Religious Freedom, éd. Department of State, Washington D.C., 2000
- ↑ a et b (en) Rapport 2006 du Département d'État américain sur la liberté religieuse en Tunisie
- ↑ (fr) Laurence Podselver, « Le pélerinage tunisien de Sarcelles. De la tradition à l'hédonisme contemporain », Socio-anthropologie, n°10, 2001
- ↑ Habib Kazdaghli, « Les pèlerinages juifs vus par les musulmans : le cas de Sayed Youssef El Mâarabi d'El Hamma », Juifs et musulmans de Tunisie. Fraternité et déchirements, p. 266
- ↑ Laurence Podselver, « Religion populaire : continuité », Juifs et musulmans de Tunisie. Fraternité et déchirements, p. 358
- ↑ Yves Lacoste et Camille Lacoste-Dujardin [sous la dir. de], op. cit., p. 147
- (en) Cet article est partiellement ou en totalité issu d’une traduction de l’article de Wikipédia en anglais intitulé « History of the Jews in Tunisia ».
- Cet article comprend du texte provenant de la Jewish Encyclopedia de 1901–1906, article « Tunis » par Joseph Jacobs & Isaac Broydé, une publication tombée dans le domaine public.
Voir aussi
Bibliographie
Juifs de Tunisie
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- David Cohen, Le parler arabe des Juifs de Tunis. Textes et documents linguistiques et ethnographiques, 2 vol., éd. Mouton & Co, Paris/La Haye, 1964-1975
- Denis Cohen-Tannoudji [sous la dir. de], Entre Orient et Occident. Juifs et musulmans en Tunisie, éd. de l'Éclat, Paris, 2007 (ISBN 2841621448)
- Georges Cohen, De l'Ariana à Galata, itinéraire d'un Juif de Tunisie, éd. Racines, Vincennes, 1993 (ISBN 2950737501)
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- Jacob André Guez, Au camp de Bizerte. Journal d'un Juif tunisien interné sous l'occupation allemande. 1942-1943, éd. L'Harmattan, Paris, 2001 (ISBN 2747502538)
- Charles Haddad de Paz, Juifs et Arabes au pays de Bourguiba, éd. Imprimerie Paul Roubaud, Aix-en-Provence, 1977
- Serge Moati, Villa Jasmin, éd. Fayard, Paris, 2003 (ISBN 2213616027)
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- Hmida Toukabri, Les Juifs dans la Tunisie médiévale. 909-1057. D'après les documents de la Geniza du Caire, éd. Romillat, Paris, 2002 (ISBN 2878940768)
- Lucette Valensi et Abraham L. Udovitch, Juifs en terre d'islam : les communautés de Djerba, éd. Archives contemporaines, Paris, 1991
- Bernard Zarca, Une enfance juive tunisoise, éd. L'Harmattan, Paris, 2005 (ISBN 2747584062)
- Collectif, Les Juifs en Tunisie. Images et textes, éd. du Scribe, Paris, 1989
Juifs du Maghreb
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- Mark R. Cohen, Sous le Croissant et sous la Croix. Les Juifs au Moyen Âge, trad. de l'anglais par Jean-Pierre Ricard, éd. du Seuil, Paris, 2008 (ISBN 9782020815796)
- Effy Tselikas et Lina Hayoun, Les lycées français du soleil, creusets cosmopolites de la Tunisie, de l'Algérie et du Maroc, éd. Autrement, coll. Mémoires, Paris, 2004 (ISBN 9782746704350)
- Jacques Taïeb, Sociétés juives du Maghreb moderne (1500-1900), éd. Maisonneuve & Larose, Paris, 2000 (ISBN 2706814675)
- Jacques Taïeb, Être juif au Maghreb à la veille de la colonisation, éd. Albin Michel, Paris, 1994 (ISBN 9782226068026)
- Shmuel Trigano [sous la dir. de], Le Monde sépharade, tome 1 (Histoire) et tome 2 (Culture), éd. du Seuil, Paris, 2006 (ISBN 2020869926)
Filmographie
- « Bons baisers... de la Goulette », film de Lucie Cariès, Image & Compagnie, Paris, 2007
Liens internes
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Liens externes
Sites
- (fr) Harissa.com, site consacré aux Juifs tunisiens
- (he) Association mondiale des Israélites de Tunisie
Documents
- (fr) « La Tunisie au miroir de sa communauté juive », Confluences Méditerranée, n°10, printemps 1994, pp. 75-154, actes du colloque organisé par la délégation de Tunisie auprès de l'Unesco
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