Abd al-Qasim al-Chabbi

Abd al-Qasim al-Chabbi

Abou el Kacem Chebbi

Abou el Kacem Chebbi
Abou el Kacem Chebbi portant une chéchia à l’âge de 17 ans
Abou el Kacem Chebbi portant une chéchia à lâge de 17 ans

Activité(s) poète
Naissance 24 février 1909
Tozeur (Tunisie)
Décès 9 octobre 1934 (à 25 ans)
Tunis (Tunisie)
Langue d'écriture arabe
Genre(s) poésie
Œuvres principales
  • Limagination poétique chez les Arabes (1929)
  • La volonté de vivre (1933)
  • Ela Toghat Al Alaam (1934)
  • Les chants de la vie (1955)
  • Journal (1965)

Abou el Kacem Chebbi (أبو القاسم الشابي), également orthographié Aboul Kacem Chabbi ou Aboul-Qacem Echebbi, probablement le 24 février 1909 à Tozeur et mort le 9 octobre 1934 à Tunis, est un poète tunisien dexpression arabe considéré par Abderrazak Cheraït comme le poète national de la Tunisie[1].

Très jeune, il voyage à travers la Tunisie. En 1920, il entre à la Zitouna il connaît de difficiles conditions de vie. En parallèle à lécriture de ses poèmes, il participe aux manifestations anti-zitouniennes qui agitent alors Tunis. Ayant terminé ses études, il commence à fréquenter des cercles littéraires et, le 1er février 1929, il tient une conférence à la Khaldounia avec pour sujet limagination poétique chez les Arabes. Il y critique la production poétique arabe ancienne et cette conférence, bien quelle déclenche dans tout le Proche-Orient des réactions violentes à lencontre de Chebbi, participe au renouvellement de la poésie arabe. Mais son père meurt en septembre de la même année et, en janvier 1930, il veut réitérer lépisode de la conférence. Toutefois, celle-ci est boycottée par ses adversaires et constitue un véritable échec pour Chebbi. Sa santé se dégrade alors considérablement et sa mort subite a lieu alors quil a à peine 25 ans.

Abderrazak Cheraït considère Abou el Kacem Chebbi comme « lun des premiers poètes modernes de Tunisie »[2]. Ses poèmes apparaissent dans les revues de Tunisie et du Moyen-Orient les plus prestigieuses. Il écrit sur des notions comme la liberté, lamour et la résistance, notamment dans son fameux Ela Toghat Al Alaam qui sadresse « aux tyrans du monde » quil écrit en plein protectorat français en Tunisie.

Sommaire

Biographie

Famille

Chebbi naît au sein dune noble famille lettrée et intellectuelle en février 1909 (sans doute le 24 février[3], soit le 3 safar 1327 dans le calendrier musulman[4]) dans le hameau familial de Châbbiya (devenu aujourdhui lun des quartiers de Tozeur)[5]. On ne sait rien de sa mère à lexception de quelques apparitions en filigrane dans certains de ses poèmes comme celui intitulé Cœur maternel[6]. Il est laîné de ses frères Abdelhamid et Mohamed Lamine ou plus simplement Lamine[4]. Ce dernier, en 1917 à Gabès, a fait ses études au Collège Sadiki et sera plus tard ministre de lÉducation nationale dans le premier gouvernement formé après lindépendance, du 15 avril 1956 au 6 mai 1958[4],[7].

À peine est-il circoncis que la famille Chebbi quitte Tozeur[5]. En effet, son père, Mohamed Chebbi, en 1879[4], Zitounien de lUniversité al-Azhar du Caire, est un cadi[5]. Cette fonction amène donc la famille à parcourir la Tunisie : ils arrivent à Siliana en 1910, à Gafsa en 1911, à Gabès en 1914, à Thala en 1917, à Medjez el-Bab en 1918, à Ras Jebel en octobre 1924[8] et à Zaghouan en 1927[4]. Chebbi reçoit une éducation traditionnelle à lécole primaire coranique de ces diverses localités[9]. Sa poésie gardera la trace de la variété de ces paysages, dautant plus que le jeune garçon mène une vie plus contemplative que ses camarades notamment à cause de son cœur fragile dont il souffre très tôt mais aussi par la position sociale de son père[5].

Jeunesse

En octobre 1920, il doit suivre la voie tracée par son père : il entre à lUniversité Zitouna de Tunis[10] il apprend le Coran, la tradition de la religion et quelques points de poésie mystique[5]. Il habitera ainsi dans des médersas pendant dix anssoit toute son adolescence —, dans des conditions difficiles compte tenu de sa santé fragile[10]. Mohamed Farid Ghazi rapporte que « plus tard dans son Journal, il jugera avec sévérité et mépris cet enseignement sclérosé »[10]. Alors que ses trois frères cadets sont inscrits dans des écoles franco-arabes, Chebbi suit une formation dans un arabe pur et classique[5]. Il découvre des auteurs occidentauxAlphonse de Lamartine, John Keats, Johann Wolfgang von Goethe[11], Ossian, etc[12],[13]. — à travers des traductions en arabe[5] quil trouve dans la fréquentation assidue, dès 1927, des bibliothèques de la Khaldounia (institut fondé par les nationalistes tunisiens)[10], du club littéraire de lassociation des anciens élèves du Collège Sadiki[9] ou du club littéraire An-Nâdi Al Arabi (Foyer arabe)[11]. Il lit également des auteurs arabes, notamment le poète libanais Khalil Gibran[11], le poète Al-Mutanabbi et lécrivain égyptien Taha Hussein et son écrit De la littérature antéislamique (1926)[12],[13].

Abou el Kacem Chebbi durant sa jeunesse

À partir de lâge de 14 ans, Chebbi écrit ses premiers poèmes[10]. En 1924, son père est nommé à Ras Jebel puis à Zaghouan[14] trois ans plus tard. Il écrit successivement : Ô Amour (1924), Tounis al-Jamila (La belle Tunisie, 1925), La guerre, La complainte de lorphelin et Le chant du tonnerre (1926), Poésie, Rivière damour, Dhier à aujourdhui et Léclat de la vérité (1927)[14]. À 18 ans, Chebbi fait une rencontre importante avec léditeur Zine el-Abidine Snoussi qui tient une sorte de cénacle littéraire dans son imprimerie Dar al-Arab qui édite des écrivains comme Mahmoud Messaadi, Mustapha Khraïef, Ali Douagi ou Tahar Haddad[15]. Snoussi publie lannée suivante son Anthologie de la littérature tunisienne contemporaine en arabe (1928) il consacre pas moins de trente pages à Chebbi qui y rédige 27 poèmes[16].

Ses poèmes sont alors publiés dans le supplément littéraire du journal En Nahda[16]. Chebbi milite au sein de lAssociation des jeunes musulmans et est élu président du comité étudiant dans un climat de contestation de lenseignement zitounien qui agite alors la capitale et qui va jusquà des menaces de grève[16]. En tant que membre du conseil de réformes, conseil composé détudiants, il insiste « sur la nécessité de rénover et de moderniser lenseignement scolastique zitounien »[10]. Ayant terminé ses études secondaires à la Zitouna en 1928, il sinstalle alors à lhôtel et sinscrit en cours de droit[16] à lÉcole de droit tunisien[9]. Il fréquente désormais les réunions et les cercles littéraires et commence à intéresser les milieux intellectuels et artistiques[16]. Son look est alors assez dandy : Chebbi ne porte généralement pas de chéchiales Zitouniens noseront le faire quaprès lindépendance —, shabille avec élégance et ne porte pas les insignes obligatoires des bacheliers ès sciences théologiques zitouniens[17].

Conférence de la Khaldounia

Le 1er février 1929, à la Khaldounia, Chebbi tient une conférence retentissante de deux heures sur le thème de « limaginaire poétique et la mythologie arabe »[18] et sindigne que « lhistoire na[it] retenu de la mythologie arabe que peu de choses[18] » mais explique ceci en ces termes :

« Contrairement à dautres civilisations, les légendes ou contes ne se trouvent dans aucun recueil, aucun manuscrit. Ils restent dispersés dans différents ouvrages ou sont transmis par la tradition orale, au point que les rassembler serait très difficile[18]. »

Son exposé consiste en fait en une rude critique littéraire de la production poétique arabe depuis le premier siècle de lhégire (VIIe siècle)[19] qui fait à lépoque scandale[20]. Le jeune homme de 20 ans, qui ne connaît aucune langue étrangère et na jamais quitté son pays, surprend par loriginalité de ses idées et laudace de ses jugements :

« Les poètes arabes nont jamais exprimé de sentiments profonds, car ils ne considéraient pas la nature avec un sentiment vivant et méditatif, comme quelque chose de sublime, mais plutôt comme on regarde dun œil satisfait un vêtement bien tissé et coloré ou un beau tapis, rien de plus[19]. »

De plus, il pense que les Arabes « navaient comme expression de la beauté que celle de la femme »[21] mais leur reproche quau lieu « de la placer sur un piédestal et de la voir dun regard noble et sacré, à lexemple des artistes grecs qui en firent leurs muses, le poète arabe ne lévoque quen tant quobjet de son désir et de sa convoitise charnelle[21] ». Chebbi choque par ces propos selon lesquelles « la vision de la femme dans la littérature arabe est une vision médiocre, très basse et complètement dégradée »[21]. » Comme lindique Ameur Ghedira, cette conférence « déclenche dabord en Tunisie, puis au Proche-Orient, une série de réactions violentes contre son auteur »[6], surtout de la part des conservateurs et des poètes salafistes[22]. Jean Fontaine remarque quant à lui que « Chebbi voit surtout les aspects négatifs de la poésie arabe ancienne »[6]. Il ajoute que le poète Abou el Kacem Chebbi « adopte la même démarche que les romantiques voulant une littérature qui corresponde à la vie »[6]. Le professeur Mongi Chemli la décrit comme étant « le divorce inéluctable avec lancien, la rupture irréversible avec la tradition »[22]. Chebbi rappelle néanmoins : « Si jappelle de mes vœux le renouveau [...] ce nest point pour dénigrer la littérature de nos ancêtres »[23]. Muhyi al-dîn Klibi, ami de Chebbi, fait le compte-rendu de la conférence en ces termes :

« Cette conférence avait soulevé un grand écho dans les cercles littéraires de telle sorte quon peut dire quelle constitue le début de la querelle des Anciens et des Modernes, quelle a poussé à une sèche polémique entre les partisans du passé et ceux du renouveau[6]. »

Dans le même moisqui coïncide avec celui du ramadan —, Abou el Kacem Chebbi doit retourner à Zaghouan son père est gravement malade[19]. Après lAïd el-Fitr, il revient à limprimerie vérifier lédition par souscription du texte de sa conférence[19], qui deviendra effective en avril[24]. Fier du succès quil obtient, Chebbi compte éditer un recueil de poésie avec 83 poèmes[19]. Il lintitule Aghani al-Hayatplus tard traduit par Les chants de la vie, Odes à la vie, Cantiques à la vie ou encore Hymnes à la vie[25]et le propose par souscription à 15 francs[19]. Toutefois, ce diwan ne sera pas publié de son vivant[26].

Mariage et début de la décadence

Portrait du docteur Mahmoud El Materi

En juillet 1929, il écrit Cen est trop mon cœur. Vers la fin du mois, son père, mourant, retourne à Tozeur la famille Chebbi lui rend visite[4]. On suppose que cest à ce moment- que le père de Chebbi promet la main de son fils à lune des cousines de ce dernier[6], nommée Shahla Ben Amara Ben Ibrahim Chebbi[24], et avec qui il aura deux enfants : Mohamed Sadok, le 29 novembre 1931, qui deviendra colonel dans larmée, et Jalal, le 4 janvier 1934[27], qui deviendra ingénieur[25]. Son père meurt finalement le 8 septembre 1929[4]. Cette mort le touche beaucoup et, le 29 octobre[24], Abou el Kacem Chebbi lui rend hommage par son poème Ilâ Allah (1929) qui se traduit par À Dieu[6].

Lannée 1929 marque aussi le début des véritables complications de la santé de Chebbi[4], alors que sa santé se dégrade encore considérablement pendant le premier hiver de 1930[28]. Son ami Zine el-Abidine Snoussi le présente au médecin Mahmoud El Materi qui remarque une baisse de sa force morale et physique[4]. Il décide alors de commencer son Journal le 1er janvier[6]. Le 13 janvier, il tient une conférence à la médersa Slimania sur le thème de la littérature maghrébine[28]. Boycottée par ses adversaires, les Zitouniens et les conservateurs, cette conférence est un véritable échec[28] et laudience de la salle nest composée que de ses proches amis[22]. Magnin pense qu’« une conspiration fut organisée autour de lui par certains tenants de la tradition littéraire »[28]. Durant lété 1930[9], son mariage est finalement célébré[6]. Il participe alors à la nouvelle revue de Snoussi, Al-âlam al-adabi (Le Monde littéraire), au supplément littéraire dEn Nahda et à la revue cairote Apollo[27]. Il refait une nouvelle version de son diwan mais, toujours par manque de souscripteurs, ne réussit pas à le faire publier[27]. Il na alors que vingt ans[6].

Dernières années

Ressentant de plus en plus dindifférence de la part de ses compatriotes, le poète est en proie à des crises détouffement. On parle alors de myocardite et de tuberculose[28]. Selon Mohamed Farid Ghazi, la maladie dont serait atteint Chebbi touche surtout les enfants et les jeunes entre dix et trente ans, principalement les personnes à lâge de la puberté[4]. Chebbi écrit alors Le prophète méconnu (1930), un long poème publié en petit nombre dexemplaires dans une plaquette de luxe aux éditions LArt au service des Lettres[28].

Ayant terminé ses études et reçu son diplôme en 1930[9], il désire effectuer un stage de jeune avocat au tribunal de la Driba mais, en 1931, par déception ou par obligation, il retourne sinstaller à Tozeur[28]. Chebbi va alors soccuper de sa famille, de sa mère et de ses trois frères, dont il a désormais la charge[29]. En octobre, il écrit Prières au temple de lamour (1931) alors que naît son premier fils, Mohamed Sadok, le 29 novembre[29]. Lannée suivante, il crée lassociation de lamicale du Jérid et linaugure par une conférence sur lhégire le 7 mai 1932[29]. Ce même été, il part à Aïn Draham avec son frère Lamine Chebbi et tous deux font un passage à Tobrouk (Libye), malgré la douleur ressentie par Abou el Kacem en raison de sa mauvaise santé[4].

Pour Chebbi, 1933 est une année féconde : il écrit Pastorale en février[29]. Durant lété, il se rend successivement à Souk-Ahras (Algérie) puis à Tabarka et y rédige le 16 septembre 1933 La volonté de vivre[30], puis Mes chansons et Sous les branches[29]. En décembre, il compose La chanson de Prométhée[27]. Alors que son second fils Jalal voit le jour, il compose durant le mois de février 1934 Laveu puis Le cœur du poète en mars et son fameux Ela Toghat Al Alaam (إلى طغاة العالم) — en français Aux tyrans du monde[27]en avril. Au printemps, il se repose à El Hamma du Jérid, une oasis à proximité de Tozeur[4].

Mais la maladie continue à peser sur lui[31]. Le 26 août 1934, Chebbi part se soigner à lAriana lon ne parvient pas à identifier sa maladie[31]. Il a encore la force de retrouver ses amis, puisquune photo de lui prise à Hammam Lif peu avant sa mort paraîtra en couverture dAl-âlam al-adabi au mois de décembre suivant[31]. Le 3 octobre, il est admis à lhôpital italien de Tunisactuel hôpital Habib Thameurpour une myocardite et y meurt au matin du 9 octobre, à 4 heures, soit le 1er rajab 1353 du calendrier musulman[4], alors quil est à peine âgé de 25 ans[31].

Œuvre

Langue

La poésie est le genre littéraire le plus répandu en Tunisie[20] et cest dans ce contexte que le classicisme de la poésie tunisienne est bouleversé par Chebbi qui, bien quélevé dans un arabe littéral, apprécie le « parler populaire » tunisien[32]. Il déclare à propos des écrivains tunisiens partisans de larabe classique :

« [Ils] sont prisonniers dun grand nombre de clichés et de contraintes poétiques qui les forcent à imiter les anciens, ils écrivent une langue qui nest pas la leur[33]. »

La particularité linguistique de lœuvre de Chebbi est quil sexprime « dans un langage nouveau, rompant avec une tradition séculaire[20] ».

Thèmes

Portrait de Khalil Gibran en avril 1913

Abderrazak Cheraït pense quAbou el Kacem Chebbi est « le poète romantique par excellence, le révolté »[2]. Avec Chebbi, la poésie tunisienne sinscrit dans une modernité dont les thèmes sont fortement influencés par le romantisme[20] : il représente dailleurs un peu lhéritage tardif du romantisme qui a dominé lEurope de la fin du XVIIIe siècle à la moitié du XIXe siècle[34]. Pour lui, la poésie arabe sest calcinée à des finalités (aghrad) qui lui font perdre de sa fraîcheur[22].

Lord Byron, mort en héros lors de la guerre d'indépendance grecque, la très certainement inspiré pour son poème La volonté de vivre (1933)[35] mais, à la différence des poètes romantiques français tels que Alfred de Vigny, Alfred de Musset, François-René de Chateaubriand, Alphonse de Lamartine ou encore Victor Hugo, Chebbi na pas fait prévaloir le sentiment sur la raison et limagination sur lanalyse critique[35]. Par ailleurs, on peut remarquer une certaine similitude de Chebbi avec Arthur Rimbaud, jusque dans la précocité du génie[35].

Chebbi a également été influencé par lécole libanaise du Mahjar, établie principalement aux États-Unis, dont les principaux poètes sont Khalil Gibran et Ilya Abu Madi[35]. Ses connaissances et son savoir se sont développés grâce au contact avec les milieux universitaires et les artistes du groupe Taht Essour[36],[22]. Le désir de renouvellement poétique de Chebbi doit dès lors se situer dans le contexte socio-culturel de la Tunisie des années 1930 : lémergence dun mouvement didées, comme le désir de réformes de lenseignement, et de concepts culturels tels que légalitarisme, lidentité nationale, le rapport avec lautre, linterprétation et lanalyse du patrimoine, la liberté d'expression ou le syndicalisme[22]. Chebbi reprend ces idées dans ces conférences et son Journal[22] et le long métrage Thalathoun (Trente sorti en 2008) de Fadhel Jaziri témoigne de cette appartenance de Chebbi à ce contexte historique particulier[37].

Toutefois, même si la poésie de Chebbi reste elle-même assez classique sur la formeChebbi garde ainsi la métrique classique[20] —, le fond est dune grande nouveauté pour lépoque[38]. Dans des poèmes comme Ela Toghat Al Alaam , en plein protectorat, il dénonce le colonialisme français, Chebbi fait preuve dhumanisme :

« Il [Chebbi] est [...] le poète de la liberté qui appelle [...] à la rébellion contre les tyrans[2]. »

Son regard novateur motive un « rêve de changement, de reconsidération de la condition humaine, par le combat envers tout ce qui pourrait empêcher lévolution à lhomme »[22].

Prose

La production littéraire de Chebbi ne sarrête pas à la poésie en vers ; ses écrits en prose présentent également un certain intérêt littéraire[39]. Pourtant, lors dune rencontre organisée le 4 avril 2009 à la maison de la culture Ibn-Khaldoun à Tunis, le poète Souf Abid note que les poèmes en prose de Chebbi sont méconnus et que même lui, en tant que chercheur, a eu des difficultés à les trouver. Il souligne cependant que ces poèmes sont au nombre de quinze, quils traitent de différents thèmes et quils ont été écrits entre 1925 et 1930[40].

De plus, lon note que le travail de Chebbi ne sarrête pas à la poésie comme le montre le texte de sa conférence sur Limagination poétique chez les Arabes mais également son Journal , par de courts extraits, il exprime une opinion sur lui-même et sur son travail poétique[39]. Cependant, la part autobiographique y est assez réduite, bien quil y livre un certain nombre dindications sur son caractère, son éducation et ses goûts[41].

Influences

Chebbi reste jusquau XXIe siècle lun des poètes arabes les plus lus par les arabophones[42]. Il est, dans le monde arabe, le poète tunisien le plus connu[43] et il est aussi lun des plus grands poètes arabes du XXe siècle[44].

Dans les années 1930, le monde arabe, totalement sous domination coloniale nest pas inscrit, à quelques exceptions, dans les courants poétiques modernes comme le surréalisme, le futurisme et Dada[38]. Jusquà cette période, il existe un décalage entre la poésie arabe et la poésie occidentale moderne et ce nest que durant les années 1940 que la poésie arabe est totalement imprégné des nouveaux courants poétiques[38]. Durant les années 1970, un mouvement littéraire, Fi ghayr al-amoudi wal-hurr (Poésie autre que classique et libre), est lancé par de jeunes poètes comme Habib Zannad et Tahar Hammami qui se libèrent de la métrique poétique arabe et du vers libre et simprègnent de la poésie libre de Jacques Prévert[26],[45]. Au-delà de ce mouvement, dautres poètes comme Salah Garmadi dans Al-lahma al-hayya (Chair vive, 1970) écrit avec des mots typiquement tunisiens, garde le vers libre et cherche des thèmes davantage universels[43], déstabilisant ainsi une « écriture trop conformiste »[26].

Héritage

Influence littéraire

Buste de Chebbi au lieu-dit Ras El Aïn à Tozeur

Chebbi laisse un total de 132 poèmes et des articles parus dans différentes revues[32] dÉgypte et de Tunisie[9]. Mais il ne parviendra pas, malgré deux tentatives[27], à faire éditer son diwan, recueil de poèmes quil a sélectionnés peu de temps avant sa mort[39] et qui ne sera publié quen 1955[19] au Caire[9]soit 21 ans après sa mort. Traduit dans plusieurs langues, son diwan est réédité à plusieurs reprises[39], notamment à loccasion du 30e anniversaire de sa mort, avec une préface rédigée par son frère Lamine Chebbi[46]. Cette commémoration donne lieu à un festival international qui dure du 24 au 28 février 1966 et au cours duquel Chedli Klibi, alors ministre de la Culture, déclare :

« Cest un témoignage de fidélité que de penser [...] à élargir le cercle des participants de cet anniversaire, pour que ce festival soit à lunisson de la volonté du poète [...] : il a voulu en effet quelle soit à léchelle du monde arabe[46]. »

Un colloque est organisé à loccasion du cinquantenaire de sa mort : Chebbi y est regardé comme étant un « poète mystique, nationaliste, révolutionnaire et philosophe »[47]. Jean Fontaine note néanmoins que, bien que « pas moins de 2 000 livres et 600 articles parlent de lui [...], le lecteur na pas encore à sa disposition ses œuvres complètes. Celles qui ont été publiées par la Maison tunisienne de lédition, à loccasion du cinquantième anniversaire de sa mort en 1984 (deux tomes sans même une pagination continue dans chaque volume), ne le sont pas »[48].

De plus, la reconnaissance du génie de Chebbi est autant marquante que tardive. Si sa santé avait été moins fragile, Chebbi aurait sans doute laissé un héritage beaucoup plus lourd que celui quil a laissé[32]. Najla Arfaoui regrette que Chebbi est « un mortel que la nature na pas favorisé »[32] et résume la capacité de Chebbi à allier maladie et poésie en ces termes :

« Dans sa lutte contre la maladie, [...] la poésie était pour lui lexpression de cet affrontement douloureux[49]. »

Souvenirs

Billet de 30 dinars à leffigie du poète

Le portrait de Chebbi figure sur quatre timbres de La Poste Tunisienne[50] basés sur des dessins de Hatem El Mekki[51],[52], Yosr Jamoussi[53] et Skander Gader[54], ainsi que sur le billet de trente dinars tunisiens[55] émis le 7 novembre 1997[56] par la Banque centrale de Tunisie[57]. Par ailleurs, des rues, des places, le lycée de Kasserine[57] et une salle du palais présidentiel de Carthage portent son nom[58].

Un prix littéraire, créé à son nom par lancien PDG de la Banque de Tunisie, Boubaker Mabrouk, en 1986, récompense chaque année un manuscrit dun auteur tunisien, et, depuis 1994, celui dun auteur arabe en général[59],[60]. En 1953, la collection Autour du monde des éditions Seghers à Paris a publié certains de ses poèmes[57]. On lui consacre par ailleurs régulièrement des thèses universitaires[57]. On trouve également à Tozeur, sa ville natale, de nombreuses traces de Chebbi : son tombeau, transformé ensuite en mausolée, est inauguré le 17 mai 1946[57], un médaillon de bronze est scellé au mur de Bab El Hawa en 1995, une statue de lui est érigée dans la zone touristique en 2000 et son buste est élevé aux environs de Tozeur, en 2002, face à un aigle.

Toujours en 2002, alors que la seconde Intifada touche le Proche-Orient, la chanteuse Latifa Arfaoui décide de mettre en musique le poème Ela Toghat Al Alaam, en faisant clairement allusion au conflit israélo-arabe dans son clip[61]. Enfin, ces deux vers de Chebbi, issus de son poème La volonté de vivre, sont intégrés à la fin de lhymne national Humat Al-Hima :

« Lorsquun jour le peuple veut vivre, force est pour le destin de répondre, force est pour les ténèbres de se dissiper, force est pour les chaînes de se briser[1]. »

Lannée 2009 est celle de la célébration du centenaire de la naissance du poète. Elle est donc jalonnée de tout un programme culturel et littéraire, afin denrichir la vie culturelle tunisienne[62]. Ainsi, lUniversité de Tunis organise le 11 avril une manifestation intellectuelle et culturelle. Des professeurs universitaires y ont abordé plusieurs aspects de la poésie et de la littérature de Chebbi et deux étudiantes y ont fait des lectures poétiques. De plus, des étudiants de lInstitut supérieur des beaux-arts ont exposé, à la maison de la culture Ibn-Rachiq, leurs œuvres picturales sinspirant des poèmes de Chebbi. Les étudiants de lInstitut supérieur de la musique ont en outre présenté des compositions et des chansons, dont le texte était de Chebbi ; la chanteuse Sonia M'Barek a également chanté les meilleurs poèmes du poète[63]. Il est ensuite mis à lhonneur le 9 juillet à l'occasion du Festival international de Carthage, lors dune opérette du nom dAl Sabah Al Jadid, montée par Wahida Saghir Baltaji et mise en scène par Hatem Derbal, et le poète est joué par lacteur Mehdi Ayach[64].

Publications

  • Ô Amour (1924)
  • Tounis al-Jamila (La belle Tunisie, 1925)
  • La guerre (1926)
  • Chakwat Yatim (La complainte de lorphelin, 1926)
  • Le chant du tonnerre (1926)
  • Poésie (1927)
  • Rivière damour (1927)
  • Dhier à aujourdhui (1927)
  • Léclat de la vérité (1927)
  • Limagination poétique chez les Arabes (1929)
  • Cen est trop mon cœur (1929)
  • Ilâ Allah (À Dieu, 1929)
  • Le prophète méconnu (1930)
  • Salawat fi hakel al-Hob (Prières au temple de lamour, 1931)
  • Pastorale (1933)
  • Iradat al-Hayet (La volonté de vivre, 1933)
  • Mes chansons (1933)
  • Sous les branches (1933)
  • La chanson de Prométhée (1933)
  • Laveu (1934)
  • Le cœur du poète (1934)
  • Ela Toghat Al Alaam (Aux tyrans du monde, 1934)
  • Aghani al-Hayat (Les chants de la vie, 1955)
  • Journal (1965[65])
  • Correspondances (1965)

La plupart des poèmes de Chebbi ont été traduits en français par Ameur Ghédira[66]. Lors dun colloque sur le thème de « La traduction de la littérature tunisienne en langues étrangères », Rafiq Ben Ouennes est le seul à émettre un avis favorable sur la traduction quil a examiné[66]. En loccurrence, cette traduction est celle des poèmes de Chebbi qui est, selon Ben Ouennes, la seule à avoir atteint un haut degré de perfection[66].

Références

  1. a et b Abderrazak Cheraït, Abou el Kacem Chebbi, éd. Appolonia, Tunis, 2002, p. 19
  2. a, b et c Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 9
  3. Mohamed Hassen Zouzi-Chebbi indique le 4 février dans La philosophie du poète. Lexemple dun poète tunisien de langue arabe - Abul Qacem Chabbi, éd. LHarmattan, Paris, 2005, p. 14
  4. a, b, c, d, e, f, g, h, i, j, k, l et m (ar) Biographie dAbou el Kacem Chebbi (Khayma)
  5. a, b, c, d, e, f et g Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 23
  6. a, b, c, d, e, f, g, h, i et j Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 32
  7. (fr) « Entretien avec Mr Chedli Klibi : Puiser en nous-mêmes les accents qui forcent les portes de luniversel », La Presse de Tunisie, 28 mars 2006
  8. Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 125
  9. a, b, c, d, e, f et g Mohamed Hassen Zouzi-Chebbi, op. cit., p. 14
  10. a, b, c, d, e et f Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 25
  11. a, b et c Mohamed Hassen Zouzi-Chebbi, op. cit., p. 27
  12. a et b Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 26
  13. a et b Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 94
  14. a et b Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 27
  15. Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 28
  16. a, b, c, d et e Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 29
  17. Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 30
  18. a, b et c Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 95
  19. a, b, c, d, e, f et g Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 31
  20. a, b, c, d et e Tahar Bekri, De la littérature tunisienne et maghrébine et autres textes, éd. LHarmattan, Paris, 1994, p. 15 (ISBN 2738428169)
  21. a, b et c Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 99
  22. a, b, c, d, e, f, g et h (fr) Faouzia Mezzi, « Centenaire de la naissance dAboulkacem Chebbi, le poète de la vie, de la volonté de la vie », La Presse de Tunisie, 18 décembre 2008
  23. Abou el Kacem Chebbi, « Pour un renouveau littéraire », Apollo, n°10, juin 1993
  24. a, b et c Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 127
  25. a et b (fr) Biographie dAbou el Kacem Chebbi (AfkarNet)
  26. a, b et c Tahar Bekri, op. cit., p. 16
  27. a, b, c, d, e et f Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 37
  28. a, b, c, d, e, f et g Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 33
  29. a, b, c, d et e Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 35
  30. Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 48
  31. a, b, c et d Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 38
  32. a, b, c et d Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 39
  33. Abderrazak Cheraït, op. cit., pp. 39-40
  34. Tahar Bekri et Olivier Apert, Marcher sur loubli (entretiens), éd. LHarmattan, Paris, 2000, p. 51 (ISBN 2738491804)
  35. a, b, c et d (fr) Adel Latrech, « Luniversalité de Abou el Kacem Chebbi. Lalchimie du verbe », La Presse de Tunisie, 17 mars 2008
  36. Philippe Di Folco, Le goût de Tunis, éd. Mercure de France, Paris, 2007, p. 90
  37. Chokri Ben Nessir, « Trente : dernier challenge dun provocateur averti », LExpression, 11 décembre 2008
  38. a, b et c Tahar Bekri et Olivier Apert, op. cit., p. 43
  39. a, b, c et d Mohamed Hassen Zouzi-Chebbi, op. cit., p. 15
  40. (fr) « Rencontre, à la maison de la culture Ibn Khaldoun, dans le cadre de la célébration du centenaire de Abou El Kacem Chebbi », Tunis Afrique Presse, 4 avril 2009
  41. Mohamed Hassen Zouzi-Chebbi, op. cit., p. 16
  42. Tahar Bekri et Olivier Apert, op. cit., p. 50
  43. a et b (en) Éric Sellin et Hédi Abdel-Jaouad, « An introduction to Maghrebian literature », Literary Review, hiver 1998, p. 6
  44. (fr) Slaheddine Grichi, « Une fresque pour un poète dexception », La Presse de Tunisie, 9 juillet 2009
  45. (fr) Fantaisie arabe et poésie critique (Guide Tangka)
  46. a et b Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 111
  47. Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 115
  48. Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 40
  49. Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 109
  50. (fr) Liste des timbres représentant Abou el Kacem Chebbi (La Poste Tunisienne)
  51. (fr) Timbre n°768 dessiné par Hatem El Mekki et émis le 20 novembre 1962 (La Poste Tunisienne)
  52. (fr) Timbre n°1241 dessiné par Hatem El Mekki et émis le 9 octobre 1984 à loccasion du cinquantenaire de la mort de Abou el Kacem Chebbi (La Poste Tunisienne)
  53. (fr) Timbre n°1471 dessiné par Yosr Jamoussi et émis le 12 août 1995 (La Poste Tunisienne)
  54. (fr) Timbre n°1841 dessiné par Skander Gader et émis le 24 février 2009 (La Poste Tunisienne)
  55. Driss Abbassi, Entre Bourguiba et Hannibal. Identité tunisienne et histoire depuis lindépendance, éd. Karthala, Paris, 2005, p. 227 (ISBN 2845866402)
  56. (en) Billet de trente dinars représentant Abou el Kacem Chebbi (Collection de billets de banque de Tunisie)
  57. a, b, c, d et e Abderrazak Cheraït, op. cit., p. 117
  58. (fr) Image de la salle Abou el Kacem Chebbi (Présidence de la République tunisienne)
  59. (fr) Hatem Bourial, « Prix littéraires : la reconnaissance des écrivains », La Presse de Tunisie, 8 janvier 2007
  60. (fr) « Des plumes dici et dailleurs », La Presse de Tunisie, 20 mai 2009
  61. (ar) Clip dEla Toghat Al Alaam interprété par Latifa Arfaoui (Latifa OnLine)
  62. (fr) « Préparatifs de la célébration du centenaire de la naissance du poète Abou el Kacem Chebbi », Info Tunisie, 26 janvier 2009
  63. (fr) « Centenaire de la naissance de Chebbi, célébré par lUniversité de Tunis », La Presse de Tunisie, 17 avril 2009
  64. (fr) Mona Yahia, « Carthage rend hommage au poète tunisien Chebbi », Magharebia, 13 juillet 2009
  65. Traduit de larabe par Mongi Chemli et Mohamed Ben Ismaïl, éd. Fondation nationale, Carthage, 1988 (ISBN 9789973911032)
  66. a, b et c (fr) [pdf] Mohamed Salah Ben Amor, « La traduction de la littérature tunisienne en langues étrangères (Beït Al-Hikma : 17 et 18 avril 1998) », Meta, vol. 45, n°3, septembre 2000, pp. 565-567

Bibliographie

Français

  • Abderrazak Cheraït, Abou el Kacem Chebbi, éd. Appolonia, Tunis, 2002 (ISBN 9973827120)
  • Mohamed Hassen Zouzi-Chebbi, La philosophie du poète. Lexemple dun poète tunisien de langue arabe - Abul Qacem Chabbi, éd. LHarmattan, Paris, 2005 (ISBN 9782747592529)

Arabe

  • Abou El Kacem Mohamed Kerrou, Chebbi : sa vie, sa poésie, coll. Livre dAl Horria, éd. Al Horria, Tunis, 2009

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