Arthur Schopenhauer

Arthur Schopenhauer
Arthur Schopenhauer
Philosophe allemand
Époque moderne
Schopenhauer.jpg

Naissance 22 février 1788
à Dantzig
Flag of Prussia (1701).gif Royaume de Prusse
Décès 21 septembre 1860 (à 72 ans)
à Francfort-sur-le-Main
drapeau du Royaume de Prusse en 1803 Royaume de Prusse
École/tradition Kantisme, Idéalisme
Principaux intérêts Métaphysique, cognition, esthétique, morale, religion
Idées remarquables Vouloir-vivre, Monde comme volonté, Monde comme représentation
Œuvres principales Le monde comme volonté et comme représentation
Influencé par Kant, Platon, Hindouisme, Aristote, Goethe, Lucrèce, Locke, Spinoza, Bouddhisme
A influencé Nietzsche, Freud, Jung, Fernando Pessoa, Wittgenstein, Cioran

Arthur Schopenhauer écouter [ˈartʊr ʃoːpʰœnhoːwøʁ] est un philosophe allemand, né le 22 février 1788 à Dantzig en Prusse, mort le 21 septembre 1860 à Francfort-sur-le-Main.

Sommaire

Biographie

Né le 22 février 1788 à Dantzig, Arthur est le fruit du mariage célébré en 1785 entre Johanna Henriette Trosiener, âgée alors de 19 ans, et de Henri Floris Schopenhauer qui en a 38. Avant même sa naissance, ce dernier veut en faire un commerçant, tout comme lui, du fait de l’aisance et de la liberté que la carrière commerciale procure, ainsi que l’exercice qu'elle donne à toutes les facultés intellectuelles. Souhaitant aussi, fort intelligemment, en faire un citoyen du monde, il le prénomme Arthur, ce prénom étant, à quelques nuances près, le même dans toutes les grandes langues européennes.

Dantzig, ul. Św. Ducha (anciennement Heiligegeistgasse) – Maison natale d'Arthur Schopenhauer
Portrait de jeunesse de Schopenhauer.

En 1793, la famille Schopenhauer fuit devant l'occupation prussienne pour s'établir dans la ville libre de Hambourg. Son unique sœur, Adèle, naît neuf ans après lui, en 1797. La même année, Henri Floris Schopenhauer commence à s’occuper de l’éducation de son fils afin qu'il embrasse une carrière commerciale. Selon lui, deux moyens sont requis pour y parvenir : l’étude des langues et les voyages. Ainsi, en 1797, Arthur (9 ans) passe deux ans au Havre chez un correspondant de son père où il étudie la langue française. De retour à Hambourg, il poursuit ses études commerciales, mais ne manque pas une occasion de suivre son père lors de ses déplacements (Hanovre, Cassel, Weimar, Prague, Dresde, Leipzig, Berlin). À la promesse faite par son père d’un voyage en Europe s’il achève sa formation commerciale, Arthur se détourne de sa passion naissante pour les études littéraires. En effet, il aime lire les poètes et s’applique au latin. Le voyage débute en mai 1803 (Arthur a donc 15 ans) et s’achève au mois de septembre 1804. Il séjourne ensuite à Londres (suffisamment longtemps pour apprendre à parler l’anglais couramment), à Paris, dans le Midi de la France, à Lyon, en Savoie, en Suisse, puis finalement en Bavière et en Autriche.

De retour de voyage il devient employé commercial. Son travail lui répugne et l'engagement qu'il a pris vis-à-vis de son père le ronge. Mais son père meurt quelque temps après, le 20 avril 1806, en tombant ou en se jetant (suicide ?) d’un grenier dans le canal situé derrière la maison. À la suite de ce funeste événement, Johanna Schopenhauer, sa mère, vend le fonds de commerce et s'installe à Weimar pour se livrer à ses activités littéraires. Elle tient chez elle un salon de thé auquel Goethe assiste régulièrement. Elle devient même une romancière à succès. Quant à Arthur, il entreprend enfin des études classiques au Gymnasium (Lycée) de Gotha, puis à Weimar chez sa mère, où il rencontre Goethe pour la toute première fois. Ainsi, Schopenhauer devient un étudiant classique original mais déterminé, nourri des poètes grecs et latins.

Après ses études classiques qui l’ont familiarisé avec l’Antiquité, il s’inscrit en 1809 à l’université de Goettingue (Göttingen) où il rencontre Heinrich Reiss. Il a alors 21 ans. Parmi ses professeurs, il compte le philosophe Schulze, anti-dogmatique (contesté par Jonathan Amronson), qui craint de voir dégénérer l’idéalisme transcendantal en idéalisme absolu. Ce premier directeur philosophique lui conseilla d’étudier d’abord Kant, et Platon et d’y joindre ensuite Aristote et Spinoza, ce qui constituait, pour lui, les références du travail philosophique.

Enfin, il achève sa carrière d'étudiant à Berlin, université dans laquelle il passe trois semestres (de 1811 à 1813). Ce qui le pousse à rester dans cette ville est son désir d’entendre Fichte pour lequel il conçoit une admiration a priori, laquelle ne résiste pas à l’épreuve. Ce qui l'a éloigné de Fichte et de sa philosophie, c'est le dogmatisme du fond et le caractère trop « oratoire » de la forme. Le cours de Schleiermacher sur l’histoire de la philosophie au Moyen Âge le laisse relativement indifférent. Mais il se passionne pour les leçons de Boeckh sur Platon, et plus encore pour celles de Wolf (à ne pas confondre avec Christian von Wolff le célèbre Leibnizien) sur Aristophane, et sur Horace, grand poète latin qui devient un de ses auteurs favoris, avec Pétrarque. Sa formation initiale s’achève en 1813. Arthur Schopenhauer a vingt-cinq ans. Il quitte Berlin pour commencer à s’occuper de sa thèse de doctorat, son premier ouvrage important.

En 1813, il soutient donc sa grande thèse dont le titre exact est De la Quadruple Racine du principe de raison suffisante à l'université d'Iéna. La même année, il retrouve Goethe, à Weimar, avec qui il discute des écrits sur la manifestation des couleurs, dont il tirera une théorie. Il rédige, en 1815, son propre essai sur ce thème, Sur la vue et les couleurs, édité en 1816. Il découvre ces années-là la philosophie hindoue, grâce à l'orientaliste Friedrich Majer et la lecture des Upanishads. En 1814, il se brouille avec sa mère et emménage seul à Dresde.

En 1819, il est chargé de cours à l'Université de Berlin où enseigne le philosophe Hegel, qu'il critiquera vigoureusement dans ses ouvrages, philosophe qui occupe alors toute l'attention philosophique dans l'Allemagne du XIXe siècle (il choisit d'ailleurs de faire cours à la même heure que Hegel). Il démissionne au bout de six mois, faute d'étudiants. Il publie pour la première fois en 1819 Le Monde comme Volonté et comme représentation (puis 2e édition en 1844, et 3e en 1859) où il dépasse l'impossibilité kantienne d'accéder à une connaissance de la chose en soi, de voir au-delà du monde phénoménal. Les deux premières éditions sont, hélas, des échecs éditoriaux. Démissionnaire de l'université, il en profite pour voyager et il part pour l'Italie.

Tombe de Schopenhauer au cimetière principal de Francfort.

Il fait une dépression en 1823. En 1825, il arrive à vivre de ses rentes, retourne à Berlin et tente de relancer sa carrière universitaire. Il quitte cette ville en 1831 pour Francfort, puis Mannheim. Il retourne à Francfort en 1833. Il est récompensé en 1839 par la Société royale des sciences de Norvège pour son mémoire Sur la liberté de la volonté humaine, qu'il joint à son essai Sur le Fondement de la morale pour les publier sous le nom de Les Deux Problèmes fondamentaux de l'éthique en 1841. Il publie Parerga et Paralipomena en 1851. C'est seulement vers la fin de sa vie que l'importance considérable de son œuvre est enfin reconnue, et que l'attention des philosophes se détourne presque entièrement de la philosophie hégélienne.

Arthur Schopenhauer, de constitution robuste, voit sa santé commencer à se détériorer en 1860. Il décède d'une crise cardiaque, à la suite d'une pneumonie, en septembre 1860 à l'âge de soixante-douze ans, à Francfort-sur-le-Main, où il est enterré (voir photo). Son chien, un caniche du nom d'Atma, est son seul héritier (!).

Situation de sa philosophie

Sources

Selon ses propres dires, la philosophie de Schopenhauer s'inspire principalement de celles de Platon, d'Emmanuel Kant et des textes sacrés indiens (dont le védanta) que l'Europe venait de découvrir grâce aux traductions d'Anquetil-Duperron.

« Les écrits de Kant, tout autant que les livres sacrés des Hindous et de Platon, ont été, après le spectacle vivant de la nature, mes plus précieux inspirateurs. »[1]

Sa philosophie a également une très forte convergence de points de vue avec la philosophie bouddhiste si bien qu'on l'a considéré, parfois, au dix neuvième siècle comme un « philosophe bouddhiste », bien que le bouddhisme ne fût pas encore véritablement connu en Europe avant les ouvrages et les traductions d’Eugène Burnouf en 1844 et donc seulement bien après l'apparition de l'œuvre maîtresse de Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation.

Position

La philosophie de Schopenhauer est une forme très singulière d'idéalisme athée. Arthur Schopenhauer se réfère à Platon, se place en unique héritier de Kant, et il se démarque ouvertement surtout des post-kantiens de son époque : en effet, dès que l'occasion se présente, il critique férocement non seulement les personnalités– de façon souvent « comique » par l'outrance de ses imprécations et « insultes » – mais aussi et surtout les idées de Fichte, Hegel et Schelling, philosophes qu’il exclut non seulement de la filiation de la philosophie kantienne en arguant de leur incompréhension de celle-ci mais aussi, parfois, purement et simplement, de la philosophie. Ainsi, par exemple, le ressort essentiel de sa critique de Hegel réside notamment dans un désaccord total sur la nature de la raison et aussi sur le refus argumenté de faire de la Raison le substitut d'un Dieu, toute conception de Dieu étant définitivement exclue de toute conception métaphysique de ce qui fait "l'essence intime de l'être et du Monde".

Il préfère la première version de la Critique de la raison pure[2] car il réprouve, entre autres, le « théisme » dont Kant aurait fait preuve lors de ses corrections postérieures à la première édition, sans doute suite à des pressions professorales inconscientes, reflets d'un État soucieux de ne pas remettre en cause l'ordre historique[réf. nécessaire].

« Mais que personne ne se figure connaître la Critique de la raison pure, ni avoir une idée claire de la doctrine de Kant, s'il n'a lu la Critique que dans la seconde édition ou dans les suivantes ; cela est absolument impossible, car il n’a lu qu’un texte tronqué, corrompu, dans une certaine mesure apocryphe. »[3]

Influences

La philosophie de Schopenhauer a eu une influence importante sur de nombreux écrivains, philosophes ou artistes majeurs du XIXe siècle et du XXe siècle : Gustave Flaubert, Octave Mirbeau, Guy de Maupassant, Friedrich Nietzsche, Richard Wagner, Léon Tolstoï, Sigmund Freud, Joaquim Maria Machado de Assis, Emile Zola, Joris-Karl Huysmans, de manière générale le décadentisme, Marcel Proust, Thomas Mann, Hermann Hesse, Fiodor Dostoïevski, Jean-Marie Guyau, Henri Bergson, Ludwig Wittgenstein, André Gide, Emil Cioran, Samuel Beckett ainsi que de nos jours Michel Houellebecq, Clément Rosset ou plus récemment les frères Wachowski qui avouent s'être directement inspirés du philosophe pour leur trilogie Matrix. Sa vision d'un monde absurde (dénué de sens) préfigure également l'existentialisme.

La notion d'inconscient est présente dans son œuvre et sa théorie de la folie engendrée par le trouble de la mémoire est conforme à la théorie freudienne. La lecture du Monde comme Volonté et comme Représentation a suscité l'intérêt de Nietzsche pour la philosophie. Bien qu'il méprisât particulièrement les idées de Schopenhauer sur la compassion, Nietzsche admettait que Schopenhauer était l'un des rares penseurs qu'il respectait, et il lui consacra son essai 'Schopenhauer als Erzieher' (Schopenhauer éducateur, 1874), une de ses quatre Considérations inactuelles.

Les réflexions de Schopenhauer sur la langue ont été une influence majeure pour Ludwig Wittgenstein.

On peut considérer le concept de Volonté comme ressemblant étroitement à des exemples classiques du monisme, tels que ceux proposés par les Upanishads et la philosophie Vedanta. Schopenhauer a également développé des réflexions en accord avec la théorie de l'évolution, avant que Darwin ne publie ses travaux. Par exemple, l'idée que toute vie cherche à se préserver et à engendrer une nouvelle vie, et que les facultés mentales ne sont que des outils pour cette fin. Contrairement à ce que Darwin a découvert cependant, il considérait les espèces comme étant fixes. Son intérêt pour la philosophie orientale a apporté de nouvelles idées en Occident. Son respect pour les droits des animaux - y compris son opposition véhémente à la vivisection - a conduit de nombreux militants modernes des droits des animaux à le découvrir.

Présentation de sa philosophie

Portrait (1815)

Le monde en tant que représentation et d'après le principe de raison

Pour Arthur Schopenhauer, le monde, -ou encore, l'Univers-, est à envisager, d'abord, comme étant une représentation (Vorstellung, la traduction la moins inexacte serait « présentation », ce qui se présente devant) du sujet connaissant, et, toute « représentation » suppose une division originaire et une distinction entre un « sujet » et un « objet » : le sujet est ce qui connaît (c'est-à-dire, ce pour qui et par qui, il y a représentation de quelque chose et donc aussi, du connu ) et qui, par ce fait ou pour cette raison même, ne peut lui-même être connu. Il est à noter que ce « sujet connaissant » ne peut pas être pensé sous la notion de néant d'être qui, chez des philosophes postérieurs comme Martin Heidegger ou Jean Paul Sartre est un concept utilisé pour déterminer davantage l'identité ontologique de ce « sujet » car, pour Heidegger, le da-sein (ce que « par simple commodité », on appelle ici, le « sujet ») se tient toujours déjà dans une ouverture préalable à l'Être, et non à la Volonté qu'il est (selon Schopenhauer) ; (au contraire donc de ce qu'il sera pour Heidegger ou encore pour Sartre) le « néant », chez Schopenhauer, n'est pas envisagé comme la condition de possibilité d'un rapport à un être absolument différent (« différant ») de soi et par excellence à la Volonté qui est, proprement, selon Arthur Schopenhauer, le Soi en soi autre que soi de tout sujet connaissant :

« Ce qui connaît tout le reste, sans être soi-même connu, c'est le sujet. Le sujet est, par suite, le substratum du monde, la condition invariable, toujours sous-entendue, de tout phénomène, de tout objet ; car tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet. Ce sujet, chacun le trouve en soi, en tant du moins qu'il connaît, non en tant qu'il est objet de connaissance.  »

Le Monde comme volonté et comme représentation, § 2.

C'est par une telle « division » originaire du sujet et de l'objet que l'intuition ou la perception d'un objet quelconque est rendue possible comme intuition dans le temps et dans l'espace (conçus comme des « formes de la sensibilité ») conformément au principe de raison qui est, pour Schopenhauer, le seul véritable principe fondamental a priori qui rend ainsi possible toute science et toute connaissance « objective » ; la philosophie étant, quant à elle, la réflexion par l'Intellect de cette apparition à la conscience intuitive et réflexive de ce principe, source de toute la vérité qu'une représentation quelconque peut avoir, par et pour un sujet. Il est à noter ici que, selon Schopenhauer, la réflexion sur le principe de raison suffisante de toute vérité n'est pas indispensable à la science ; Celle-ci, en général, ignore, à la différence de la philosophie, la réflexion sur ce principe mais, par une nécessité inévitable, elle l'utilise et le tient « quasi-aveuglément » pour une évidence :

« Le monde est ma représentation. — Cette proposition est une vérité pour tout être vivant et pensant, bien que, chez l'homme seul, elle arrive à se transformer en connaissance abstraite et réfléchie. Dès qu'il est capable de l'amener à cet état, on peut dire que l'esprit philosophique est né en lui. »

Le Monde comme volonté et comme représentation § 1.

Schopenhauer divise l'analyse de la représentation en deux parties, dont il précise également les liens, dans une théorie de la connaissance assez nettement « empiriste », mais cet empirisme est cependant fortement nuancé par l'a-priorité de certaines conditions de la « connaissance ». Il étudie d'abord « les représentations intuitives » ; celles-ci sont « données » mais cependant « construites » dans l'espace et le temps, en tant que l'espace et le temps sont des formes a priori de la sensibilité ; ces représentations intuitives (les sensations ou même « les affections » (par exemple le plaisir et la douleur, la joie et la tristesse) sont inscrites par l'intellect dans des rapports réglés de « causalité » (causalité qui n'est qu'une des quatre formes du principe de raison), et, dans un deuxième temps, Schopenhauer étudie « les représentations abstraites », (les concepts) qui eux sont les produits de l'activité de la pensée, l'intellect (la « raison ») mais il est préférable d'utiliser le terme d'Intellect pour parler bien plus proprement le lexique de Schopenhauer (car, pour lui, l'intellect et la raison doivent absolument être bien distingués) et ces concepts dépendent toujours, dans leur contenu, de l'expérience.

Il est très important pour bien comprendre Schopenhauer de ne pas se laisser complètement aveugler par sa revendication réitérée d'être l'unique et l'authentique héritier de la philosophie de Kant. En réalité, sa pensée propre est tout aussi profondément marquée par l'influence des trois grands philosophes « empiristes » britanniques ( de J. Locke, Berkeley et de Hume ], mais, assez étrangement, il ne semble pas en avoir toujours eu pleine conscience. La preuve semble en être donnée par les quelques indices suivants : Pour lui « a priori » signifie bien plus souvent « inné » que "transcendantal" au sens proprement kantien et il est également très significatif qu'il n'utilise que très rarement la notion de « catégorie » qui, pour Kant, renvoie aux « concepts purs de l'entendement » c'est-à-dire, aux concepts qui sont les produits de l'activité spontanément synthétique de la pensée sans qu'ils puissent aucunement être ramené (ou réduit) à des « idées » abstraites des sensations. Donc, pour Schopenhauer, la distinction des « représentations intuitives » et des « représentations abstraites » est très proche de la distinction opérée par Hume entre les « impressions » et les « impressions de réflexion » ou « idées » et, comme la plupart des grands philosophes empiristes anglo-saxons du dix-huitième siècle, Schopenhauer manifeste une défiance évidente pour l'abstraction qui, très souvent, est, selon lui, la porte ouverte au psittacisme et à la pensée vide et creuse.

L'intuition

Pour le sujet qui a une représentation, temps et espace sont indissolublement liés (il n'y a pas de temps sans espace, et réciproquement), et ces deux formes de l'intuition sensible permettent de comprendre l'existence de la matière, matière pensée non en tant que substance, mais surtout, en tant qu'activité : la réalité empirique ou matérielle est donc cette activité dont nous avons l'intuition des effets (Wirklichkeit, réalité, de wirken, agir, avoir de l'effet) et cette matière agissante épuise toute la réalité empirique ou "phénoménale" : autrement dit,pour Schopenhauer, dire cela implique qu'il n'y a pas à chercher de « vérité » de la représentation en dehors de la représentation : en la considérant en tant que telle et d'après la forme a priori fondamentale de l'entendement (principe de raison ou causalité) la réalité empirique est telle qu'elle se donne, et nous la connaissons entièrement et uniquement d'après cette forme : l'objet est la forme de la représentation. La représentation n'est donc pas qu'une apparence, elle s'inscrit dans le cadre de la réalité. Mais, bien qu'elle ne soit pas qu'une apparence, la réalité de la représentation ne se distingue du rêve que par sa durée et par les interruptions que nous remarquons de ce rêve lors de notre réveil (cependant, la naissance et la mort peuvent être rapprochées de ces interruptions brutales). Selon l'image de Schopenhauer, la vie éveillée est un livre que l'on lit page par page, le rêve est ce même livre dont on ne feuillette que quelques pages.

[réf. nécessaire]

La connaissance de la représentation passe, dans cette théorie, exclusivement par la sensibilité, dans le temps et l'espace, et cette connaissance est construite par l'entendement qui nous apprend à rapporter chaque effet à une cause (lorsque cette construction est prise en défaut et quand, par exemple, nous rapportons une cause habituelle à un effet qui peut, parfois, avoir une autre cause, alors se produit l'illusion ou bien l’erreur). La causalité (qui est que la forme principale mais qui n'est néanmoins qu'une forme particulière du principe de raison) est ainsi appliquée par Schopenhauer à la représentation d'un sujet, et non (ce qui est très important) à la relation du sujet et de l'objet, puisque cette dernière relation est toujours déjà supposée par cette forme a priori qu'est le principe de raison. Cela exclut donc que le sujet soit lui-même un effet de l'objet ou bien aussi, à l'inverse, que l'objet soit un effet d'un sujet (cette dernière phrase explique pourquoi, il est assez peu pertinent, en fin de compte, de vouloir faire rentrer à toute force la philosophie de Schopenhauer sous l'une de ces deux étiquettes opposées que sont l'« idéalisme » ou le « matérialisme »).

Pour Schopenhauer, nous apprenons donc bien à voir, à toucher, et nous apprenons aussi, par exemple, à connaître notre corps : notre représentation commence par se développer en suivant le principe de causalité, ce qui n'est pas, pour Schopenhauer, un privilège de l'être humain, mais cela caractérise au contraire « l'animalité ». C'est uniquement en s'élevant aux concepts de la raison, c'est-à-dire « aux savoirs » qui organisent les représentations par l'intermédiaire de la raison, que l'homme se distingue des autres animaux et leur est intellectuellement ou « cognitivement » supérieur. Cependant, seule l'intuition (et une intuition particulière, très difficile à définir, une « vie propre » de la réalité, en quelque sorte "une vue exacte des phénomènes") est capable de « supprimer » toute notion de temps et d'espace et aussi, toutes les oppositions conceptuelles « factices ». C'est d'ailleurs la possibilité de la mise en œuvre de cette intuition qui caractérise toutes les « œuvres » du génie proprement humain.

La raison

Par l'usage de la raison, l'homme parvient donc à constituer une science, c'est-à-dire un système organisé de concepts qu'il est possible de communiquer par le langage. La raison humaine est ainsi cette faculté qui nous permet de produire des concepts. Mais, elle n'a pas pour autant la supériorité absolue sur l'intuition sensible. En effet :

- d'une part, la science est impossible sans l'expérience (pour ce qui concerne les sciences a posteriori qui procèdent toujours par induction et qui doivent donc procéder à des expériences qui, elles-mêmes, supposent des hypothèses) ; en ce sens là, la raison n'apporte rien de « décisif » à l'intuition, elle est seulement le pouvoir de produire une représentation de représentation ( définition de ce qu'est un concept) ; mais, de ce fait, il est faux, pour Schopenhauer, de dire que la raison nous amène, contrairement à l'intuition, à une plus grande « certitude » grâce aux raisonnements sur des concepts : tout concept n'est en effet « certain » que dans la mesure où il rejoint, d'une manière ou d'une autre, l'expérience intuitive ;

- d'autre part, l'intuition est, en elle-même, une forme de connaissance (bien que très limitée en extension si on la compare à la raison, car la raison nous permet, elle, de prévoir, de construire des machines complexes, d'organiser les choses et d'agir en commun, etc.) qui se trouve être plus précise que la science dans certains cas, comme l'art, l'action, et même les mathématiques dont la vérité peut-être saisie de manière évidente grâce aux formes a priori de l'espace et du temps (cette intuition « géométrique » étant alors bien supérieure aux laborieuses démonstrations qui certes prouvent et montrent le comment, mais n'expliquent pas le pourquoi). Ainsi, pour Schopenhauer, l'application de la raison à l'art ne revient, le plus souvent, qu'à plaquer des généralités sur un domaine fait de nuances innombrables.

Il est aussi à noter que cette distinction de l'intuition et de la raison est ce qui permet à Schopenhauer d'esquisser une théorie originale du rire et de quelques caractéristiques, spécifiques aux êtres humains, telles que le sont la sottise, la niaiserie, etc. En considérant les dysfonctionnements qui peuvent se rencontrer dans les relations de l'entendement intuitif et de la raison (ainsi, l'application de la raison à l'art fait-elle partie de « la pédanterie comique », catégorie dans laquelle Schopenhauer fait aussi entrer la morale kantienne qui fonctionne par préceptes généraux sans tenir compte du "caractère" des individus) :

  • le rire est provoqué soit par la confusion volontaire de plusieurs objets sous un même concept (ce qui relève de l'esprit) ou soit par la confusion involontaire de deux concepts pour une même chose (bouffonnerie) ;
  • la niaiserie est la difficulté pour la raison de distinguer les différences ou les ressemblances dans l'intuition.

Enfin, cette conception de la raison implique la possibilité de l'erreur dont l'étendue est considérable (l'erreur peut ainsi régner pendant des siècles sur des peuples entiers), contrairement à l'intuition qui nous offre, elle, mis à part quelques cas d'illusions, l'évidence de la représentation de l'objet : l'erreur, comme dans le cas de l'illusion, est une généralisation hâtive de l'effet à la cause, là où il faudrait procéder par une induction plus prudente.

Cette analyse de la représentation au point de vue de la connaissance (de la causalité) étant faite, Schopenhauer va proposer une autre analyse; celle non plus de la représentation mais de la Volonté. La « face interne » et le plus souvent imperceptible de la représentation est, en effet, selon lui, la Volonté, grâce à l'intuition de laquelle nous avons une connaissance aussi immédiate que possible de la réalité : certes « le monde est ma représentation », mais il est aussi surtout, et bien plus fondamentalement, un "subit" par ma volonté de « La Volonté ». Cette idée d'une « face interne » sera ensuite reprise littéralement par Nietzsche, mais elle sera appuyée sur d'autres bases, puisque Nietzsche refusera de supposer une unicité de la Volonté au-delà de la multiplicité inhérente de la représentation et il refusera aussi de placer l'activité essentielle de l'homme en tant que Volonté au-delà de l'expérience phénoménale.

La Volonté, principe fondamental

La réalité au-dedans des phénomènes (la chose en soi) n'est pas, pour Schopenhauer, contrairement à Kant, une chose qui soit absolument inconnaissable : certes l'idée même d'une telle connaissance demeure logiquement contradictoire, car cette idée d'une connaissance de la « chose en soi » signifierait une connaissance indépendante des conditions mêmes de toute connaissance, autrement dit du principe de raison ; Mais malgré cette contradiction inhérente à l'idée d'une connaissance « objective » de la chose en soi, Arthur Schopenhauer voit dans l'intuition de la Volonté l'expression la plus immédiate de la chose en soi, car le sujet qui « connaît » est lui aussi, partiellement au moins, « un objet de connaissance » (quoiqu'il ne puisse jamais, à strictement parler, se connaître lui-même comme connaissant, d'un point de vue « objectif »).

Par l'intuition de la Volonté dans le sujet être humain, nous avons donc l'intuition d'un « phénomène » éternel et inconditionné qui pourtant s'inscrit dans le temps, et c'est cette « incorporation phénoménale » qui nous permet d'entrevoir la forme la plus pure que nous puissions concevoir de la chose en soi : La Volonté, c'est-à-dire la volonté de vivre « dans » le sujet et dont chaque "chose" de ce monde est aussi une expression selon le principe de raison.

Contrairement à Kant (en tout cas, Kant tel que Schopenhauer le comprend), Schopenhauer ne fait pas de la notion de « chose en soi » (de noumène) la Chose dont il pourrait y avoir manifestation (et par conséquent « connaissance » adéquate) en tant qu'objet ou en tant que phénomène : l'objet est seulement pour le sujet, « dans » la représentation et, de ce « fait », la chose en soi n'est liée ni à l'objet ni au sujet, mais elle constitue un terme ou dénominateur dont on ne peut absolument rien dire de « purement objectif » et c'est cela qui permet, selon Schopenhauer, de rejeter à la fois « la philosophie de l'objet » (en particulier le matérialisme qu'il analyse longuement, pour en montrer les contradictions) et « la philosophie du sujet » (c'est-à-dire une conception de l'idéalisme solipsiste), c'est-à-dire aussi toutes les philosophies qui reposent sur l'idée que le « sujet » serait la condition inconditionnée de l'existence de la Réalité ou de la Chose.

[réf. nécessaire](Par cette phrase, il faut comprendre que « sujet » et « objet » sont certes des « corrélats » indissociables mais que, concevoir la Réalité, ou la « chose en soi » comme n'étant qu'un « objet » c'est-à-dire encore, un « phénomène » ou une « représentation » c'est n'en avoir qu'une perception très superficielle)

Du corps à la volonté

La Volonté vient, de cette manière, se loger là où les explications scientifiques ne peuvent et ne pourront jamais parvenir, car confrontées à la chose en soi, ces explications sont inévitablement déficientes : L'existence du monde échappe, en effet, fondamentalement, à la causalité, et la science ne peut plus alors que déceler des qualités a priori occultes (la gravité de Newton par exemple).

Or, pour atteindre le secret de cette « conception » (il serait plus pertinent de dire de l' « intuition de l'être intime du monde »), Arthur Schopenhauer réhabilite l'expérience radicalement singulière du « corps propre » (« corps » représentant l'ensemble des sens), cette expérience que nous ne pouvons en aucun cas nier, et dont il avait d'abord fait abstraction pour pouvoir exposer plus « pédagogiquement » sa théorie de la représentation dans les premières pages du « Monde comme Volonté et comme Représentation ».

Le corps en ce qu'il a d'irréductiblement « intraduisible » par les concepts et le langage est ainsi, selon lui, l'expérience la plus immédiate que nous pouvons saisir, et cette expérience est en liaison directe avec l'expression de la Volonté.

[réf. nécessaire]

(Il va donc de soi que ce corps là n'est pas seulement réductible au corps que peuvent connaître la physique ou la biologie.)

La volonté et les idées

La Volonté est Une, mais d'une unité sans relation au multiple et surtout, au nombre. Elle est immuable et éternelle (Elle ne fait pas partie intégrante de l'espace-temps). N'étant pas en soi déterminée par le principe de raison, elle est sans raison (grundlos), c'est-à-dire inconditionnée et aveugle : Elle ne peut donc faire l'objet d'aucune science ; le « savoir » relatif à cette Volonté c'est proprement, la philosophie, (voir plus haut), et cette Volonté est « connaissable » uniquement par une intuition « introspective » du « sujet » par laquelle ce « sujet », dans le moment même de saisie de son essence, « rentre » et « sort » de soi car son « intimité » la plus radicale et singulière est absolument irréductible à ce que l'on a coutume d'appeler « l'individualité » ou la « personnalité subjective » : le « fait » que la représentation de Soi devienne réfléchie, qu'elle adopte une position de réflexion « méditante » sur elle-même, peut conduire à entrevoir "une intuition du fait d'être" de la Volonté, de la réalité, et cette intuition est « une intuition sans concept » à laquelle les plus grands artistes, quel que soit leur domaine d'expression, ont, presque toujours, essayer de donner « forme et figure » .

[réf. nécessaire]

L'individuation

Schopenhauer explique l'individuation (l'existence spatio-temporelle) de deux points de vue complémentaires. D'une part, l'individuation se produit par la subordination d' êtres de degré inférieur de l'existence à des êtres au degré supérieur de complexité, autrement dit encore, des éléments "physico-chimiques" sont intégrés à des degrés d'organisation plus complexes ; d'autre part, l'individuation suppose la réalisation d'une Idée, autrement dit d'un principe "téléologique" qui, de notre point de vue fini et phénoménal, se répète inlassablement (le même effet suit la même cause aujourd'hui comme il y a deux mille ans) et l'individu, s'il réussit à ne pas prendre conscience de lui-même comme "phénomène", alors, il demeure éternel et n'est en rien affecté par les manifestations phénoménales de la Volonté, aussi nombreuses et diverses soient-elles.

L'intuition échappe à La relation de cause à effet et l'intuition, elle, saisit l'instant dans son éternité.

Cette théorie est assez fortement inspirée des théories de Platon (Idées-lois du devenir) et d'Aristote (engagement de la forme dans la matière).

L'individuation est une expression de la Volonté,une expression toujours déterminée et "localisée en un point et en un temps particuliers; l'individu, de ce fait, et contrairement à la Volonté, n'est pas nécessairement, dans la conscience ou représentation qu'il a de lui-même, une expression aveugle de la Volonté : en l'homme, par exemple, la Volonté se présentant d'une manière déterminée comme une volonté, peut se manifester apparemment d'une manière rationnelle (autrement dit, en suivant une causalité qui peut toujours sembler intelligible) et c'est cela qui peut expliquer « l'illusion du libre-arbitre » car les individus pensent pouvoir se déterminer eux-mêmes à être ce qu'ils veulent, alors que le fait d'être telle volonté déterminée demeure un "fait brut" ou, plus précisément, un processus sur lequel ils n'ont un pouvoir d'agir que très réduit. Les individus croient pouvoir disposer d'un libre arbitre, mais, en réalité ils agissent toujours selon un processus qui est déterminé par la Volonté qui est au plus profond d'eux-mêmes et, ce processus, n'est que représenté par le principe de raison qui est la loi de leur intellect; ainsi chacun des choix que les individus pourront faire sera donc toujours guidé par une forme particulière qu'adopte la Volonté et cette forme particulière ne résulte elle que rarement du choix que les individus se représentent pour s'expliquer intellectuellement leur conduite.

Autrement dit, le choix dans un ordre phénoménal toujours préétabli ne peut exister qu'en apparence.
Le renoncement ou l'émotion esthétique peuvent, toutefois, nous permettre de nous détacher de la Volonté (point qui sera examiné dans une prochaine section).

[réf. nécessaire]

La lutte pour la domination

L'individuation, notamment parce qu'elle comprend "un processus de subordination", fonde une compréhension du Monde dans lequel la volonté s'assume elle-même. La Volonté se trouve, en effet, confrontée à elle-même par l'intermédiaire des unités individuelles, tout en étant toujours une. Cette confrontation permanente est le monde dans lequel nous vivons. Nous autres humains sommes, en effet, en perpétuelle lutte les uns contre les autres, et nous sommes aussi en perpétuelle lutte contre ce qui exprime la Volonté par une espèce vivante autre que la nôtre. C'est cette "lutte pour la vie" qui engendre la souffrance qui ne cesse que momentanément, pour laisser, parfois, la place à l'ennui.

Il est important pour aborder la philosophie de Schopenhauer de bien distinguer le terme Volonté, qui désigne le concept central de la philosophie, de la volonté dont nous pouvons parler tous les jours pour les actions à entreprendre. Le champ de la Volonté schopenhauerienne ne se limite pas au vivant, mais englobe tous les étants qui peuvent avoir lieu dans l'univers.

La Volonté et le temps

Il a souvent été attribué à Schopenhauer l'adoption d'un concept cyclique du temps, mais ce n'est pas tout à fait exact. Il souscrit totalement à la palingénésie, et il rejette la métempsycose sensée être une explication des réincarnations (l'« étant individuel » ne se réincarne pas, et l'instant ne se répète ou réitère pas au sens propre). Il est probable que ce flou conceptuel soit surtout dû au concept de l'Éternel retour qui sera développé bien davantage par son disciple « infidèle » Friedrich Nietzsche, et aussi à la sympathie de Schopenhauer pour le bouddhisme, et aussi à une métaphore du § 54 du Monde comme Volonté et comme Représentation (MVR). Celle-ci présente l'instant comme "le point de contact d'une tangente et d'un cercle qui tourne", mais Schopenhauer dit alors cela dans l'objectif de montrer que le présent n'est qu'un "point immobile", comme l'est un couteau que l'on aiguise sur une meule de pierre. L'infinité du temps selon Schopenhauer est mieux exprimée par la métaphore suivante[4] : « Le temps ressemble […] à un instant irrésistible, et le présent à un écueil, contre lequel le flot se brise, mais sans l'emporter».

De plus, l'idée très fréquente chez Schopenhauer, que les choses se renouvellent et se répètent toujours identiques à elles-mêmes, comme par exemple, les événements de l'histoire, contribue à entretenir cette idée de temps cyclique. En réalité, cette répétition dans la continuité ne provient pas tant de l'adoption d'un concept cyclique du temps par le philosophe, mais bien plutôt de l'aspect itératif de la manifestation de la Volonté, qui se trouve toujours et éternellement confrontée à la durée de ses "objectivations" en perpétuel conflit. Pour Schopenhauer, seul le présent existe[4] : « Avant tout, ce qu'il faut bien comprendre, c'est que la forme propre de la manifestation du vouloir […], c'est l'instant, le présent seul (sans référence au passé et à l'avenir - la notion d'instant est plus appropriée), non l'avenir, ni le passé ; ceux-ci ne doivent pas être appréhendé comme existence mais seulement comme expression de « la Volonté », relativement à une connaissance qui obéit au principe de raison suffisante ».

La Vie

La vie existe par une objectivation de la Volonté, qui par l'individuation, donne les formes vivantes que nous connaissons. Les êtres vivants - productions aveugles de ce processus de spéciation et d'individuation, vivent en permanente lutte les uns contre les autres et ils pâtissent continuellement de la souffrance qu'engendre la vie. La position de Schopenhauer vis-à-vis des théories de l'évolution est assez curieuse, dans la mesure où on y décèle certaines contradictions. Schopenhauer est en effet partisan de la description des phénomènes biologiques que fait Lamarck[réf. nécessaire], mais il n'adhère pas à son hypothèse "transformiste", essentiellement pour des raisons métaphysiques. Comme à son habitude, acerbe et ironique, il met cette « erreur » de Lamarck au compte de l'« état attardé de la métaphysique en France »[réf. nécessaire], ce qui sauvegarde, par ailleurs, toute son admiration pour Lamarck. Le problème vient essentiellement, selon lui, du fait de voir individuellement les êtres vivants comme s'ils étaient des choses en soi, alors que la chose en soi est la Volonté de l'existence sans aucune vue sur l'existence individuelle, elle seule et dans son ensemble. Néanmoins, ses textes sont parsemés de remarques en relation étroite avec la théorie de la vie (« les choses se sont passées exactement comme si une connaissance du genre de vie et de ses conditions extérieures avait précédée la mise en place de cette structure »[réf. nécessaire] ; « la résidence de la proie a déterminé la figure du poursuivant »[réf. nécessaire]). Ceci nous permet de dire, avec Jean Lefranc[réf. nécessaire], que certain de ses textes annoncent le struggle for life du darwinisme. Lors de la publication en 1859, peu avant sa mort, de L'Origine des espèces, Schopenhauer n'y voit qu'une « variation sur la théorie de Lamarck »[réf. nécessaire]. Son idée est alors faite depuis longtemps sur le Lamarckisme et il lui est en effet impossible, compte tenu des connaissances de son temps, de s'accorder avec cette nouvelle théorie de l'évolution. À la lumière des hypothèses actuelles, notamment celles de Richard Dawkins et de Cairns-Smith[réf. nécessaire], certaines contradictions apparentes entre le darwinisme et la Volonté schopenhauerienne pourraient paraître être devenues caduques. Schopenhauer n'aurait eut aucune réserve envers des hypothèses comme l'hypothèse affirmant l'unité du vivant et aussi celle défendant la non-distinction essentielle entre la vie et la matière inerte, ce qui les rendrait alors fortement compatibles.

La Souffrance

Buste de Schopenhauer dans le Frankfurter Wallanlagen

Le comportement des animaux et des hommes, qui sont les objectivations supérieures de la Volonté dans les strates de l'existence, est entièrement régi par la fuite de la souffrance, qui, comme idiosyncrasie, est perçue, in fine, positivement. Les plaisirs ne sont que des illusions fugaces, des apaisements possibles au creux des désirs et des tracas ininterrompus. Ils n’apparaissent jamais qu’en contraste avec un état de souffrance, et ne constituent pas une donnée réellement positive pour les êtres "en mouvement" et désirant. Le plaisir, toujours fugace, peut constituer tout au plus un repos de l’esprit mais il reste un repos éphémère, puisqu'il est sans cesse troublé par l'apparition de nouveaux désirs, lesquels apparaissent en dehors de toute volonté consciente et réfléchie. Parce que tous les êtres subissent « la volonté » d'un ordre phénoménal supérieur, l'inconscience est la vérité commune de l'expérience de tous les êtres qui constituent le monde, et c'est une vérité psychologique et archétypique de la condition humaine.

L’amour

Dans Le Monde comme volonté et comme représentation, on peut lire, au début du chapitre consacré à la métaphysique de l’amour : « Aucun thème ne peut égaler celui-là en intérêt, parce qu’il concerne le bonheur et le malheur de l’espèce, et par suite se rapporte à tous les autres […] »[5].

« Au lieu de s’étonner, écrit Schopenhauer, qu’un philosophe aussi fasse sien pour une fois ce thème constant de tous les poètes, on devrait plutôt se montrer surpris de ce qu’un objet qui joue généralement un rôle si remarquable dans la vie humaine n’ait pour ainsi dire jamais été jusqu’ici pris en considération par les philosophes. »

L’importance de ce thème se comprend si l’on part de ceci que, pour Schopenhauer, la Volonté constitue le fond des choses. Si le monde est l’objectivation de la Volonté, si par lui, elle parvient à la connaissance de ce qu’elle veut, à savoir ce monde lui-même ou, aussi bien, la vie telle qu’elle s’y réalise, on admettra que volonté et vouloir-vivre sont une seule et même chose.

Or, l’amour est ce par quoi la vie apparaît ici-bas. De la vie, l’expérience nous enseigne qu’elle est essentiellement souffrance, violence, désespoir. Cette misère des êtres vivants, misère que la lucidité nous contraint à reconnaître, ne répond à aucun but final : originellement, la Volonté est aveugle, sans repos, sans satisfaction possible.

Certes, la nature poursuit bien, en chaque espèce, un but, qui n’est autre que la conservation de celle-ci. Mais cette conservation, cette perpétuation, ne répond elle-même à aucune fin : chaque génération refera ce qu’a fait la précédente : elle aura faim, se nourrira, se reproduira. « Ainsi va le monde, résume Martial Guéroult, par la faim et par l’amour ».[réf. nécessaire] La seule chose qui règne, c’est le désir inextinguible de vivre à tout prix, l’amour aveugle de l’existence, sans représentation d’une quelconque finalité.

Ainsi, chez Schopenhauer, l’amour se présente d’abord comme cet élan aveugle qui conduit à perpétuer indéfiniment la souffrance en perpétuant indéfiniment l’espèce. L’acte générateur est le foyer du mal. Dans un entretien avec Challemel-Lacour, en 1859, Schopenhauer dit : « L'amour, c’est l’ennemi. Faites-en, si cela vous convient, un luxe et un passe-temps, traitez-le en artiste ; le Génie de l’espèce est un industriel qui ne veut que produire. Il n’a qu’une pensée, pensée positive et sans poésie, c’est la durée du genre humain. ».[réf. nécessaire] Céder à l’amour, c’est développer le malheur, vouer une infinité d’autres êtres à la misère. Ceci explique directement le sentiment de honte et de tristesse qui suit, chez l’espèce humaine, l’acte sexuel. Le thème de l’amour chez Schopenhauer est donc à mettre en rapport avec l’horreur devant la vie : il apparaît d’abord comme un objet d’effroi.

La passion amoureuse et l'inclination sexuelle

La passion amoureuse et l’instinct sexuel, pour Schopenhauer, sont fondamentalement une seule et même chose. À ceux qui sont dominés par cette passion, écrit-il, « Ma conception de l’amour […] apparaîtra trop physique, trop matérielle, si métaphysique et transcendante qu’elle soit au fond »[6].

À l’opposition classique entre l’esprit et le corps, Schopenhauer substitue une opposition entre l’intellect et la volonté. Or, il faut reconnaître, dans la sexualité, une expression du primat du vouloir-vivre sur l’intellect, primat qui implique que « les pensées nettement conscientes ne sont que la surface »[réf. nécessaire], et que nos pensées les plus profondes nous restent en partie obscures, quoiqu’elles soient, en réalité, plus déterminantes, plus fondamentales. Ces pensées profondes sont constituées par la Volonté, et la Volonté, comme vouloir-vivre, donc vouloir-se-reproduire, implique, en son essence, la sexualité.

En affirmant ainsi le caractère obscur pour la conscience des pensées liées à la sexualité, Schopenhauer esquisse une théorie d’un moi non-conscient – même il ne s’agit pas encore d’une théorie de l’inconscient, au sens où l’entendra Freud. C’est à partir de ce fond non-conscient, c’est-à-dire à partir de la sexualité, qu’il faut comprendre l’existence, chez l’être humain, de l’intellect : « du point de vue externe et physiologique, les parties génitales sont la racine, la tête le sommet »[réf. nécessaire].

L’instinct sexuel est l’instinct fondamental, « l’appétit des appétits » : par lui, c’est l’espèce qui s’affirme par l’intermédiaire de l’individu, « il est le désir qui constitue l’être même de l’homme ». « L’instinct sexuel, écrit-il encore, est cause de la guerre et but de la paix : il est le fondement d’action sérieuse, objet de plaisanterie, source inépuisable de mot d’esprit, clé de toutes les allusions, explication de tout signe muet, de toute proposition non formulée, de tout regard furtif […] ; c’est que l’affaire principale de tous les hommes se traite en secret et s’enveloppe ostensiblement de la plus grande ignorance possible ». « L’homme est un instinct sexuel qui a pris corps ».[réf. nécessaire] C’est donc à partir de lui qu’il faut comprendre toute passion amoureuse. Tout amour cache, sous ses manifestations, des plus vulgaires aux plus sublimes, le même vouloir vivre, le même génie de l’espèce.

Pourtant, dira-t-on, n’y a-t-il pas, entre l’instinct sexuel et le sentiment amoureux, une différence essentielle, puisque le premier est susceptible d’être assouvi avec n’importe quel individu, tandis que le second se porte vers un individu en particulier ?

Schopenhauer ne nie aucunement une telle distinction. Il fait même de l’individualisation du choix amoureux l'énigme centrale de la psychologie amoureuse. Le choix des amants est apparemment la caractéristique essentielle de l’amour humain. Cela ne signifie pas, pour autant, qu'on ne peut pas expliquer ce choix par le génie de l’espèce. La préférence individuelle, et même la force de la passion, doivent se comprendre à partir de l’intérêt de l’espèce pour la composition de la génération future. « Toute inclination amoureuse […] n’est […] qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé […], plus individualisé ». « Que tel enfant déterminé soit procréé, voilà le but véritable, quoique ignoré des intéressés, de tout roman d’amour ».[réf. nécessaire] C’est dans l’acte générateur que se manifeste le plus directement, c’est-à-dire sans intervention de la connaissance, le vouloir-vivre.

Or, l’amour, la reproduction, ne sont que ce par quoi le mal, la misère, sont perpétués dans le monde. La passion amoureuse est ainsi, au centre de la tragédie sans cesse réitérée que constitue l’histoire du monde. La tragédie est d’autant plus grande qu’en procréant, l’individu prend obscurément conscience de sa propre mort : il n’est rien, seule compte l’espèce, et l’espèce n’est faite que d’autres individus qui, comme lui, connaissent la souffrance et l’angoisse. Les aspirations des amants, écrit Schopenhauer, « tendent à perpétuer cette détresse et ces misères qui trouveraient bientôt leur terme, s’ils n’y faisaient pas échec comme leurs semblables l’ont fait déjà avant eux ».[réf. nécessaire]

La lucidité, et le sentiment de pitié dont l’homme est susceptible à l’égard des autres êtres vivants, imposent de mettre un terme à ces souffrances, en renonçant à la procréation.

La compassion (« amour pur »)

Arthur Schopenhauer et son caniche par Wilhelm Busch

Précisément, le terme d’amour peut s’entendre, non plus seulement au sens d’instinct sexuel ou de passion amoureuse, mais également au sens de compassion universelle devant l’universelle souffrance dont nous sommes tous témoins, soit en tant qu'agents et en tant que patients. La "pitié", en effet, est la seule vertu morale qui ait véritablement un sens profond au regard de la condition humaine .C’est, davantage encore que dans la pitié, dans la charité qui est, aussi, bien que pas seulement, "amour de l’humanité", que le phénomène moral se manifeste avec le plus de force et de clarté. La "pitié" est alors définie comme un sentiment intérieur entièrement spontané; bien que spontané soit ici quasiment synonyme d'inné, Schopenhauer ne considère en aucune façon que l'être humain soit "par nature" bon ou bienveillant puisque pour lui la "pitié" est une forme d'amour du soi de tout être vivant dont l'égoïsme est l'autre face, contraire, mais tout aussi originelle.

Mais cette affirmation d'une compassion universelle ne va pas sans poser problème : un tel sentiment est-il seulement possible ? « Comment, demande Schopenhauer, une souffrance qui n’est pas mienne, qui ne me touche pas moi , peut-elle devenir à l’instar de la mienne propre, un motif pour moi et m’inciter à agir ? »[réf. nécessaire]

En réalité, le sentiment de pitié s’explique par l’unité de la Volonté, unité qui est au-delà de la multiplicité phénoménale des individus : la Volonté du "moi", en tant justement que Volonté, se reconnait identique à celle d’autrui dans un seul et même être. (Ainsi Schopenhauer n'hésite pas parfois à affirmer ce propos "scandaleux" tellement il semble contre intuitif et même "immoral" de l'identité totale du bourreau et de sa victime)

Mais quelles sont les conséquences pratiques et éthiques de ce sentiment de pitié donc "d’amour pour l’humanité" (mais, tout aussi bien, pour les animaux) ? Autrement dit, que puis-je faire, au juste, face à la souffrance d’autrui ? Au fond, un individu peut difficilement soulager les souffrances d’un autre. Pour Schopenhauer, la participation à la souffrance d’autrui ne trouve son achèvement que dans l’affranchissement de la souffrance du monde par l’abnégation du vouloir-vivre, par la négation concrète de celui-ci dans l’ascétisme, négation qui peut même aboutir à un état de béatitude, c'est-à-dire de "suspension de la souffrance". Pour comprendre vraiment ce que dit Schopenhauer de l'éthique sans contresens il est essentiel de bien saisir que selon lui l'individualité n'est en aucun cas la véritable condition ontologique de l'être humain et que, par suite, cette individualité n'est peut être bien que la plus subtile "illusion" par laquelle "le voile de Maya" de la Volonté nous recouvre en nous laissant accroire que nous sommes des "êtres rationnels"

D’où l’exhortation, chez Schopenhauer, à la restriction des désirs, mais aussi son éloge non contradictoire des plaisirs esthétiques et intellectuels. L'abnégation totale du vouloir-vivre implique certes la négation du corps et donc de la sexualité, qui est "l’expression la plus directe" de la Volonté mais dès lors que ces plaisirs sont affranchis de leur subordination aux services du vouloir-livre, ils n'ont en eux-mêmes plus rien de moralement condamnables. Le refus de perpétuer la souffrance de l’humanité implique ainsi avant tout un refus de la procréation : la "mortification" de la Volonté passe, dès lors, par le célibat, la "chasteté" volontaire. En d’autres termes, la compassion - c'est-à-dire l’amour pour l'humanité -, trouve sa plus haute forme d'accomplissement dans le renoncement à la sexualité reproductrice et au "sentiment amoureux" dès lors que celui ci n'en est que le masque.

La philosophie de Schopenhauer de l'amour conduit donc, d’une part, à l'identification "non réductrice" de l’instinct sexuel et de la passion amoureuse (celle-ci n’étant qu’un instinct sexuel individualisé), et d’autre part, à une opposition radicale entre l’amour-charité et l’amour-passion. La "charité" est pour Schopenhauer en sens distincte de ce qu'elle est pour les chrétiens puisqu'elle peut très bien ne pas coïncider avec ce qu'on appelle trivialement "l'amour de la vie".

L’illusion amoureuse

Schopenhauer est, pourrions-nous dire, le philosophe qui "détruit" en nous toute forme d’espoir, en qualifiant notamment d’« illusions » ce que le sens commun considère lui comme une évidence et un bien. Au nombre de ces illusions, le philosophe range l’amour, dans lequel il voit une « ruse du génie de l’espèce ». La conception de l’amour comme d’un instinct servant exclusivement les intérêts de l’espèce, et, a fortiori ceux du Vouloir, contribue à faire de Schopenhauer, certes un philosophe « pessimiste », mais aussi et surtout un philosophe original.

« Toute inclination amoureuse, en effet, pour éthérées que soient ses allures, prend racine uniquement dans l’instinct sexuel, et n’est même qu’un instinct sexuel plus nettement déterminé, plus spécialisé et, rigoureusement parlant, plus individualisé.»[7]. Il nous faut effectivement comprendre que l’homme, en tant qu’objectivation la plus individualisée du Vouloir, n’aura bien en vue que "ses" propres intérêts, ou, du moins, ce qu’il juge être "ses" intérêts, là où l’animal obéit, lui, aveuglément et d’une manière immédiate, aux intérêts de l’espèce. Mais, loin d’échapper à la « dictature de l’espèce », l'être humain, sans s’en apercevoir, reste pourtant totalement soumis au Vouloir et à sa perpétuation. Et, ce qui permet de concilier à la fois les intérêts particuliers de l’individu et ceux de l’espèce, ce n’est pas autre chose que "le sentiment amoureux". En ce sens, l’amour, la passion, désignent les « instruments » du Vouloir soumettant l’individu à la perpétuation de l’espèce. Lorsqu’un "sentiment amoureux" se fait jour en moi, ce n’est ni plus ni moins que le vouloir-vivre qui s’éveille et qui témoigne, d’une manière déguisée, de son aspiration à se prolonger sous la forme d’une existence individuelle nouvelle. Cette idée ne peut être mieux formulée que par Schopenhauer lui-même : « quand l’individu doit se dépenser et même faire des sacrifices en faveur de la persistance et de la constitution de l’espèce, l’importance de l’objectif ne peut être rendue perceptible à son intellect adapté aux seules fins individuelles, de telle sorte qu’il agisse en conformité avec lui. C’est pourquoi la nature ne peut en l’occurrence atteindre son but qu’en inculquant à l’individu une illusion, grâce à laquelle il regardera comme un bien pour lui-même ce qui n’est tel en fait que pour l’espèce » [8] ; La passion amoureuse est donc une sorte de « voile » cachant à l’individu que ce qu’il pense être ses intérêts personnels sont, en réalité, ceux de l’espèce.

Billet à l’effigie de Schopenhauer émis par la ville de Dantzig (1923). La valeur nominale du billet est de 500 millions de Marks, conséquence de l'hyperinflation.

Il pourrait peut-être, en ce sens, être intéressant de mettre en lumière les origines d'une « ruse de la Volonté » chez Schopenhauer. La ruse, c’est celle d’un Vouloir, véritable essence de l’univers, qui, en vue de seulement perdurer indéfiniment dans l’existence, soumet l’ensemble de ses manifestations à la perpétuation de l’espèce par le biais de l’instinct sexuel. Et c’est parce qu’en l’homme, les intérêts "égoïstes" priment spontanément sur ceux de l’espèce, que le Vouloir usera d’un « stratagème » afin qu’intérêts particuliers et généraux soient illusoirement confondus. Ainsi, nous pouvons étudier "la passion amoureuse" selon deux points de vue : selon la perspective individuelle, les hommes recherchent leur propre plaisir dans la compagnie de l’être aimé ainsi que dans la jouissance sexuelle ; du point de vue plus général de l’espèce, l’amour entre deux êtres désigne le moyen expédient pour le Vouloir de satisfaire sa tendance inconsciente première et essentielle, à savoir la volonté de vivre. C’est ce qui permet à Schopenhauer de parler du "sentiment amoureux" comme d’une véritable « illusion », d’un « instinct »[8], ou encore d’un « masque »[9]. La passion amoureuse n’est donc jamais que "l’effet de surface" d’un vouloir-vivre inconscient qui nous gouverne de part en part et vis-à-vis duquel, nous ne représentons que des "moyens" et en aucun cas "des fins".

Schopenhauer se livre par ailleurs, dans la Métaphysique de l’amour, à une véritable « psychologie des désirs » ; en essayant de montrer dans quelle mesure "les choix" (d’ordre indissociablement physique et psychique) qui nous poussent vers tel être et pas tel autre témoignent de ce vouloir-vivre qui cherche dans autrui, non pas "le meilleur amant", mais "le meilleur reproducteur", Schopenhauer tend à nous révéler que ce qui parle en nous dans pareil cas, ce n’est pas tant "l’esprit" mais "l’instinct". Le Vouloir, comprenons-le bien, ne cherche pas à se re-produire purement et simplement, mais il tend, au fil des générations, à le faire avec "la meilleure constitution possible", bien que cette "meilleure constitution" il n'en ait pas la moindre "représentation". Nous ne sommes pas très loin, ici, d’une théorie "(néo)Darwiniste". Pour comprendre "une inclination particulière pour tel être", Schopenhauer parle de « considérations inconscientes » qui seraient à l’origine du "choix" [10]. Ce que recherche la nature (ou le Vouloir) par l’intermédiaire de nos choix inconscients et pourtant rigoureusement déterminés, ce n’est en fait rien d’autre que son propre "équilibre". Comme le philosophe le dit lui-même, « tandis que les amoureux parlent pathétiquement de l’harmonie de leurs âmes, le fond de l’affaire […] concerne l’être à procréer et sa perfection »[11]. Telle est donc la ruse du génie de l’espèce à laquelle nous sommes tous soumis, nous qui aspirons pourtant consciemment, plus que tout, à l’indéterminisme et à la liberté.

C’est sans aucun doute à la suite de la lecture de la Métaphysique de l’amour[12] que Freud a pu écrire : « d’éminents philosophes peuvent être cités pour (mes) devanciers, avant tout autre le grand penseur Schopenhauer, dont la « volonté » inconsciente équivaut aux instincts psychiques de la psychanalyse. C’est ce même penseur, d’ailleurs, qui, en des paroles d’une inoubliable vigueur, a rappelé aux hommes l’importance toujours sous-estimée de leurs aspirations sexuelles »[13]. Le "sentiment amoureux" n’est pas fondamentalement autre chose que "l’instinct sexuel" en puissance ; et l’instinct sexuel traduit la tendance concrète du Vouloir à se perpétuer dans l’existence. C’est dire que la passion amoureuse désigne cette ruse que le Vouloir exerce sur des êtres dont les intérêts conscients sont "apparemment" uniquement égoïstes. C’est ainsi que je vais me croire libre de rechercher à la fois la compagnie de l’être aimé et la satisfaction engendrée par la jouissance sexuelle, alors qu’en réalité, par une telle attitude, je me constitue en esclave du Vouloir et de son intérêt primordial : sa manifestation phénoménale. Avoir l’illusion de servir "ses intérêts privés", c’est donc, très souvent sinon presque toujours, chercher à assurer la subsistance du Vouloir auquel je suis soumis.

Œuvres

  • Journal de voyage, 1803-1804, chez Mercure de France, collection Le temps retrouvé.
  • De la quadruple racine du principe de raison suffisante (Über die vierfache Wurzel des Satzes vom zureichenden Grunde), 1813, seconde édition, chez Vrin, collection Bibliothèque des Textes Philosophiques - poche.
  • Sur la vue et les couleurs (Über das Sehn und die Farben), 1816, chez Vrin, collection Bibliothèque des Textes Philosophiques
  • Le monde comme volonté et comme représentation (Die Welt als Wille und Vorstellung), 1818/1819, vol.2 1844, trad. A. Burdeau, revue par R. Roos, PUF, 1966. (contient la Critique de la philosophie kantienne et les suppléments)
  • L'Art d'avoir toujours raison (1830-1831), édition Circé
  • De la volonté dans la nature (Über den Willen in der Natur), 1836, éditions PUF, collection Quadrige
  • Les Deux Problèmes fondamentaux de l'éthique : La liberté de la volonté ; Le fondement de la morale (1840/1861), nouvelle traduction: Christian Sommer, Ed.: Folio-Gallimard, 2009, (ISBN 2-07-039422-0) Cette édition comprend, avec ajouts, suppressions, et préfaces de Schopenhauer, les deux mémoires suivants :
    • Sur la liberté de la volonté humaine (Über die Freiheit des menschlichen Willens) (mémoire couronné par la Société Royale des Sciences de Norvège en 1839)
    • Fondement de la morale (Über die Grundlage der Moral) (mémoire présenté à la Société Royale des Sciences du Danemark en 1840, mais non couronné)
  • Parerga et Paralipomena (Parerga und Paralipomena), (1851). Première édition française intégrale, CODA, 2005, (ISBN 2-84967-020-0) ; cette œuvre a d'abord été traduite seulement par parties, par exemple :
    • Aphorismes sur la sagesse dans la vie (Aphorismen zur Lebensweisheit), 1886 - Apologie de l'eudémonologie.
    • En français : Philosophie du Droit et autres essais, Paris, 2006
  • Correspondance complète, éditions Alive, collection Textes philosophiques

Pour familiariser le lecteur novice avec l’œuvre de Schopenhauer, certains chapitres du Monde ou des Parerga font parfois l'objet d'une édition isolée à l'initiative des éditeurs contemporains: Sur le besoin métaphysique de l'humanité, Du néant de la vie, Métaphysique de l'amour sexuel, Du génie, L'art de l'insulte, L'Art d'être heureux, Essai sur les femmes, etc.

Bibliographie critique

  • A. Baillot, Influence de la philosophie de Schopenhauer en France (1860-1900), Étude suivie d'un essai sur les sources françaises de Schopenhauer, Bibliothèque d'histoire de la philosophie, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1927, reed. 2009.
  • Clément Rosset, Schopenhauer, philosophe de l’absurde, Paris, Presses universitaires de France, 1967 (ISBN 2-13-042130-X).
  • Clément Rosset, L’Esthétique de Schopenhauer, Paris, Presses universitaires de France, 1969 (ISBN 2-13-042129-6).
  • René-Pierre Colin, Schopenhauer en France, Un mythe naturaliste, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1979 (ISBN 2-7297-0035-8).
  • Didier Raymond, Schopenhauer, Paris, Seuil, 1979.
  • Alexis Philonenko, Schopenhauer, Paris, Vrin, 1980.
  • Roger-Pol Droit (dir.), Présences de Schopenhauer, Paris, Grasset, 1989.
  • Marie-José Pernin, Schopenhauer, le déchiffrement de l'énigme du monde, Paris, Bordas, 1992.
  • Sandro Barbera, « Schopenhauer, une philosophie du conflit », perspectives germaniques, PUF, Paris, 2004- Ouvrage récent contenant des études à la fois stimulantes et précises sur l'auteur.
  • Théodore Ruyssen, « Schopenhauer », Ouverture Philosophique, Harmattan, Paris, 2004 - Réédition d'un ouvrage ancien qui permet d'avoir une bonne première approche.
  • Christophe Salaün, Apprendre à philosopher avec Schopenhauer, Ellipses, Paris, 2010.
  • Bazaillas Albert, Musique et inconscience, introduction à la psychologie de l'inconscience : De la signification métaphysique de la musique d'après Schopenhauer, Paris, F. Alcan 1908[14].

Notes et références

  1. Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Appendice : « Critique de la philosophie kantienne », p. 521
  2. Le Monde comme Volonté et comme Représentation, 3e édition, édition traduite en français par A. Burdeau (revue et corrigée par Richard Roos), Appendice : « Critique de la philosophie kantienne », p. 544 à 546
  3. Le Monde comme Volonté et comme Représentation, 3e édition, édition traduite en français par A. Burdeau (revue et corrigée par Richard Roos), Appendice : « Critique de la philosophie kantienne », p. 545
  4. a et b Le Monde comme Volonté et comme Représentation, § 54
  5. Réedition Stalker Editeur, 2008, « L'amour sexuel, sa métaphysique »
  6. l'Amour sexuel, sa métaphysique, réédition, Stalker Editeur, 2008, suivi d'une étude sur L'amour et les Philosophes par G. Danville
  7. Métaphysique de l’amour / Métaphysique de la mort, Schopenhauer, Édition 10/18, 1964, p.41
  8. a et b Idem, p.50
  9. Idem, p.54
  10. Idem, p.59
  11. Idem, p.64
  12. Idem, surtout à partir de la p.57
  13. Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1973, p.147
  14. * (Da la signification métaphysique de la musique d'après Schopenhauer) Musique et inconscience, introduction à la psychologie de l'inconscient, Bazaillas Albert, Paris : F. Alcan 1908.

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