- Ekphrasis
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Une ekphrasis[2], au pluriel : ekphraseis[3] (grec ancien εκφραζειν, « expliquer jusqu'au bout »)[4], est une description précise et détaillée. Dans l'Antiquité, le terme désigne toute évocation vivace d'un sujet donné[5]. À l'époque moderne, les manuels regroupant les figures de style restreignent l'ekphrasis aux évocations d'un objet ou d'une œuvre d'art, réelle ou fictive, description souvent enchâssée dans un récit. L'ekphrasis classique peut correspondre sur le plan du style à l'hypotypose (description animée)[réf. nécessaire].
Sommaire
Sens antique et sens moderne
L’ekphrasis antique
La notion d’ekphrasis est évoquée pour la première fois à l'époque de l'empire romain, au cours des premiers siècles de notre ère, par les auteurs de Progumnasmata, des manuels regroupant des exercices de rhétorique ; le plus ancien connu parmi ces auteurs est le Grec Aélius Théon, au Ier siècle, suivi par d'autres comme le Pseudo-Hermogène de Tarsos (IIIe s.), Aphtonios (IVe s.) et Nicolaos (Ve s.)[6]. Pour les auteurs des Progumnasmata, l’ekphrasis désigne « un propos qui fait surgir son sujet de manière vivace sous les yeux de son destinataire[5] ». Aélius Théon indique ainsi : « L’ekphrasis est un discours descriptif qui met sous les yeux de manière vivace le sujet qu'il évoque. Il y a des ekphreseis de personne, de lieux et de moments » (« Ἔκφρασίς ἐστι λόγος περιηγηματικὸς ἐναργῶς ὑπ’ ὄψιν ἄγων τὸ δηλούμενον. Γίνεται δὲ ἔκφρασις προσώπων τε καὶ τόπων καὶ χρόνων », Progumnasmata, chapitre 118, lignes 7 sq.).
Définition moderne
À partir de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, les théoriciens de la littérature, en partie à cause d'une interprétation erronée des textes antiques, donnent au terme ekphrasis le sens d'une description ou d'une représentation verbale d’un objet artistique[7]. Le verbe ekphrazein en effet signifie « exposer en détail ». L'ekphrasis est souvent enchâssé dans le récit, comme une digression.
L'ekphrasis comme description d'une œuvre d'art
Les ekphrasis d'œuvres d'art dans la littérature antique
L’ekphrasis d'une œuvre d'art la plus célèbre reste la description par Homère, dans l’Iliade, du bouclier d'Achille en train d'être forgé par le dieu Héphaïstos. L'arme a en effet été fabriquée à la demande de Thétis, non pas pour protéger son fils Achille, mais « pour que tous soient émerveillés » quand le destin l'atteindra, à Troie où il tombera :
Homère, Iliade, XVIII, le bouclier d'Achille, extraits (v.478-497 et 508-522). Traduction de Leconte de LisleEt il fit d’abord un bouclier grand et solide, aux ornements variés, avec un contour triple et resplendissant et une attache d’argent. Et il mit cinq bandes au bouclier, et il y traça, dans son intelligence, une multitude d’images. Il y représenta la terre et l’Ouranos, et la mer, et l’infatigable Hélios, et l’orbe enflé de Sélènè, et tous les astres dont l’Ouranos est couronné : les Plèiades, les Hyades, la force d’Oriôn, et l’Ourse, qu’on nomme aussi le Chariot qui se tourne sans cesse vers Oriôn, et qui, seule, ne tombe point dans les eaux de l’Okéanos.
Et il fit deux belles cités des hommes. Dans l’une on voyait des noces et des festins solennels. Et les épouses, hors des chambres nuptiales, étaient conduites par la ville, et de toutes parts montait le chant d’hyménée, et les jeunes hommes dansaient en rond, et les flûtes et les kithares résonnaient, et les femmes, debout sous les portiques, admiraient ces choses.
Et les peuples étaient assemblés dans l’agora, une querelle s’étant élevée. [...]
Puis, deux armées, éclatantes d’airain, entouraient l’autre cité. Et les ennemis offraient aux citoyens, ou de détruire la ville, ou de la partager, elle et tout ce qu’elle renfermait. Et ceux-ci n’y consentaient pas, et ils s’armaient secrètement pour une embuscade ; et, sur les murailles veillaient les femmes, les enfants et les vieillards. Mais les hommes 350 marchaient, conduits par Arès et par Athènè, tous deux en or, vêtus d’or, beaux et grands sous leurs armes, comme il était convenable pour des dieux ; car les hommes étaient plus petits. Et, parvenus au lieu commode pour l’embuscade, sur les bords du fleuve où boivent les troupeaux, ils s’y cachaient, couverts de l’airain brillant.Pour Georges Molinié et Michèle Acquien, il s'agit d'un « modèle codé de discours qui décrit une représentation (peinture, motif architectural, sculpture, orfèvrerie, tapisserie). Cette représentation est donc à la fois elle-même objet du monde, un thème à traiter et un traitement artistique déjà opéré, dans un autre système sémiotique ou symbolique que le langage » [8]. Cette conception rejoint l'idée première de l'ekphrasis, et de toute description animée, comme d'une mise en abyme de la réalité où le peintre-narrateur se fait créateur, successeur de Dieu.
Après Homère, les boucliers de héros grecs de la mythologie restent un sujet d'ekphrasis privilégié chez les auteurs de l'Antiquité, comme Hésiode[9] dans son œuvre Le Bouclier d'Hercule, ou Virgile qui décrit le bouclier d'Énée au chant VIII de l’Énéide[10].
L'ekphrasis d'œuvres d'art ou d'architecture forme ainsi, dès l'Antiquité, une catégorie d’ekphrasis à part entière. Dans Leucippé et Clitophon, roman grec d'Achilles Tatius, le narrateur décrit un tableau qu'il a sous les yeux, représentant le mythe du rapt de Philomèle et son viol par Térée[12]. Ce type de description se poursuit durant plusieurs pages comme chez Virgile dans l’Enéide au livre VIII, ainsi que dans l'un des premiers romans latins, le Satyricon de Pétrone, à travers la fresque représentant Troie chez Trimalcion. Les sujets d’ekphrasis varient : à côté des sculptures de boucliers on peut trouver des descriptions de scènes de la guerre de Troie. La pinacothèque des Propylées à Athènes illustre les descriptions de Pausanias[13] ; les fresques du temple de Carthage renvoient aux descriptions de Virgile[14]. Les tapisseries de scènes mythologiques grecques ou latines forment également des sujets privilégiés : c'est le cas de la tapisserie représentant les noces de Thétis et Pélée dans le poème 64 de Catulle, ou du passage des Métamorphoses d'Ovide qui décrit les toiles tissées par Minerve et Arachné lors de leur lutte[15].
La modification du sens du terme « ekphrasis » pour désigner spécifiquement des œuvres d'art vient peut-être de l'auteur grec Philostrate de Lemnos, qui, dans ses Eikones en fait un genre d’écriture à part, s'intéressant à la représentation de toute chose et pas seulement d'une œuvre d'art. Philostrate considère par ailleurs que paroles et images sont complémentaires.
Les ekphrasis d'œuvres d'art à l'époque moderne et contemporaine
À l'époque moderne, la notion d'ekphrasis réapparaît, selon Janice Koelb[16], par l'intermédiaire de deux critiques français, qui, la fin du XIXe siècle, auraient employé le terme pour désigner des descriptions d’art : Édouard Bertrand et Auguste Bougot, dans deux études sur Philostrate, justement. Mais c'est seulement en 1949, avec Leo Spitzer, dans son article sur l’Ode to a Grecian Urn de John Keats, que cette figure est consacrée. Depuis lors, des théoriciens de la littérature comme Michael Riffaterre aux États-Unis, Donald Fowler en Angleterre, Fritz Graf en Allemagne, Anne-Elisabeth Spica en France fondent sur l'ekphrasis une conception générale de la littérature et du verbal comme image de la médiation et non plus simple illusion discursive (ou mimésis), conception héritée du mouvement américain du New Critic.
Le courant littéraire très attaché à l'esthétique plastique dit de l'écriture artiste (représenté en France par Joris-Karl Huysmans, les frères Goncourt, ou le critique Sainte-Beuve) favorise les ekphrasis pour constituer un lien intimiste et d'identification entre les pensées des personnages et leurs environnements domestiques. L'ouvrage faisant référence en cette matière demeure À Rebours de Joris-Karl Huysmans. Ce n'est donc pas un hasard si la mise en abyme de l'acte créatif prend souvent la forme de l'ekphrasis en praticulier chez Proust[réf. nécessaire]. Les auteurs modernes comme Francis Ponge, mais aussi Georges Perec[17] ou Claude Simon ont su redonner vie à cette figure antique, signe d'admiration plastique. Janice Koelb constate[réf. nécessaire] une remarquable continuité de la notion depuis l’Antiquité, au Moyen Âge et à la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle, notamment grâce aux manuels de rhétorique qui traversent quasi intacts ces périodes.
La critique moderne emploie aussi le terme d’ekphrasis en un sens plus large, comme un synonyme de critique d'art, pour désigner un commentaire discursif portant sur une œuvre d'art.
Notes et références
- « Thétis attend dans la forge d'Héphaïstos les armes de son fils Achille », fresque sur plâtre, troisième quart du I er siècle ap. J.-C. Provenance : triclinium de la maison IX, I, 7 à Pompéi. Conservé au Musée national archéologique de Naples.
- donnant la locution ekphrasis ("proclamer, affirmer", ou "donner la parole à un objet inanimé", formé du préfixe intensif ek- et de phrasis, "parole".
- La forme ecphrasis est également attestée.
- Encyclopædia Universalis, Paris, 1992. Voir Agnès Rouveret, article Critique d'art (Antiquité gréco-romaine), dans
- L’ekphrasis est « un propos qui fait surgir son sujet de manière vivace sous les yeux de son destinataire » (« a speech that brings the subject matter vividly before the eyes »), Ruth Web (2009), p.14.
- Webb (2009), p.14.
- Philostrate ou l’ekphrasis versifiée de Hagia Sophia par Paul le Silentiaire) ont en partie contribué au mouvement qui a mené à la définition moderne à mesure que les universitaires de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècles concentraient leur attention sur ce groupe de texte précis qui en sont ensuite venus à représenter la catégorie de l'ekphrasis tout entière. Mais à aucun moment dans l'Antiquité (ni à la période byzantine) l’ekphrasis n'a été confinée à une seule catégorie de sujets, pas plus qu'il n'est possible de ranger tous les textes qui traitent d'images dans la catégorie de l’ekphrasis au sens antique » (« the existence of this intermediate category of ekphraseis (in the ancient sense) of works of art and architecture (like Philostratos' Eikones or Paul the Silentiary's verse ekphrasis of Hagia Sophia) provided part of the impetus towards the modern definition as scholars in the late nineteenth and early twentieth centuries focused attention on this particular group of texts which then came to stand for the whole category of ekphrasis. But at no point in Antiquity (or Byzantium) was ekphrasis confined to a single category of subject matter, nor can every text about images be claimed as ekphrasis in the ancient sense »), Webb (2009), p.3. « L'existence de cette catégorie intermédiaire d’ekphraseis (au sens antique) d'œuvres d'art et d'architecture (comme les Images de
- Georges Molinié et Michèle Acquien, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, pp. 140-142.
- La description du bouclier d'Hercule par Hésiode.
- Énéide, VIII, 626-fin.
- Aert De Gelder, Selbstbildnis als Zeuxis, 1685, Städelsches Kunstinstitut, Francfort.
- Leucippé et Clitophon, Livre V, chapitre 3.
- Pausanias, Periegesis, livre I.
- Virgile, Enéide, livre I.
- Ovide, Métamorphoses, VI, 70-128.
- Palgrave Macmillan, 2006. Janice H. Koelb, Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, New York & Basingstoke,
- Article l'ekphrasis dans l'œuvre de Pérec.
Voir aussi
Articles connexes
Bibliographie
Textes antiques
- (fr) Aélius Théon, Progymnasmata, traduction de Michel Patillon, Paris, Les Belles Lettres, 1997, 353p., (ISBN 2-251-00453-X)
Études savantes
- (fr) Jean-Pierre Aygon, « L’ekphrasis et la notion de description dans la rhétorique antique », Pallas, n°27 (1979), p.3-37.
- (fr) Edouard Bertrand, Un Critique d’art dans l’antiquité : Philostrate et son école, Paris: Thorin, 1881, (ISBN 3-7694-0409-2)
- (fr) Barbara Cassin, L'« ekphrasis » : du mot au mot, dans Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Seuil, Dictionnaires le Robert, 2004 (ISBN 2-02-030730-8).
- (fr) K. Csürös, La fonction de l'ekphrasis dans les longs poèmes, Université de Budapest, Hongrie, 1997, Nouvelle revue du XVIe siècle, (ISSN 0294-1414)
- (fr) V. Eckl, L'Ekphrasis au travers des textes de Cébès de Thèbes, Lucien de Samosate et Philostrate de Lemnos : traductions et interprétations aux XV e, XVI e et XVII e siècles, Rapport de recherche bibliographique, ENSSIB, 2003
- (en) Janice H. Koelb, Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, New York & Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2006. (Voir le compte rendu de l'ouvrage par Christof Schöch : L'ekphrasis comme description de lieux, dans : Acta Fabula, 8.6, 2007.
- (fr) A.-E. Spica, Savoir peindre en littérature. La description dans le roman au XVIIe siècle : Georges et Madeleine de Scudéry, Paris, H. Champion, 2002, (ISBN 2-745-30652-9)
- (en) Leo Spitzer, The Ode on a Grecian Urn, or Content vs Metagrammar, University of Oregon Press, Comparative Literature n°7, 1955, (ISBN 0-271-01329-X)
- (fr) B. Vouilloux, La peinture dans le texte : XVIIIe-XXe siècles, Paris, CNRS éditions, 1995, (ISBN 2-271-05238-6)
- (en) Ruth Webb, Ekphrasis, Imagination and Persuasion in Ancient Rhetorical Theory and Practice, Farnham/Burlington, Ashgate, 2009.
Liens externes
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