- Ecphrasis
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Ekphrasis
L'ekphrasis[1], au pluriel : ekphraseis[2], (grec ancien εκφραζειν, « expliquer jusqu'au bout »)[3], est une description précise et détaillée, animée également, d'un objet d'art, ou artefact. Cette œuvre d'art peut être réelle ou fictive, et sa description est souvent enchâssée dans un récit. L'ekphrasis classique peut correspondre sur le plan du style à l'hypotypose (description animée).
Sommaire
Définition
Il s'agit d'une description ou d'une représentation verbale d’un objet artistique visuel. Le verbe ekphrazein en effet signifie « exposer en détail ». L'ekphrasis est souvent enchâssé dans le récit, comme une digression. Aelius Theon, au premier siècle de notre ère, définit l’ekphrasis comme « un discours qui nous fait faire le tour (periégèmatikos) de ce qu’il montre (to dèloumenon) en le portant sous les yeux avec évidence (enargôs) »[5]. Or, depuis Théon, l' ekphrasis en vient à désigner toute description d'une œuvre d'Art dans un texte, la définition exhaustive que l'orateur grec en donne passant à la notion d'hypotypose.
L'ekphrasis, entre Art et littérature
La plus célèbre reste la description par Homère dans l' Illiade du bouclier d'Achille en train d'être forgé par le dieu Héphaïstos. L'arme a en effet été fabriquée à la demande de Thétis,non pas pour protéger son fils Achille, mais « pour que tous soient émerveillés » quand le destin l'atteindra, à Troie où il tombera :
Et il fit d’abord un bouclier grand et solide, aux 349 ornements variés, avec un contour triple et resplendissant et une attache d’argent. Et il mit cinq bandes au bouclier, et il y traça, dans son intelligence, une multitude d’images. Il y représenta la terre et l’Ouranos, et la mer, et l’infatigable Hélios, et l’orbe enflé de Sélènè, et tous les astres dont l’Ouranos est couronné : les Plèiades, les Hyades, la force d’Oriôn, et l’Ourse, qu’on nomme aussi le Chariot qui se tourne sans cesse vers Oriôn, et qui, seule, ne tombe point dans les eaux de l’Okéanos.
Et il fit deux belles cités des hommes. Dans l’une on voyait des noces et des festins solennels. Et les épouses, hors des chambres nuptiales, étaient conduites par la ville, et de toutes parts montait le chant d’hyménée, et les jeunes hommes dansaient en rond, et les flûtes et les kithares résonnaient, et les femmes, debout sous les portiques, admiraient ces choses.
Et les peuples étaient assemblés dans l’agora, une querelle s’étant élevée. [...]
Puis, deux armées, éclatantes d’airain, entouraient l’autre cité. Et les ennemis offraient aux citoyens, ou de détruire la ville, ou de la partager, elle et tout ce qu’elle renfermait. Et ceux-ci n’y consentaient pas, et ils s’armaient secrètement pour une embuscade ; et, sur les murailles veillaient les femmes, les enfants et les vieillards. Mais les hommes 350 marchaient, conduits par Arès et par Athènè, tous deux en or, vêtus d’or, beaux et grands sous leurs armes, comme il était convenable pour des dieux ; car les hommes étaient plus petits. Et, parvenus au lieu commode pour l’embuscade, sur les bords du fleuve où boivent les troupeaux, ils s’y cachaient, couverts de l’airain brillant.Pour Georges Molinié et Michèle Acquien, il s'agit d'un « modèle codé de discours qui décrit une représentation (peinture, motif architectural, sculpture, orfèvrerie, tapisserie). Cette représentation est donc à la fois elle-même objet du monde, un thème à traiter et un traitement artistique déjà opéré, dans un autre système sémiotique ou symbolique que le langage » [6]. Cette conception rejoint l'idée première de l'ekphrasis, et de toute description animée, comme d'une mise en abime de la réalité où le peintre-narrateur se fait créateur, successeur de Dieu.
Les boucliers de héros grecs de la mythologie sont un sujet d'hypotyposes privilégiées chez les auteurs de l'Antiquité, comme Hésiode[8] dans son œuvre Le Bouclier d'Hercule.
L'ekphrasis devient ainsi, dès l'Antiquité, un genre à part entière. Dans Leucippé et Clitophon, roman grec d'Achilles Tatius, le narrateur décrit un tableau qu'il a sous les yeux représentant le mythe du rapt de Philomèle et son viol par Térée [10]. Ce type de description se poursuit durant plusieurs pages comme chez Virgile dans l' Enéide au livre VIII, ainsi que dans l'un des premiers romans, dans le Satyricon de Pétrone, à travers la fresque représentant Troie chez le personnage de Trimalcion. Les sujets d'ekphrasis varient : à côté des sculptures de boucliers on peut trouver des descriptions des scènes de la guerre de Troie. La pinacothèque des Propylées à Athènes illustre les descriptions de Pausanias [11]; les fresques du temple de Carthage renvoient aux descriptions de Virgile [12]. Tapisseries de scènes mythologiques grecques ou latines forment également des sujets privilégiés : le mythe de Thétis et Pélée se retrouve chez Catulle, dans ses Poèmes [13] alors que le mythe de Minerve et d'Arachné est évoquée par Ovide [14].
Le terme d'« ekphrasis » viendrait du philosophe grec Philostrate qui, à partir de la période hellénistique, dans ses Eikones en fait même un genre d’écriture à part, s'intéressant à la représentation de toute chose et pas seulement d'une œuvre d'Art. Philostrate considère par ailleurs que paroles et images sont complémentaires. Terme néanmoins jamais consacré, la notion d' ekphrasis réapparaît selon Janice Koelb [15] par l'intermédiaire de deux critiques français, qui, la fin du XIXe siècle, auraient employés le terme pour désigner des descriptions d’art : Édouard Bertrand et Auguste Bougot, dans deux études sur Philostrate justement. Mais c'est seulement avec Leo Spitzer, en 1949, avec son article sur l’ Ode to a Grecian Urn de John Keats, que cette figure est consacrée. Depuis des théoriciens de la littérature comme Michael Riffaterre aux États-Unis, Donald Fowler en Angleterre, Fritz Graf en Allemagne, Anne-Elisabeth Spica en France fondent sur l'ekphrasis une conception générale de la littérature et du verbal comme image de la médiation et non plus simple illusion discursive (ou mimésis), conception héritée du mouvement américain du New Critic.
La critique moderne emploie aussi le terme d' ekphrasis comme un synonyme de critique d'art, pour désigner un commentaire discursif formé sur une œuvre d'Art. Dès l'Antiquité, l'ekphrasis est une critique d'un artefact, le premier à expliciter la nature étant Philostrate qui, dans ses Eikones, présente 65 tableaux d'œuvres perdues ou fictives. S'inspirant de ces descriptions minutieuses, de nombreux peintres de la Renaissance ont cherché à reproduire ces tableaux alors que en tout état de cause Philostrate n'a cherché qu'à créer un nouveau genre d'exercice rhétorique : le commentaire d'œuvre artistique et picturale.
Le courant littéraire très attaché à l'esthétique plastique dit de l' écriture artiste (représenté en France par Joris-Karl Huysmans, les frères Goncourt, ou le critique Sainte-Beuve) favorise les ekphrasis pour constituer un lien intimiste et d'identification entre les pensées des personnages et leurs environnements domestiques. L'ouvrage faisant référence en cette matière demeure A Rebours de Joris-Karl Huysmans. Les auteurs modernes comme Francis Ponge mais aussi Georges Pérec [16] ont su redonner vie à cette figure antique, signe d'admiration plastique. Janice Koelb constate une remarquable continuité de la notion depuis l’Antiquité, au Moyen Âge et à la Renaissance jusqu’au XVIIIe siècle, notamment grâce aux manuels de rhétorique qui traversent quasi intacts ces périodes.
L'ekphrasis en formation
L'ekphrasis, figure de style, consiste en une description ou représentation d'un objet ou d'un projet, telle qu'on croit vivre la situation présentée. Pratiquer l'ekphrasis en formation, conseil ou coaching, c'est amener l'autre à concrétiser la représentation qu'il a d'une situation, le faire passer du virtuel au réel concrétisé. La pratique de l'ekphrasis est très efficace au cours de présentations de projet à un public, par exemple, ou dans des écrits professionnels, en référence à la démarche pédagogique d'Isabelle de Montety.[réf. nécessaire]
Références
- ↑ donnant la locution ekphrasis ("proclamer, affirmer", ou "donner la parole à un objet inanimé", formé du préfixe intensif ek- et de phrasis, "parole".
- ↑ La forme ecphrasis est également attestée.
- ↑ Voir Agnès Rouveret, article Critique d'art (Antiquité gréco-romaine), dans Encyclopædia Universalis, Paris, 1992.
- ↑ « Thétis attend dans la forge d'Héphaïstos les armes de son fils Achille », fresque sur plâtre, troisième quart du I er siècle ap. J.-C. Provenance : triclinium de la maison IX, I, 7 à Pompéi. Conservé au Musée national archéologique de Naples.
- ↑ dans ses Progymnasmata, chapitre peri ekphraseôs
- ↑ Georges Molinié et Michèle Acquien, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, pp. 140-142.
- ↑ « Thétis attend dans la forge d'Héphaïstos les armes de son fils Achille », fresque sur plâtre, troisième quart du I er siècle ap. J.-C. Provenance : triclinium de la maison IX, I, 7 à Pompéi. Conservée au Musée national archéologique de Naples.
- ↑ La description du bouclier d'Hercule par Hésiode.
- ↑ Aert De Gelder, Selbstbildnis als Zeuxis, 1685, Städelsches Kunstinstitut, Francfort.
- ↑ Leucippé et Clitophon, Livre V, chapitre 3.
- ↑ Pausanias, Periegesis, livre I.
- ↑ Virgile, Enéide, livre I.
- ↑ Catulle, Poèmes, poème 64.
- ↑ Ovide, Métamorphoses, VI.
- ↑ Janice H. Koelb, Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, New York & Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2006.
- ↑ Article l'ekphrasis dans l'œuvre de Pérec.
Notes
Voir aussi
Articles connexes
Liens externes
Bibliographie
- (fr) Aélius Théon, Progymnasmata, traduction de Michel Patillon, Paris, Les Belles Lettres, 1997, 353p., (ISBN 2-251-00453-X)
- (fr) La peinture dans le texte : XVIIIe-XXe siècles de Vouilloux B., Paris, CNRS éditions, 1995, (ISBN 2-271-05238-6)
- (fr) Barbara Cassin, L'« ekphrasis » : du mot au mot, dans Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Seuil, Dictionnaires le Robert, 2004 (ISBN 2-02-030730-8).
- (fr) La fonction de l'ekphrasis dans les longs poèmes de Csürös K., Université de Budapest, Hongrie, 1997, Nouvelle revue du XVIe siècle, (ISSN 0294-1414)
- (en) Janice H. Koelb, Poetics of Description. Imagined Places in European Literature, New York & Basingstoke, Palgrave MacMillan, 2006. (Voir le compte rendu de l'ouvrage par Christof Schöch : L'ekphrasis comme description de lieux, dans : Acta Fabula, 8.6, 2007.
- (fr) Edouard Bertrand, Un Critique d’art dans l’antiquité : Philostrate et son école, Paris: Thorin, 1881, (ISBN 3-7694-0409-2)
- (en) Leo Spitzer, The Ode on a Grecian Urn, or Content vs Metagrammar, University of Oregon Press, Comparative Literature n°7, 1955, (ISBN 0-271-01329-X)
- (fr) Eckl V. L'Ekphrasis au travers des textes de Cébès de Thèbes, Lucien de Samosate et Philostrate de Lemnos : traductions et interprétations aux XV e, XVI e et XVII e siècles, Rapport de recherche bibliographique, ENSSIB, 2003
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