Hypallage

Hypallage

Lhypallage (substantif féminin) est une figure de style et de rhétorique qui consiste en la construction de mots deux termes sont liés syntaxiquement alors quon sattendrait à voir lun des deux rattaché à un troisième.

L'alliance audacieuse

Sommaire

Étymologie

Du grec ancien ὑπαλλαγήéchange.On trouve le mot comme figure de rhétorique chez lhistorien et rhéteur du Ier siècle avJ.‑C. Denys d'Halicarnasse dans Composition des mots. Cette figure était connue des auteurs latins sous le même vocable.

Lhypallage, si quelques auteurs lui ont autrefois donné le genre masculin, est aujourdhui unanimement rétablie dans le genre féminin.

Définition

Lhypallage est une construction deux termes d'un même nœud syntaxique seraient incompatibles sur le plan sémantique sans l'inversion[1] d'un des deux premiers termes avec un troisième terme in absentia, ou in praesentia dans un second nœud syntaxique. Cest un procédé dune caractérisation non pertinente, qui attribue à un mot ce qui conviendrait logiquement à un autre. Pierre Fontanier ne lui consacre pas de lignes particulières. Sanctius[2] est le premier connu à classer lhypallage parmi les tropes[3].

Hypallage double

Cest une des figures latines par excellence et Virgile se permettait demployer fréquemment cette construction. Celle-ci a lavantage, grâce à la souplesse de la syntaxe du latin, daider souvent à la prosodie et à la métrique. Le vers suivant montre un exemple classique de permutation entre deux paires sémantiques:

« Ibant obscuri sola sub nocte per umbram. » [Ils avançaient, à travers lombre, obscurs dans la nuit solitaire]

ladjectif « solitaire » nest pas tout de suite un caractère adapté à la nuit et lexpression normale aurait été : ils avançaient seuls dans une nuit sombre. Lobscurité profonde qui masque le décor apporte une solitude. La compénétration des sensations a fait mieux sentir sans doute aux lecteurs latins que les personnages sont perdus dans limmense obscurité de la nuit qui les garde dêtre découverts et avec laquelle ils se confondent.

Baudelaire, auteur de facture classique, en montre un exemple de même équilibre[4]:

« Jaspire, volupté divine !
Hymne profond, délicieux !
Tous les sanglots de ta poitrine. »

— Baudelaire, Madrigal triste

la relation « volupté divine » passerait pour conventionnelle si elle navait un répondant avec le moins habituel « hymne profond et délicieux ». Pris isolément, les deux segments appartiennent à la métonymie. Mais, à les voir rapprochés, on lirait plus logiquement : « volupté profonde et délicieuse» et « hymne divin ». Le procédé est sous-tendu par la norme ou la logique en arrière-plan, ce que Michel Ballard nommait la « collocation »[5]

Moins discrets que le précédent petit « blasphème » baudelairien, on note chez des poètes « humoristes » des échanges souriants :

« Un vieil homme en or avec une montre en deuil »

— Jacques Prévert

Exemple tiré de la langue anglaise:

« With rainy walking in the painful field. »

— Shakespeare, Henry V

La traduction dune langue étrangère est souvent complexe à mener à bien. Peut-on sen tenir au littéral : Dune marche pluvieuse sur un champ douloureux ? (en termes rétablis : Dune marche pénible sur une terre détrempée. S. Monod en donne une version[6]: À marcher sous la pluie dans la glèbe besogneuse, le premier segment de lhypallage est effacé mais le second conservé avec le vocable « glèbe » plus relevé, choisi pour mieux se marier avec un adjectif abstrait.)

Hypallage simple

La figure porte sur une seule combinaison, un seul segment de phrase :

« Inter sacra deum nocturnique orgia Bacchi... »

littéralement : au milieu des sacrifices divins et les orgies du nocturne Bacchus.
quon peut rétablir facilement par : orgies nocturnes consacrées à Bacchus.

Jean Racine a employé un procédé similaire, assez proche de la métonymie

« Les habitants de l'orgueilleuse Rome » (au lieu des habitants orgueilleux de Rome).

si linversion des mots simplifie parfois la versification, linversion du sujet peut en même temps amplifier un simple adjectif.

« Comme passe le verre au travers du soleil. »

— Paul Valéry, Intérieur

ce nest plus le soleil qui passe au travers du verre. La transparence des deux substances est marquée par linversion, et la lumière et le verre, lun à travers lautre, se confondent.

Enfin, un exemple d'expression populaire:

« L'équipe marqua le seul but du match sur un coup de pied arrêté. »

on peine à découvrir sans connaître le langage sportif ce qui est réellement « arrêté », puisque le « coup de pied » est lui-même un mouvement; mais il a reçu par concision le qualificatif qui conviendrait au jeu qui a été arrêté pour donner l'occasion d'un coup de pied de pénalité.

Hypallage et métonymie

Lhypallage simple est de loin la plus rencontrée en français. Les Latins avaient déjà constaté que laspect de cette figure se rapprochait dune métonymie particulière : « ... les grammairiens appellent métonymie ce que les rhéteurs appellent hypallage » (Ciceron, De orator, 27,93). En réalité, la métonymie (ou plus généralement la métaphore) est lun des principaux constituants de lhypallage mais si elle a elle-même laspect dune inversion (contenu-contenant, etc.) elle est utilisée dune façon indirecte, détournée, et défie parfois « le degré de tolérance » du lecteur.

« l'odeur de ton sein chaleureux » : il s'agit du sein de l'amante chaleureuse. Dans le même poème, on peut citer "île paresseuse" et "rivages heureux". Les attributions à une partie du corps dun caractère au lieu de la personne, à une chose dun état moral quelle est seulement propre à inciter, sont des synecdoques ou métonymies qui restent tout de même classiques.

« Ôte-moi dun doute, connais-tu bien Don Diègue ? » : cest un raccourci qui facilite dabord lhémistiche et qui est issu dun simple changement de point de vue : « sortir soi dun état de doute » pour « ôter le doute de soi ». Cet usage de linversion nest pas exceptionnel dans la langue comme lexemple suivant :

« Rendre quelquun à la vie. » : locution qui est déjà exprimée par « rendre la vie à quelquun ». Si lune est plus familière, elle nest pas plus naturelle que lautre puisque cette expression est figurée. Dun côté, la vie est une chose quon donne à quelqu'un et, de lautre, elle est ce quune personne reçoit. Lune et lautre qui se comprennent sans distorsion, sont plus proches de la métonymie et ne sont pas typiquement des hypallages dont la caractéristique est de se baser sur des alliances plus audacieuses.

Hypallage et catachrèse

Cest la catachrèse qui rappelle le mieux la singularité des images de lhypallage « in absentia ». Dans les deux figures, les domaines entre les deux choses que lon rapproche se trouvent a priori assez éloignés. Leur distinction ne se fait pas facilement mais on constate que plus lhypallage est elliptique, cest-à-dire que ladjectivation se fait in absentia (le comparé nest pas nommé), plus elle se rapproche de la catachrèse. Mais à l'inverse de cette figure, on doit se souvenir du terme sous-entendu : « un boulot transpirant (Jacques Audiberti); l'absence frétillante [d'un caniche] (Raymond Queneau)[7] ».

« Déchirer la nuit gluante des racines. »

— Jules Laforgue[8]

létrange adjectif « gluante », attribué à la nuit, se rapporte après coup aux racines.

« It was one of those flabby, corpulent midsummer days. »

— William Boyd[9]

.

la transcription ne peut être tout à fait littérale : Cétait une de ces journées molles et corpulentes dété (lourdaudes et molles comme un corps dobèse...).La littérature anglaise utilise depuis longtemps sans contrainte de telles constructions qui sont devenues des constantes de la langue anglo-saxonne.

« ... driver, firemen and guard quenched their smoky thirsts  »

— P. Kavanagh[9]

.

on doit évidemment écarter en français lalliance sibylline : « soifs enfumées » et traduire modestement : « soifs provoquées par les fumées » (altérés par les fumées, ils étanchaient leur soif).

« Le long du vif ruisseau sableux je cueillerai
La menthe, dont l'odeur s'écrase sous les doigts. »

— Francis Jammes, La jeune fille nue

dans le dernier vers, ce nest certes pas lodeur qui peut être écrasée sous les doigts mais la menthe elle-même. On note que cet effet est amorcé par une ellipse hardie : « ...dont lodeur sexhale quand on lécrase...»

« Quel spectacle de voir un flambeau qui se plaint; une torche qui crie; un homme qui s'éteint; une clarté meurtrière; une flamme sanglante... »

— Pierre Le Moyne

.

dans son Histoire de la langue française, F. Brunot avait signalé ces expressions baroques[10] qui décrivaient le martyre des Chrétiens brûlés au cirque par Néron, en rappelant que leur hardiesse avait été vivement critiquée en leur temps. C'est le type dimage qui fait hésiter entre lhypallage et la catachrèse volontaire. On peut, en effet, discerner que le cri, la plainte appartiennent à la victime qui brûle et non au feu lui-même. On peut donc considérer que le martyr a précédemment été assimilé à un objet en flamme et il semble opportun de donner à cette image fixée dans lesprit les caractéristiques de lhumain.

« ...
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres; »

— Paul Valéry, Le Cimetière marin

lombre tremble-t-elle sur le marbre ? comme le dit Morier qui nest pas le seul à donner cette explication : « ...lombre des feuilles, agitées par le vent, remue sur les tombes... Effet doptique dabord. ». Cet effet visuel est celui dune chose en mouvement avec un objet immobile. En quelque sorte, leffet des trains en gare mais qui paraît ici mal ajusté.
Malgré une distanciation calculée, une image doit garder sa précision ou au moins écarter toute ambiguïté. À moins de supposer une quelconque transfiguration poétique mais improbable, labsence presque totale de végétation parmi les tombes de ce cimetière, sinon tout en haut, plus éloigné de la mer et au feuillage limité, peut faire préférer une autre hypothèse. Il existe un autre effet doptique qui peut être invoqué pour ces tombes inondées de lumière: la pierre (tout comme le sol bitumé des routes) tremble sous lair surchauffé de lété par effet de mirage. Et les ombres peuvent être ces habitants ensevelis et très présents dans le poème, dont « largile rouge a bu la blanche espèce »[11].

Notes et références

  1. selon un schéma proche de celui du chiasme
  2. Franciscus Sanctius Brocensis, dit Sanctius, auteur douvrages en latin sur la rhétorique latine au XVIe siècle, dont De arte dicendi (1558).
  3. Quitte ou double sens, p. 239
  4. cité par Georges Molinié, p. 165
  5. M. Ballard, p. 263.
  6. citée par M. Ballard, p. 267
  7. cités in Quitte ou double sens p.241
  8. cité par M. Aquien, Lexique des termes littéraires
  9. a et b cité par M. Ballard
  10. citées in Anthologie de la poésie baroque, Jean Rousset, 1970
  11. La typographie de louvrage de Morier donne dailleurs par erreur le vers avec « ombre » au singulier.

Sources et bibliographie

  • (fr) Paul Bogaards, Ronald Landheer, Johan Rooryck, Paul J. Smith, Quitte ou double sens, 2001 
  • (fr) Michel Ballard, Versus : la version réfléchie, T1, Ophrys, 2004 (ISBN 2-7080-1088-3) 

Bibliographie des figures de style

  • Quintilien (trad. Jean Cousin), De Linstitution oratoire, t. I, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Bude Serie Latine », 1989, 392 p. (ISBN 2-2510-1202-8) .
  • Antoine Fouquelin, La Rhétorique Françoise, Paris, A. Wechel, 1557 .
  • César Chesneau Dumarsais, Des tropes ou Des différents sens dans lesquels on peut prendre un même mot dans une même langue, Impr. de Delalain, 1816, 362 p.
    Nouvelle édition augmentée de la Construction oratoire, par labbé Batteux. Disponible en ligne
     
  • Pierre Fontanier, Les figures du discours, Paris, Flammarion, 1977 (ISBN 2-0808-1015-4) [lire en ligne] .
  • Patrick Bacry, Les figures de style : et autres procédés stylistiques, Paris, Belin, coll. « Collection Sujets », 1992, 335 p. (ISBN 2-7011-1393-8) .
  • Bernard Dupriez, Gradus,les procédés littéraires, Paris, 10/18, coll. « Domaine français », 2003, 540 p. (ISBN 2-2640-3709-1) .
  • Catherine Fromilhague, Les figures de style, Paris, Armand Colin, coll. « 128 Lettres », 2007 (ISBN 978-2-2003-5236-3) .
  • Georges Molinié et Michèle Aquien, Dictionnaire de rhétorique et de poétique, Paris, LGF - Livre de Poche, coll. « Encyclopédies daujourdhui », 1996, 350 p. (ISBN 2-2531-3017-6) .
  • Henri Morier, Dictionnaire de poétique et de rhétorique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Grands Dictionnaires », 1998 (ISBN 2-1304-9310-6) .
  • Michel Pougeoise, Dictionnaire de rhétorique, Paris, Armand Colin, 2001, 16 × 24 cm, 228 p. (ISBN 978-2-2002-5239-7) .
  • Olivier Reboul, Introduction à la rhétorique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Premier cycle », 1991, 15 cm × 22 cm, 256 p. (ISBN 2-1304-3917-9) .
  • Van Gorp, Dirk Delabastita, Georges Legros, Rainier Grutman et al., Dictionnaire des termes littéraires, Hendrik, Honoré Champion, 2005, 533 p. (ISBN 978-2-7453-1325-6) .
  • Nicole Ricalens-Pourchot, Dictionnaire des figures de style, Paris, Armand Colin, 2003, 218 p. (ISBN 2-200-26457-7) .



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