- Viriculture
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Eugénisme
L’eugénisme peut être désigné comme l’ensemble des méthodes et pratiques visant à améliorer le patrimoine génétique de l’espèce humaine. Il peut être le fruit d’une politique délibérément menée par un État et contraire à la dignité humaine. Il peut aussi être le résultat collectif d’une somme de décisions individuelles convergentes prises par les futurs parents, dans une société où primerait la recherche de l’ « enfant parfait », ou du moins indemne de nombreuses affections graves[1].
Ce souhait, qui existe depuis l'antiquité peut se traduire par une politique volontariste d'éradication des caractères jugés handicapants ou de favoriser des caractères jugés bénéfiques.
On peut distinguer l'eugénisme de la préoccupation d'assurer à ses enfants le « meilleur » co-reproducteur (quoique « meilleur » puisse signifier : taille des cornes, couleurs des plumes, ou étendue du patrimoine ou de la culture, etc.), ainsi que de la pratique qui consiste à favoriser le plus prometteur de ses enfants. Ces stratégies ne se préoccupent pas du devenir de l'espèce humaine, mais seulement de l'avenir de ses propres enfants ou de sa famille.
L'eugénisme pose de sérieuses questions éthiques car il implique une sélection portant nécessairement une part de subjectivité et une part de contrainte, ne serait-ce qu'envers les embryons écartés, ou à l'égard des individus incités à se reproduire, voire à se reproduire avec telle personne et nulle autre.
L'histoire du XXe siècle a fourni des exemples de graves dérives morales associées aux politiques eugéniques.
Dans la période contemporaine, les progrès du génie génétique et le développement des techniques de procréation médicale assistée ont ouvert de nouvelles possibilités médicales (diagnostic prénatal, diagnostic préimplantatoire...) qui ont nourri les débats concernant la convergence des techniques bio-médicales et des pratiques sélectives.
Sommaire
Les origines de l’eugénisme galtonien
L'étymologie du mot « eugénisme » est grecque : "eu" (« bien ») et "gennân"(« engendrer »), ce qui signifie littéralement « bien naître ». Ce néologisme a été utilisé pour la première fois en 1883 par le britannique Francis Galton, cousin de Charles Darwin par le biais d'Erasmus Darwin. La préoccupation de Galton pour l’amélioration de l’espèce humaine précède néanmoins largement l’invention de ce terme. À la fin des années 1850, la lecture de L'Origine des espèces de son cousin Charles Darwin renforce sa conviction sélectionniste. En 1869, dans Hereditary Genius, une étude consacrée au génie des grands hommes britanniques, il conclut à son caractère héréditaire[2]. Il lui paraît alors nécessaire de maintenir les lignées des grands hommes de la nation par une organisation rationnelle des mariages, une discipline qu’il désigne sous le nom de « viriculture ». En 1883, Galton publie Inquiries into human faculty and its development : la viriculture y devient l’eugénisme que Galton considère comme la « science de l’amélioration des lignées » et qu’il entend appliquer aux êtres humains sur le modèle de l’élevage sélectif des animaux.
L’obsession de la dégénérescence
Pour le philosophe Jean-Paul Thomas, « l’eugénisme [...] est habité par l’obsession de la décadence »[3]. Dans le contexte de la Révolution industrielle, qui initie un mouvement d’urbanisation et de prolétarisation de la population la plus pauvre, la prolifération désordonnée des classes laborieuses constitue un motif d’inquiétude profond pour les élites victoriennes[4]. Les maux sociaux et sanitaires (tuberculose, syphilis, alcoolisme...) qui se multiplient dans le Royaume apparaissent comme autant de manifestations de la contamination de l’espèce humaine par les tares congénitales véhiculées par les populations les plus pauvres. Comme l’indique le succès des théories malthusiennes, la différence de fécondité entre classes attire plus particulièrement l’attention des scientifiques britanniques. Galton n’échappe pas à la règle. A terme, les individus les plus pauvres, conçus comme naturellement inférieurs, lui semblent devoir irrémédiablement submerger les représentants des classes sociales aisées qui cumulent les caractéristiques physiques, intellectuelles et morales les plus hautes.
La mixophobie sociale
Pour Galton, les classes sociales possèdent des qualités propres, transmises héréditairement. La préservation des qualités des familles de bonne lignée nécessite d’éviter le mélange des sangs qui ne peut conduire qu’à la disparition des caractères les plus hauts de la race humaine. Cette représentation du monde, qui préexiste à ses travaux « eugéniques », le conduit à traduire les différences sociales sur un strict plan biologique. Elle valorise explicitement un modèle d’homme qui correspond précisément au groupe social dont Galton est issu : l’élite de la société britannique correspond pour lui aux professions libérales, aux vieilles familles de l’aristocratie terrienne et aux hommes de science. Les nouvelles fortunes, bâties sur l’industrie et le commerce, ne trouvent pas grâce à ses yeux[5]. Sur le plan politique, l’eugénisme galtonien apparaît ainsi comme une théorie défensive qui vise à protéger un groupe social défini contre une menace largement fantasmée. Sous couvert d’une apparente scientificité, elle revient en effet à préserver le maintien de l’ordre social en exigeant une stricte limitation des unions entre les individus d’origines sociales différentes[6].
La civilisation contre la sélection naturelle
Les eugénistes trouvent dans la lecture de L'Origine des espèces de Darwin, et dans le déplacement de ses conclusions à l’espèce humaine, une clé explicative de leur hantise de la décadence. De leur point de vue, la civilisation, en enrayant les mécanismes de la sélection naturelle, court à sa perte. Les dispositifs sociaux de protection des plus pauvres, des malades et des plus faibles en général constituent la première de leurs cibles. Pour Clémence Royer, la première traductrice de Charles Darwin en France, la charité chrétienne puis les valeurs de solidarité développées avec les idées démocratiques ne peuvent que mener à la dégénérescence de la race humaine[7].
Galton partage largement les positions de Royer. Comme nombre de ses confrères eugénistes après lui, il s’est converti, après la lecture de l’ouvrage phare de son cousin, à un antichristianisme farouche. Sur le plan politique, s’il n’embrasse pas explicitement le credo de l’anthropologue français Vacher de Lapouge qui entendait substituer à la formule révolutionnaire « Liberté, égalité, fraternité » celle de « Déterminisme, Inégalité, Sélection »[8], il s’oppose aux principes de l’égalité naturelle et donc politique des hommes[9].
La science et la religion du progrès
Malgré la menace de la dégénérescence, l’eugéniste reste pénétré par un optimisme sans faille, pourvu que l’homme daigne se laisser guider par les principes de la science. Le salut de la civilisation occidentale passe par la soumission du politique aux principes scientifiques. Galton place ainsi tous ses espoirs dans le pouvoir illimité de la science, présentée comme un substitut à la religion traditionnelle[10]. Vacher de Lapouge résume cette idée, centrale chez les eugénistes, quand il affirme que « c’est la science qui nous donnera […] la religion nouvelle, la morale nouvelle, et la politique nouvelle »[11]. Si les règles sociales sont venues parasiter le processus de sélection naturelle, il faut donc pour les eugénistes exercer, en lieu et place de la nature, les mesures sélectives indispensables à l’évolution de l’espèce humaine.
Le paradigme héréditariste
L’eugénisme s’appuie, avec la génétique balbutiante, sur la croyance que les capacités et les aptitudes humaines sont déterminées par des caractères biologiques transmissibles. A l’époque de la première formulation des théories eugénistes de Galton, les travaux de Gregor Mendel ne sont pas encore connus de la communauté scientifique. La connaissance des lois de l’hérédité n’est basée que sur l’expérience des agriculteurs dans la sélection de leurs variétés animales et végétales. Toute l’ambition de Galton est de montrer le caractère héréditaire des « capacités naturelles » de l’homme et d’en comprendre le mécanisme de transmission dans le but avoué de découvrir les moyens d’améliorer la « race humaine » sur le modèle de l’élevage animal. Dès 1869, il lui paraît ainsi « tout à fait possible de produire une race humaine surdouée par des mariages judicieux pendant plusieurs générations consécutives »[12].
Souhaitant découvrir les lois de l’hérédité qui seules pourraient lui permettre de donner une base scientifique à son projet d’amélioration de l’espèce, il adopte une méthode statistique, inédite à l’époque dans le domaine de la biologie, en s’appuyant sur la loi normale gaussienne, dont la densité de distribution dessine une courbe en cloche[13]. Il applique la distribution normale à l’étude des populations, comme l’avait fait peu avant lui le Belge Adolphe Quételet. Il mesure ainsi les variations par rapport à la moyenne de différents éléments d’une population de pois de senteur et de leur génération suivante, et commence à collecter des données sur la taille et le poids de la population britannique.
Le plus important réside dans le présupposé de sa démarche. Galton applique un schéma explicatif très différent de son confrère français. Là où Quételet déduit des régularités statistiques qu’il observe des « causes constantes morales », Galton conclut invariablement à l’origine biologique et héréditaire des phénomènes qu’il étudie[14]. Malgré une méthode innovante, les résultats de Galton furent minces. En 1892, il reconnaît que « le grand problème de l’amélioration de la race humaine n’a pas pour l’instant dépassé le stade de l’intérêt académique »[15].
Entre la science et l'idéologie
Une part du succès de l’eugénisme tient aux liens étroits qu’il entretient avec les principaux courants idéologiques de la fin du XIXe siècle : l' évolutionnisme, qu’il soit libéral-spencérien ou marxiste, le malthusianisme, le darwinisme social ou le racisme trouveront tous à s’articuler à l’eugénisme. Comme l’ensemble de ces idéologies, l’eugénisme tire sa légitimité des rapports qu’il entretient avec la science. L’eugénisme peut ainsi être considéré comme une « idéologie scientifique » au sens que lui donne Georges Canguilhem. Il s’appuie sur une science instituée dont il utilise le prestige pour légitimer un projet politique[16]. L’eugénisme partage avec la science biologique des présupposés héréditaristes et, pour un temps, une même approche statistique des populations. Pour André Pichot, ce rapport n’est cependant pas univoque. Si la science biologique participe à la légitimation de la doctrine eugéniste, cette doctrine renforce en retour le rôle social de la science. Le projet eugéniste participe ainsi à la construction de l’image que la science de la fin du XIXe siècle se fait d’elle-même et qu’elle veut refléter aux yeux du reste de la société : l’eugénisme figure aux côtés de la vaccination ou de l’électricité au nombre des bienfaits que la science entend offrir à l’humanité. La génétique naissante et encore mal assurée y trouve la clé de voûte de son projet de recherche et de sa justification idéologique.
La science
Darwin et l'eugénisme
Avant même la définition du terme « eugénisme », Francis Galton s’est inspiré de la théorie de l’évolution de Charles Darwin dans ses travaux, amenant ce dernier à se prononcer sur la question de la doctrine eugéniste naissante. Dans son ouvrage La Descendance de l'homme et la sélection sexuelle, paru en 1871, Darwin reprend les conclusions de son cousin sur l’hérédité en affirmant qu'il est probable que le « talent » et le « génie » chez l'homme soient héréditaires[17]. Il lui paraît également vraisemblable que les protections sociales vont à l’encontre de la sélection naturelle[18]. Il se refuse cependant à adopter les conclusions politiques de Galton, plaçant l’esprit de fraternité humaine au-dessus des lois scientifiques : « nous ne saurions restreindre notre sympathie, en admettant même que l’inflexible raison nous en fît une loi, sans porter préjudice à la plus noble partie de notre nature », déclare-t-il ainsi dans le même ouvrage[19]. Ce n’est qu’après la mort de son cousin qui intervint en 1882 que Galton commença à appeler « eugénisme » sa philosophie sociale. Le nom de Darwin y resta cependant durablement attaché, à cause de l’implication de sa famille– outre Galton, son fils Leonard Darwin en fut l’un des promoteurs les plus influents au Royaume-Uni – et des principaux défenseurs du darwinisme dans le développement de la doctrine. Les travaux de Galton scellent en effet une union durable entre la science en général, la génétique en particulier, et la doctrine eugéniste[20].
La génétique des populations
Pour André Pichot ou Troy Duster, le succès de l’eugénisme qui s’amplifie au début du XXe siècle est en partie déterminé par des causes internes à l’histoire des sciences, et notamment par la prépondérance de la génétique des populations dans le domaine de la biologie[22].
L’approche de Galton, qui deviendra la biométrie avec l’apport de Karl Pearson, pose en effet les jalons de la génétique des populations qui restera, avec sa variante mendélienne, l’approche dominante en matière de génétique jusqu’à la Seconde guerre mondiale. La génétique des populations se fixe l’objectif de découvrir les lois du modèle darwinien de l’évolution en s’appuyant sur des méthodes statistiques. Ses deux axes de recherche principaux sont l’étude de la fréquence de la version des gènes dans une population (fréquence allélique) et le rôle joué par la sélection naturelle dans cette répartition[23] . En s’appuyant sur la génétique des populations, la théorie de l’évolution connut des développements importants jusqu’à la formulation de la théorie synthétique de l'évolution (ou néo-darwinisme) qui constitue toujours le schéma explicatif dominant.
Eugénisme et génétique des populations, dont les origines sont liées à travers les figures de Galton et Pearson, avaient donc des préoccupations et des méthodes très proches : il s’agissait, grâce au recours à l’étude statistique de grands segments de population, de découvrir les lois régissant l’évolution. Une grande partie des représentants de la génétique des populations de la première moitié du XXe siècle a ainsi exprimé des positions eugénistes, militant même souvent ouvertement dans les principales organisations du mouvement. Le biologiste August Weismann (1834 – 1914), auteur de la théorie du plasma germinatif, était membre de la société d’hygiène raciale allemande[24]. L’américain Charles Davenport, l’un des principaux promoteurs de la théorie mendélienne aux Etats-Unis, fut l’un des leaders de l’eugénisme américain. Les prestigieux biologistes Julian Huxley, John Haldane ou Ronald Fisher, tenu pour le fondateur de la génétique moderne, militèrent quant à eux pour un eugénisme moins dur, que l’on qualifier de « réformiste »[25].
Au-delà du champ de la biologie, l’inventeur Alexander Graham Bell ou Luther Burbank, un influent agronome américain, ont été d’actifs militants eugénistes. En France les plus célèbres des scientifiques eugénistes furent les prix Nobel de médecine Alexis Carrel et Charles Richet.
Convergences idéologiques
Le racisme
Dès l’origine, l’eugénisme de Galton est imprégné du racisme de son promoteur, dont les préjugés initiaux ont été renforcés par le voyage qu’il a mené en Afrique du Sud en 1850[26]. Racisme et eugénisme se mêlent fréquemment dans les argumentaires des eugénistes conservateurs, en particulier lorsqu’ils abordent la question de l’immigration.
Au début du XXe siècle, la « détérioration nationale » est une préoccupation qui se renforce avec la mise en place d’outils statistiques de mesure des conscrits. Sur la base de ces chiffres, on conclut régulièrement à une dégénérescence physique et intellectuelle de la population. On s’inquiète particulièrement des différences de fécondité entre les « races nordiques » et les nouveaux migrants venus de l’est. La peur de la fécondité des classes populaires s’accompagne ainsi régulièrement d’inquiétudes concernant celle des migrants catholiques irlandais et juifs polonais, russes et allemands, qui alimentent un antisémitisme latent[27].
Aux États-Unis la préoccupation est plus forte encore et aboutira à une limitation sévère de l’immigration. Les eugénistes sont à la pointe du combat pour une législation anti-immigration. Pour le célèbre économiste Irving Fisher la focalisation de la société sur les questions migratoires « était une occasion rêvée pour amener les gens à s’intéresser à l’eugénisme »[28].
Situé dans une perspective plus vaste que la simple défense de la pureté de la « race », le projet de nombreux eugénistes était d’améliorer les capacités de l’humanité dans son ensemble. Pour Charles Richet, le prix Nobel français de médecine de 1913, « lorsqu’il s’agira de la race jaune, et, à plus forte raison, de la race noire, pour conserver, et surtout pour augmenter notre puissance mentale, il faudra pratiquer non plus la sélection individuelle comme avec nos frères les blancs, mais la sélection spécifique, en écartant résolument tout mélange avec les races inférieures ». Il faut ainsi qu’une autorité conduise l’ « élimination des races inférieures » puis celle des « anormaux »[29].
Le régime nazi consommera tragiquement les noces du racisme et de l’eugénisme, en s’attaquant avec ses lois de stérilisation aux Noirs nés de l’occupation de la Ruhr par les troupes coloniales françaises en 1923 (un épisode dénoncé comme la Honte noire avant même l’avènement du nazisme) puis en appliquant méthodiquement le programme d’élimination des « races inférieures » aux Juifs et aux Tsiganes.
Dimensions hygiénistes et esthétiques
L’eugénisme s’accorda aussi largement avec le dégoût pour le désordre, la saleté et la matérialité organique qui accompagna le développement des courants hygiénistes dans les sociétés occidentales. L’obsession pour le culte du corps parfait qui s’incarna dans la construction de stéréotypes nationaux virils constitua un des aspects de ce rapport renouvelé au corps. Le nazisme envisagea même de porter ce principe à son extrémité, en réfléchissant à une législation qui conduirait à l’élimination des prisonniers de droit commun les plus laids[30].
Le mouvement eugéniste
Loin de se cantonner à un petit cercle de croyants ou de scientifiques marginaux, la doctrine eugéniste s’est progressivement répandue dans le grand public. Au début du XXe siècle, le mot « eugénisme » devint d’usage courant (on parlait ainsi de « mariage eugénique ») et les manifestations et rassemblements visant à promouvoir la doctrine rencontrèrent de larges échos[31]. Galton lui-même fut anobli en 1909 et reçut en 1910 la très prestigieuse médaille Copley décernée par la Royal Society[32]. Il est le premier organisateur d’un mouvement qui devint rapidement international. En 1912, se tint ainsi à Londres le Ier congrès international d’eugénisme dont le discours d’ouverture fut assuré par l’ancien Premier ministre Arthur Balfour[33].
Principaux débats
Législation ou éducation
Si le principe général de l’eugénisme était fixé -il s’agissait d’améliorer génétiquement l’espèce humaine grâce aux progrès de la science-, de nombreuses questions se posèrent quant à son application concrète. Le mouvement eugénistes hésita, à l’image de Galton, entre deux alternatives : l’intervention de l'État et l’éducation des masses. Galton pensait originellement que le programme eugéniste devait s’appuyer sur la libre volonté des personnes et que seul l’inculcation d’un « mode de pensée » eugéniste pouvait avoir des effets durables[34]. Il s’agissait d’ancrer dans les esprits une nouvelle manière de voir le monde qui devait mettre l’eugéniste au premier rang des préoccupations humaines. Plus tardivement, la position de Galton et celle d’une grande partie des eugénistes conservateurs évolua. L’intervention de l’État, concernant notamment les cas considérés comme les plus graves, devint une de leurs principales revendications. Même ceux qui, se réclamant du darwinisme social, se refusaient à voir l’État intervenir dans la vie sociale et économique estimèrent indispensable de s’écarter sur ce point de la doctrine du « laissez-faire » pour adopter des mesures de « sélection artificielle »[35].
Eugénisme « négatif » et « positif »
Les eugénistes se divisaient aussi sur la question des moyens à mettre en œuvre pour parvenir à leur but. Les partisans d’un « eugénisme négatif » comptaient améliorer l’être humain en éliminant les gènes indésirables de la population : la restriction du mariage, la stérilisation, voire l’élimination physique des individus porteurs des gènes indésirables furent les options défendues par l'« eugénisme négatif ». L'« eugénisme positif » comptait quant à lui améliorer l’espèce en stimulant la reproduction des individus dont le potentiel génétique lui apparaissait comme le plus élevé[36]. Il militait par exemple pour la mise en place d’incitations financières devant favoriser la procréation des classes favorisées ou des individus jugés conformes aux canons physiques et moraux. Les eugénistes réformistes ou marxistes entendaient pour leur part lever les barrières de classes qui empêchaient selon eux les meilleurs éléments de l’humanité de pouvoir unir leur sang[37]. La distinction entre eugénisme positif et négatif est cependant purement heuristique : les deux positions n’étaient nullement exclusives l’une de l’autre et se combinaient le plus souvent.
Eugénisme « classique » et « réformiste »
Loin d’être monolithique, le mouvement eugéniste était secoué de débats récurrents concernant les questions du mariage, du divorce ou de la sexualité. La méconnaissance des règles précises de l’hérédité ouvrait par ailleurs de nombreuses controverses au sein même de la communauté scientifique. Les milieux eugénistes qui partageaient les mêmes préoccupations et souvent les mêmes membres étaient logiquement traversés par les mêmes clivages. De manière schématique, on peut avec Daniel Kevles, distinguer deux familles principales d’eugénistes : les eugénistes « classiques » ou conservateurs qui accordent un rôle prépondérant voire exclusif à l’hérédité dans l’explication des phénomènes sociaux. Sur le plan politique, ils sont favorables au maintien de l’ordre social et sexuel. Les eugénistes « réformistes », appartenant aux milieux progressistes ou socialistes, concilient la recherche d’un horizon révolutionnaire ou la défense de revendications féministes et l’avènement d’un « homme nouveau », conçu sur des bases biologiques.
Au Royaume-Uni
L’eugénisme constitua jusqu’à la Seconde guerre mondiale un élément incontournable du débat politique britannique : Arthur Balfour, Arthur Neville Chamberlain[38] ou Winston Churchill [39] pour ne citer que des Premiers ministres, défendront des points de vue eugénistes.
Karl Pearson, le principal disciple de Galton continua l’œuvre de son mentor, en s’appuyant sur une approche statistique dont il raffina les méthodes pour en faire une discipline à part entière : la biométrie. Sur le plan scientifique, il participa ainsi à l’émergence de la génétique des populations mais fut progressivement marginalisé par le développement de la génétique mendélienne. Si les travaux de son laboratoire furent régulièrement utilisés par les militants eugénistes, il rechigna tout au long de sa carrière à intervenir directement dans le débat public[40].
Il n’adhéra ainsi jamais à la Société pour l’éducation eugéniste (Eugenics education society), créée en 1907 et existant toujours aujourd’hui sous le nom d’Institut Galton (Galton Institute). Elle devint la principale association britannique de promotion de l’eugénisme. Francis Galton ne s’y engagea lui-même qu’après de longues hésitations, devenant en 1908 son président honoraire[41]. La société essaima rapidement sur l’ensemble du territoire britannique et compta même une représentation locale en Australie[42]. Si elle n’atteignit jamais la taille d’une organisation de masse- elle ne compta jamais plus de 1700 adhérents-, elle parvint toutefois à faire entendre sa voix dans le débat public. Sa composition sociale en faisait une organisation fermée mais influente. Majoritairement investie par des scientifiques, des avocats et des notables, elle pouvait se targuer de réunir quelques-uns des noms les plus prestigieux du royaume. De 1911 à 1928, son président fut ainsi le fils de Charles Darwin, Leonard Darwin[34].
Ses modes d’intervention ont été repris par l’ensemble des organisations similaires, aux États-Unis notamment : la publication d’une revue- l’Eugenics review-, de brochures, la réalisation d’un film et l’organisation de congrès qui traitèrent des principales préoccupations du mouvement (l’hérédité, l’hygiène, le mariage et la sexualité)[43]. L’un des effets du mouvement eugéniste fut ainsi paradoxalement de porter sur la place publique des sujets qui en avaient longtemps été exclus par la rigueur morale victorienne. La Société pour l’éducation eugéniste exerça aussi une importante activité de lobbying en organisant des délégations auprès du Parlement du Royaume-Uni sur des sujets comme les lois sur les pauvres, les maladies vénériennes ou le traitement des déficients mentaux[44]. Elle milita notamment pour un internement en asile de ces derniers de façon à les empêcher de procréer. La loi sera votée en 1913[45], sans toutefois qu’apparaisse explicitement le motif qui sous-tendait la démarche des eugénistes.
Le courant conservateur, dont le principal représentant était Leonard Darwin, était majoritaire au sein de la Société eugéniste. Favorable à la stérilisation et à l’internement des déficients mentaux, les conservateurs militaient sur le plan des mœurs pour la conservation de rôles sociaux sexuellement différenciés, exprimant notamment leur opposition à la contraception, considérée comme une puissante incitation à la débauche[46]. Opposés à l’accès des femmes aux études supérieures, ils considéraient que l’exercice des tâches de direction ne pouvait que les détourner de la fonction procréatrice qui constituait selon eux « leur devoir naturel le plus glorieux »[47].
Même s’ils étaient minoritaires, les « réformateurs sociaux » participèrent rapidement, parfois même au sein de la Société d’éducation eugéniste, à la promotion de la nouvelle doctrine. Les militants socialistes de la Fabian Society Sidney Webb, George Bernard Shaw ou Havelock Ellis, qui devint même vice-président de la Société eugéniste, défendaient des positions sensiblement différentes des conservateurs. Partisans d’un enseignement des principes eugénistes, ils pensaient, comme Galton, que l’éducation était le meilleur moyen de faire pénétrer les principes eugénistes dans les esprits[48]. Ils s’attachaient surtout à articuler l’eugénisme et la « question féminine ». Pour les réformistes, l’indépendance financière des femmes devait leur permettre de choisir un mari conforme aux préoccupations eugénistes, le contrôle des naissances et la contraception de découpler sexualité et procréation[49]. Enfin, la disparition des classes sociales devait permettre de favoriser une rationalisation des arrangements matrimoniaux, jusqu’ici contrariée par les barrières de classe.
Lois eugénistes
L’influence du mouvement eugéniste sur la législation s’est traduite dans trois domaines principaux : la mise en place de programmes de stérilisations contraintes, le durcissement de l’encadrement juridique du mariage et la restriction de l’immigration, qui constitue un de ses principaux champs d’intervention aux États-Unis.
Programmes de stérilisation contrainte
Article détaillé : Programmes de stérilisations contraintes.Pays occidentaux
Le premier pays à adopter une législation eugéniste fut les États-Unis où ce type de dispositions relève de la compétence des états. En 1907, l’État d’Indiana autorise la stérilisation de certains types de criminels et de malades. Il est suivi en 1909 par la Californie, le Connecticut et l’État de Washington. En 1917, quinze États avaient voté des dispositifs de ce type[50] ; ils étaient trente-trois en 1950[51]. Les criminels récidivistes, les violeurs, divers types de malades — les épileptiques, les malades mentaux, les idiots — et parfois les alcooliques et les toxicomanes étaient visés par ces lois de stérilisation[52].
Pendant l’entre-deux-guerres, plusieurs États européens votent à leur tour des textes similaires : la Suisse en 1928, le Danemark en 1929, la Norvège et l’Allemagne en 1934, la Finlande et la Suède en 1935, l'Estonie en 1937[53]. La plupart des pays protestants furent touchés, à l'exception notable de la Grande-Bretagne, où cette revendication fut toutefois portée par une partie du mouvement eugéniste.
Allemagne nazie
Article détaillé : L'Eugénisme sous le nazisme.Avant même l'arrivée d'Adolf Hitler au pouvoir, une majorité de scientifiques et une large partie de la classe politique allemande étaient favorables à l'eugénisme[54]. Une politique eugéniste propre à l'Allemagne nazie, qui s’insère dans un programme plus vaste que l’on peut qualifier d’ « eugénico-raciste »[55] est mise en place dès 1933. Basée sur des techniques à prétention scientifiques et organisée par l'administration, elle est définie par un ensemble de lois et de décrets dont les objectifs consistent :
- d'une part à favoriser la fécondité des humains considérés comme supérieurs (politique nataliste, soutien familial, pouponnières, lebensborn, ...)
- d'autre part à prévenir la reproduction des humains considérés comme génétiquement déficients (diabétiques, myopes, etc.), comme inférieurs et socialement indésirables (les criminels, arriérés mentaux, homosexuels, etc.) ou racialement « impurs » (Juifs, Tziganes, Noirs).
L'Allemagne a ainsi durci la législation contre l'avortement pour les femmes considérées comme supérieures, alors que dans le même temps la circulaire secrète de 1934 aux Offices de la santé du peuple autorisait l'avortement pour les femmes si une « descendance héréditairement malade » était considérée comme prévisible[56]. Le décret secret du 19 novembre 1940 a été plus loin en rendant obligatoire l'avortement pour les femmes « inférieures »[57].
La loi du 14 juillet 1933 portant sur la stérilisation eugénique est rédigée à l'aide de la participation active du médecin et haut fonctionnaire Arthur Gütt[58], du juriste Falk Ruttke et du psychiatre suisse Ernst Rüdin[59]. Cette loi qui entre en vigueur le 1er janvier 1934 impose la stérilisation obligatoire pour les malades atteints de neuf maladies considérées comme héréditaires ou congénitales (cécité, alcoolisme, schizophrénie, ...). Ces stérilisations ont fait l'objet d'un quasi consensus dans la communauté médicale allemande. On estime qu’environ 400 000 personnes ont été stérilisées entre 1934 et 1945, en incluant les territoires annexés par l’Allemagne après 1937 où la loi fut aussi appliquée[60].
L'homosexualité, considérée par le pouvoir nazi et la très grande majorité des médecins et psychiatres de l’époque comme une « dégénérescence pathologique héréditaire », a fait l’objet d’une législation spécifique. L'Allemagne eugéniste proposait aux homosexuels le choix entre la castration volontaire ou la détention en camps de concentration.
D'autres pratiques ont été utilisées pour éliminer les personnes indésirables : camps de concentration pour les alcooliques, criminels, délinquants, asociaux divers, castration des criminels sexuels et homosexuels, stérilisation des enfants métis nés de mères allemandes et pères africains, nord africains, indochinois de l'armée d'occupation française, extermination des tziganes et des juifs.
Asie
Japon Showa
Lors de la phase de l'expansionnisme du Japon Showa, les gouvernements nippons successifs mirent en place des mesures visant la stérilisation des handicapés mentaux et des « déviants », dont notamment une Loi nationale sur l'Eugénisme, promulguée en 1940 par le gouvernement Konoe. [61] .
En vertu de la Loi Eugénique de Protection (1948), la stérilisation pouvait être imposée aux criminels « avec des prédispositions génétiques au crime », aux patients souffrant de maladies génétiques comme l'hémophilie, l'albinisme, l'Ichtyose, et de maladies mentales comme la schizophrenie, la maniaco-dépression et l'épilepsie. [62].
D'autre part, les Lois sur la Prévention de la Lèpre de 1907, 1931 et 1953, la dernière n'étant abolie qu'en 1996, permettaient l'internement des malades dans des sanatorium où l'avortement et la stérilisation étaient monnaie courante[63], en raison notamment du fait que bon nombre de scientifiques nippons soutenaient que la constitution physique prédisposant à la lèpre était héréditaire[64]. En vertu de l'ordonnance coloniale coréenne de prévention de la lèpre, les malades coréens pouvaient aussi être soumis à des travaux forcés[65].
Corée du Nord
Selon le rapport publié en avril 2009 par l'Institut sud-coréen pour la réunification, le gouvernement de la Corée du Nord pratique également l'eugénisme : les nains devaient subir une vasectomie et être mis en quarantaine et dans les années 1980, des opérations contraceptives se pratiquaient aussi sur des femmes de moins de 1,50 mètre[66].
Chine
Des pays comme la Chine ont lancé depuis le milieu des années 1990 une politique d'eugénisme franchement affirmée visant à favoriser les naissances dans les milieux urbains aisés et à les limiter dans les milieux ruraux défavorisés. Les experts locaux ont précisé que « des ressources humaines de qualité » étaient nécessaires à la modernisation du pays mais que les tendances présentes laissaient présager une « qualité de population moindre »[67] »[réf. nécessaire].
Cette politique mise en place par les autorités chinoises dans les années 1970, répondait au risque de voir le pays sombrer dans une catastrophe démographique. En trois décennies, la population fut réduite de quatre cents millions d'individus [réf. nécessaire]. D'autre part, et à la différence de beaucoup de pays occidentaux, la RPC autorisa les minorités ethniques vivant en Chine de pouvoir avoir, elles, deux enfants par femme. Ce n'est pas dans les villes, mais plutôt dans les campagnes, avec l'introduction du libéralisme et du besoin croissant de bras, pour le paysan indépendant, que cette loi, fut le plus souvent contournée.
Singapour
Singapour a mis en œuvre dans la première moitié des années 1980 une politique incitative visant à favoriser les naissances dans les milieux aisés et à les limiter dans les milieux modestes. En 1983, le Graduate Mums Scheme entend favoriser la fertilité des femmes diplômées, notamment par le biais de réduction d’impôts au-delà du troisième enfant. Ce premier dispositif s’est accompagné en 1984 d’une politique d’incitation à la stérilisation pour les femmes de moins de 30 ans dont le revenu est inférieur à 1500 dollars, sous la forme d’une prime de 10 000 dollars. Fortement critiqué, le Graduate Mums Scheme a été abandonné en 1985, tandis que le second volet de cette politique n’a jamais rencontré d’échos significatifs auprès de la population[68].
Les législations concernant le mariage
Aux États-Unis, l’influence du mouvement eugéniste a aussi conduit à une évolution de la législation concernant le mariage dans une trentaine d'États : les nouvelles lois annulaient le mariage des idiots ou des malades mentaux et restreignaient le droit au mariage des individus atteints de maladie vénériennes, parfois même des alcooliques comme dans l’Indiana[69].
Le contrôle des mariages fut un des terrains d’intervention principaux des eugénistes français. L’examen prénuptial, institué par le régime de Vichy avec la loi du 16 décembre 1942, est la seule disposition juridique française s’étant explicitement réclamé d’un objectif « eugénique »[70]. Il est resté obligatoire jusqu’au 1er janvier 2008.
Législation contemporaine en France
En France, la question de l'eugénisme est traitée par le code pénal, dans le Sous-titre II du Titre I du Livre II, intitulée « Des crimes contre l'espèce humaine » :
- Article L 214-1 : « Le fait de mettre en œuvre une pratique eugénique tendant à l’organisation de la sélection des personnes est puni de trente ans de réclusion criminelle et de 7 500 000 euros d’amende ».
- Article L 214-3 : « Cette peine est portée à la réclusion criminelle à perpétuité et de 7 500 000 euros d’amende lorsqu’elles sont commises en bande organisée »
À l'Assemblée nationale, le scrutin n°167 sur l’ensemble du projet de loi relatif à la bioéthique, a été adopté avec modifications en deuxième lecture séance du mardi 8 juin 2004 (310 votants, 304 suffrages exprimés, 187 pour, 117 contre).
Cependant, aussi claire qu'elle paraisse, la position française est en pratique bien plus ambiguë, si on considère les obligations de dépistage (visites prénatales obligatoires) et les facilités légales ainsi que l'encouragement à l'avortement lorsque l'enfant à naître présente des malformations : il s'agit manifestement de pratiques eugénistes, qui ne posent pas de problèmes sociaux.
Débats contemporains
Le discrédit porté sur l’eugénisme à la suite des politiques mises en œuvre notamment par le régime nazi, est à l’origine de deux positions, que l’on peut qualifier avec Jean-Paul Thomas de « continuistes » et de « discontinuistes ».
Pour les continuistes, l’issue logique d’une perspective eugéniste est illustrée par l’Histoire et les crimes commis par le régime nazi au nom des principes de cette doctrine. Les fondements mêmes de l’eugénisme, en particulier ses présupposés héréditaristes et scientistes, contiennent en germe des éléments qui conduisent nécessairement à des développements contraires aux lois de la morale. Les discontinuistes affirment au contraire qu’une position eugéniste, encadrée par des dispositions morales et juridiques suffisantes, peut signifier un progrès pour l’humanité.
Selon ses défenseurs l'eugénisme visait à assurer une humanité plus adaptée, donc en principe plus heureuse. Ce n'est donc pas sa fin en elle-même qui a été critiquable, mais bien souvent les moyens choisis. Si le diabète, l'hémophilie et d'autres maladies héréditaires venaient à être éliminées par thérapie génique, tout le monde en serait ravi ; cette forme d'eugénisme ne pose pas les difficultés de sa variante du XIXe et XXe siècles, périodes où les moyens utilisés avaient dépassé les bornes autorisées par nos propres valeurs.
Mais quid de l'orientation à choisir, même par des moyens licites ?
- Au XVIIIe siècle, on aurait pu vouloir favoriser l'émergence d'hommes robustes capables surtout d'une grande endurance pour devenir portefaix ou travailleurs de force. L'eugénisme aurait ici augmenté le nombre des inadaptés.
- Le XIXe siècle aurait favorisé sans doute l'apparition d'un autre type d'humain : l'employé aux écritures à la mode de Dickens, capable d'additionner douze heures par jour de longues colonnes de chiffres sans se fatiguer ni se tromper. Quel emploi la deuxième moitié du XXe siècle, où un ordinateur faisait le même travail pour juste quelques centimes et en un temps bien plus court, aurait-elle pu trouver pour un type d'homme n'ayant que ces qualités-là à offrir ? L'eugénisme aurait là encore augmenté le nombre des inadaptés.
« Nous devons éviter que nos jolis objectifs deviennent les geôliers de nos enfants », disait Myron Tribus (« We should ensure that our goals do not become their gaols », avec un jeu de mots entre goals/buts et gaols/geoles ).
Bien plus que les moyens employés, qui peuvent dans certains cas être irréprochables, c'est probablement là que se trouve la principale impasse de l'eugénisme. Même lorsque celui-ci s'attache à autre chose qu'à la simple élimination - en observant une stricte éthique - des maladies héréditaires. Car, dans certains cas particuliers, ce qui est une maladie peut être, aussi, un facteur de survie : que l'on repense par exemple à la célèbre drépanocytose, maladie héréditaire qui permet de résister au paludisme.
La variété et le nombre (la biodiversité) représentent autant d'opportunités possibles d'adaptation des systèmes vivants à des conditions futures inconnues, et donc à la survie de l'espèce. L'élimination systématique de tous les caractères jugés handicapants ou superflus à un moment donné pourrait parfaitement abréger la durée de vie d'une lignée... Les sélectionneurs de races animales, qui le savent, prennent soin de conserver (sous forme de paillettes de sperme congelées, par exemple, ou sous forme d'information : c'est l'un des enjeux du séquençage génétique) les caractères que par ailleurs ils éliminent dans les animaux de production. Ils savent qu'un demi-siècle peut s'intéresser à la seule quantité, et par exemple le demi-siècle suivant au contraire à des qualités gustatives, etc.
Mais grâce à cet exemple, on peut considérer qu'il suffirait de conserver certains caractères, tout en les supprimant de l'humanité présente, pour les réintroduire à l'avenir si le besoin s'en faisait sentir. Une telle pratique eugénique permettrait à l'humanité de maîtriser son adaptabilité et son évolution. Les auteurs de science-fiction et de politique-fiction s'interrogent néanmoins sur le sens que les eugénistes donnent au mot « bénéfique » : pour les individus, ou simplement pour l'État ? (voir Le meilleur des mondes).
Sparte
Il a été longtemps soutenu qu'à Sparte l'eugénisme ait longtemps été pratiqué. Les enfants nés malades ou faibles auraient été tués dès la naissance ainsi que les handicapés mentaux et physiques. De cette manière, seuls les plus « forts » auraient subsisté et auraient pu se reproduire.
De récentes fouilles archéologiques contredisent cette légende rapportées par de rares et imprécises sources antiques. En effet, après l'analyse les ossements trouvés dans le gouffre des Apothètes, il a été conclu que seuls des restes d'adolescents et d'adultes ont été recueillis[71].
L'Église catholique
L'Église combat avec fermeté toute doctrine eugénique, contraire aux valeurs humanistes chrétiennes. Elle s'est notamment exprimée à ce sujet lors de la conférence des chrétiens d'Europe à Gniezno en Pologne. Les pays à dominante catholique, même fascistes comme quelque temps l'Espagne, le Portugal ou l'Italie ne pratiquèrent pas l'eugénisme. Les pays à dominante protestante (scandinaves et germaniques) y cédèrent quelque temps. L'Angleterre vit des débats animés sur la question, pour en fin de compte ne pas adopter de politique eugéniste.
Références
- ↑ Définition adoptée par le Conseil d'État français, dans son Étude sur la révision des lois de bioéthique de 2009, p. 30.
- ↑ Hereditary genius. An inquiry into its law and consequences, Mac Millan and Co, Londres, 1869
- ↑ Jean-Paul Thomas, Les fondements de l’eugénisme, Presses Universitaires de France, Paris, 1995, p. 5
- ↑ André Pichot, Histoire de la notion de gène, p. 152.
- ↑ Jean-Paul Thomas (1995), p. 45.
- ↑ Jean-Paul Thomas (1995), p. 46
- ↑ Préface à la traduction de L’origine des espèces, p. XXXIV-XXXV de la réédition de 1918 de Flammarion, cité dans André Pichot, L’eugénisme ou les généticiens saisis par la philanthropie, Hatier, 1995, p. 6.
- ↑ André Pichot (1995), p. 11.
- ↑ Kevles, Au nom de l’eugénisme, Presses Universitaires de France, Paris, 1995, p. 9
- ↑ Kevles (1995), p. 96.
- ↑ Gustave Vacher de Lapouge, Les Sélections sociales, p. 11. Cité dans Yvette Conry, L’introduction du darwinisme en France, Vrin, Paris, 1974, pp. 245-246.
- ↑ Francis Galton, Hereditary genius ; cité d’après l’édition de 1918, p. 2 par André Pichot (1995), p. 8.
- ↑ Kevles (1995), p. 16
- ↑ Jean-Paul Thomas, p.42.
- ↑ Cité dans Kevles (1995), p. 24.
- ↑ Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Vrin, 1981, p. 44.
- ↑ Darwin, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, chapitre 5, On the Development of the Intellectual and Moral Faculties. « When in any nation the standard of intellect and the number of intellectual men have increased, we may expect from the law of the deviation from an average, that prodigies of genius will, as shewn by Mr. Galton, appear somewhat more frequently than before »
- ↑ Jean-Paul Thomas (1995), p. 109.
- ↑ Darwin, La descendance de l’homme et la sélection sexuelle, Paris, 1881, p. 145.
- ↑ Jean-Paul Thomas (1995), p. 99
- ↑ Kevles (1995), p. 243.
- ↑ André Pichot, L’eugénisme, p. 44 et s. Troy Duster, Retour à l’eugénisme, Kimé, Paris, 1992, p. 26 et s.
- ↑ Troy Duster, (1992), p. 26.
- ↑ Pichot, p. 9.
- ↑ Voir Kevles (1995), chap. 9 : « La réforme de l’eugénisme », p. 235-253.
- ↑ Raymond E. Fancher, « Ethnography and its role in the development of his psychology », British journal for the history of science, vol. 16, mars 1983. Cité dans Kevles (1995), p. 9.
- ↑ Kevles (1995), p. 104 et s.
- ↑ Cité dans Kevles (1995), p. 102
- ↑ Charles Richet, La sélection humaine, Alcan, Paris, 1919. Cité dans André Pichot (1995), p. 14.
- ↑ Raul Hilberg, La destruction des Juifs d’Europe, Fayard, Paris, p. 864.
- ↑ Kevles (1995), p. 80.
- ↑ Kevles (1995), p. 79
- ↑ Kevles (1995), p. 88.
- ↑ a et b Kevles (1995), p. 84.
- ↑ Kevles (1995), p. 129-130.
- ↑ Kevles (1995), p. 121.
- ↑ Kevles (1995), p. 123 et s.
- ↑ Kevles (1995), p. 162.
- ↑ Kevles (1995), p. 89.
- ↑ Kevles (1995), p. 149.
- ↑ Kevles (1995), p. 83.
- ↑ Lindsay Farral, The origins and growth of the english eugenics mouvement, University Micro-films, 1970, pp. 209-210.
- ↑ Kevles (1995), p. 93.
- ↑ Lindsay Farral (1970), p. 242-243.
- ↑ Kevles (1995), p. 141
- ↑ Kevles (1995), p. 125.
- ↑ C. D Whetham, The Family and the Nation, cité dans Kevles (1995), p. 126.
- ↑ Kevles (1995), p. 89
- ↑ Kevles (1995), p. 124.
- ↑ Kevles (1995), p. 142.
- ↑ André Pichot (1995), p. 27.
- ↑ Kevles (1995), p. 143.
- ↑ Pichot (1995), p. 27.
- ↑ Pour les années précédant l’accession d’Hitler au pouvoir voir notamment Paul Weidling, Hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1932, La Découverte, Paris, 1998.[réf. incomplète]
- ↑ Benoît massin, « Stérilisation eugénique et contrôle médico-étatique des naissances en Allemagne nazie : la mise en pratique de l’Utopie médicale » dans Alain Giami, Henri Leridon, Les enjeux de la stérilisation, INED, 2000, p. 64.
- ↑ Benoît massin (2000), p. 65.
- ↑ Benoît massin (2000), p. 65
- ↑ Gütt dirigea notamment le Comité du Reich pour le service de la santé publique. Benoît Massin (2000), p. 67.
- ↑ Benoît Massin (2000), p. 67.
- ↑ D’après l’étude de Gisela Bock, Zwangssterilisation im Nationalsozialismus: Studien zur Rassenpolitik und Frauenpolitik, Opladen : Westdeutscher Verlag, 1986. Cité dans Benoît Massin (2000), p. 75. Des chiffres officiels ont été publiés jusqu’en 1937. L’estimation du nombre de stérilisations pour les années postérieures est une extrapolation réalisée à partir de données parcellaires.
- ↑ "Loi Nationale sur l'Eugénisme" (国民優生法) 第一条 本法ハ悪質ナル遺伝性疾患ノ素質ヲ有スル者ノ増加ヲ防遏スルト共ニ健全ナル素質ヲ有スル者ノ増加ヲ図リ以テ国民素質ノ向上ヲ期スルコトヲ目的トス, Kimura, Jurisprudence in Genetics, http://www.bioethics.jp/licht_genetics.html , Jennifer Robertson, Blood Talks, http://72.14.205.104/search?q=cache:48YqAbt7joIJ:sitemaker.umich.edu/jennifer.robertson/files/blood_talks__eugenic_modernity_anthro___hist_2002.pdf+robertson+%22blood+talks%22&hl=fr&ct=clnk&cd=1&gl=ca&client=firefox-a
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- Jürgen Habermas, L'Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, Gallimard, Paris, 2002
- Albert Jacquard, Éloge de la différence (La génétique et les hommes), coll. « Point Sciences », 1981
- Jean-Luc Lambert, La nouvelle tentation eugénique, Ed. des sentiers, Lausanne, 1997
- Jean-Noël Missa et Charles Suzanne (dir.), De l'eugénisme d'État à l'eugénisme privé, De Boeck université, Bruxelles, 1999
- Jean Rostand, Peut-on améliorer l’homme ?, Gallimard, Paris, 1956
- Pierre-Andre Taguieff, « L'eugénisme, objet de phobie idéologique: lectures françaises récentes », Esprit, 156, novembre 1989, pp. 99-115.
- Pierre-Andre Taguieff, « Sur l'eugénisme: du fantasme au débat », Pouvoirs, 56, 1991, pp. 23-64.
- Jacques Testart, Des hommes probables , Le Seuil , Paris, 1999
Voir aussi
- Affaire Perruche
- Crimes contre l'espèce humaine
- néo-malthusianisme
- race
- race supérieure
- Vandermonde
- Carrel
- L'Eugénisme sous le nazisme
- Programmes de stérilisations contraintes
- Shoah
- Orthogénie
- IVG (pratiqué dans certains pays quand le foetus est atteint d'une maladie génétique)
Liens externes
- Synthèse du livre de Benno Müller-Hill : Science nazie, science de mort - L'extermination des Juifs, des Tziganes et des malades mentaux de 1933 à 1945
- Position de l'Église Catholique : Sur le site du Saint Siège
- Historique de l'eugénisme
- L'eugénisme médical aujourd'hui et demain
- Les métamorphoses de l'eugénisme
- L'arrêt Perruche consacre t'il l'eugénisme?, Pr Catherine Labrusse-Riou
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