Dignite

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Dignité

La notion équivoque de dignité humaine a des dimensions multiples, philosophiques, religieuses, et juridiques. Utilisée en particulier dans le champ de la bioéthique, elle fait référence à une qualité qui serait liée à l’essence même de chaque homme, ce qui expliquerait qu’elle soit la même pour tous et qu’elle n’admette pas de degré. Selon le philosophe Paul Ricœur, cette notion renvoie à l’idée que « quelque chose est dû à l'être humain du fait qu'il est humain » [1].

Prise en ce sens, cela signifie que tout homme mérite un respect inconditionnel, quel que soit l'âge, le sexe, la santé physique ou mentale, la religion, la condition sociale ou l'origine ethnique de l'individu en question.

L'équivocité de la notion de dignité conduit toutefois à d'importants débats philosophiques et juridiques concernant sa valeur opératoire en tant que concept heuristique.

Sommaire

Les origines et l'équivocité du concept de dignité

On peut distinguer, en gros, deux conceptions dominantes de la dignité humaine: l'une qui en fait l'égal attribut de toute vie humaine; l'autre qui insiste davantage sur l'autonomie de la volonté en tant que seul élément véritablement digne. Ces deux conceptions sont souvent antagonistes. Ainsi, l'usage du concept de « dignité » pour restreindre les libertés est, comme en droit, contestée par certains philosophes (voir Ruwen Ogien et sa théorie de l'éthique minimale, dans Penser la pornographie, 2003).

Dans un rapport de 1998, publié par le President's Council on Bioethics (en), institution nommée par Bill Clinton [2], Adam Schulman, qui souligne l'ambiguïté et l'équivocité de la notion, invoquée dans des arguments opposés lors des débats sur la bioéthique [3], notait qu'il y avait au moins quatre sources historiques de la notion de dignité:

  • l'Antiquité classique (d'une part la dignitas, entendue comme honneur, et d'autre part la conception stoïcienne);
  • la source biblique de l'« homme crée à l'image de Dieu »;
  • la source kantienne;
  • et enfin les constitutions et déclarations internationales des droits de l'homme du XXe siècle, proclamées en réaction aux horreurs du nazisme (37 Constitutions nationales édictées depuis 1945 font ainsi explicitement référence à la dignité humaine [3])

Les sources classiques: dignitas et stoïcisme

La dignité au sens classique (dignitas) n'avait rien à voir avec le sens contemporain de dignité humaine, étant au contraire lié à l'exercice d'une charge ou d'un office public. Ce sens classique, aristocratique et inégalitaire, s'oppose ainsi aux valeurs démocratiques qui font aujourd'hui consensus [3]. Ainsi, pour Hobbes, la dignité n'est pas une valeur intrinsèque de l'homme, mais seulement la « valeur publique » de l'homme qui lui est conféré par la République (ou Commonwealth) [4]. De même, pour Montesquieu, la dignité dénote la distinction, propre à l'aristocratie, et s'oppose en ce sens à l'égalité. Le dictionnaire Littré donne ainsi comme premier sens au mot « dignité » celui de « fonction éminente dans l'État ou l'Église », citant l'exemple de la dignité épiscopale ; il admet toutefois, comme quatrième sens, celui de « respect qu'on se doit à soi-même »[5], peut-être plus proche du sens contemporain.

A l'inverse, les stoïciens accordaient à toute vie humaine, selon A. Schulman [3], le caractère de dignité: chacun, esclave ou maître, était libre de s'engager dans la recherche de la sagesse. Mais si la dignité stoïcienne, entendue en ce sens, était universelle, elle était aussi difficile à atteindre, puisque seul le sage stoïcien était véritablement digne [3]. Or, l'idéal stoïcien du sage est excessivement difficile à atteindre. En outre, la sagesse stoïcienne implique une indifférence vis-à-vis du corps et de ses douleurs, n'apportant ainsi que peu d'aide dans les débats contemporains relatifs à la bioéthique [3].

La philosophie kantienne

Article détaillé : Philosophie pratique de Kant.

La dignité, telle que conceptualisée par Kant dans la Critique de la raison pratique, est accordée à tout homme en tant qu'être raisonnable. On cite souvent à cet égard la maxime kantienne de traiter toujours autrui comme fin et non simplement comme moyen [B], qui selon Schulman influence par exemple la notion de consentement éclairé.

Toutefois, la dignité kantienne se rapproche du stoïcisme en ce qu'elle est exclusivement la capacité d'agir moralement en-dehors de déterminations empiriques, et sensibles, de la volonté. C'est pour Kant le devoir moral (l'impératif catégorique) d'agir librement, y compris et surtout contre les inclinations du désir et de la chair. La dignité kantienne se distingue donc fortement du respect de la vie en tant que vie sensible et souffrante : elle est au contraire respect de la liberté humaine, c'est-à-dire de l'homme en tant qu'être suprasensible.

En outre, l'insistance kantienne sur l'autonomie de la volonté conduit, en bioéthique, à des problèmes sérieux: quel usage faire de la dignité kantienne dans des cas de comas [3]?

Enfin, l'héritage de la distinction entre morale déontologique et conséquentialiste, attribuée à Kant (Elizabeth Anscombe est toutefois la première à avoir formulé cette opposition), empêche selon Schulman d'expliciter les débats bioéthiques, qui feraient plus appel à la notion éthique de prudence [3].

L'équivocité de la notion de dignité

Beaucoup d'auteurs (dont A. Schulman [3], ou la juriste Anne-Marie Le Pourhiet qui parle de « notion fourre-tout » [A]) soulignent l'équivocité de la notion de dignité et son contenu formel, qui permet de lui donner autant de définitions concrètes que l'on veut. John Rawls considérait ainsi qu'on ne pouvait fonder une théorie de la justice sur la notion abstraite de dignité, qui requiert d'être définie par des principes déterminés [6].

On peut en effet, selon Schulman, invoquer la dignité à la fois comme argument permettant à un malade atteint d'Alzheimer d'arrêter de prendre ses médicaments afin de « mourir dignement », ou au contraire invoquer cette même dignité pour lui refuser cette liberté de choix et lui enjoindre de se soigner, la vie possédant, en tant que tel, un caractère digne [3]. La notion de dignité en tant que caractère essentiel de la vie (« l'égale dignité de toute vie », telle que formulée par exemple dans la Déclaration des droits de l'homme de 1948) en tant que telle s'opposerait ainsi à la notion de « dignité » conçue comme « autonomie de l'être humain individuel » [3].

Le philosophe Simon Blackburn note la même équivocité, en rapportant ainsi qu'Anscombe, philosophe catholique, considérait que la « dignité et la valeur de l'humanité » impliquait la condamnation de l'avortement, de l'euthanasie et des méthodes de procréation médicalement assistées (fécondation in vitro, etc.), tout en légitimant par ailleurs la peine de mort [7].

De même, la dignité conçue dans son acception biblique peut tout autant, selon lui, justifier bien des recherches (par exemple sur les embryons) en ce que l'homme, fait à l'image de Dieu, détiendrait un privilège à l'égard de la nature et devrait l'organiser [3]; mais cette même dignité judéo-chrétienne peut au contraire être invoqué comme argument contre la recherche sur les embryons, au nom de la « dignité de toute vie », y compris de celle de l'embryon [3].

Certains, comme la philosophe Ruth Macklin (en), qui conseille de substituer, dans le champ de la bioéthique, la notion de « respect pour l'autonomie » à celle de dignité [8], soupçonne que ce sont en majorité des sources religieuses, en particulier les écrits de l'Église catholique au sujet de la dignité humaine, qui expliquent que la dignité soit si souvent invoquée « comme si cela signifiait quelque chose au-delà et supérieur au respect pour les personnes ou leur autonomie » [3]. De même, le philosophe allemand Dieter Birnbacher (de) considère que l'argument de la dignité, tel qu'utilisé dans le débat sur le clonage, ne sert qu'à masquer une tradition religieuse considérant « l'ordre naturel comme sanctionné divinement » [3].

La dignité humaine dans le droit international

Le concept formel de « dignité humaine » occupe une place éminente dans le droit humanitaire, et notamment dans les textes relatifs à la bioéthique, tels que la Déclaration universelle sur le génome humain et les droits de l'homme de l'UNESCO (1997), la Déclaration universelle sur la bioéthique et les droits de l'homme de l'UNESCO (2005) et la Convention sur les droits de l'homme et la biomédecine du Conseil de l'Europe (1997).

En droit international on peut noter une première apparition de cette notion dans la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (1948) laquelle reconnaît que tous les membres de la famille humaine possèdent une « dignité inhérente » (Préambule) et dispose que « tous les êtres humains naissent libres et vraiment égaux en droits et en dignité » (article 1er).

D'ailleurs, l'article premier de la Charte européenne des droits fondamentaux (2000) (intégrée dans le traité de Rome de 2004) est consacré à la dignité humaine. Certaines normes de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (1948) s'inspirent aussi directement du principe de respect de la dignité humaine, notamment celles relatives au droit à la vie (art. 2), à l'intégrité de la personne (art. 3), à l'interdiction de la torture et des traitements dégradants ou inhumains (art. 4).

Ce concept reste toutefois non défini dans ces divers textes, et peut être invoqué à des fins contraires [3]. Certains juristes s'y opposent ainsi résolument, le considérant comme un concept vide de sens, utilisé qui plus est à des fins qui ne leur conviennent guère [A].

La dignité humaine en droit comparé

En Allemagne, la dignité humaine est inscrite dans l'article 1 de la Constitution. [9]

En droit français

Le Conseil Constitutionnel a élevé la dignité au rang de « principe à valeur constitutionnelle », dans sa décision de 1994 au sujet de la loi dite de bioéthique [10]. Dans ce cadre, la dignité est considéré comme partie intégrante des droits de la personnalité, qui sont inaliénables.

L'année suivante, l'arrêt du Conseil d'Etat du 27 octobre 1995, dans l'affaire de « lancer de nains » de Morsang-sur-Orge, est célèbre pour avoir inclut la notion de « dignité humaine » en tant que composante de l'ordre public [11]. Le Conseil d'Etat a en effet jugé que le maire, en vertu de ses pouvoirs de police administrative, avait le droit d'interdire un spectacle de « lancer de nains » au motif de trouble à l'ordre public — et ce, même si le nain en question était volontaire et consentait à cette activité d'ordre commercial, vu que la dignité est censée être inaliénable. En effet, les juges ont considéré qu'un tel spectacle attentait à la dignité de la personne humaine, et que celle-ci faisait partie intégrante de l'ordre public:

« Considérant que l'attraction de "lancer de nain" consistant à faire lancer un nain par des spectateurs conduit à utiliser comme un projectile une personne affectée d'un handicap physique et présentée comme telle ; que, par son objet même, une telle attraction porte atteinte à la dignité de la personne humaine ; que l'autorité investie du pouvoir de police municipale pouvait, dès lors, l'interdire même en l'absence de circonstances locales particulières et alors même que des mesures de protection avaient été prises pour assurer la sécurité de la personne en cause et que celle-ci se prêtait librement à cette exhibition, contre rémunération ; »[11]

Notes

^  Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public à l’université Rennes-1, « Touche pas à mon Préambule ! », Le Figaro, 24 mai 2008: « La dignité constitue aujourd’hui la menace la plus directe contre la philosophie des Lumières et l’idée républicaine, l’arme fatale contre nos libertés. Ériger cette notion philosophique et morale, éminemment subjective et relative, en norme juridique est une folie. On voit déjà depuis plusieurs années que c'est au nom de la dignité des individus et des groupes que des militants narcissiques et hystériques ont obtenu la multiplication des incriminations pénales de harcèlement moral et sexuel, de discriminations et propos sexistes, homophobes, handiphobes, etc., aboutissant à un arsenal répressif menaçant notamment les libertés d'expression et de la presse. C'est encore au nom de la dignité humaine qu'est revendiquée une euthanasie «très active», et ce n'est pas non plus un hasard si les décisions juridictionnelles récentes les plus intellectuellement indigentes et tirées par les cheveux ont été rendues sur le fondement de cette notion fourre-tout et galvaudée. »

^  La maxime kantienne est ainsi formulée: « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans tout autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » (in Fondements de la métaphysique des mœurs in Métaphysique des mœurs, I, Fondation, Introduction, trad. Alain Renaut, p.  108)

Références

  1. Paul Ricoeur, in J.-F. de Raymond, Les Enjeux des droits de l’homme, Paris, Larousse, 1988, p.236-237
  2. Human Dignity and Bioethics, rapport du Conseil du président des Etats-Unis sur la bioéthique (en), mars 1998
  3. a , b , c , d , e , f , g , h , i , j , k , l , m , n , o  et p Adam Schulman, « Bioethics and the Question of Human Dignity », in Human Dignity and Bioethics, rapport du Conseil du président des Etats-Unis sur la bioéthique (en), mars 1998, p.3-18
  4. Hobbes, Léviathan, chapitre X, cité par A. Schulman, op. cit..
  5. Définition de la dignité dans le Littré
  6. John Rawls, A Theory of Justice, Cambridge, 1971, p. 586, cité par Martha Nussbaum in Human Dignity and Political Entitlements, p.351-381 du rapport Human Dignity and Bioethics, du Conseil du président des Etats-Unis sur la bioéthique (en), mars 1998.
  7. Simon Blackburn, Review from Times Literary Supplement, 30 septembre 2005.
  8. Ruth Macklin (en), Dignity is a useless concept, British Medical Journal, 2003; 327: 1419-1420. Cité par A. Schulman, op. cit..
  9. http://www.bundestag.de/interakt/infomat/fremdsprachiges_material/downloads/ggEn_download.pdf
  10. Conseil Constitutionnel, Décision n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994 Loi relative au respect du corps humain et loi relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal, 27 juillet 1994
  11. a  et b Voir l'arrêt sur le site du Conseil d'Etat

Bibliographie

Voir aussi


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