L'Abbé Grégoire

L'Abbé Grégoire

Henri Grégoire

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L'abbé Grégoire
Frontispice du livre De la littérature des nègres (1808), de Henri Grégoire

Henri Grégoire, également appelé l'Abbé Grégoire, de son nom complet Henri Jean-Baptiste Grégoire, né le 4 décembre 1750 à Vého (Trois-Évêchés) et décédé le 20 mai 1831 à Paris, est un prêtre français, l'une des principales figures de la Révolution française, l'un des premiers à avoir demandé l'abolition de l'esclavage à l'Assemblée, et le fondateur du Conservatoire national des arts et métiers et du Bureau des longitudes. Il participa à la création de l'Institut de France dont il devient membre.

Sommaire

Enfance et formation

Henri Grégoire est né le 4 décembre 1750 à Vého, près de Lunéville. Il naît français, puisque sa paroisse fait partie de la provinces des Trois-Évêchés, et non du duché de Lorraine[1].

Son père, Sébastien Grégoire, est un tailleur d'habits respecté, ayant eu un temps un office d'échevin, et sa mère Marguerite Thiébaut, est une femme unanimement décrite comme d'une grande piété et ayant un souci constant des choses de la religion[2].

Henri Grégoire commence ses études avec le curé de son village puis, lorsque celui-ci n'a plus rien à lui apprendre, il rejoint l'abbé Cherrier dans le village voisin d'Emberménil. Il a alors huit ans. Il étudie, en compagnie de fils de hauts fonctionnaires au service du duc de Lorraine Stanislas Leszczyński, sur des livres de Jean Racine, de Virgile, mais aussi à partir de la Grammaire générale de Port-Royal[3].

Grégoire suit ensuite des études au collège jésuite de Nancy de 1763 à 1768, où il se lie avec un de ses professeurs, M. de Solignac, ancien secrétaire de Stanislas Leszczyński, qui semble avoir eu une influence intellectuelle importante sur son élève, et lui avoir ouvert les portes des milieux intellectuels lorrains. Grégoire conserve un excellent souvenir de ses études chez les Jésuites, même s'il a des reproches à formuler contre l'ordre : « J'étudiais chez les Jésuites de Nancy où je ne recueillis que de bons exemples et d'utiles instructions. […] Je conserverai jusqu'au tombeau un respectueux attachement envers mes professeurs, quoique je n'aime pas l'esprit de la défunte société dont la renaissance présagerait peut-être à l'Europe de nouveaux malheurs[4]. »

Lorsque la Compagnie de Jésus est supprimée en 1768, l'enseignement est réorganisé par le diocèse et Grégoire rejoint la toute neuve université de Metz où il a comme professeur Antoine-Adrien Lamourette, futur évêque constitutionnel de Lyon. De 1769 à 1771 il y étudie la philosophie et la théologie, pour faire suite aux humanités et à la rhétorique qu'il avait étudiées auparavant[5].

Alors qu'il passe une année comme régent de collège hors du séminaire, Grégoire commence à se lancer dans le monde. Il consacre notamment une grande partie de son temps à la poésie. Son premier succès public est le prix de l'Académie de Nancy, décerné en 1773 pour son Éloge de la poésie( il a alors 23 ans). En 1774, il rejoint le séminaire et est ordonné prêtre le 1er avril 1775.

Henri Grégoire est passé, durant ses années de formation, par une phase de doute sur sa foi et sa vocation religieuse. S'il rend hommage au milieu profondément croyant de son enfance, il ne cache pas dans ses Mémoires avoir goûté aux philosophes des Lumières et être revenu à la foi après d'intenses réflexions : « Après avoir été dévoré de doutes par la lecture des ouvrages prétendus philosophiques, j'ai ramené tout à l'examen et je suis catholique non parce que mes pères le furent, mais parce que la raison aidée de la grâce divine m'a conduit à la révélation[6]. »

Portrait d'Henri Grégoire

Portrait d'Henri Grégoire par Pierre Joseph Célestin François.

Les sources concernant l'abbé Grégoire sont assez abondantes. Elles décrivent aussi bien l'homme que ses idées et permettent d'avoir une bonne idée de son allure physique. Grégoire a laissé le souvenir d'un homme de caractère fortement trempé et d'une certaine prestance.

Ses camarades d'enfance ont laissé de lui la description d'un enfant au « front large, élevé, au regard profond », décrivant « la fierté de sa démarche », mais aussi son penchant contemplatif[7].

Du Grégoire adulte, outre les portraits, on a beaucoup de descriptions, doublées des interprétations de ces descriptions. L'engouement pour la physiognomonie à la fin du XVIIIe siècle avait conduit Grégoire à demander à son ami le pasteur Jean-Frédéric Oberlin de dresser par écrit son portrait détaillé, en 1787 : « Le front, le nez : très heureux, très productif, très ingénieux ; le front : haut et renversé, avec ce petit enfoncement : un jugement mâle, beaucoup d'esprit, point ou guère d'entêtement, prêt à écouter son adversaire ; idées claires et désir d'en avoir de tout ; le nez : witzig… spirituel, plein de bonnes réparties et de saillies heureuses, mais bien impérieux : la bouche : talent admirable d'un beau parleur, fin, moqueur, excellent satirique… c'est une bouche qui ne reste en dette avec personne et paye argent comptant ; le menton : hardi, actif, entreprenant[8]. ».

Outre ce portrait amical (certainement flatteur), fait avant la Révolution et donc dans la jeunesse de Grégoire, on dispose d'un portrait minimal pour son passeport en 1820, lui attribuant une taille de 1,77 mètre[9], des cheveux châtains et les yeux bruns, mais également du témoignage d'une lady anglaise, qui fréquente Henri Grégoire sous la Restauration, donc dans ses vieux jours : « dans son air, dans ses manières, jusque dans ses expressions une sorte d'originalité, un je ne sais quoi qui sortait de la ligne d'un caractère ordinaire. […] on remarque peu de vieillesse dans l'évêque de Blois, quoiqu'il approche de 70 ans. Ses manières vives et animées, son esprit actif et vigoureux, son extérieur intéressant et portant un grand caractère, tout en lui semble défier les ravages du temps et être inébranlable aux chocs de l'adversité.[10] ».

« un grand caractère » : de son vivant déjà, mais également dans l'historiographie, Grégoire est vu comme ayant un caractère très affirmé. Ses amis même le reconnaissent, comme Hippolyte Carnot qui note la ténacité, mais aussi la vive irritabilité de Grégoire[11]. Oberlin note que « l'acquisition de la profonde et cordiale humilité évangélique vous fera un peu de peine », façon aimable de signaler la dualité que Charles-Augustin Sainte-Beuve exprime plus clairement : « l'homme de bien, homme de colère, et souvent si loin du pardon. »[12]

Le caractère vif et parfois emporté de Grégoire est donc souligné, mais on met en valeur également son ouverture d'esprit (« Nous le verrons faire preuve d'un certain éclectisme » dit de lui Augustin Gazier[13]) et sa carrière est marquée par une extrême diversité.

Le curé de campagne « éclairé »

Après son ordination et comme la majorité des jeunes prêtres à l'époque, Henri Grégoire devient vicaire de paroisse, d'abord à Château-Salins puis à Marimont-la-Basse. Ce n'est qu'en 1782 que l'abbé Cherrier, son ancien professeur à Emberménil, le désigne pour prendre la charge de ses deux paroisses d'Emberménil et de Vaucourt[14].

L'abbé Grégoire est alors très préoccupé par l'éducation de ses paroissiens. Selon lui, le curé est la pierre d'angle de l'Église mais aussi de toute la société. Il est le directeur spirituel et le guide temporel de ses paroissiens[15]. Il souhaite combattre un certain nombre de leurs préjugés, notamment en matière d'agronomie. Il aide les agriculteurs à rationaliser leur production et à l'augmenter. Il lutte également contre les almanachs, qui selon lui pérennisent de fausses méthodes de culture :

« Pour huit sols, chaque paysan se nantit de cette collection chiromantique, astrologique, dictée par le mauvais goût et le délire. Le débit, à la vérité, en est moindre depuis quelques années, parce que, grâce au clergé du second ordre, des idées plus saines de toutes espèces, pénètrent jusque dans les hameaux[16]. »

L'éducation morale et hygiénique de ses ouailles est également importante pour lui. Il a dans sa cure une bibliothèque mise à la disposition des habitants du village, et qui contient 78 ouvrages pratiques qu'il leur laissera à la fin de sa charge[17] :

« J'avais une bibliothèque uniquement destinée aux habitants des campagnes ; elle se composait de livres ascétiques bien choisis et d'ouvrages relatifs à l'agriculture, à l'hygiène et aux arts mécaniques[18]. »

Le village d'Emberménil compte alors seulement 340 communiants, ce qui permet à Grégoire d'avoir des activités annexes à sa charge pastorale. Il est connu localement comme un bon prédicateur et est souvent invité à prêcher dans les paroisses voisines. Son désir de faire sortir ses paroissiens de ce qu'il appelle l'« obscurantisme » l'amène à aller chercher ailleurs des exemples de bons pasteurs, y compris lorsque ceux-ci sont protestants. C'est ainsi qu'il rencontre le pasteur Jean-Frédéric Oberlin, considéré comme un modèle, mais qui habite assez loin d'Emberménil. Oberlin vient visiter Grégoire en 1785, et celui-ci se rend chez son ami protestant au Ban de la Roche en 1787 pour voir sur place les résultats de la méthode d'éducation des campagnes mise en place par Oberlin[19].

Vie intellectuelle et philanthropie

En dehors de sa paroisse, et dans la lignée de son Éloge de la poésie, Grégoire mène une vie intellectuelle active. Il parle l'anglais, l'italien et l'espagnol, et dans une moindre mesure l'allemand, ce qui lui permet d'être au courant des nouveautés intellectuelles[20].

Il s'intéresse notamment au fonctionnement démocratique de la Confédération helvétique. Il se rend en Suisse où il rencontre Johann Kaspar Lavater et Johannes Gessner, qui l'aident également dans ses travaux d'agronomie.

Depuis 1776 il est membre de la Société philanthropique et charitable de Nancy. Cette appartenance a souvent fait dire de lui qu'il avait appartenu à la franc-maçonnerie. Il apparaît cependant qu'il n'a pas été membre d'une quelconque loge, même si les francs-maçons lui ont souvent rendu hommage et qu'une loge porte son nom[21]. L'amalgame viendrait des liens entre le philanthropisme allemand, mouvement d'origine piétiste, et la franc-maçonnerie.

Grégoire est également membre de la Société des philanthropes de Strasbourg, fondée par Jean de Turckheim vers 1776[22]. Ouverte à toutes les confessions, cette société a des membres à travers toute l’Europe, dont de nombreuses autorités maçonniques allemandes, françaises et suédoises. Elle s’inspire du piétisme allemand et du philanthropisme développé notamment par Basedow. Outre la pratique de la charité, on s’y intéresse à l’agronomie, à l’économie, à la géographie, à la pédagogie et on y prône la tolérance[23]. En 1778, cette société lance un concours sur l’amélioration du sort des juifs, pour lequel Grégoire rédige un mémoire, qui servira de base pour le concours de Metz quelques années plus tard ; un exemplaire de ce mémoire est conservé au Musée Lorrain de Nancy. Faute d’argent, le prix ne sera jamais versé, mais le curé d’Emberménil dira plus tard avoir remporté ce prix. L’intérêt de Grégoire pour la question juive pourrait trouver son origine dans un philanthropisme d’inspiration piétiste[22] mais aussi du fait de l'importance de la communauté juive en Lorraine - et notamment dans le Saulnois où il avait exercé.

Quoi qu'il en soit, cet intérêt pour la philanthropie lui a permis de rencontrer de nombreuses personnalités, notamment protestantes. Ses activités sont principalement tournées vers le perfectionnement de l'agriculture et l'instruction des pauvres. Il revient sur ce thème lors du concours de l'académie de Metz en 1787, pour lequel il reprend son premier mémoire en le remaniant. C'est son Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs. Il partage le prix avec deux autres candidats.

Dans cet essai, Grégoire affirme qu'il tient une partie de sa documentation de ses relations dans le milieu des érudits juifs, et notamment par Isaac Berr Bing et Simon de Gueldres, deux rabbins qui le conseillent et lui font connaître la presse juive éclairée de Berlin[24]. Il fustige l'attitude des gouvernements européens, qu'il accuse de cruauté et d'injustice envers les israélites. Il considère que la discrimination qui frappe les Juifs est contraire à l'utilité sociale. Il plaide également pour une « tolérance » religieuse, qui se comprend non comme un relativisme religieux, mais comme une humanité dans les rapports avec les Juifs, à l'image du discours des Évangiles. Si pour lui le peuple juif est un « peuple témoin » dont la dispersion a été un événement fondamental de l'histoire humaine, son but ultime est cependant la conversion des juifs. L'essai est un succès, et il est traduit dès l'année suivante en Angleterre.

Dans le même esprit, il avait déjà prononcé un sermon dans l'église Saint-Jacques de Lunéville en 1785, à l'occasion de l'inauguration de la synagogue de la ville. Il y développe le thème de la conversion des Juifs dans une vision figuriste qui tend à le rapprocher dès cette époque du mode de pensée janséniste[25]. Le texte de ce sermon a été perdu, mais Grégoire en parle dans plusieurs courriers et dans son Histoire des sectes religieuses en 1810.

Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen

En 1789, l'abbé Grégoire, inspiré par l'esprit des Lumières, participe au Serment du Jeu de Paume, préside l'Assemblée Constituante durant la prise de la Bastille, propose que la Déclaration des Droits de l'Homme soit accompagnée de celle des Devoirs.

Conservatoire National des Arts et Métiers

Dans l'esprit de l'Encyclopédie, l'abbé Grégoire fonde à Paris, en 1794, le Conservatoire National des Arts et Métiers pour « perfectionner l'industrie nationale ».

Le prêtre citoyen et richériste

Extrait du tableau du Serment du Jeu de Paume de David, représentant Dom Gerle, l'Abbé Grégoire et le fils du pasteur Rabaut Saint Etienne. Il allégorise la réconciliation des religieux lors de la Révolution Française.

Les prémices de la Révolution française se font sentir avec acuité dans le clergé lorrain. En 1787, une assemblée provinciale réunissant le clergé et contrôlée entièrement par l'évêque cristallise le mécontentement des curés. L'un d'eux, Guilbert, curé de la paroisse Saint-Sébastien de Nancy, appelle ses confrères à former un syndicat. Il est secondé dans sa tâche par Grégoire. Ils participent à la fin de l'année 1788 à une réunion avec le tiers état à l'Hôtel de ville de Nancy, où est prise la décision de dépêcher deux députés au roi pour lui demander la confirmation de la tenue des États et leur mode d'organisation. En vue de cette démarche, ils font signer une pétition aux curés, qui recueille près de 400 signatures[26].

L'action des curés lorrains a plusieurs buts : qu'ils aient des députés aux États provinciaux et généraux, mais aussi que des avancées soient faites dans le mode d'organisation de ces États. Ils demandent notamment, en totale adéquation avec le tiers état, que le vote soit fait par tête et non par ordre aux États généraux. Ils renoncent également à tout privilège fiscal, solidairement avec la noblesse.

Dans cette organisation syndicale, Grégoire a le rôle de « commissaire du clergé », qu'il partage avec onze autres confrères. Il diffuse le procès-verbal de la réunion du 21 janvier 1789 qui a fixé les buts du clergé auprès des curés et des vicaires lorrains, en élargissant le débat : il demande à ses confrères « des observations et des mémoires sur tous les objets à traiter dans ces États », sortant clairement des simples doléances du bas-clergé[27].

Le mouvement des curés lorrains s'enlise ensuite dans des querelles de personnes, mais l'abbé Grégoire s'en tient prudemment éloigné, ce qui lui permet d'être élu député du clergé aux États généraux de 1789.

Il part donc pour Versailles le 27 avril 1789, accompagnant son évêque monseigneur de la Fare. Son mandat va bien plus loin qu'une simple représentation de son ordre, il considère qu'il a un « ministère sacré » à remplir.

En ce sens il s'inscrit parfaitement dans cette « insurrection des curés » (selon l'expression du temps) qui agite la France pré-révolutionnaire. Mais il la pousse plus loin qu'un simple mécontentement et, à l'instar de ses confrères lorrains dont la réflexion va plus loin que dans les autres provinces, lui donne une « expression doctrinaire »[28]. René Taveneaux, comme avant lui Edmond Préclin[29], y voit une mise en pratique des idées richéristes et d'une démocratie inspirée par Pasquier Quesnel.

En effet, les curés remettent en cause l'ordre traditionnel à l'intérieur de l'Église, fondé sur la hiérarchie. Ils appliquent un « janséno-richérisme »[30], qui souligne le rôle spirituel fondamental des curés et leur institution divine, tout en proclamant par conséquence des revendications politiques et sociales novatrices.

Dans un contexte lorrain marqué pendant toute la seconde moitié du XVIIIe siècle par une lutte entre, d'une part, l'évêque et les curés, et, d'autre part, le clergé régulier et le clergé séculier, les idées quesnelliennes sur l'importance des curés comme conseils de leur évêque ont fait florès. Les mauvaises conditions économiques de la décennie pré-révolutionnaire touchent de plein fouet les curés des paroisses modestes et accentuent une aigreur qui se fait plus grande encore quand la réaction nobiliaire ferme l'accès aux évêchés et même aux chapitres cathédraux (celui de Metz est anobli en 1780)[31].

Cette analyse d'Edmond Préclin et de René Taveneaux, qui expliquent la grogne des curés par une individualisation du jansénisme et une rencontre profonde avec le richérisme, formant un corps de pensée politique et moins religieux, est cependant combattue par l'historien américain William H. Williams : il considère que cette tendance au corporatisme, doublée d'une nostalgie de l'Église primitive, n'est pas véritablement janséniste mais plutôt une exaltation de l'utilité sociale du curé. Il nomme l'ensemble « parochisme », en ce sens que pour les curés de l'époque pré-révolutionnaire, la paroisse est l'unité de base de la vie religieuse, fer de lance de la lutte contre des Lumières anticléricales. Il pense que si jansénisme il y a, celui-ci est profondément religieux et verserait plutôt vers le conservatisme anti-révolutionnaire[32].

Dale Van Kley, dans sa somme sur Les origines religieuses de la Révolution française, reprend cependant l'analyse de Taveneaux en soulignant le profond lien entre théologie et politique dans la jansénisation des curés Français à la fin du XVIIIe siècle. Il montre comment le jansénisme de cette époque, nourri de gallicanisme, de richérisme et de « patriotisme » (au sens de l'époque) mène à la fois vers un engagement révolutionnaire, comme pour Grégoire, et parfois à l'engagement inverse (c'est le cas d'Henri Jabineau)[33].

L'intégration d'Henri Grégoire dans le personnel révolutionnaire dès le début des événements n'est donc pas un hasard. Il part à Versailles soutenu par ses confrères et nourri par des années de réflexion théologico-politique. Il retrouve également à Versailles un certain nombre de confrères imprégnés des mêmes idées.


Anti-esclavagiste

Début 1790, il devient président de la Société des amis des Noirs de Brissot de Warville qui milite pour la suppression de l’esclavage dans les Antilles. C’est grâce lui qu’est votée la première abolition de l’esclavage le 4 février 1794.

Après la restauration de l'esclavagisme en 1804, Grégoire milite encore pour la liberté des hommes de couleur jusqu'au Congrès de Vienne (1815) où il lance son fameux appel anti-esclavagiste : De la traite et de l’esclavage des Noirs et des Blancs.

Une place porte le nom de l'Abbé Grégoire à Fort-de-France en Martinique.

Universaliser l'usage de la langue française

En, 1794 l'abbé Grégoire présente à la Convention son « Rapport sur la Nécessité et les Moyens d'anéantir les Patois et d'universaliser l'Usage de la Langue française », dit Rapport Grégoire, dans lequel il écrit:

« […] on peut uniformiser le langage d’une grande nation […]. Cette entreprise qui ne fut pleinement exécutée chez aucun peuple, est digne du peuple français, qui centralise toutes les branches de l’organisation sociale et qui doit être jaloux de consacrer au plus tôt, dans une République une et indivisible, l’usage unique et invariable de la langue de la liberté. »

Gallicanisme

En 1795, il crée avec les évêques constitutionnels Saurine et Debertier, ainsi qu'avec des laïcs, la Société libre de philosophie chrétienne, qui avait pour but de reprendre les études théologiques arrêtées à cause de la Révolution, de lutter contre la déchristianisation et contre la théophilanthropie et le culte de la Raison et de l'Être suprême. L'organe de cette société, les Annales de la religion, est un journal gallican et virulent, supprimé par Bonaparte à la suite du Concordat.

Il œuvre aussi à la réhabilitation de Port-Royal-des-Champs en publiant, en 1801 puis en 1809, Les Ruines de Port Royal des Champs, qui mettent en valeur les vertus des religieuses jansénistes et des Solitaires. Cet écrit contribue à la naissance du mythe de Port-Royal comme foyer intellectuel et comme foyer de résistance à l'absolutisme.

Sous le Directoire, il s'efforce de réorganiser l'Église constitutionnelle. Il organise avec les évêques constitutionnels deux conciles nationaux, en 1797 et 1801, pour tenter de mettre sur pied une véritable Église gallicane. Il publie en 1799 un Projet de réunion de l'Église russe à Église latine. En 1802, il est nommé sénateur et tente de s'opposer à la signature du Concordat. Fidèle à ses convictions républicaines, l'homme à la « tête de fer » (comme le définit l'historien Jules Michelet) fera toujours suivre son nom de la mention « évêque constitutionnel de Blois ».

L'opposant aux régimes « aristocratiques »

Pendant l'Empire et sous la Restauration, il écrit de nombreux ouvrages, notamment une Histoire des sectes en deux volumes (1810). Il fait partie, au Sénat conservateur, des rares opposants irréductibles à Napoléon Ier. Il est l'un des cinq sénateurs qui s'opposent à la proclamation de l'Empire. Il s'oppose de même à la création de la nouvelle noblesse puis au divorce de Napoléon.

Le 1er avril 1814, Grégoire est l’un des 64 sénateurs qui répondent à la convocation de Talleyrand pour proclamer la déchéance de Napoléon. Depuis le mois de janvier, avec Lanjuinais, Garat et Lambrechts, il se réunit régulièrement pour préparer un plan en cas de défaite de l’Empereur : ils envisagent la création d’un gouvernement provisoire et la réunion d’une assemblée constituante[34].

À l’occasion des élections partielles du 11 septembre 1819, qui constituent une victoire pour les libéraux (35 sièges remportés sur 55 à pourvoir), Henri Grégoire est élu député de l’Isère. Sa candidature est soutenue par le journal Le Censeur, et par le comité directeur du parti libéral. Mais il doit son élection au report des voix ultraroyalistes, contre le candidat soutenu par le ministère. Par cette manœuvre, les ultras montrent à la fois leur opposition au gouvernement, et leur rejet de la loi électorale. Chateaubriand écrit dans Le Conservateur : « Le mal est dans la loi qui couronne, non le candidat régicide, mais l’opinion de ce candidat, dans la loi qui peut créer ou trouver cinq cent douze électeurs décidés à envoyer à Louis XVIII le juge de Louis XVI ». Cette élection crée un choc, d’autant plus que Grégoire conserve une réputation, méritée ou non, de régicide. Elle va provoquer un retournement d’alliance au gouvernement, obligeant le centre alors aux affaires à s’allier à la droite.

L’historien Benoît Yvert écrit : « L’élection de Grégoire annonce par conséquent la fin de la Restauration libérale »[35]. Ouverte le 29 novembre, la nouvelle session parlementaire va dès le 6 décembre s’enliser dans un débat sur la manière d’exclure Grégoire de l’assemblée. Les libéraux, qui l’avaient soutenu, essaient d’obtenir de lui sa démission, qu’il leur refuse. Une commission formée pour l’occasion découvre un vice de forme, mais on renonce à l’employer car il s’appliquerait de même à un grand nombre de députés. Finalement, le député Ravez propose de statuer sur l’exclusion en renonçant à lui donner un sens acceptable par tous les partis : elle est votée à l’unanimité moins une voix[36].

Il vit dès lors dans la retraite mais, toute pension lui ayant été supprimée, il est contraint de vendre sa bibliothèque. Il décède à Paris à l'emplacement actuel du 44 de la rue du Cherche-Midi le 20 mai 1831 au début du régne de Louis-Philippe Ier.

Le jour de son décès, l'archevêque de Paris – le très légitimiste Monseigneur de Quélen – s'oppose à ce qu'il reçoive les derniers sacrements ; il exige de Grégoire une renonciation au serment de la Constitution civile du clergé. Le vieil évêque, fidèle à ses convictions, refuse tout net. L'abbé Guillon, malgré les ordres de sa hiérarchie, accepte d'accéder sans condition aux désirs du mourant. L'autorité romaine interdit l'église à sa dépouille, mais rassemblées autour de La Fayette, deux mille personnes accompagnent le corps de l'évêque humaniste et gallican au cimetière Montparnasse.

Plus de 150 ans plus tard, en 1989, la hiérarchie catholique, en la personne du cardinal Lustiger, refuse de s'associer à l'hommage rendu par la nation française à l'Abbé Grégoire au moment du transfert de ses cendres au Panthéon.

Hommage

À la fin de sa vie, l’abbé Grégoire demande les secours de la religion. L’archevêque de Paris accepte à condition que Grégoire renonce au serment qu’il avait prêté à la constitution civile du clergé. En tant que républicain convaincu, il ne peut accepter. L'archevêque lui refuse donc l’assistance d’un prêtre et toute messe funéraire. Un abbé nommé Guillon, en contradiction avec sa hiérarchie, lui donne tout de même les derniers sacrements.

Plusieurs milliers de personnes rassemblées autour de La Fayette conduisent la dépouille de l’abbé Grégoire au cimetière Montparnasse.

Les cendres de l'Abbé Grégoire, de Gaspard Monge et de Nicolas de Condorcet sont transférées au Panthéon le 12 décembre 1989, à l'occasion de la célébration du bicentenaire de la Révolution française.

Au Conservatoire National des Arts et Métiers, le plus prestigieux des amphithéâtres porte le nom d'Abbé Grégoire.

À Blois, la grande bibliothèque municipale construite et inaugurée dans les années 1990 porte le nom de Bibliothèque Abbé Grégoire.

En Russie

En 1814 Grégoire fut nommé, parmi vingt-huit personnes « distinguées pour leur savoir », membre honoraire de l'université de Kazan, mais cette nomination fut annulée en 1821, le conseil de l'université ayant trouvé qu'il était « contraire non seulement à la justice mais à la simple décence d'avoir en son sein un homme qui s'était rendu coupable d'un crime odieux » (la mort de Louis XVI) alors que jamais Grégoire n'avait demandé la mort du souverain.

Voir aussi

Articles connexes

Œuvres

  • Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs : ouvrage couronné par la Société royale des sciences et des arts de Metz, le 23 août 1788, 1789 (Texte en ligne).
  • Rapport et projet de décret sur les moyens d’améliorer l’agriculture en France, par l’établissement d’une maison d’économie rurale dans chaque département, présentés à la séance du 13 du 1er mois de l'an IIe de la république française, au nom des comités d'aliénation et d'instruction publique, par le citoyen Grégoire. Imprimés par ordre de la Convention nationale, Paris : Impr. nationale, 1794, in-8°, 30 p.
  • De la littérature des nègres, ou Recherches sur leurs facultés intellectuelles, leurs qualités morales et leur littérature ; suivies de Notices sur la vie et les ouvrages des Nègres qui se sont distingués dans les Sciences, les Lettres et les Arts, Paris : Maradan, 1808 (Texte en ligne).
  • Histoire des sectes, 1810, deux volumes

Bibliographie

  • David Feuerwerker, L'Emancipation des Juifs en France. De l'Ancien Régime à la fin du Second Empire, Paris : Albin Michel, 1976 (ISBN 2-226-00316-9)
  • Jean Boulaine, « La carrière agronomique de l’abbé Grégoire », Comptes rendus hebdomadaires des séances de l’Académie d’agriculture de France (Paris), 1990, vol. 76, no 1, p. 83-89
  • Jacques Guilhaumou, « L’abbé Grégoire. La politique de la vérité » (compte rendu de L’abbé Grégoire. La politique de la vérité de Rita Hermon‑Belot), in Annales historiques de la Révolution française, no 325, 3/2001 Texte en ligne
  • «Rita Hermon-Belot, L'abbé Grégoire et la République des savants, introduction de Bernard Plongeron, Paris : CTHS, 2001, p. 302 compte rendu dans les Annales historiques de la Révolution française, no 331, 1/2003 Texte en ligne
  • Rita Hermon-Belot, L'Abbé Grégoire, la Politique et la Vérité, Paris : Seuil, 2000 (ISBN 2020374927) .
  • Bernard Plongeron, L'abbé Grégoire et la République des savants, Paris : CTHS, 1991.
  • René Taveneaux, Jansénisme et Réforme catholique, Nancy : PU Nancy, 1992.
  • (en) « Henri Grégoire », dans Encyclopædia Britannica, 1911 [détail de l’édition] [lire en ligne]
  • Alyssa Goldstein Sepinwall:
    • L'abbé Grégoire et la Révolution française : les origines de l'universalisme moderne, traduit de l'anglais, préface de Marcel Dorigny, Bécherel : éd. Les Perséides, 2008, 349 p.
    • « Les paradoxes de la régénération révolutionnaire », Annales historiques de la Révolution française, no 321, 3/2000 Texte en ligne
  • Jean Tild, L’Abbé Grégoire. Nouvelles Éditions Latines, 1946, 178 p.

Liens externes

  1. (fr) Site consacré à l'abbé Grégoire
  2. (fr) Biographie de l'abbé Grégoire
  3. (fr) Une conduite révolutionnaire, ou Action et Réflexion chez Henri Grégoire de 1789 à 1831, Thèse de Doctorat d'État
  4. (fr) L'Abbé Grégoire. Conférence donnée à la Grande Loge de France (5 mai 1981) par Gaston Monerville

Notes et références

  1. Rita Hermon-Belot, L'abbé Grégoire ; la politique et la vérité, Seuil, 2000, p. 36.
  2. Louis Maggiolo, La vie et les œuvres de l'abbé Grégoire (1789-1831), Nancy, 1884.
  3. Rita Hermon-Belot, p. 37.
  4. Henri Grégoire, Mémoires ecclésiastiques, politiques et littéraires de M. Grégoire, ancien évêque de Blois, mss, 1808, p. 19. Conservé à la bibliothèque de l'Arsenal.
  5. Rita Hermon-Belot, p. 38.
  6. Henri Grégoire, Mémoires…, p. 146.
  7. Louis Maggiolo, La vie et les œuvres de l'abbé Grégoire, p. 7.
  8. Document autographe conservé au musées Oberlin du Ban de la Roche, cité dans Rita Hermon-Belot, p. 39. Ce portrait n'a bien sûr pas de valeur scientifique mais permet de décrire précisément Grégoire
  9. Donc plutôt grand pour l'époque.
  10. Lady Morgan, témoignage cité par Pierre Grunebaum-Ballin, « Éloge de Grégoire », in Europe, n° 128-129, août-septembre 1956.
  11. Mémoires de Grégoire, suivies de la notice historique sur Grégoire, Éditions de la Santé, 1989, p. 202. La notice historique est faite par Hippolythe Carnot
  12. Sainte-Beuve, Port-Royal, Livre deuxième, Paris, 1867, p. 28.
  13. Augustin Gazier, Histoire générale du mouvement janséniste, tome II, Paris, Honoré Champion 1924, p. 148.
  14. Rita Hermon-Belot, L'abbé Grégoire…, p. 41.
  15. René Taveneaux, Jansénisme et Réforme catholique, Nancy, PU, 1992.
  16. Henri Grégoire, Essai sur la régénération physique, morale et politique des juifs, 1788, p. 189.
  17. A. Sutter, Les années de jeunesse de l'abbé Grégoire, Sarreguemines, Pierron, 1992, p. 41.
  18. Henri Grégoire, Mémoires ecclésiastiques, politiques et littéraires…, p. 157.
  19. Rita Hermon-Belot, L'abbé Grégoire…, pp. 42-43.
  20. Rita Hermon-Belot, L'abbé Grégoire…, p. 43.
  21. Rita Hermon-Belot, L'abbé Grégoire…, p. 43. Certains auteurs considèrent qu'il a été membre de la loge l'Harmonie à l'Orient de Paris, sans apporter de preuves, ni donner de dates. Cf. Daniel Ligou, Dictionnaire de la Franc-Maçonnerie, 3e éd., Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 550.
  22. a  et b Alysaa Goldstein Sepinwall, « L’abbé Grégoire and the Metz Contest : The view from new Documents », Revue des études juives, 2007, n° 166, p. 243-258.
  23. Jürgen Voss, « Die Strassburger 'Société des Philanthropes' und ihre Mitglieder im Jahre 1777 », Revue d'Alsace 1982, n° 108, p. 65-80. Grégoire n’apparaît pas encore sur la liste de juillet 1777.
  24. Essai sur la régénération physique, morale et politique des Juifs…, p. 118 et 186.
  25. Rita Hermon-Belot, L'abbé Grégoire…, p. 446-447.
  26. René Taveneaux, « L'abbé Grégoire et la démocratie cléricale », in Jansénisme et Réforme catholique, Nancy, Presses universitaires de Nancy, 1992, p. 141 et 144.
  27. Rita Hermon-Belot, L'abbé Grégoire… p. 46-47.
  28. L'expression est de René Taveneaux, Jansénisme et Réforme catholique, p. 140.
  29. Edmond Préclin, Les jansénistes du XVIIIe siècle et la Constitution civile du clergé, Paris, 1928.
  30. L'expression est de René Taveneaux.
  31. Rita Hermon-Belot, L'abbé Grégoire…, p. 50.
  32. W.H. Williams, « The signifiance of Jansenism in the History of the Franch Catholic Clergy in the Pre-Revolutionary Era », in Studies in the XVIIIth Culture, t. VII, 1978.
  33. Dale K. Van Kley, Les origines religieuses de la Révolution française. 1560 - 1791, Paris, Points-Seuil, 2002 (Yale University Press, 1996)
  34. Emmanuel de Waresquiel, Benoît Yvert, Histoire de la Restauration, 1814-1830, Naissance de la France moderne, Perrin, 2002, p. 36-37.
  35. Emmanuel de Waresquiel, Benoît Yvert, Histoire de la Restauration, 1814-1830, Naissance de la France moderne, Perrin, 2002, p. 274-276.
  36. Emmanuel de Waresquiel, Benoît Yvert, Histoire de la Restauration, 1814-1830, Naissance de la France moderne, Perrin, 2002, p. 284.


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