- François Joseph Paul de Grasse
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François Joseph Paul de Grasse Comte de Grasse Naissance 13 septembre 1722
à Le Bar-sur-LoupDécès 11 janvier 1788 (à 65 ans)
à TillyOrigine Français Allégeance Ordre de Saint-Jean de Jérusalem
Royaume de FranceArme Marine royale française Grade Vice amiral Années de service 1734 - 1784 Conflits Guerre d'indépendance des États-Unis Faits d'armes Bataille du cap Finisterre
Bataille d'Ouessant
Bataille de la baie de Chesapeake
Bataille de Saint-Kitts
Bataille des SaintesDistinctions Ordre de Cincinnatus[1] modifier François Joseph Paul, marquis de Grasse Tilly, comte de Grasse, né au château des Valettes de Le Bar (actuellement Le Bar-sur-Loup, Alpes-Maritimes) le 13 septembre 1722 et décédé le 11 janvier 1788 au château de Tilly dans les actuelles Yvelines, est un héros de l'indépendance américaine et un amiral français.
De l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem au service du roi de France
Dernier garçon d'une famille de la noblesse provençale issue des anciens princes d'Antibes, François-Joseph de Grasse nait au château familial du Bar-sur-Loup où il passe la plus grande partie de son enfance.
À l'âge de onze ans, François-Joseph de Grasse entre dans l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem comme page du Grand Maître de l'ordre. Il est en effet de tradition dans beaucoup de vieilles familles provençales d'envoyer ses fils cadets servir sur les navires de l'Ordre de Saint-Jean de Jérusalem. En 1740, après six années d'apprentissage ponctuée de caravanes sur les galères de l'Ordre, François-Joseph choisit d'entrer au service du roi de France. L'ordre de Saint-Jean de Jérusalem servait souvent au XVIIe et XVIIIe siècle de vivier à la Marine royale. Il effectue ensuite toute sa carrière dans la marine royale française. Pierre André de Suffren, l'autre grand amiral français de la période suit un cursus naval voisin.
Enseigne de vaisseau en 1743, il se retrouve engagé dans les combats de la guerre de Succession d’Autriche. Le 22 février 1744, il participe sur le Diamant au combat du cap Sicié, puis fait campagne aux Antilles et passe en 1746 sur le Castor avec lequel il participe à la capture d’une corvette anglaise sur les côtes d’Acadie. En 1747, il embarque sur la Gloire dans l’escadre de La Jonquière, où il est blessé et fait prisonnier au combat du cap Ortegal contre l’escadre anglaise d’Anson (15 mai 1747).
La guerre terminée, il fait une croisière en 1752 au Levant, sur la Junon. Il est ainsi promu lieutenant de vaisseau en 1754, et fait campagne sur l’Amphion en 1755 à Saint Domingue. La guerre avec l’Angleterre reprend en 1756, et il participe en 1757 sur le Tonnant à la défense de Louisbourg dans la concentration navale de Dubois de La Motte. La même année, il commande le Zéphyr en croisière sur les côtes d’Afrique. En 1762, il devient capitaine de vaisseau et commande l’année suivante le Protée aux Antilles alors que se termine la terrible guerre de Sept Ans qui a vu la Marine royale enregistrer de lourdes défaites et la destruction de l’essentiel du premier empire colonial français.
En 1765, il commande l’Héroïne dans l’escadre de du Chaffault lors de l’expédition de Larache, puis l’Iris en 1772 en escadre d’évolutions. En 1775, il dirige l’Amphitrite aux Antilles, puis l’Intrépide en 1776. Grasse se taille une réputation de bon manœuvrier[2]. C'était « un homme de haute taille, peu sympathique [...], avec son visage de bouledogue, lourd, fermé, sévère, le nez fort, la bouche épaisse et méprisante, comme le représente une toile de Jean-Baptiste Mauzaisse au musée de Versailles. Cet ancien chevalier de Malte, qui avait bourlingué sur toutes les mers, était craint des officiers et des matelots[3]. »
En 1776, une partie des colons anglais d'Amérique proclament leur indépendance. Les Insurgents sollicitent l’aide du roi de France. Louis XVI et ses ministres hésitent longuement, puis s'engagent auprès de la jeune république américaine pour venger les défaites de la guerre de Sept Ans et combattre les prétentions anglaises à un contrôle total des mers. En 1778, la guerre éclate donc de nouveau entre la France et l’Angleterre. Grasse a 54 ans, ce nouveau conflit lui offre l'occasion de se distinguer et d'entrer dans l'Histoire.
Article connexe : Histoire de la marine française.La bataille de la Chesapeake : le héros de la guerre d'Indépendance américaine (5 septembre 1781)
À l'ouverture du conflit, de Grasse est nommé chef d’escadre, et il sert sous les ordres d’autres amiraux. Dans l’escadre d’Orvilliers, il commande le Robuste lors de la bataille d'Ouessant, le 27 juillet 1778, puis rejoint avec une flottille de renfort l’escadre d’Estaing aux Antilles, et prend part aux combats de la Grenade le 6 juillet 1779, et de Savannah en août-septembre 1779. En 1780, il commande une division dans l’escadre de Guichen, et se distingue aux trois combats livrés au commodore Rodney, au large de la Dominique.
En mars 1781, de Grasse est nommé lieutenant général, et il reçoit enfin le commandement d’une grande escadre, avec pour mission principale de partir aux Antilles pour couvrir la défense des îles du Vent. Il met son pavillon sur la Ville-de-Paris, et part de Brest le 22 mars à la tête de 20 vaisseaux, 3 frégates et 120 bâtiments[4] transportant 3 200 hommes de troupe. L’escadre arrive le 28 avril à la Martinique, obligeant l’amiral Hood à lever le blocus de Fort Royal où de Grasse entre le 6 mai. Un de ses premiers succès est la prise de l’île de Tobago, action menée en coordination avec les troupes du gouverneur des îles françaises, le marquis de Bouillé. De Grasse couvre le débarquement des 3 000 hommes de Bouillé qui forcent la garnison anglaise à une rapide capitulation alors que l'escadre de Rodney, arrivée en renfort, préfère ne pas engager le combat.
Le 5 juillet, De Grasse appareille pour Saint Domingue en escortant un gros convoi. Au mouillage de Cap Français (aujourd’hui Cap-Haïtien, au nord-ouest de l’île de Saint Domingue), de Grasse reçoit l’appel à l’aide de George Washington et du général Rochambeau, le commandant du corps expéditionnaire français débarqué le 11 juillet de l’année précédente dans le Rhode Island. Cette troupe d'un peu moins de 6 000 hommes a passé l’hiver dans un camp retranché à Newport, en attendant les renforts promis par Louis XVI[5]. La situation des Américains est alors très difficile : pas d’argent, plus de médicaments, des désertions en masse, deux importantes armées anglaises stationnant à New York et en Virginie... Les troupes anglaises installées à New York sont nombreuses et solidement retranchées. Rochambeau conseille à Washington de marcher plutôt vers l’armée anglaise du sud commandée par Charles Cornwallis, installé dans la presqu’île de Yorktown à l'entrée de la baie de la Chesapeake[6]. Depuis son camp retranché, Cornwallis peut menacer les environs en recevant des renforts de la mer, car les escadres anglaises patrouillent le long de la côte américaine. Mais cette position peut aussi se transformer en piège mortel si une armée parvient à bloquer la presqu’île de Yorktown, et si la flotte anglaise est tenue à distance de l’entrée de la baie. Une première tentative de débarquement de troupes, menée en mars 1781 par Destouches à la demande de Washington avait d'ailleurs échoué après un bref combat naval face à l'escadre d'Arbuthnot[7].
De Grasse, qui n’a pas d’ordre précis de Versailles, envisage de monter une attaque sur la Jamaïque ou éventuellement New York. Il accepte cependant le plan qui lui est proposé. L’escadre de Barras de Saint-Laurent qui stationne à Newport où elle est inactive depuis le premier combat de la Chesapeake, accepte de se joindre à l’opération. C’est un renfort important qui donne une très nette supériorité navale aux Français pour tenter cette opération de grande envergure. De Grasse emprunte sous sa signature 500 000 piastres à des banquiers espagnols, et fait embarquer sur sa flotte les sept régiments destinés à attaquer la Jamaïque, avec un petit corps de dragons et d’artilleurs : 3 200 hommes en tout, avec du matériel de siège, des canons et des mortiers[3]. Le moral, stimulé par les victoires précédentes est très élevé. L'escadre se sent forte au point de couper au travers des écueils du canal de Bahama jusqu'alors inconnu aux flottes françaises[8].
Commence alors une « opération combinée extraordinaire. Il joue sur les distances maritimes qui séparent les différents théâtres d’opération pour créer la surprise et obtenir une supériorité décisive face à un ennemi qui ne s’y attend pas[9]. » Les troupes de Rochambeau, très éloignées de Yorktown commencent une marche forcée vers le sud de plus de 600 km, en laissant de côté l’armée anglaise de New York, alors que les quelques centaines de cavaliers de La Fayette et du général Waine remontent vers la baie jusqu’à Williamsburg. Mais l’essentiel vient de la mer : le 30 août, les 28 navires de ligne et les 4 frégates de De Grasse se présentent à l’entrée de la Chesapeake et jette l'ancre dans la baie de Lynnhaven. Le débarquement des troupes, sous les ordres du marquis de Saint-Simon commence aussitôt. La situation des Français reste pendant plusieurs jours extrêmement aventureuse, car avec 8 000 soldats réguliers et 9 000 américains loyalistes, Cornwallis dispose de forces très supérieures. L’armée de Rochambeau est encore loin, mais de Grasse envoie 4 navires bloquer les rivières James et York.
Le 5 septembre, l’opération de débarquement n’est pas encore achevée qu'une flotte se présente à l’horizon, mais ce n'est pas celle de Barras de Saint-Laurent. Ce sont les pavillons des Anglais Hood et Graves qui apparaissent dans les longues vues, avec 19 (ou 20 selon les historiens) navires de ligne et 7 frégates. L’instant est décisif pour les Français, qui d’assiégeants risquent de se retrouver en situation d’assiégés, enfermés dans la baie. Mais de Grasse réagit aussitôt : il stoppe le débarquement, laisse filer les ancres, et se prépare à engager le combat avant que l’escadre anglaise ne bloque la baie entre les caps Charles et Henry. De Grasse a un atout important : il a plus de vaisseaux (il en engage 24 sur 28, mais plus de mille marins n'ont pas eu le temps de rembarquer) que les deux amiraux anglais. Côté anglais, Hood trop sûr de lui -car il est du côté du vent- laisse passer sa chance en attendant que les Français se déploient pour ouvrir le feu. À cette première erreur, s’ajoute une confusion dans la compréhension des signaux : l’avant-garde anglaise s’éloigne de son centre et de son arrière-garde alors que les Français ouvrent le feu[10]. La tombée de la nuit sépare les combattants. La bataille a duré quatre heures et a été indécise, concentrée essentiellement sur les deux avant-gardes mais la flotte anglaise a beaucoup souffert : 5 vaisseaux sont très abimés et l'un d'eux doit être sabordé dans la nuit. Hood et Graves restent encore au large jusqu’au 9 septembre alors que de Grasse cherche à reprendre le combat. En vain. Les deux chefs anglais finissent par rentrer sur New York pour réparer. De Grasse regagne à son tour son mouillage en saisissant au passage les frégates Isis et Richemond[11]. Cette retraite signe la victoire de De Grasse à la « bataille des caps », que l’histoire retient sous le nom de bataille de la baie de Chesapeake. La nasse de Yorktown[12] est désormais fermée : Cornwallis ne peut plus attendre aucun secours de la mer.
Le vainqueur oublié de Yorktown (19 octobre 1781)
Voir aussi la chronologie détaillée du siège de Yorktown sur Campagne franco-américaine aux États-Unis (octobre 1781), et liste précise des régiments engagés sur Bataille de Yorktown.
De Grasse reprend aussitôt le blocus. Il débarque 2 500 marins pour renforcer les 3 200 hommes de Saint-Simon, alors que le 9 septembre (jour où s’enfuit la Royal Navy) arrive l’escadre de Barras de Saint-Laurent qui s’est faufilé le long de la côte : 12 vaisseaux neufs avec 18 transports chargés du matériel de siège (essentiellement de l’artillerie). De Grasse organise aussi une flottille pour transporter sur 200 km dans la baie les troupes de Rochambeau arrivées à Annapolis, alors que Washington qui marche le long de la côte arrive à Williamsburg le 14 septembre. Le 17, de Grasse et Washington se rencontrent sur le navire amiral, le Ville de Paris pour organiser les opérations. À New York, Clinton reste sans réaction, car il ne comprend pas la destination prise par Rochambeau et Washington. Lorsqu'il se décide enfin le 17 octobre à envoyer 7 000 hommes en renfort vers le sud, il est beaucoup trop tard[13].
Cornwallis, qui n’a plus rien à espérer de la mer, se retranche au bout de la presqu’île, dans la petite bourgade de Yorktown[14]. Le 29 septembre commence l’investissement de la place par les coalisés : 3 600 américains et 11 000 français. Washington qui a le commandement théorique mais qui n’a ni les effectifs, ni l’expérience de la guerre de siège, doit laisser faire les Français. Après douze jours et douze nuits passées à s’approcher des positions anglaises en creusant des tranchées, l’artillerie entre en action. Les nouveaux canons Gribeauval incendient deux des trois frégates dans le port, qui contenaient des stocks de munitions. Ils concentrent ensuite leurs tirs sur les deux redoutes (forts), positions capitales pour les britanniques. Au feu terrestre s’ajoute le feu des canons de marine de De Grasse. Écrasé par cette pluie de boulets, la position de Cornwallis devient intenable, d’autant qu’il n’a presque plus de munitions et de vivres. Le 19 octobre, il doit capituler sans condition, avec ses quatorze régiments anglais et hessois.
Cette éclatante victoire laisse aux vainqueurs 214 canons, 22 étendards et 8 000 prisonniers qui défilent en habit rouge entre une rangée de soldats français et une autre d’Américains. La nouvelle de la victoire est accueillie par des transports de joie dans toute l’Amérique et à Versailles. « Jamais la France n’eut un avantage aussi marqué sur l’Angleterre que celui-là » dit Rochambeau en triomphant[15]. Défaite d'autant plus humiliante que Cornwallis, ancien chambellan et aide de camp de George III était considéré jusque-là comme l'un des espoirs de l'armée anglaise[15]. Sur le papier il reste encore aux Britanniques des troupes considérables à New York (30 000 hommes) et Charleston pour continuer la guerre. Mais pour le gouvernement anglais la nouvelle est un désastre : « It’s all over » soupire lord North[16] dont le ministère tombe en mars 1782[17].
Les Anglais avaient payé le prix de leur dispersion, de la lenteur des communications, de l’absence de coordination et des tensions entre sir Henry Clinton, général en chef, et l’impétueux lord Charles Cornwallis[15]. Yorktown n’est pas une victoire terrestre, mais bien une victoire navale. Les Insurgents sont définitivement sauvés. Comme l’a souligné l’historien américain Morrison, sans la victoire du comte de Grasse, ce n’est pas la reddition de Cornwallis mais celle de George Washington que l’histoire aurait enregistrée[18]. Yorktown serait même un « Waterloo naval », selon l'historien américain Emil Reich[19]. Yorktown apparait effectivement comme une victoire de la mer contre la terre. Sans l'action de la flotte française apportant hommes et matériel puis coupant Cornwallis de son soutien naval, rien n'aurait été possible. Le rôle de De Grasse qui a assuré une bonne coopération interarmes et interalliée doit être souligné, car l'histoire militaire regorge de campagnes manquées à cause des désaccords entre les généraux sur le choix des objectifs et l'emploi des moyens disponibles.
Sur l’instant, tout l’honneur de cette victoire franco-américaine revient cependant à Rochambeau et Washington. De Grasse, qui n’est pas présent au moment où Cornwallis rend son épée, se retrouve un peu oublié. À Paris, c’est La Fayette qui est fêté en héros. Ce dernier n’a joué qu’un rôle secondaire dans les opérations, mais le jeune homme, propagandiste infatigable de la cause américaine, rentre immédiatement en France où il reçoit un triomphe[20].
Dès la capitulation, de Grasse ordonne le rembarquement de ses matelots et des troupes de Saint-Simon (entre le 1er et le 3 novembre). Le 4 novembre, il lève l’ancre pour les Antilles, pour y passer l’hiver et y continuer la guerre. Le 25 novembre, l'escadre française arrive à Fort Royal.
La situation militaire est alors plus complexe que ne le laisse croire la victoire de Yorktown. La guerre est terminée dans les treize colonies, et un armistice de fait s’installe entre les belligérants en attendant que les négociations de paix commencent. Mais partout ailleurs la guerre continue sans marquer de ralentissement. En Méditerranée, les franco-espagnols assiègent toujours Gibraltar et ont débarqué à Minorque. Dans l’océan Indien l’escadre de Suffren attaque les établissements anglais, cherche à reconquérir ceux que n’ont pas su défendre les Néerlandais, et donne la chasse aux vaisseaux du commodore Hugues[21]. Mais c’est dans les Antilles qu’ont lieu les opérations de grande envergure. Ces îles, essentielles au commerce colonial de l’époque, sont très fortement disputées, tout comme la Floride, où les franco-espagnol ont débarqué l’année précédente[22]. C’est donc là que se concentrent les plus grandes escadres, et où se jouent les dernières grandes batailles de ce conflit naval de haute intensité qu’est la guerre d’indépendance américaine.
La Royal Navy est très éprouvée par cette guerre où, en raison de la dispersion de ses escadres, elle a perdu la maîtrise de l’Atlantique qu'elle avait acquise contre la France et l’Espagne pendant la guerre de Sept Ans. Au printemps 1782, libérée de la guerre en Amérique du Nord, la balance des forces navales penche de nouveau du côté anglais. À cela s’ajoute un intense effort de construction navale qui creuse un écart technologique avec les vaisseaux français : presque tous les navires anglais sont maintenant doublés de cuivre. Cette innovation, qui a pour but au départ de lutter contre la prolifération des algues et des coquillages qui s’incrustent sur les coques, a aussi pour effet de rendre les navires plus rapides. À cela s’ajoute une arme nouvelle, la caronade, un canon court de gros calibre, monté sur les hauts ponts des vaisseaux et qui est utilisé en combat rapproché. Son feu déverse un torrent de boulets de tout calibre en mitraille, qui balaye le pont adverse ou pénètre jusque dans les entrailles du navire ennemi[23]. Les chantiers navals français tournent aussi à plein régime, mais les Français commencent à peine à doubler les coques en cuivre en raison du coût élevé de l'opération, et aucune caronade n’y est encore disponible.
La flotte de De Grasse, qui tient la mer depuis mars 1781 aurait besoin de repos. Les coups de vent, l'humidité, le sel usent les vaisseaux presque autant que les combats. Les marins connaissent bien ce problème, puisque les navires de guerre emportent tous en double un jeu complet de voiles et de cordages pour réparer en mer. Cependant, si la campagne dure trop longtemps, il faut obligatoirement disposer d'un port bien équipé pour de l'entretien plus approfondi. Les Anglais peuvent s'appuyer dans le secteur sur New York (comme après la bataille de la Chesapeake), la Barbade et la Jamaïque. Des ports bien équipés, avec des stocks de bois, d'armes, de gréements. Les Espagnols disposent des chantiers navals de La Havane, mais les Français n'ont aucune installation comparable dans la région.
Plus grave, il semble bien qu’une crise de commandement larvée s’installe dans l’escadre. Après Yorktown, de Grasse a demandé instamment à être relevé de son commandement. Sa santé se dégrade, mais le roi refuse de lui donner satisfaction. Le ministre de la marine, de Castrie, prétend même que personne ne peut le remplacer. Réponse malheureuse, car le commandant en chef malgré ses succès, est de plus en plus détesté, et l’atmosphère à bord des vaisseaux devient épouvantable. Comment en est-on arrivé là ? De Grasse est un fin manœuvrier, mais il est autoritaire et il manque totalement de sens psychologique, n’a aucune confiance en ses subordonnés et ne sait en aucune manière les encourager. En un mot, il est totalement dépourvu du charisme du chef que les hommes apprécient au point de lui obéir en toutes circonstances juge Étienne Taillemite[24]. Les critiques les plus acerbes pleuvent contre le vainqueur de la Chesapeake et de Yorktown. Chose à peine croyable, mais révélatrice, de nombreux commandants prétextant des problèmes de santé rentrent en France, ce qui n’améliore pas la cohésion de l’escadre.
Pour finir, le ravitaillement et les renforts pour la campagne de 1782 n'arrive pas : l'important convoi de troupes et de vivres qui quitte Brest en décembre escorté par 19 vaisseaux de ligne est attaqué et dispersé par la Royal Navy. Guichen, un bon chef jusque-là invaincu, n’a pu empêcher les 12 vaisseaux du commodore Kempenfeld de prendre 15 bateaux de transport et 1 000 soldats[25].
Cette déconvenue met de Grasse dans une situation délicate, mais il dispose encore de la supériorité numérique. Il assure la protection des convois français et s’empare de l'île de Saint-Christophe avec le marquis de Bouillé, qui commande les troupes à terre. L’amiral Hood réussit à jeter l’ancre par surprise entre les deux, menaçant l’offensive française, puis s’échappe pendant la nuit du 26 janvier 1782. L’île tombe entre les mains des Français le 12 février 1782. Ce combat est aussi appelé bataille de Saint-Kitts. Le trait d’audace de Hood contribue à restaurer la confiance dans la marine anglaise, alors que l’amiral George Brydges Rodney, un vieux loup de mer, prend le commandement de la Royal Navy aux Antilles en avril. Il dispose de 37 vaisseaux de ligne, dont la moitié arrivant directement d’Angleterre, presque tous doublés de cuivre et équipés de caronades. Concentrée à la Barbade, cette flotte est le fer de lance de la Navy. De son côté, Rodney, qui a été facilement vainqueur d'une flotte espagnole en 1780, a été par la suite sévèrement tenu en échec par les Français Guichen et La Motte-Picquet. Il est donc déterminé à prendre sa revanche : « Il s’agissait de sauver l’honneur de Sa Majesté et de montrer à ces damnés Français que les Anglais restaient les seuls maîtres des océans » note Jean-Christian Petitfils[3].
Pour consulter un article plus général, voir : guerre des Antilles.Le drame des Saintes (12 avril 1782)
Mouillant à la Martinique avec 35 vaisseaux, de Grasse reçoit l’ordre du ministre de la marine d’entreprendre la conquête de la plus riche île anglaise des Antilles : la Jamaïque. Une attaque qui doit être montée en coordination avec les Espagnols[26]. Au préalable, il doit rallier Saint-Domingue où l’attend l’amiral Don Solano avec 12 ou 13 vaisseaux et 15 000 hommes, suivant à l’arrière garde une flotte marchande de 150 galions et navires de tous tonnages, qui doivent repartir ensuite pour Nantes et Bordeaux. Rodney n’a pas ces contraintes.
C’est encombré de ce lourd convoi que de Grasse prend la mer, le 7 avril alors que les Britanniques, qui le cherchent, se sont rapprochés de la Martinique et de la Guadeloupe. De Grasse confiant, semble prêt à en découdre lui aussi. Le marquis de Vaudreuil, l’un de ses principaux officiers, note dans son journal de bord : « M. le comte de Grasse juge qu’il ne pourra pas éviter le combat. Je suis assez porté à croire que le mépris que ce général a pour ses ennemis va le déterminer, dans cette occasion, à les attaquer avec des forces inférieures[27]. » Mais De Grasse n'a guère le choix, les ordres sont très clairs. Au cas où les Anglais chercheraient à intercepter l'expédition il ne doit pas hésiter à engager « une action générale qui ne pourrait manquer d'être décisive » et à livrer, lui écrit de Castrie, une bataille qui assurerait le succès de toutes les opérations ultérieures si, « comme on ne peut en douter, vous parveniez à prendre ou à détruire une partie de l'escadre anglaise »[28]. De Grasse n'a donc pas d'autre choix que d'afficher sa confiance, d'autant qu'il n'est pas exclu qu'il sous estime Rodney. De Grasse avait participé aux trois combats livrés par Guichen en 1780 (voir ci-dessus) où Rodney avait été sévèrement tenu en échec. De Grasse pense peut-être pouvoir rééditer l'exploit.
Le 9 avril l’escadre anglaise est repérée. De Grasse donne l'ordre d'attaquer. Il s’agit en fait de l’avant-garde de Hood, avec 12 vaisseaux seulement. Après deux heures d'un combat incertain, Hood se retire. Ce mouvement offre l'opportunité à de Grasse de le poursuivre, de l’isoler du gros de l’escadre anglaise et peut-être de le détruire. Mais de Grasse laisse filer Hood. Sa mission essentielle est d’escorter le convoi vers Saint-Domingue, et de Grasse pense probablement qu’après ce coup d’arrêt, les Anglais n’oseront plus rien entreprendre[29]. Dans la nuit du 10 au 11 avril, le Zélé, commandé par un officier inexpérimenté, heurte un autre vaisseau de ligne, le Jason, qu’il faut envoyer immédiatement vers Basse-Terre en réparation. Dans la nuit du 12, deuxième accrochage : le Zélé aborde par l’arrière le vaisseau amiral, la Ville-de-Paris. Ce dernier a peu de dégâts, mais le Zélé se retrouve désemparé, sans mât de beaupré ni de misaine. À l’aube, de Grasse doit donner l’ordre à la frégate l’Astrée de le prendre en remorque. La flotte se trouve alors à la hauteur des Saintes, deux îlots entre la Guadeloupe (au nord) et la Dominique (au sud). C’est alors que les vigies voient apparaître à l’horizon les voiles de Rodney.
La situation exige une décision immédiate. En retranchant les vaisseaux qui au nord-ouest encadrent le convoi marchand, il ne reste plus que 31 navires à de Grasse, dont un qui ne vaut plus rien. Avec 37 vaisseaux dont de nombreux trois-ponts, Rodney dispose aussi de presque 1 000 canons de plus que lui. Il n'y a qu'une seule solution : abandonner le Zélé pour dégager l'escadre, d’autant que de Grasse a ordre de combattre les Anglais qu’après avoir réuni sa flotte aux 13 navires espagnols. Mais, en « cabochard flamboyant[15] », de Grasse refuse d'abandonner un de ses navires : « L’honneur des armes du roi, mon honneur ne me permettaient pas de laisser prendre sous mes yeux un vaisseau hors d’état de se défendre. Je n’allais pas augmenter mon infériorité par une lâcheté[30] ! »
De Grasse fait virer de bord vers les Anglais, et déploie sa flotte : Bougainville à l’avant-garde, lui-même au centre, et Vaudreuil à l’arrière-garde. Le feu débute peu avant 8 h 00. De Grasse a l’avantage du vent, ce qui lui permet de manœuvrer plus rapidement que Rodney[31]. La bataille s’engage en suivant la tactique habituelle de la ligne de file, chaque flotte se canonnant en parallèle. La ligne française n'est pas encore totalement formée sur l'arrière, mais de Grasse affiche sa confiance. Il observe à la longue-vue au milieu de la fumée Rodney qui donne ses ordres cloué sur un fauteuil pour cause de rhumatismes : « Il suce un citron, Messieurs ! Puisse-t-il bientôt sucer la mer[32] ! »
Le récit de la suite de la bataille varie considérablement d’un historien à l’autre. Les deux flottes s'affrontent en défilant en sens opposé. De Grasse qui ne veut semble-t-il pas trop s’éloigner du convoi de navires marchands, ordonne de faire un demi-tour contre le vent. Cette manœuvre, toujours très délicate en plein combat, devant amener les deux flottes à combattre dans le même sens. Les historiens ne s'accordent pas pour dire s'il le fait pour contrer le vent qui tourne ou si c'est le vent qui tourne en pleine manœuvre et gène celle-ci. Les ordres qui s’affichent dans les matures par fanion sont mal compris, mal exécutés, ce qui avec le vent qui passe de l'est au sud-est disloque l’agencement de la ligne française en son centre[33]. L’avant-garde de Bougainville qui n'a pas vu les signaux s’éloigne donc de toutes ses voiles. Il est 9h45. Rodney qui a vu la brèche à l'arrière du Ville de Paris s’y engouffre. Hood qui en a repéré une autre fait bientôt de même, en tirant au passage en enfilade, ce qui achève de jeter la confusion dans la ligne française, désormais coupée en trois.
La nasse se referme sur le centre français totalement isolé, avec une proie de choix : le navire amiral, la Ville de Paris (104 canons)[34]. Le combat qui s'engage prend alors une autre tournure. Les Français doivent faire feux sur les deux bords, à portée de mousqueterie, la pire situation en combat naval d’autant qu’ils sont en totale infériorité numérique. Les caronades anglaises dévastent les ponts et les matures du César, du Sceptre, du Ville de Paris, broyant les matelots dans la mitraille. Cette agonie sanglante dure plus de cinq heures. Une passagère embarquée à bord du Triomphant raconte :
« Nous fûmes entourés de morts et de blessés dangereusement qui part leur cri nous arrachaient l’âme (...) D’un côté nous voyons couper un bras, de l’autre amputer une cuisse, plus loin panser une tête défigurée par une blessure horrible (...). Les uns mouraient dans l’opération, les autres poussaient des cris déchirants, un jeune mousse surtout, auquel on désossa le reste du bras à l’épaule, opération qui dura plus d’un quart d’heure et pendant laquelle il hurla toujours (...) Après une heure du combat le plus sanglant, nous entendîmes : « ici du monde, prenez garde, doucement ». Nous n’osions porter nos yeux sur l’échelle, quand nous entendîmes : c’est Monsieur du Pavillon (...). Un boulet de mitraille lui avait emporté un œil, une partie du sourcil, et endommagé le crâne. Il était sans connaissance et baignait de sang (...). Dans l’espace de près de quatre heures que dura notre premier feu, nous eûmes quarante blessés et dix à douze hommes de tués. Ceux qui mouraient dans les pansements étaient sous nos yeux entassés au nombre de sept. On attendit la nuit pour les jeter à la mer afin de ne pas effrayer l’équipage. La bonté (solidité) et l’épaisseur du bois de notre vaisseau a sauvé la vie à bien des hommes ; pas un boulet ne pénétra dans la première batterie. Tous venaient frapper le bois sans entrer ; un seul passa par un sabord et tua six hommes à ce canon là. Le combat recommença pour nous. On employa le moment de répit à réparer notre voilure et nos manœuvres très endommagées ; nous avions beaucoup de boulets dans nos mâts, mais ils tenaient encore. Il est à croire que les Anglais de concert visaient tous à la mature et aux manœuvres (...) Nos vaisseaux de l’avant-garde tiraient toujours. La Ville de Paris fit feu de toute part pendant cinq heures de suite, entourée de l’ennemi et fut criblée. Nous recommençâmes le feu et ont se bâtit jusqu’à sept heures du soir. Nous eûmes environ soixante blessés dans cette affreuse journée et une quinzaine de tués. »[35]
Le combat marque une pause lorsque le vent tombe vers 11h30 pendant une heure et que plus personne ne voit rien dans la fumée. Le navire amiral, attaqué par dix vaisseaux britanniques rend pendant longtemps coup pour coup. De Grasse refuse de se transporter sur un autre navire et même de se faire remorquer par le Pluton (74) d'Albert de Rions qui tient en échec 4 vaisseaux anglais[36]. Il appelle désespérément au secours Bougainville et Vaudreuil qui filent loin des combats. Vaudreuil, sur le Triomphant (80), aperçoit enfin les fanions au milieu de la fumée, vire de bord et arrive vers 7h00 du soir sur le lieu du drame. Mais il est trop tard, le Ville de Paris qui a perdu les deux-tiers de son équipage et combattu jusqu’à son dernier boulet[37] n’est plus qu’un ponton sanglant désemparé. De Grasse, qui a fait tirer une dernière fois en chargeant ses canons avec son argenterie, a dû amener son pavillon. Vaudreuil doit se retirer pour sauver ce qui peut l’être encore. Le lord-captain Granston chargé de conduire les survivants sur le navire anglais le plus proche raconte :
« Entre le mât de Misaine et le grand mât, on ensanglantait ses bottes à chaque pas. Le carnage avait été prodigieux. Les porcs et les moutons parqués sur le pont mêlaient leur sang et leurs membres à ceux des hommes[38]. Le plus haut pont était encore couvert de morts et de blessés. De Grasse s'y tenait debout, entouré de trois officiers. Il avait reçu une contusion dans les reins, mais il était sauf, fait remarquable, car il avait été exposé pendant plusieurs heures à un feu destructeur qui avait balayé ses officiers et nettoyé la dunette à plusieurs reprises. Grand, robuste, le visage fier, il était à cet instant un objet de respect pour qui on éprouvait sollicitude et sympathie. Il ne se remettait pas de sa stupeur de voir, en un temps aussi court, ses vaisseaux pris, sa flotte défaite et lui-même prisonnier[39]. »
Sur le moment, le bilan de cette journée est accablant : près de 2 000 morts, 7 000 blessés, 5 navires capturés, le Ville de Paris, le Glorieux (74), l' Hector (74), le César (74), l'Ardent (64). Trois vont couler. Le César explose dans la nuit du 12 au 13 avril en faisant 400 morts dont la cinquantaine d'hommes de l'équipe anglaise de prise[40]. Acte désespéré ? Mystère. Le Ville de Paris et le Glorieux sombrent en septembre aux Açores alors qu’ils sont remorqués vers l’Angleterre. 4 000 prisonniers sont acheminés vers la Jamaïque[41]. La victoire anglaise est complétée le 19 avril par Hood qui s'empare, près de Porto Rico, de quelques-uns des rescapés du combat : 2 vaisseaux de ligne, une frégate et un sloop, ce qui monte les pertes à 7 grosses unités[42]. Pourtant, si la bataille des Saintes est une défaite sanglante, elle n'est pas comparable au brasier de La Hougue et de Vigo[43] ; ou encore à la flotte française balayée par la Royal Navy à Lagos et aux Cardinaux en 1759. Le cours de la guerre n’en est pas bouleversé. Vaudreuil, qui a pris le commandement, rassemble le reste de l'escadre et rejoint le flotte espagnole sans encombre avec le convoi marchand[44]. Rodney, encombré par ses prises et dont la flotte a beaucoup souffert ne donne pas la poursuite[45]. Cette défaite entraine néanmoins l'abandon de la conquête de la Jamaïque, mais cette action est d'une ampleur bien moindre que l'indépendance des treize colonies américaines. L’orgueil national français ressent cependant vivement l'évènement. À Paris, la rage se cache sous les calembours : « Sans l’action de De Grasse, nous aurions eu un Te Deum ! ». Ou encore : « Sur le nouveau navire que Paris donnera au roi, on inscrira : Vaincre ou mourir, point de Grasse ! ». Louis XVI marque sa douleur, mais sa détermination et sa combativité en sortent renforcés : « Le roi notre maître, n’est en aucune mesure abattu, quoi qu’il en soit profondément affecté », écrit Vergennes, le ministre des affaires étrangères, le 24 mai[46].
La France a perdu 7 navires aux Saintes, le Roi ordonne donc d’en construire 10 pour la fin de l’année. Un grand élan patriotique saisit le pays, de sorte que ce nombre est porté rapidement à 12. Les frères du roi, le comte de Provence et d’Artois offrent chacun un vaisseau de 80 canons, alors que l’hôtel de ville de Paris, les états de Bourgogne, les marchands de Marseille, de Lyon et de Bordeaux, les receveurs généraux des Finances, les fermiers généraux et le corps des Arts et Métiers, se cotisent pour faire construire le remplaçant du Ville-de-Paris[47]. Cette mobilisation navale de l’an 1782 préfigure d’une certaine façon ce que sera la mobilisation nationale de l’An II onze ans plus tard, mais dans un autre contexte politique et militaire.
Article détaillé : Bataille des Saintes.Polémique et conseil de guerre
De Grasse se retrouve prisonnier sur le HMS Formidable, navire amiral de Rodney, puis à Londres[48]. Traité avec beaucoup d’égards, il est bien logé et reçu par le roi George III qui lui rend son épée. De Grasse sert aussi d’émissaire diplomatique : libéré en août 1782, il apporte à Versailles des propositions de paix du nouveau gouvernement anglais de Lord Shelburne[49]. Mais pour De Grasse, l’essentiel est ailleurs : il sait qu’il va devoir s’expliquer sur sa défaite. Un conseil de guerre doit se réunir pour statuer sur les responsabilités, procédure assez rare dans la marine française, et qu’on trouve surtout dans la Royal Navy. De Grasse prépare donc sa défense sans attendre sa libération, d’autant qu’il semble mortifié par ce qui s’est passé et entend bien défendre son honneur en pointant du doigt ceux qu’il estime être les vrais responsables. À chaud, le lendemain de la bataille, sur le vaisseau de Rodney il rédige une lettre, puis un journal pendant la traversée de l’Atlantique et enfin un Mémoire imprimé et diffusé en octobre 1782, avec huit plans des positions principales des armées[50]. Il déclenche surtout une violente polémique en accusant de désobéissance et de fuite ses deux seconds, Bougainville et Vaudreuil. Cet appel à l’opinion, pour une affaire en principe couverte par le secret militaire (on était toujours en guerre malgré les négociations), fut très mal pris et sonne incontestablement comme une erreur dans la défense du contre amiral.
Le Conseil de guerre est précédé d’une longue enquête : des Conseils de marine à Brest, Toulon, Rochefort reçoivent les journaux de navigation et les témoignages des capitaines ayant participé à la bataille[51]. Lorsque le Conseil de guerre débute ses audiences à Lorient le 20 septembre 1783 la guerre vient juste de se terminer (le traité de Versailles a été signé le 3 septembre 1783). Plus de trois cent témoins défilent à la barre, dont de nombreux officiers de l’armée de terre, présents sur les vaisseaux. Comme souvent dans ce genre d’affaire – où les enjeux pour les carrières futures sont considérables – les témoignages fluctuent, voire divergent par rapport au début de l’enquête... Tous les commandants clament avec véhémence leur innocence, particulièrement ceux du Languedoc et de la Couronne, vaisseaux matelots[52] du Ville de Paris, accusés d'avoir abandonné leur chef. Faut-il rappeler que tous ces officiers supérieurs sont souvent de haute noblesse, que beaucoup sont affiliés à des clans ou des familles à Versailles, qu'ils portent haut la notion d'honneur et qu’ils ont horreur de rendre des comptes [53]? Bougainville, qui avait vivement protesté de son innocence, finit par avouer à mots couverts qu’il a « vu » quand-même, malgré la fumée (il est vrai que son témoignage était en contradiction avec son Second et celui de son maître-pilote). De Grasse déteste Bougainville[54]. Vaudreuil ne lui est guère favorable non plus. Dès le 19 mai 1782, il mettait en cause Bougainville dans une lettre au ministre : « M. de Grasse aurait fait la campagne la plus brillante du siècle s'il n'avait pas eu plusieurs capitaines inaptes... et si M. de Bougainville eût su manœuvrer son escadre ». Le 18 juin il précisait encore : « La plus grande partie de ses vaisseaux (de Bougainville) se sont pourtant bien battus... même M. de Bougainville dont vous avez eu lieu de soupçonner le courage dans les autres combats, mais il ne sait pas manœuvrer, ce n'est pas de sa faute[55] ». Mais Vaudreuil, s'il apparaît comme favorable à De Grasse au début de la procédure, lui devient hostile pour soutenir (ou couvrir) son frère cadet dont la responsabilité est engagée car il commandait un vaisseau à un point de rupture de la ligne de bataille. Vaudreuil réussit même à regrouper une large majorité de capitaines contre De Grasse, estimant tous qu’il n’aurait jamais dû engager le combat. Prise de position qui sonne comme un nouvel épisode, public cette fois, de la crise de commandement ouverte entre l'amiral et ses capitaines après Yorktown. Cependant, les survivants du Ville de Paris sont tous solidaires de leur chef, ce qui mérite d’être souligné. Notons aussi que Rochambeau (qui n'était pas présent aux Saintes) apporte son soutien au vice-amiral. De Grasse témoigne aussi, à la fin des audiences, avec dignité et sans agressivité.
Au final, que voit-on apparaître derrière les fluctuations des témoignages et les non-dits ? Un vieux problème de la marine royale : l’indiscipline de nombre d'officiers. Tout s’est passé comme si une partie des commandants, qui refusaient -sans le dire- cet engagement, avaient, à la faveur d’une manœuvre ratée tourné le dos à la bataille et à leur chef qu'ils ne supportent plus. Vaudreuil en a aussi été victime puisqu’il n’a pas été obéi par tous ses capitaines lorsqu’il a fait virer de bord pour secourir le vice-amiral : 4 vaisseaux seulement de sa division l’ont suivi. Indiscipline dénoncée aussi au procès par les officiers de l'armée de terre présents sur les navires. Et que dire du comportement des commandants qui se sont fait porter malade pendant l'hiver 1781-82 (voir plus haut)? Notons par ailleurs qu’au même moment, Pierre André de Suffren qui fait dans l’océan Indien une brillante campagne contre Hugues, est confronté à la désobéissance systématique d’une partie de ses capitaines qui ne comprennent pas ses manœuvres audacieuses[56]. Problème que l’on retrouvera encore sous la Révolution et l’Empire à Aboukir et Trafalgar, mais c’est une autre histoire que celle qui nous intéresse ici. Les historiens sont généralement sévères vis-à-vis des critiques véhémentes de De Grasse sur ses deux subordonnés [57]. L’examen attentif des faits montre cependant que l’amiral, malgré ses maladresses, a touché du doigt la vérité, même s’il ne pouvait pas en fournir la preuve absolue, la question de la bonne interprétation des signaux pour masquer un ordre non exécuté étant proprement sans fin et sans solution en 1782[58].
Le 21 mai 1784, après de longs débats, le conseil de guerre de Lorient acquitte De Grasse, décharge Vaudreuil de tout reproche et se contente d’infliger une admonestation à Bougainville[59] et à un autre chef d’escadre, Coriolis d’Espinouse[60]. L’opinion publique, échauffée, juge sévèrement cette mansuétude alors que les rumeurs les plus folles circulent sur l'implication de coteries de l'entourage de la reine pour couvrir les responsables[61]. De Grasse qui a demandé à être jugé par le roi est sèchement remercié : « Sa majesté, mécontente de votre conduite à cet égard, vous défend de vous présenter devant elle. C’est avec peine que je vous transmets, Monsieur, ses intentions, et que j’y ajoute le conseil d’aller dans la circonstance actuelle dans votre province. » lui communique le ministre de la Marine, le marquis De Castrie[62]. Louis XVI reproche à son vice-amiral, non pas tant d'avoir été battu que d'avoir rejeté les responsabilités de la défaite sur ses subordonnés, ce qui est contraire à la déontologie d'un chef. Il lui tient rigueur par l'intermédiaire de son ministre d'avoir compromis « par des accusations mal fondées la réputation de plusieurs officiers pour vous justifier dans l'opinion d'un évènement malheureux dont vous eussiez peut-être pu trouver excuse dans l'infériorité de vos forces, dans l'incertitude du sort des armes ou dans les circonstances qu'ils vous était impossible de maîtriser[63]. »
Acquitté mais disgracié, De Grasse doit quitter la Cour, sa carrière brisée. En 1786 le Congrès américain lui offre 4 canons pris à Yorktown et le 21 juillet 1786 Louis XVI l'autorise à les placer sur son domaine. Sur chacun d'eux on pouvait lire : « Pris à l'armée anglaise par les forces combinées de la France et de l'Amérique à Yorktown, en Virginie, le 19 octobre 1781 ; présenté par le Congrès à S.E. le comte de Grasse, comme un témoignage des services inappréciables qu'il a reçus de lui dans cette mémorable journée »[64]. Il meurt le 11 janvier 1788 dans son château de Tilly[65], (dans l'actuel département des Yvelines) sans avoir pu retrouver la faveur royale. Il est inhumé le 16 janvier 1788 en l'église Saint-Roch, rue Saint-Honoré à Paris. Son cœur est transféré à Tilly dans le chœur de l'église. De Grasse, à qui George Washington avait dit « vous avez été l'arbitre de la guerre »[66] s'enfonce alors peu à peu dans l'oubli, sa mémoire entachée par la défaite des Saintes et la malheureuse polémique qui en suivit. Aucun navire de guerre français ne portera son nom au XIXs siècle[67], et il fallu attendre un historien américain pour éditer sa première biographie[68]. La marine nationale baptisa un de ses navires le De Grasse peu avant la Seconde Guerre mondiale, rejoignant -enfin- l'US Navy qui donne régulièrement le nom du vice-amiral français à l'une de ses grandes unités[69].
Hommages
Mémorial
Au Cape Henry Memorial à Fort Story, dans la ville de Virginia Beach, un monument célèbre le rôle de l'amiral de Grasse et des marins français qui aidèrent les États-Unis à conquérir leur indépendance à la bataille de Chesapeake en autorisant la victoire de Yorktown.
Une statue commémorant l'amiral de Grasse est dressée à Grasse, sur la place du Cours Honoré-Cresp. Le socle de la statue porte une citation de George Washington : « Vous avez été l'arbitre de la guerre. »
À Paris, un monument à la mémoire de l'amiral de Grasse se trouve boulevard Delessert dans les jardins du Trocadéro. Ce monument est l'œuvre du sculpteur Paul Landowski et a été offert à la ville de Paris par un Américain, Kingsley Macomber. Il a été inauguré en 1931.
Deux navires de « La Royale » ont porté son nom :
- Le croiseur De Grasse (1939-1974).
- La frégate De Grasse.
Trois navires de la marine américaine ont également porté son nom :
- L'USS Comte de Grasse (DD-974) (1978-1998)
- L'USS De Grasse (AP-164/AK-223) (1943-1946)
- L'USS De Grasse (1918).
Les canons anglais
Le Congrès des États-Unis a offert à l'amiral de Grasse quatre canons 6 Pounder pris aux Anglais lors du siège de Yorktown. Ils sont logés en regard de quatre ouvertures dans la grille du château de Tilly. Les canons originaux ont toutefois été fondus pendant la Révolution française. Des reproductions ont été réinstallées en juin 1976 pour le bicentenaire de l'Indépendance des États-Unis.
Galerie
Sources et bibliographie
Sources anciennes :
- Mémoire du comte de Grasse sur le combat naval du 12 avril 1782, avec les plans des positions principales des armées respectives. - 1782
- Son fils Alexandre de Grasse a publié une Notice biographique sur l'amiral comte de Grasse d'après les documents inédits en 1840.
Ouvrages récents :
- L’Amiral De Grasse, héros de l’indépendance américaine, Jean-Jacques Antier, éditions Plon, Paris, 1965.
- Histoire de la marine française, Jean Meyer, Martine Acera, Éditions Ouest-France, Rennes, 1994.
- Dictionnaire des marins français, Étienne Taillemite, éditions Tallandier, nouvelle édition revue et augmentée, 2002.
- Louis XVI ou le navigateur immobile, Étienne Taillemite, éditions Payot, 2002.
- L'Europe, la mer et les colonies XVIIe-XVIIIe siècle, Patrick Villiers, Jean-Pierre Duteil, Carré Histoire, Hachette supérieur, 1997.
- La France dans le monde au XVIIIe siècle, Jean Meyer, Jean Béranger, éditions Sedes, 1993.
- Les Relations internationales en Europe (XVIIème-XVIIIe siècle), Lucien Bély, éditions PUF, 1992.
- L’Essor des marines de guerre européennes, 1680-1790, Martine Acerra, André Zysberg, Éditions Sedes, 1997.
- Louis XVI, Jean-Christian Petitfils, éditions Perrin, 2005.
- La Monarchie des lumières, 1715-1786, André Zysberg, Nouvelle histoire de la France moderne, éditions du Seuil, 2002.
- The French Navy and American Independance. A Study of arms and diplomacy, 1774-1783, Jonathan R. Dull, Princeton University Press, Londres, 1975.
- The French Forces in America, 1780-1783, Lee Kennett, Westport, Connecticut & Greenwood Press, Londres, 1977.
- Dictionnaire d'Histoire maritime, sous la direction de Michel Vergé-Franceschi, éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2002.
- Guy Le Moing, Les 600 plus grandes batailles navales de l'Histoire, Marines Editions, 2011.
Ouvrage à part :
- Dictionnaire des batailles navales franco-anglaises, Jean-Claude Castex, éditions Presses Université de Laval, (Canada) 2004. Cet ouvrage qui hésite entre le convenable et le médiocre est à manipuler avec précaution, par un public ayant déjà un solide culture historique. Le convenable : des bonnes cartes, un bon inventaire des effectifs et l'utilisation de sources anglaises souvent peu citées en France. Le médiocre : des analyses sur les conséquences des batailles souvent partielles, voire partiales. Des commentaires sur le contexte politique, Versailles, les rois de France, qui hésitent entre le vieux manuel d'histoire moralisateur du XIXe siècle et le café du commerce. Le tout encombré d'une iconographie souvent hors-sujet (des casques médiévaux, des trirèmes grecques antiques, des drapeaux russes...). Un ouvrage à réécrire en partie. À l'occasion d'une réédition ?
Notes et références
- Fiche du comte de Grasse, sur le site de La Guerre d'Amérique 1776 - 1783 - Les contributions françaises à l'indépendance des États-Unis.
- Dictionnaire des marins français, Étienne Taillemite, ed. Tallandier, nouvelle édition revue et augmentée, 2002.
- Jean-Christian Petitfils, Louis XVI, chapitre 13, Le traité de Versailles, éd. Perrin, 2005.
- Jean-Christian Petitfils, Louis XVI, op. cit. La comptabilité exacte des vaisseaux dans les escadres varie selon les ouvrages et les historiens. Le site Histoire-de-fregates.com présente l'escadre à 26 vaisseaux en donnant le nom de tous les bâtiments. 21 vaisseaux et 156 voiles auraient composé l'expédition selon Patrick Villiers et Jean-Pierre Duteil dans L'Europe, la mer et les colonies, XVII-XVIIe siècle, p. 131, Hachette supérieur, 1997. Chiffres donnés par
- Rochambeau (Jean-Christian Petitfils, Louis XVI, chap. 13, op. cit.). Ces troupes ne seront jamais envoyées, Louis XVI refusant pour des raisons financières les renforts de 10 000 hommes demandés par
- Au total l'Angleterre déploie à peu près 50 000 soldats sur toute l'Amérique du Nord en 1781. D'après André Zysberg, La Monarchie des Lumières, 1715-1786, p.387, éd. Le Seuil, 2002.
- Rochambeau. Initialement cette escadre était commandée par le chevalier de Ternay, mais celui-ci est mort d'épuisement le 15 décembre 1780 en fortifiant Newport. C'est le chevalier Destouches qui prend le commandement de l'escadre et livre ce premier combat de la Chesapeake le 16 mars 1781. Le commodore Arbuthnot l'a poursuivi depuis New York et obligé à regagner Newport où il a cédé son commandement au comte Barras de Saint Laurent. Étienne Taillemite, op. cit. Jean Meyer, Martine Acerra, Histoire de la Marine française, Éditions Ouest-France, Rennes, 1994, p.123-124. Ce premier combat de la Chesapeake -il est vrai mineur- est généralement oublié des historiens. À Newport, stationne l'escadre qui a débarqué en juillet de l'année précédente l'armée de
- Jean Meyer, Dictionnaire d'Histoire maritime, éditions Robert Laffont, collection Bouquins, 2002, t.1, p.343.
- L'Europe, la mer et les colonies, XVII-XVIIIème siècle, Patrick Villiers, J.-P. Duteil, p.131, op. cit.
- Bougainville, le célèbre explorateur du Pacifique, commandant de l'avant garde qui entre le premier au contact. C'est Louis Antoine de
- Jean Meyer, Dictionnaire... op. cit., p.343.
- histoire-de-fregates.com Plan des opérations d'époque sur
- Lucien Bély, Les Relations internationales en Europe (XVIIème-XVIIIe siècle), PUF, 1992, p.629. Le siège en est presque à la fin.
- Jean-Christian Petitfils, Louis XVI, op. cit. Une petite localité d’une soixantaine de maisons de brique qui donne sur l’immensité de la baie. « Un paysage mélancolique de dunes sablonneuses et de marais couverts de roseaux, que venait rehausser de son éclat l’émeraude de la mer » selon
- Jean-Christian Petitfils, Louis XVI, op. cit.
- Rapporté par André Zysberg, op. cit. p.388.
- George III de renoncer à la guerre sur le continent américain. Lord North, et à travers lui, le roi George III qui a fortement soutenu la guerre, sont vivement attaqués par les parlementaires. Lucien Bély, op. cit., p. 632. Le 27 février 1782 la Chambre des Communes demande à
- Patrick Villiers, Jean-Pierre Duteil, L'Europe, la mer et les colonies, op. cit. p. 133.
- Cité par Jean Claude Castex, Dictionnaire des batailles navales franco-anglaises, Presses de l'Université Laval, 2004, p.34.
- « Le « héros des Deux Mondes », ami personnel de George Washington reçoit en janvier 1782 un véritable triomphe de romain : toutes les dames se pendent à son cou, il est reçu par la reine, accueilli avec enthousiasme dans les salons, célébré dans les gazettes par un concert de louanges, couronné de fleurs à l’Opéra et fait maréchal de camp en sautant un grade. »
D’après Jean-Christian Petitfils, op. cit. - André Zysberg, op. cit. p. 389.
- Pensacola, prélude à la reconquête de toute la Floride. Patrick Villiers, Jean-Pierre Duteil, op. cit. p.131 Le 9 mai 1781, avec 5 vaisseaux français et 10 vaisseaux espagnols. Les deux alliés se sont emparés de
- Le doublage en cuivre est expérimenté en 1775 et les premières caronades en 1779, sorties des fonderies Carron en Écosse. Martine Acerra, André Zysberg, L’Essor des marines de guerre européennes, 1680-1790, Éditions Sedes, 1997, p. 55-56.
- Étienne Taillemite, Louis XVI ou le navigateur immobile, édition Payot, 2002, p.200-204.
- Lucien Bély, op. cit. p. 630, et Étienne Taillemite, op. cit. Une tempête disperse le reste du convoi. En février 1782 un autre convoi part de Brest avec des renforts pour les Antilles et les Indes, mais c'est de toute façon tardif pour l'escadre de De Grasse compte tenu du temps de traversée, et cela ne peut compenser l'absence d'un vrai port de guerre.
- siège de Gibraltar. Étienne Taillemite, Louis XVI..., op. cit., p. 201-204. C'est Madrid qui a arraché à Versailles son accord pour cette grande offensive qui apparaît comme la priorité militaire du printemps 1782... au profit de l'Espagne. Cette attaque n'apporte rien à la France, mais c'est le prix à payer pour conserver l'encombrante alliance espagnole, en plus de la participation de la flotte et de l'armée française au
- Vaudreuil vient de rejoindre de Grasse à la Martinique. Il était dans le convoi de Guichen intercepté en décembre. Étienne Taillemite, op.cit. Cité par Jean-Jacques Antier, L’Amiral de Grasse, héros de l’indépendance américaine, éditions Plon, Paris, 1965, p. 311.
- Étienne Taillemite, Louis XVI..., p. 203. Cité par
- Jean-Christian Petitfils, op. cit. Lucien Bély soutient aussi que de Grasse craint l’efficacité des canons anglais. Op. cit. p.630
- Extrait du rapport de Grasse au Conseil de guerre, cité par Jean-Jacques Antier, op. cit. p.310.
Martine Acerra, André Zysberg, op. cit. p. 277.
Dans le combat en ligne de file, tactique habituelle de la marine de guerre à voile, prendre l’avantage du vent c’est faire en sorte que la ligne adverse reçoive le vent après soi. Cette situation permet de marcher mieux que l’ennemi, auquel il est possible de « dérober » le vent, car toutes les manœuvres s’exécutent avant celles de la ligne adverse. D’autre part, l’ennemi reçoit la fumée des canons adverses et des siens, ce qui le gène pour ajuster son tir. Mais si le vent est trop fort, il peut aussi pousser la flotte directement vers l’ennemi. Le vent est donc un aspect essentiel de l’engagement naval de l'époque, d’autant qu’il peut tourner au milieu de la bataille si celle-ci dure trop longtemps, et provoquer un terrible retournement de situation, comme à la bataille des Saintes.- Jean-Christian Petitfils, op. cit. Le citron est une médecine naturelle contre le scorbut. Anecdote rapportée par
- Jean-Christian Petitfils, qui fournit un long récit de la bataille dans son Louis XVI insiste sur la confusion dans les ordres, mais ne dit rien sur le changement du vent. Ce dernier point est cependant mis en avant par tous les autres historiens pour expliquer le désordre qui saisit la ligne française en plein combat.
- C'est le seul trois ponts de l'escadre. Il porte 104, 108 ou 110 canons, selon les historiens...
- Étienne Taillemite, Louis XVI..., op. cit., p.203. Lettre écrite le 7 mai 1782 par Madame Millet, qui était à bord du Triomphant commandé par le capitaine Du Pavillon, dame embarquée comme passagère peu avant la bataille des Saintes. Témoignage exceptionnel car on embarquait très rarement des femmes sur un navire de guerre en opération, surtout dans la marine française. Elle se trouvait sous les ponts, dans la cale où l’on apportait les blessés. Le capitaine Du Pavillon décède deux jours plus tard de ses blessures. Cité par Martine Acerra et André Zysberg, op. cit., p.282. Vaudreuil dans un rapport rendu à Versailles après la bataille insiste sur l'effet dévastateur des caronades « dont l'effet est on ne peu plus meurtrier à la portée de la mousqueterie. Ce sont ces nouvelles armes qui nous ont dégréés à la journée du 12 avril. De plus, les Anglais ont adopté des platines à canons qui leur permettent de pointer infiniment mieux que nous avec des boutefeux ». Cité par
- D'après Jean-Claude Castex, Dictionnaire des batailles navales franco-anglaises, éditions Presses Université de Laval, 2004.
- Ville de Paris c'est cependant les gargousses qui viennent à manquer. Les gargousses, en parchemin ou carton contiennent une charge de poudre standard, et sont un peu l'équivalent d'une grosse cartouche séparée du boulet, lequel est glissé après la gargousse dans la gueule du canon. L'épuisement des gargousses oblige alors à charger les canons « à la cuiller », c'est-à-dire avec de la poudre sortie en vrac de la cale, ce qui ralentit considérablement le tir et multiplie les risques d'incendie. D'après Jean-Claude Castex, op. cit. Un "trois-ponts" emporte environ 120 tonnes de boulets. L'épuisement des munitions donne une idée de l'acharnement de la bataille. Dans un premier temps, sur le
- Pour disposer de viande, de lait et d'œufs frais, tous les vaisseaux de guerre embarquent une véritable ferme et son fourrage, parquée sur le pont et la dunette, ce qui explique la description du carnage par Granston. (500 poules en cages, 8 bœufs, 2 vaches à lait, 4 truies, 1 verrat, 12 autres cochons, 24 dindes, 48 canards, 24 moutons, 12 oies, 6 veaux, 36 pigeons, note un témoin pour un vaisseau de 38 canons et 250 hommes d'équipage en 1690...). D'après Martine Acerra et André Zysberg, L'Essor des marines de guerre..., op. cit., p. 200.
- Témoignage cité par Jean Jacques Antier, op.cit., page 330.
- Rappelons qu'un "74 canons", navire standard de la guerre d'Amérique emporte plus de 20 tonnes de poudre à canon. Un trois ponts de plus de 100 canons en emporte 35 tonnes. D'après Martine Accera et André Zysberg, L'Essor des marines de guerre..., op.cit., p.216.
- Notons que l'Ardent était au départ un vaisseau anglais capturé par les Français en 1779...
- Michel Vergé-Franceschi, Dictionnaire d'Histoire Maritime, éditions Robert Laffont, collection Bouquins, op. cit., p.1290. Le même auteur précise que « le dieu des tempêtes a mitigé la victoire anglaise » puisque la tempête de septembre 1782 qui emporte le Ville de Paris et le Glorieux coule aussi 2 vaisseaux de ligne anglais. Ibidem.
- La Hougue en 1682, 23 vaisseaux détruits ou capturés à Vigo en 1702. 15 vaisseaux incendiés aux
- Louis-Philippe de Vaudreuil (1724-1802) va terminer la guerre en ordonnant les dernières opérations françaises pour détruire (avec succès) les établissements anglais de la baie d'Hudson. C'est lui aussi qui ramène l'armée de Rochambeau en France après la paix. C'était le fils du marquis de Vaudreuil gouverneur du Canada qui avait du capituler face aux Anglais en 1760, lors de la guerre de Sept Ans.
- Rodney à qui certains ont reproché de ne pas avoir exploité plus sa victoire s'en expliqua par la suite : « La longueur de la bataille fut telle que cela endommagea la plus grande partie de notre avant-garde et de notre centre, de même que certains vaisseaux de l’arrière-garde. De ce fait, poursuivre toute la nuit aurait été grandement inadéquat. De plus, les prisonniers à bord des prises n’auraient pu être transférés, et ces prises, accompagnées des vaisseaux extrêmement endommagés de la flotte britannique, auraient été exposées à la recapture par les Français ; la nuit était extrêmement noire, et les ennemis qui s’éloignaient en Corps groupés, auraient pu défaire, par rotation, les navires qui les escortaient, et de ce fait auraient exposé la flotte britannique, après une victoire à une défaite...» Rapporté par Jean-Claude Castex, op. cit., d’après G.B. Mundy, Life and Correspondance of Admiral Lord Rodney.
- Jean-Christian Petitfils, op. cit. "Chansonner" les généraux battus était de toute façon une vieille tradition française sous la Monarchie.
- E. Dziembowski, Les enjeux politiques du patriotisme français pendant la guerre d’Amérique : le don des vaisseaux en 1782. Du patriotisme aux nationalismes, dirigé par Bernard Cottret, Créaphis, Paris, 2002, p. 43-73.
- George Brydges Rodney était au début de la guerre d’Amérique réfugié à Paris. Il n’était pas seulement un brillant homme de mer, vice-amiral à la sortie de la guerre de Sept Ans, mais aussi un politicien ambitieux. La « vieille ganache » -comme disaient ses officiers- podagre, au teint brouillé par le whiskey, s’était fait élire à la Chambre des communes où il siégeait entre deux campagnes. Endetté par l'achat des voix, puis ruiné, il était venu se mettre à l’abri de ses créanciers en France où, l’anglomanie aidant, on l’avait accueilli avec bienveillance. Un jour qu’il trainait à une table de jeu parisienne, il avait déclaré à la cantonade que les affaires de Sa Gracieuse Majesté iraient certainement d’un meilleur train s’il pouvait servir aux Antilles au lieu de se morfondre en exil. Son hôte, le duc de Biron, qui allait lui-même combattre en Amérique, n’avait pu se retenir de faire le magnifique : « Chiche » lui avait-il répondu en réglant toutes ses dettes. Louis XVI, consulté avait répondu à Biron que c’était une bonne idée : « Elle est française et digne de vous ! ». À Londres, on n’avait pas oublié ses talents et on lui avait confié immédiatement un commandement aux Antilles où il avait sévèrement battu une puissante flotte espagnole en 1780 (Jean-Christian Petitfils, Louis XVI, op. cit.).
- Lucien Bély, op. cit., p. 632.
- Mémoire du comte de Grasse sur le combat naval du 12 avril 1782, avec les plans des positions principales des armées respectives. 1782.
- thèse de M. Hervé en Sorbonne, date inconnue. Les trois paragraphes qui suivent sont essentiellement tirés de ce compte-rendu. D'après le compte-rendu de la
- Dans le combat en ligne de file, les « matelots » sont le navire qui précède et celui qui suit. Tous les vaisseaux (sauf le premier et le dernier de la ligne) sont donc « matelot » du navire précédent et du suivant.
- Louis XIII ou Louis XIV avec une foule de capitaines sortis du rang, la réaction nobiliaire du XVIIIe siècle était passée par là. On était plus au temps de
- Michel Vergé-Franceschi, Dictionnaire..., op. cit., p.1291.
- Étienne Taillemite, Louis XVI... op. cit., p. 205. Cité par
- océan Indien avec une petite division de 5 vaisseaux. Il avait sauvé la colonie hollandaise du Cap de l’invasion après avoir endommagé une escadre anglaise à la Praya (avril 1781) puis battu l’escadre anglaise de Hugues à Sadras, (février 1782), à Provédien (le même jour que la bataille des Saintes, le 12 avril), à Negatapam (juillet), et Trincomalé (septembre) dont il occupa les forts. Après avoir hiverné à Sumatra il avait détruit 50 navires marchands et encore battu l’escadre anglaise à Gondelour (juin 1783). Brillante campagne qui lui vaut de rentrer à Toulon en mars 1784 couvert de gloire, mais sans avoir pu anéantir la flotte anglaise du fait de l’indiscipline d’une partie de ses capitaines et sans que la France puisse reconquérir l’Inde... Il est vrai que ses exploits ne sont connus en Europe (distance oblige) que presque un an plus tard alors que le traité de paix est en cours de négociation finale. Etienne Taillemite, op. cit. Suffren avait été envoyé en mars 1781 en
- Étienne Taillemite, op. cit. Des « diatribes souvent peu justifiées » selon
- XXe siècle. Les Anglais en souffrent aussi, nous l’avons vu pour la Chesapeake. Le problème ne sera définitivement résolu qu’avec l’invention des signaux lumineux en morse et surtout de la radio, au tout début du
- Mais il a en poche une lettre du ministre de la marine De Castrie qui lui déclare que sa Majesté est contente de ses services. Ainsi va la justice sous l'Ancien Régime. Il est vrai aussi que Bougainville dont la notoriété était considérable depuis son tour du monde et le récit qu'il en avait fait, pouvait compter sur de nombreux appuis à Versailles...
- Toulon face à la flotte franco-espagnole (Patrick Villiers, Jean-Pierre Duteil, op. cit., p.82). En 1762, la capitaine Campbell qui s’était écarté de la tête de ligne lors de l’attaque victorieuse de la Havane fut cassé de son commandement et échappa de peu au peloton d’exécution. Cinq ans plus tôt l'amiral Byng n’avait pas eu cette chance. Repoussé par l'escadre française après un bref combat à Minorque (avril 1756, au début de la guerre de Sept Ans), il avait été condamné à mort et exécuté (janvier 1757), dans une atmosphère d'exaltation nationale antifrançaise. (Lucien Bély, op. cit., p. 540). Au début de la guerre d'Amérique, en 1778, le commodore Keppel qui avait battu en retraite en bon ordre après avoir affronté l'escadre de d'Orvilliers, était lui aussi passé en conseil de guerre... Les statistiques anglaises nous donnent entre 1720 et 1750, 38 capitaines de vaisseaux destitués par une cour martiale sur les 443 promus pendant la période. En 1749, après les échecs de la Navy lors de la guerre de Succession d’Autriche, un code pénal très dur avait même été instauré : les Articles of War, (qui resteront en vigueur jusqu’en 1865) et qui retiraient aux marins le bénéfice du jury. (Patrick Villiers, Jean-Pierre Duteil, op. cit., p.95). Commentaire de Voltaire après l’exécution de Byng : « Dans ce pays-ci, il est bon de tuer de temps en temps un amiral pour encourager les autres... » Tout était dit. La Royal Navy, avec l’assentiment du pays revendiquait un véritable Absolutisme Naval et était prête à en payer le prix matériel et humain. (Statistiques et anecdote rapportées par Martine Acerra et André Zysberg, L’essor des marines de guerres... op. cit., p.204-205.). Notons que la Navy est beaucoup plus sévère que la marine française. Elle fait passer systématiquement en conseil de guerre les capitaines et les amiraux qui ont perdu leur navire, essuyé une défaite, ou mal exécuté les ordres (y-compris en cas de victoire). Les exemples sont nombreux. En 1690, après le défaite de Bevezier, l’amiral Hebert s’était retrouvé enfermé à la tour de Londres et n’avait réussi à se disculper que de justesse. En 1744, l’amiral Matthews et 11 commandants sur 29 étaient passés en conseil de guerre après avoir subi un cuisant échec au large de
- Étienne Taillemite, Louis XVI..., op. cit., p. 208-209. Rumeurs sans preuves, mais qui témoignent de la crise de confiance qui s'installe entre le pouvoir et l'opinion. L'abbé de Véri note dans son Journal que le conseil est « au yeux du public une preuve de l'influence de la Cour qui sont la société des souverains. » (...) « Je ne rencontre personne, parmi les classes neutres telles que les non-militaires, qui que ne soit étonné du jugement et qui n'en indique la source dans les vives agitations que l'on savait parties de la société de la reine. J'entends gémir de toute part sur le mal public qui en doit résulter par l'insubordination du corps de la marine. Les lois, dit-on n'auront plus de force puisqu'il est reconnu par un jugement solennel qu'on peut les violer impunément. On est étonné surtout que le faveur ait pu faire obscurcir la vérité au point de faire croire faux des faits qu'une voix unanime regardait comme certains d'après le rapport de mille et dix mille témoins oculaires et d'après l'aveu tacite qu'on en trouvait dans les premières défenses des accusés ». Cité par
- Jean-Christian Petitfils, op. cit., p. 426. Cité par
- Etienne Taillemite, Louis XVI..., op. cit., p.208. Cité par
- Cité par Jean Meyer, Dictionnaire..., op. cit., p.343.
- A vingt kilomètres au sud-ouest de Mantes-la-Jolie.
- Voir "Mémorial" ci-dessus.
- Ruyter et d'Horatio Nelson. Étienne Taillemite, Dictionnaire..., op. cit. Contrairement à Suffren, dont les campagnes vont être étudiées dans toutes les écoles navales avec celles de
- de M. Hervé, op. cit. Compte rendu thèse
- Voir "Navires", ci-dessus.
Voir aussi
Articles connexes
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- Personnalité française de la Guerre d'indépendance des États-Unis
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