Bataille de Poitiers (732)

Bataille de Poitiers (732)
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Bataille de Poitiers
Steuben - Bataille de Poitiers.png
Bataille de Poitiers, en octobre 732, Charles de Steuben
Informations générales
Date 25 octobre 732
Lieu Entre Poitiers et Tours
Issue Victoire franque et aquitaine décisive
Belligérants
Royaume franc
Aquitaine
Umayyad Flag.svg Califat omeyyade
Commandants
Charles Martel
Eudes
Umayyad Flag.svg ʿAbd Ar-Raḥmān ibn ʿAbd Allāh Al-Ġāfiqiyy
Forces en présence
Inconnues Inconnues
Pertes
Inconnues Inconnues
Campagnes omeyyades en Europe de l'Ouest
Batailles
GuadaleteToulouseCovadongaBordeauxPoitiersAvignonNarbonneBerre

La bataille de Poitiers ou bataille de Tours, appelée bataille du Pavé des martyrs (en arabe : معركة بلاط الشهداء (maʿrakat Balāṭ aš-šuhadāʾ)) dans l'historiographie arabe[1], se déroule le 25 octobre 732 et oppose le Royaume franc et le Duché d'Aquitaine au Califat omeyyade. Les Francs et les Aquitains, menés respectivement par le maire du palais Charles Martel et le duc d'Aquitaine Eudes, y obtiennent une victoire décisive face aux Omeyyades, menés par le gouverneur d'Al-ʾAndalus ʿAbd Ar-Raḥmān ibn ʿAbd Allāh Al-Ġāfiqiyy, qui meurt lors du combat. Les détails de la bataille, notamment sa localisation et sa date exactes, ainsi que le nombre de combattants, ne peuvent être déterminés avec certitude.

Cette victoire importante des chrétiens face aux musulmans a un retentissement immédiat des deux côtés, et vaudra à Charles, élevé au rang de champion de la chrétienté, son surnom de Martel (Marteau) de la part des chroniqueurs du IXe siècle, qui voient en cette victoire un jugement de Dieu en sa faveur. La bataille devient à partir du XVIe siècle un symbole de la lutte de l'Europe chrétienne face aux musulmans, un évènement qui marque un tournant dans l'Histoire avec le début du recul de l'islam face au christianisme en Europe. Les historiens contemporains sont plus divisés quant à l'importance réelle de la bataille de Poitiers et son rôle dans le maintien du christianisme en Europe. Cependant, les avis sont moins divergents en ce qui concerne le poids qu'a la bataille dans l'établissement de la domination franque en Europe de l'Ouest pendant le siècle suivant, et l'émergence de l'Empire carolingien.

Sommaire

Historiographie

Du côté des auteurs latins des VIIIe et IXe siècles, les sources sont assez nombreuses, proches de l’évènement, et exceptionnellement détaillées pour l’époque. Ceci signale que, dès le VIIIe siècle, la bataille est considérée comme importante[2]. On peut citer Bède le Vénérable en 735, la Chronique de Moissac ainsi que les Annales de Metz qui mentionnent l'évènement, en des termes brefs et similaires, rappelant que « Charles combattit les Sarrasins un samedi du mois d'octobre ». Le seul récit détaillé se lit dans les chroniques mozarabes, au milieu du VIIIe siècle, dans lequel l’auteur, un anonyme chrétien de Cordoue, raconte la bataille et donne pour cause de la défaite omeyyade des dissensions internes. Le récit de la bataille de Poitiers se situe entre celui de la bataille de Toulouse (721) et celui de la bataille de la Berre (737)[3].

Quelques chroniques arabes mentionnent l’évènement, la principale étant celle de ʿAbd Al-Ḥakam (861). Les batailles de Toulouse, de Poitiers et de la Berre apparaissent comme des défaites chez les chroniqueurs d'Al-ʾAndalus. Les allusions arabes à la bataille de Poitiers sont très sèches et précisent simplement que ʿAbd Ar-Raḥmān et ses compagnons « ont connu le martyre ».

Contexte

Histoire d'al-Andalus
Gazelle sur une poterie à l'Alhambra
La Conquête 711 - 756

Omeyyades de Cordoue 756 - 1031

Morcellement en taïfas 1031-1086

Les Almoravides 1086-1147

Les Almohades 1147-1226

Royaume de Grenade 1238 - 1492

Voir aussi
Reconquista espagnole


Conquêtes omeyyades précédentes

Au début du VIIIe siècle, le Califat omeyyade, grâce à une armée composée majoritairement de Berbères islamisés[4], conquiert la péninsule Ibérique puis la Septimanie, partie du Royaume wisigoth qui avait échappé aux conquêtes des fils de Clovis Ier, y compris Narbonne. Les Omeyyades sont en pleine période d’expansion à l'ouest : outre la péninsule Ibérique et la Septimanie, ils débarquent en Sicile, qui est conquise en 720, et la Sardaigne, la Corse et les Baléares suivent en 724.

Les gouverneurs à la tête de la Septimanie lancent alors des expéditions ponctuelles (ġazawāt) en Aquitaine pour s'emparer de butin. Eudes, le duc d'Aquitaine, se retrouve en première ligne. En 721, il parvient à briser le siège de Toulouse. Mais quelques années plus tard, il s'allie au gouverneur omeyyade Munuza, subordonné du gouverneur d'Al-ʾAndalus Ambiza. Munuza tente de se constituer une principauté indépendante en Cerdagne[5]. Nommé en 730, le nouveau gouverneur d'Al-ʾAndalus, ʿAbd Ar-Raḥmān ibn ʿAbd Allāh Al-Ġāfiqiyy, dirige alors une expédition punitive contre Munuza, qui est battu et tué.

Situation des Francs

Au nord de la Loire, le maire du palais Charles Martel bat Rainfroi, allié d'Eudes, et rassemble sous son autorité le Royaume franc, qui devient la principale puissance chrétienne d'Europe de l'Ouest. Il lance également une expédition pour soumettre l’Aquitaine l’année précédant la bataille de Poitiers : Eudes se retrouve pris entre deux feux.

Campagne précédant la bataille

Environ une décennie après la défaite des Omeyyades à Toulouse, ʿAbd Ar-Raḥmān lance une nouvelle expédition au-delà des Pyrénées, principalement constituée de Berbères et de contingents recrutés dans la péninsule Ibérique[6]. Parmi les participants à l'expédition omeyyade, les chroniques mozarabes font la distinction entre « Sarrasins », Arabes venus d’Arabie et de Syrie notamment, plus anciennement islamisés, et « Maures », Berbères venus d'Afrique du Nord (antique Maurétanie). Le nombre élevé de Berbères parmi les conquérants musulmans explique que ces derniers soient aussi globalement désignés sous le terme de Maures. L'incursion de ʿAbd Ar-Raḥmān n'a pas pour but principal la conquête mais le pillage[7]. Les Omeyyades envahissent l’Aquitaine, razzient le pays et prennent Bordeaux. Eudes réunit une armée pour les contrer, mais il est battu entre la Garonne et la Dordogne et prend la fuite. Il appelle alors les Francs à l'aide, ce à quoi Charles Martel ne répond qu'après qu'Eudes lui ait promis de se soumettre à l'autorité franque.

ʿAbd Ar-Raḥmān continue son avancée, marche sur Poitiers, pille et peut-être incendie l’église Saint-Hilaire le Grand[8],[9]. N'ayant pas la puissance militaire suffisante pour aller plus loin, il se dirige ensuite vers Tours et se fixe probablement comme unique objectif la mise à sac du sanctuaire national des Francs, la riche basilique Saint-Martin de Tours[7],[10]. Cependant, Charles Martel, répondant à l'appel d'Eudes, marche aussi vers cette ville après avoir réuni une armée constituée principalement de fantassins francs. Pour les historiens chrétiens, c’est pour défendre le sanctuaire de Tours que Charles Martel entre en guerre, c’est pourquoi, à partir du XVIe siècle, cette bataille est aussi appelée bataille de Tours[11]. Il décide d'attendre que les Omeyyades soient lourdement chargés de butin pour les attaquer.

Bataille

Lieu et date[12]

Les sources concordent pour placer la rencontre sur le territoire de l’antique civitas de Poitiers, donc dans le nord du Poitou. L'appellation arabe de la bataille, d’après une source du XIe siècle, Pavé ou Chaussée des martyrs, permet de préciser la localisation et de la situer sur l’ancienne voie romaine entre Poitiers et Tours, et donc sur la rive droite du Clain[13]. Les historiens sont d’accord pour ne pas la situer à proximité immédiate de Poitiers, car la forêt de Moulière aurait gêné les cavaliers omeyyades[14]. Une partie des historiens place l’emplacement de la bataille à proximité du hameau de Moussais (renommé Moussais-la-Bataille), sur l'actuelle commune de Vouneuil-sur-Vienne, entre Châtellerault et Poitiers. D’autres historiens préfèrent placer la bataille à Cenon-sur-Vienne, située au confluent de la Vienne et du Clain. D'autres encore, comme André-Roger Voisin, préfèrent la situer près de Ballan-Miré, à une dizaine de kilomètres au sud-ouest de Tours, sur le lieu-dit des landes de Charlemagne en raison des armes qui y avaient été retrouvées. Quoi qu'il en soit, la bataille semble suivre l'axe Poitiers-Tours, comme le confirment des fouilles, notamment à Preuilly-sur-Claise où des tombes mérovingiennes avaient été retrouvées au pied de l'ancienne abbatiale.

Les nombreux détails donnés par les chroniqueurs permettent de dater l’affrontement avec précision. Selon les chroniqueurs européens, il a lieu un samedi du mois d’octobre. Selon les chroniqueurs arabes, il a lieu le premier samedi du mois de ramadan 114 de l’Hégire, soit après le 23 octobre 732. Le premier samedi est le 25, ce qui place donc la bataille au 25 octobre 732[15],[16]. Les historiens préférant placer la bataille de Poitiers l’année suivant celle de Bordeaux estiment que l’étendue du territoire à conquérir depuis les Pyrénées est trop vaste ; cependant, actuellement, on considère qu’il s’agit d’expéditions de razzia, et couvrir la distance entre les Pyrénées et la Vienne en moins de quatre mois semble raisonnable[17]. Ivan Gobry affirme que la bataille a lieu le 17 octobre 733. Selon lui, seule la Chronique de Moissac, rédigée un siècle après l’évènement, donne 732. Le continuateur de Frédégaire, contemporain de la bataille, et le chroniqueur castillan Rodrigo Jiménez de Rada, archevêque de Tolède du XIIIe siècle, avancent également la date de 733. Cette date est confirmée par les auteurs arabes de l'époque qui fixent l'évènement à l'année 115 de l’Hégire[18]. L'abbé Joseph-Épiphane Darras (1825-1878) rapporte qu'il est écrit dans un manuscrit des Annales de Hildesheim que la bataille a lieu un samedi, donnant pour quantième un jour d'octobre dont la première lettre est effacée, mais dont la suite est VII[19]. Il se trouve qu'aucun samedi d'octobre de l'année 732 n'est le 17 ou le 27, mais le 17 octobre 733 est bien un samedi[20]. Ces hypothèses sont minoritaires dans la communauté des historiens.

Déroulement

Pendant une semaine, des escarmouches ont lieu, aux confins du Poitou et de la Touraine[21]. Après ces escarmouches, l’affrontement décisif a lieu, sur deux jours. Abd el Rahman lance sa cavalerie sur les Francs. Ceux-ci, formés en palissade « comme un mur immobile, l'épée au poing et tel un rempart de glace », les lances pointées en avant des boucliers, attendent le choc[22]. Il semble que l'image ait quelque chose de juste dans la mesure où c'est bien la solidité des lignes franques qui impressionna les troupes arabo-berbères. La mêlée s'engage et les Francs parviennent à faire refluer leurs opposants. Mais ceux-ci n'ont pas l'occasion d'attaquer une seconde fois car de son côté Eudes prend l'ennemi à revers et se jette sur le camp musulman. Croyant leur butin et leurs familles[23] menacés, les combattants Maures regagnent leur campement. Ils subissent de lourdes pertes et 'Abd el Rahman est tué.

Le lendemain, au point du jour, Charles donne l'ordre d'attaquer, mais le camp est vide, les musulmans se sont enfuis dans la nuit[21]. Selon une légende locale à la région du Haut Quercy, Abd el Rahman n'aurait pas été tué à la bataille de Poitiers mais aurait simplement reflué vers ses bases arrières de Narbonne. Poursuivi par les troupes franques de Charles Martel, il aurait été tué et son armée exterminée lors d'une bataille livrée à Loupchat au pied de la falaise du Sangou, dans le Lot, en 733. L'Hôtel de ville de la commune de Martel aurait été construit, selon aussi une légende locale, sur le lieu même de la bataille[24]. Charles fut alors acclamé sous le nom de Martel : « marteau des infidèles »[20].

Explications de la défaite arabe

Selon l'historien André Clot[25], une des raisons de la défaite réside dans l'éloignement des musulmans de leurs bases. Une autre raison est que l'armée musulmane était composée en majorité de Berbères d'Afrique du Nord venus avec leur famille ce qui gênait les manœuvres de l'armée et retardait son avance, les hommes ayant souci de protéger leurs femmes et leurs enfants. D'autre part, toujours selon André Clot, lors du combat final, le duc d'Aquitaine aurait attaqué le camp où étaient rassemblées les familles entrainant la débandade des musulmans.

Par le passé[26], une hypothèse était que l'utilisation par la cavalerie franque de l'étrier lui a permis d'asséner des coups si puissants que l'envahisseur, qui n'en était pas équipé, ne pouvait pas y résister[27]. On pense désormais que l'immense majorité de l'armée franque était composée de fantassins et que c'est leur discipline et la supériorité de leur armure qui ont fait la différence[27].

Conséquences

Cette défaite marque le terme de l’expansion musulmane médiévale en Occident et a d’importantes conséquences. En répondant à l’appel à l’aide du duc Eudes d'Aquitaine, Charles Martel a profité de l’avancée des troupes musulmanes pour intervenir dans une région qui refusait de se soumettre à son autorité. Fort de sa victoire, Charles s’empare de Bordeaux et met un pied en Aquitaine, sans la soumettre immédiatement : à la mort d’Eudes, ce sont ses fils qui lui succèdent. Cependant, son appui est indispensable à la lutte contre les Sarrasins : il intervient dans la vallée du Rhône et en Provence les années suivantes, où il soumet le patrice Mauronte (737), allié des Sarrasins. Au sud de Narbonne, il bat à nouveau ceux-ci sur les bords de la Berre, en 737[28]. Ainsi, la victoire de Poitiers entraîne non pas le départ définitif des musulmans, comme en témoigne l’échec du siège de Narbonne, dirigée par un gouverneur omeyyade jusqu’en 759, mais l’intervention systématique des Francs, seuls capables de s’opposer à eux. Michel Rouche considére en définitive Eudes d'Aquitaine comme le véritable vaincu de Poitiers. Le prestige apporté par cette victoire aux Pépinides a pu justifier, quelques années plus tard, l’éviction politique des Mérovingiens[28].

Selon l'historien allemand Karl Ferdinand Werner, la Provence a été bouleversée par les exactions de Charles Martel. Karl Werner écrit que le surnom « Martel-Marteau » pourrait venir de là et non de la victoire contre les musulmans[29].

Si l’expansion musulmane est stoppée, les raids musulmans continuent pendant plusieurs décennies. Ainsi, Charlemagne bat vers 800, à la bataille du bois des Héros (en Saintonge), une troupe musulmane qui razziait le pays. Des forteresses provençales servent de base à des incursions dans le pays jusqu’à la fin du Xe siècle (cf. bataille de Tourtour).

L’importance réelle de la victoire

Le débat historique sur l’importance réelle de la bataille est apparu à la fin du XIXe siècle, au moment où elle connaissait une grande popularité. Les historiens qui tendent à augmenter son importance ont mis en avant une série d’arguments.

Une bataille imaginaire ?

Les incertitudes quant au lieu et à la date de la bataille ont poussé certains à douter de l'existence de cette bataille[30]. Les progrès de la critique historique ont levé ces doutes.

Cependant, encore actuellement, certains tirent arguments de la faible quantité de sources (par rapport aux sources pour l’Antiquité, ou aux périodes postérieures) pour nier son existence (voir plus bas, partie Le symbole historique). L'historien belge Henri Pirenne pense que l'« on n'évita probablement rien de plus qu'un pillage en règle[31] ».

Les auteurs arabes qui font allusion à cet épisode sont peu nombreux. On peut citer l'historien égyptien Ibn 'Abd al-Hakam qui rapporte (en 861) que l'émir Abd al-Rahmân mena une expédition en l'année 115 de l'hégire (de février 733 à février 734) contre le pays des Francs au cours de laquelle il périt avec tous les siens. Les plus anciennes chroniques andalouses qui mentionnent cette expédition la situent en un lieu nommé Balât al-shuhadâ (« l'allée des martyrs ») et en l'an 114 de l'hégire (mars 732 à février 733). Les historiens postérieurs tels Ali Ibn al-Athîr (XIIIe siècle) ou Ibn Idhari (XIVe siècle), reprennent ces mêmes informations.

Les sources latines du VIIIe et IXe siècles sont certes plus nombreuses mais tout aussi imprécises. La plupart des chroniques signalent l'événement en 732, mais en des termes brefs et similaires, se limitant à rappeler que « Charles combattit les Sarrasins un samedi du mois d'octobre » Seules les Annales de Lorsch placent la rencontre quelques années plus tôt, en 726. Certaines sources carolingiennes ont accusé le duc Eudes d'Aquitaine de s'être allié avec « la perfide nation des Sarrasins » mais cette accusation est remise en cause par plusieurs historiens, qui indiquent que les sources méridionales, comme la Chronique de Moissac, présentent une vision contraire.

Le seul récit détaillé se lit dans la Chronique mozarabe, un long poème en prose rimée dans lequel l'auteur, un chrétien vivant au milieu du VIIIe siècle à Tolède ou à Cordoue selon les sources, voit dans cette victoire des Francs l'espoir d'une possible résistance des chrétiens face à la domination de l'islam.

C'est le regroupement de ces diverses informations mais aussi très certainement d'ajouts postérieurs, qui a permis d'écrire le récit de cette fameuse bataille.

L'arrêt d'une invasion ?

Selon la médiéviste Françoise Micheau, spécialiste de l'histoire du Proche-Orient arabe, professeur d'histoire médiévale du monde musulman à l'Université Paris-I et directrice de l'UMR Islam médiéval, il faut diminuer l'importance de l'événement en précisant que l'expédition d’Abd el Rahman avait pour but essentiel le butin, et non la conquête. « Il s'agissait pour les Arabes de Cordoue d'une expédition (en arabe « ghazwa ») visant à piller les richesses de la Gaule, mais non d'une « invasion » »[32]. Les sources des VIIIe et IXe siècles ne fournissent en effet que cette explication, et ce n’est qu’à partir du XIIe siècle que l'argument de la conquête est avancée.

L'historien Jean Deviosse et Élisabeth Carpentier, professeur honoraire d’histoire du Moyen Âge à l’Université de Poitiers, nuancent cet argument en rappelant que les razzias étaient à la fois un moyen de connaître le terrain, et que plusieurs années de razzias réussies aboutissaient toujours à une conquête définitive[33],[34] : ce fut le cas de la conquête espagnole (711-720), mais aussi de la Perse auparavant. En 721, lors du siège de Toulouse, les envahisseurs sont équipés de catapultes, preuve qu'ils entendent conquérir la ville[35].

De plus, Deviosse fait remarquer l'organisation tactique de l'expédition de 732. Il s’agit d’une opération combinée entre la marine et la cavalerie arabes. Une flotte débarque une armée arabe en Camargue, qui remonte la vallée du Rhône et va jusqu’à assiéger et prendre Sens[36], pendant que d’un autre côté, Abd el Rahman passe les Pyrénées du côté le plus éloigné. Il compte ainsi obliger ses adversaires à se diviser et parcourir de longues distances pour l’arrêter. Il rappelle également qu’Abd el Rahman a demandé à ses hommes d’abandonner une partie du butin pour être plus efficaces lors de la bataille (demande rejetée par ses hommes), et surtout, qu’il a accepté la bataille, ce qu'il aurait pu refuser s’il ne venait que pour le butin, qui était déjà considérable.

Une victoire parmi d'autres

Les chroniques arabes espagnoles mentionnent deux autres défaites des musulmans en Gaule :

  • en 721, le gouverneur arabe al-Samh meurt sous les murs de Toulouse face à Eudes, prince d'Aquitaine
  • en 737, les Francs écrasent une armée arabe venue secourir Narbonne assiégée

En fait, la bataille de Poitiers semble s'inscrire dans un contexte général d'essoufflement de la conquête arabe, après un siècle de victoires. En effet, si les Arabes parviennent à conquérir les grandes îles de Méditerranée occidentale en 720-724, ils échouent dans leur troisième siège de Constantinople (717-718), et sont vaincus en Orient également. La taille même de l’Empire pose des difficultés pour le gouverner : des révoltes kharidjistes éclatent en Mésopotamie et en Syrie (724-743), qui provoquent l’abandon de Damas par le calife pour Resafa, ou encore en 740 pour le Maroc. Les Omeyyades sont renversés en 750 par les Abbassides. Cordoue devient le centre d'un émirat autonome dont le pouvoir se limite à la péninsule ibérique. « Ces crises du milieu du VIIIe siècle scellent la fin des conquêtes arabes en Gaule, comme dans l'Empire byzantin et en Asie centrale »[37].

Deviosse réplique toutefois que la victoire a dû être importante pour deux raisons :

  • la victoire est telle que les envahisseurs abandonnent leur butin ;
  • aucune autre expédition d’envergure n’a pu atteindre le cœur de la Gaule par la suite.

Enfin, et peut-être surtout, pour Élisabeth Carpentier, la victoire est importante pour les Francs du Nord de la Gaule. Vue d’Occident, la progression de la conquête musulmane est inexorable. Or, le premier combat des Francs contre les Arabes est une victoire (Eudes commande les Aquitains), suivie d’autres victoires, et empêche toute nouvelle attaque par la suite. Cette victoire n'est donc pas le mythe qu’on en a fait, et si Charles Martel ne sauve pas la France qui n’existe pas encore, il change le destin de la Gaule, et donc de la France qui lui succède. Cette bataille n’est pas un mythe, mais un symbole historique[38].

Le symbole historique

La bataille a tout de suite un retentissement très important grâce notamment aux récits des trouvères et troubadours[39]. Elle justifie l’élimination des Mérovingiens et légitime donc la famille de Charles Martel, les Carolingiens. Bède le Vénérable, moine d'Angleterre, la mentionne comme un châtiment de Dieu[40], ce qui est un autre aspect de son aura : pour l’Église cette guerre est légitime, c’est aussi une guerre pour la défense de la chrétienté, et elle éclipse la bataille de Toulouse, qui à l’époque avait eu un écho important, affaiblie par la défaite d’Eudes en 732 et son ambiguïté (allié aux musulmans)[41]. De l’autre côté, la bataille revêt également une grande importance : l’Anonyme de Cordoue (un chrétien sujet des Ommeyades), qui écrit vers 750, la présente ainsi comme un affrontement entre Nord et Sud, entre Orient et Occident. Pourtant, au lendemain d'une bataille indécise Charles Martel apprit que l'ennemi s'était retiré au cours de la nuit sans que l'on sache pourquoi. Aussi, l'Église fut loin d'avoir considéré le vainqueur de Poitiers comme le sauveur du christianisme puisqu'elle l'inculpa de sacrilège pour s'être approprié des terres appartenant à l'Église et aux monastères.

Cependant, si la bataille reste célèbre tout au long du Moyen Âge, elle n’acquiert pas immédiatement le statut de symbole. L’Espagne musulmane n’est pas une menace pour les Francs des IXe et XIe siècles. De plus, la figure de Charles Martel s’efface derrière celle de Charlemagne, qui a lui même combattu les Maures. Enfin, l’Église, principale productrice de livres, ne cherche pas à mettre en avant un bâtard qui a mis la main sur de nombreux biens d’Église[42].

Charles Martel et Poitiers connaissent un regain de popularité avec les croisades, les thèmes de la défense de la chrétienté, de la défense de la foi, de victoire sur l’infidèle ayant alors évidemment plus d’écho, et au XVIe siècle, au moment où l’Empire ottoman menace l’Europe[43]. On peut aussi évoquer l’épée de Charles Martel, miraculeusement retrouvée par Jeanne d’Arc à Sainte-Catherine-de-Fierbois. Même Voltaire, qui moque les exagérations autour du récit de la bataille, conclut dans son Essai sur les mœurs

« Sans Charles Martel (...), la France était une province mahométane. »

Au XIXe siècle, le nationalisme français voit en la bataille de Poitiers un évènement fondateur de la nation, et les anticléricaux préfèrent Charles Martel à Clovis, moins compromis avec l’Église. La conquête des colonies en terres musulmanes popularise également la victoire contre des musulmans. À la fin du XIXe siècle, la bataille de Poitiers est également célébrée comme la capacité de la France à bouter du pays tout envahisseur hors de ses frontières, à l'heure où l'occupation de l'Alsace-Lorraine suscitait une vive rancœur, l'ennemi n'était plus Arabe mais Allemand. Outre-Rhin et en Angleterre, à l’heure des théories raciales, cette victoire d’Européens blancs sur des Africains musulmans est aussi revendiquée par les Anglais et les Allemands, ces derniers rappelant que les Francs étaient un peuple germanique[44]. C'est à partir de ce siècle que l'année 732 constituait un moment de la construction nationale et c'est la raison pour laquelle l'école de la IIIe République exalta l'épisode tout en évacuant l'aspect chrétien et européen par rapport aux discours antérieurs.

Au XXe siècle, des points de vue opposés se font jour. Ainsi, Anatole France fait dire dans un de ses romans que « le jour le plus funeste de l'Histoire de France » fut « le jour de la bataille de Poitiers, quand, en 732, la science, l'art et la civilisation arabes reculèrent devant la barbarie franque » [45]. En 1942, Adolf Hitler déclare : « Si à Poitiers Charles Martel avait été battu, le monde aurait changé de face. Puisque le monde était déjà condamné à l'influence judaïque (et son sous-produit le christianisme est une chose si insipide !), il aurait mieux valu que l'islam triomphe. Cette religion récompense l'héroïsme, promet au guerrier les joies du septième ciel… Animé d'un esprit semblable, les Germains auraient conquis le monde. Ils en ont été empêchés par le christianisme»[46].

Cependant, en France, l’image de l’arrêt d’une invasion à Poitiers reste populaire : on peut citer, pendant la Seconde Guerre mondiale, les résistants qui créent la brigade Charles Martel en Indre et Indre-et-Loire (brigade devenue ensuite la 25e DI des FFI), et l’affaire de la douane de Poitiers contre les magnétoscopes japonais[47]. Durant la guerre d’Algérie, les commandos de l’Organisation de l’armée secrète (OAS) prirent également le nom de Charles Martel. De nos jours, l’importance de ce symbole reste fort, car la confrontation entre l’Occident et l’islam perdure[48] (voir par exemple le titre de l’affiche « Martel 732, Le Pen 2002 » choisi par le Front national lors de l'élection présidentielle française de 2002[49]).

L’importance de la bataille est, encore de nos jours, telle dans l’imaginaire des peuples européens et arabes, qu’un historien va jusqu’à nier son existence[50], attribuant son invention aux chroniqueurs français de la fin du Moyen Âge, qui auraient ainsi cherché à masquer la défaite de Nouaillé (1356).

Selon les historiens médiévistes, Françoise Micheau et Philippe Sénac : « bien des voix se sont élevées pour tenter de ramener la bataille à sa juste place. En vain, car, érigé en symbole, l'événement est passé à la postérité et avec lui son héros Charles Martel. Il appartient à ce fonds idéologique commun qui fonde la nation française, la civilisation chrétienne, l'identité européenne sur la mise en scène du choc des civilisations et l'exclusion de l'Autre »[51]. L'historienne Suzanne Citron souligne le rôle de la bataille dans l'« inconscient des pulsions racistes anti-arabes et dans l'illusion d'une supériorité de la civilisation catholique et blanche »[52].

Dans la culture populaire

Le rappeur Salif fait référence à cette bataille dans une de ses chansons. Le rappeur Tunisiano du groupe Sniper fait aussi référence à cette bataille dans le titre Paname All Star (album Gravé dans la Roche, 2003) dans : « Aujourd'hui les bicots (Arabes) ont dépassé Poitiers ».

Voir aussi

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Articles de Wikipédia

Liens externes

Sources

Bibliographie

  • Françoise Micheau, « 732, Charles Martel, chefs des Francs, gagne sur les Arabes la bataille de Poitiers », in 1515 et les Grandes dates de l'histoire de France, sous la direction d'Alain Corbin, Seuil, 2005, ISBN 978-2-02-067884-1
  • André-Roger Voisin, La bataille de Ballan-Miré dite Bataille de Poitiers, Société des Écrivains associés, 2003, ISBN 978-2-84434-606-3
  • Élisabeth Carpentier. Les Batailles de Poitiers. Charles Martel et les Arabes. en 30 questions. Geste éditions, La Crèche, 2000. Collection dirigée par Jean-Clément Martin, ISBN 2-84561-007-6
  • Pierre Riché - Les Carolingiens, une famille qui fit l'Europe - Hachette littérature, Paris, 1997 (1re édition 1983) - (ISBN 2012788513)

Notes

  1. Dalil Boubakeur, Les Défis de l'islam, Flammarion, 15 février 2002 (ISBN 208067997X) [lire en ligne], p. 88 .
  2. Élisabeth Carpentier, Les Batailles de Poitiers : Charles Martel et les Arabes en 30 questions, Geste Éditions, coll. « En 30 questions », 1er avril 2000 (ISBN 2845610076), p. 17 .
  3. Mohammed Arkoun (dir.), Françoise Micheau et Philippe Sénac (préf. Jacques Le Goff), Histoire de l'islam et des musulmans en France : du Moyen Âge à nos jours, Albin Michel, 27 septembre 2006 (ISBN 2226175032), p. 15 .
  4. Pierre Guichard, Al-Andalus : 711-1492, Hachette Littératures, 11 octobre 2000 (ISBN 2012353789), p. 22 .
  5. Alain Corbin (dir.) et Françoise Micheau, 1515 et les grandes dates de l'histoire de France : revisitées par les grands historiens d'aujourd'hui, Seuil, 4 février 2005 (ISBN 2020678845), p. 36 .
  6. Élisabeth Carpentier, op. cit., p. 42.
  7. a et b (en) Anthony Pagden, Worlds at War : The 2,500-Year Struggle between East & West, Oxford, Oxford University Press, 13 mars 2008 (ISBN 0199237433), p. 157 .
  8. Sophie Chautard, Les grandes batailles de l'histoire, Studyrama, coll. « Perspectives », 19 septembre 2005 (ISBN 2844726593) [lire en ligne], p. 70 .
  9. Philippe Sénac, Les Carolingiens et al-Andalus : (VIIIe ‑ IXe siècles), Maisonneuve & Larose, 2 janvier 2003 (ISBN 2706816597), p. 30 .
  10. (en) Franco Cardini, Europe and Islam, Blackwell Publishing, coll. « The Making of Europe », 10 mai 2001 (ISBN 0631226370) [lire en ligne], p. 10-11 .
  11. Élisabeth Carpentier, op. cit., p. 14-15.
  12. Léon Levillain et Charles Samaran, « Sur le lieu et la date de la bataille dite de Poitiers de 732 », dans Bibliothèque de l'École des chartes, Paris, Société de l'École des chartes, vol. 99, 1938, p. 243-267 [texte intégral, lien DOI (pages consultées le 23 septembre 2011)] .
  13. Élisabeth Carpentier, op. cit., p. 15.
  14. Jean Deviosse, Charles Martel, Tallandier, coll. « Biographie », 16 février 2006 (1re éd. 1978) (ISBN 2847342702), p. 162-165 .
  15. Pierre Guichard, op. cit., p. 34.
  16. Pierre Riché, Les Carolingiens : Une famille qui fit l'Europe, Hachette Littératures, coll. « Pluriel », 15 septembre 1997 (ISBN 2012788513), p. 59 .
  17. Élisabeth Carpentier, op. cit., p. 17.
  18. Ivan Gobry, Charlemagne : Fondateur de l'Europe, Monaco, Éditions du Rocher, 30 octobre 1999 (ISBN 2268034070) [lire en ligne], p. 22 .
  19. « Histoire générale de l'Église », dans Histoire générale de l'Église, Paris, vol. XVII, 1877, p. 32-33 .
  20. a et b Ivan Gobry, Pépin le Bref, collection « Histoire des rois de France », éditions Pygmalion, page 41.
  21. a et b Élisabeth Carpentier, op. cit., page 16.
  22. Adriaan Vehulst, La construction carolingienne tiré de Histoire de la France des origines à nos jours sous la direction de Georges Duby, Larousse, 2007, page 194.
  23. André Clot, l'Espagne musulmane, Ed. Perrin, 2004, ISBN 2-262-02301-8, p 33
  24. Les origines de Martel (Lot)
  25. André Clot, l'Espagne musulmane, Ed.Perrin, 2004, ISBN 2-262-02301-8, p 33
  26. (en) Jim Bradbury, Companion to Medieval Warfare, Routledge, 2004 (ISBN 0203644662) [lire en ligne], p. 117 
  27. a et b (en) Stephen J. Harris, Bryon Lee Grigsby, Misconceptions about the Middle Ages, Routledge, 2007, 298 p. (ISBN 041577053X) [lire en ligne], p. 90-91 
  28. a et b Élisabeth Carpentier, op. cit., page 18.
  29. Karl Ferdinand Werner, Les Origines, avant l'an mil [détail des éditions], p. 391-392 .
  30. Nasr Eddine Boutammina, La bataille de Poitiers (732) n'a jamais eu lieu!, Al-Bouraq, 2006
  31. Henri Pirenne, Naissance de l'Occident, p.327
  32. Françoise Micheau, « 732, Charles Martel, chefs des Francs, gagne sur les Arabes la bataille de Poitiers », in Alain Corbin (dir.), 1515 et les Grandes dates de l'histoire de France, Seuil, 2005, page 35.
  33. Jean Deviosse, op. cit., {p.}168-169<
  34. Carpentier, op. cit., p. 44
  35. Jean Deviosse, op. cit., p. 170
  36. Jean Deviosse, Charles Martel, p.162 et suivantes
  37. François Micheau, opt. cit., p.36
  38. Carpentier, op. cit. p 46-47
  39. Nas E. Boutammina, La bataille de Poitiers (732) n'a jamais eu lieu !, Editions Albouraq, 2006, 88 p. (ISBN 2841612910)
  40. Carpentier, op. cit., p. 20
  41. Carpentier, op. cit., p 19
  42. Carpentier, op. cit., p 34-35
  43. Carpentier, op. cit., p 35-36
  44. Carpentier, op. cit., p 36-38
  45. « Monsieur Dubois demanda à Madame Nozière quel était le jour le plus funeste de l'Histoire de France. Madame Nozière ne le savait pas. C'est, lui dit Monsieur Dubois, le jour de la bataille de Poitiers, quand, en 732, la science, l'art et la civilisation arabes reculèrent devant la barbarie franque », Anatole France, Œuvres IV, La vie en Fleur (1922), Gallimard, 1994, p. 1118
  46. Adolf Hitler, Libres propos sur la guerre et la paix recueillis sur l’ordre de Martin Bormann, Flammarion, 1954, 28 août 1942, p. 297
  47. , 'Le Racket du Siècle Jacques Guggenheim
  48. Carpentier, op. cit., p 47
  49. Le Monde Diplomatique, Des Sarrasins aux Beurs, une vieille méfiance
  50. Nas E Boutammina. La Bataille de Poitiers (732) n’a jamais eu lieu. Éditions Albouraq, Beyrouth, 2006. ISBN 2-84161-291-0, paru dans la collection Ombres et Lumières, qui se propose d’éclairer à la « lumière de l’Islam » les zones d’ombres volontairement maintenues afin d’amoindrir la grandeur de l’Islam
  51. Françoise Micheau et Philippe sénac,La bataille de Poitiers, de la réalité au mythe, p.15 dans Histoire de l'Islam et des musulmans en France, Albin Michel, 2006
  52. Suzanne Citron, Le mythe national, Éditions ouvrières, 1989, p.185


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