- Nihilisme
-
Le nihilisme (latin nihil, « rien ») est un point de vue philosophique d'après lequel, le monde (et plus particulièrement l'existence humaine) est dénué de toute signification, de tout but, de toute vérité compréhensible ou encore de toutes valeurs. Cette notion est applicable à différents contextes : histoire, politique, littérature et philosophie.
Sommaire
Nihilisme politique
Article détaillé : Serge Netchaïev.Le terme nihilisme fut popularisé par l'écrivain russe Ivan Tourgueniev dans son roman Pères et Fils (1862) pour décrire au travers de son héros, Bazarov, les vues de l'intelligentsia radicale russe émergente. Tel que le définit Tourgueniev, le nihilisme correspond à un positivisme radical assez peu élaboré. Mais le livre connut beaucoup de succès et le héros Bazarov encore plus. Le nihilisme désigne alors un mouvement politique de critique sociale apparu au milieu du XIXe siècle en Russie. Il évolua ensuite vers une doctrine politique n'admettant aucune contrainte de la société sur l'individu, et refusant tout absolu religieux, métaphysique, moral ou politique.
Par extension, le nihilisme fut le nom donné aux mouvements révolutionnaires anti-tsaristes qui prônèrent le terrorisme politique.
En 1881, le groupe Narodnaïa Volia réussit à assassiner l'empereur Alexandre II, qui cherchait pourtant à rendre son régime moins autocratique. Le pouvoir suprême passa alors à son fils, qui avait des idées moins libérales. La répression qui suivit l'assassinat du tsar fut fatale au mouvement nihiliste russe, mais pas à ses idées. Le terrorisme révolutionnaire devait reprendre de plus belle et avec une ampleur inégalée quelques années plus tard.
Le raidissement autoritaire, dans une société qui s'industrialisait rapidement aboutit pendant la Première Guerre mondiale à la révolution russe, puis à l'instauration du régime bolchevik, dans lequel la lutte des classes était érigée en système.
Bien qu'éphémère, ce mouvement politique a soulevé des questions auxquelles se sont intéressés des penseurs de tous horizons. De ces interrogations est née une doctrine philosophique en relation avec l'absurde, la négation des valeurs morales sociologiquement acceptées et plus généralement, la négation de l'existence d'une réalité substantielle.
Nihilisme et littérature
Des écrivains comme Dostoïevski dans Les Démons et Émile Zola dans Germinal montrent et éventuellement dénoncent le danger de l'extrémisme et du nihilisme. Dostoïevski constate la difficulté de concilier l'idée d'un Dieu bon et tout-puissant avec l'existence du mal. Le mal, surtout, le tourmente. D'un autre côté, il constate que l'athéisme occidental ne nie plus seulement Dieu, mais aussi le sens de la création, la raison d'être du monde et de la vie. Il constate que la justice humaine est incapable de porter remède au mal moral. Elle est elle-même un mécanisme parfois inhumain. Le socialisme, dans certaines formes, enlève à l'homme sa liberté pour faire son bonheur. Le socialisme athée nie la conscience. Mais Dostoïevski en vient à constater que « si Dieu n'existe pas, tout est permis » (Les Frères Karamazov, XI - VI). (Cette constatation devient ce que certains appelleraient plus tard le « Problème du bien »). C'est à cette question que plus tard des individus comme Albert Camus tenteront de répondre. Camus, par exemple, pense que le sens de l'absurde n'est pas dans les choses. « L'absurde naît du rejet du suicide et du maintien de cette confrontation désespérée entre l'interrogation humaine et le silence du monde ». L'absurde est maintenu comme certitude et présupposition première. Pour Camus, sa conséquence est le renoncement à toute attribution métaphysique d'un sens à l'existence.
Franz Kafka, Louis-Ferdinand Céline, Albert Camus par exemple dans Le Mythe de Sisyphe (1942); ou Eugène Ionesco dans La Cantatrice chauve (1950) illustrent cette aliénation de l'individu occidental et son vide existentiel corseté. Ces contraintes permettent chez des artistes comme les surréalistes un dépassement symbolique.
Le nihilisme philosophique
Le nihilisme de Gorgias ou ses propos sur le non-être
Dans la Grèce antique, le sophiste Gorgias développa des thèses « nihilistes ». Ce fut l'un des premiers à le faire. Ces thèses se résument en trois points :
- Rien n'existe.
- Si quelque chose existe, ce quelque chose ne saurait être appréhendé et encore moins connu par l'homme.
- Même s'il l'était, son appréhension ne serait pas communicable à autrui.
Sur le fait que rien n’existe, voici l’argumentation de Gorgias, expliquée de manière simplifiée :
Si quelque chose existe, c’est forcément l’être ou le non être. Or ni l’un ni l’autre n’existe.
- Le non-être n’existe pas. En effet, penser le non-être comme tel est en soi la preuve que le non-être n’existe pas. D’autre part, le non-être en tant qu’idée existe. Or une chose ne peut à la fois exister et ne pas exister. Donc le non-être n’existe pas.
- De même, l’être n’existe pas. Car si l’être existe, il est soit dérivé, soit non dérivé (comprendre « dérivé » dans le sens « issu de quelque chose »). Cependant, si l’être est non dérivé, il n’a pas de commencement, et est alors infini. Mais, si l’être est le contenu d’un contenant qui serait l’espace qui l’entoure, alors l’être ne peut être infini car il n’existe aucun contenant qui soit plus grand que l’infini. Si l’être ne peut être contenu dans un contenant, il n’existe pas. De même, si l’être est dérivé, alors il est issu soit de l’être soit du non-être. Or ce qui donne naissance doit faire partie de l’existence, ce qui n’est pas le cas du non-être. Donc l’être ne peut être dérivé du non-être. De même, l’être ne peut être issu de l’être, car il n’est pas né mais existe de tout temps. En d’autres termes, si un être est issu d’un autre être, cet autre doit lui-même être issu d’un autre être, ce qui crée une infinité, et ramène l’être dérivé à la condition d’être non dérivé. Donc il est impossible que l’être soit.
Ainsi, si ni l’être ni le non-être n’existent, alors rien n’existe.
La pensée de Nietzsche
À la fin du XIXe siècle, Friedrich Nietzsche décrit l'accélération de l'histoire avec les déséquilibres qui s'accentuent, compensés par la tyrannie anonyme des institutions, génératrice de stress. Pour lui, la notion de nihilisme recèle un paradoxe intéressant. Il décrit deux formes de nihilisme :
- un nihilisme passif : « Nihiliste est l’homme qui juge que le monde tel qu'il est ne devrait pas être, et que le monde tel qu'il devrait être n'existe pas. De ce fait l’existence (agir, souffrir, vouloir, sentir) n’a aucun sens : de ce fait le pathos du « en vain » est le pathos nihiliste — et une inconséquence du nihiliste. »[1] Ce nihilisme peut être rapproché de la doctrine de Schopenhauer, qui influença grandement la pensée du philosophe.
- un nihilisme actif, lorsque les croyances s'effondrent du fait qu'elles soient dépassées.
Selon Nietzsche, l'état normal du nihilisme, qui est la négation de l'être, est une manière divine de penser, en ce sens qu'elle est un rejet définitif de tout idéalisme (du nihilisme au sens faible) et de ses conséquences (la morale chrétienne entre autres).
Influencé par la pensée nietzschéenne, Cioran inventera le nihilisme pessimiste, qui ne laisse à l'homme aucune lueur d'espoir : « Contre l'obsession de la mort, les subterfuges de l'espoir comme les arguments de la raison s'avèrent inefficaces. »[2] Par ailleurs et dans une œuvre parfois comparée à celle de Cioran, Albert Caraco voyait la vie comme un non-sens absolu.
La pensée de Heidegger
Heidegger voyait dans le nihilisme le processus par et dans lequel « les plus hautes valeurs se dévalorisent » [3], il affirme que celui-ci se caractérise essentiellement par la dévaluation, puis la disparition des valeurs traditionnelles, au premier rang desquelles il place alors les valeurs chrétiennes.
La pensée de Léo Strauss
Selon Léo Strauss, la définition « (d'un) nihiliste est un homme qui connaît les principes de la civilisation, ne serait-ce que d'une manière superficielle. Un homme simplement non-civilisé, un sauvage, n'est pas un nihiliste[4]. »
Nihilisme et bouddhisme
Le bouddhisme est souvent confondu avec le nihilisme[5]. Cela est une interprétation erronée ou simplement une ignorance de la notion de vacuité (shûnyâta)[6], appelée aussi interdépendance. Cette vue fausse[7]vient de notre manière instinctive de penser en termes de dualité[8], de couples d'oppositions. Le bouddhisme rejette tant l'Être que le Néant, concepts qui tous deux ne correspondent à aucune réalité (l'Être n'est pas, puisqu'il n'y a rien de permanent et tout est provisoire, et le Néant n'est pas, par définition : la réalité est quelque chose qui n'est ni l'un ni l'autre et que la pensée discursive ne peut saisir ultimement) :
« Ce monde est supporté par un dualisme, celui de l'existence et de la non-existence. Mais quand on voit avec juste discernement l'origine du monde tel qu'il est, "non-existence" n'est pas le terme qu'on retient. Quand on voit avec juste discernement la cessation du monde tel qu'il est, « existence » n'est pas le terme qu'on retient. (Kaccayanagotta Sutta) »
Quand on dit que les choses sont vides d'existence propre, on veut dire qu'elles sont composées et n'existent pas par elles-mêmes, c'est-à-dire qu'elles dépendent des autres pour exister. Quand on considère un objet, on n'y trouve nulle part d'entité, seulement des parties interdépendantes. De plus, comme les phénomènes sont impermanents, ils sont transitoires, ils n'existent pas durablement. C'est en ce sens que l'on parle de non-soi, de vacuité d'existence propre. Les phénomènes ne renvoient pas à un substrat durable (l'Être), ni à une absence de cause (le Néant), mais à d'autres phénomènes en réalité relative.
Le concept de « vacuité absolue » est cependant ce qui s'approche le plus du "néant" de la philosophie occidentale, et le nirvāna est défini dans les textes comme "là où il n'y a rien, où rien ne peut être saisi" (Sutta Nipāta, 1093-1094). Le nirvāna est en fait un état d'esprit où il n'y a plus de "choses". Les objets n'ont pas d'existence en soi, ils sont composés. Mais les parties elles-mêmes sont composées. Dans le bouddhisme, on considère généralement que l'on peut procéder ainsi jusqu'à arriver à la conclusion qu'il n'y a rien qui constitue les choses. Le bouddhisme affirme l'existence interdépendante tout en niant son essence. D'où l'expression du Sūtra du Cœur :
« La forme est vide et le vide est forme. »
Friedrich Nietzsche emploie le terme de nihilisme dans un sens très particulier, qui n'est pas le sens courant : il désigne ainsi la tendance à dévaloriser l'ici-bas en faveur d'un "au-delà", quel qu'il soit, religieux, politique, etc. Le bouddhisme, à l'exception peut-être du Mahayana, ne relève pas de cette définition du nihilisme non plus étant donné son approche plutôt immanente. En effet, il met en avant de considérer avec autant d'importance tous les êtres où qu'ils soient. Dans son dernier ouvrage Ecce Homo, Nietzsche présente le bouddhisme comme une "hygiène" qui tend à "libérer l'âme du ressentiment". Nietzsche s'oppose le plus fondamentalement au bouddhisme avec le principe de l'Éternel retour, puisqu'il y postule que la vie peut être désirable.
Concernant les âmes, le bouddhisme généralement rejette l'annihilationisme (ucchedavada), qui est le point de vue selon lequel la mort est la fin absolue de l'existence (la renaissance est niée), ce qui était l'opinion de l'école Chârvâka, et rejette l'éternalisme, point de vue selon lequel les âmes sont éternelles. D'après le bouddhisme, les esprits existent de façon interdépendante, et subissent ce qu'on appelle réincarnation ou renaissance.
Le Néant est également un état de conscience, accessible par la méditation, qui correspond à la sphère du Néant (akiñcaññayatanam) dans l'arūpaloka.
Notes et références
- Le nihilisme est-il un humanisme de Christine Daigle. Fragments posthumes, cité dans
- Emil Cioran, Précis de décomposition, « Les Essais », Gallimard, 1949, p. 22.
- Martin Heidegger, La volonté de puissance
- belcikowski.org
- Jules Barthélemy-Saint-Hilaire écrit dans Le Bouddha et sa religion en 1860 : "Le nirvana, ou le néant, est une conception monstrueuse qui répugne à tous les instincts de la nature humaine, qui révolte la raison, et qui implique l'athéisme". Voir aussi à ce sujet Le culte du néant, Roger-Pol Droit, Le Seuil, 1997. C'est le point de vue des premiers auteurs européens entrés en contact avec le bouddhisme, tels que Hegel, Victor Cousin ou Renan. Ainsi
- vacuité n'est ni le néant ni un espace vide distinct des phénomènes ou extérieur à eux. C'est la nature même des phénomènes. » (Le Moine et le Philosophe, Jean-François Revel, Matthieu Ricard, 1997) « La
- Brahmājālasūtta. Le nihilisme est condamné par le bouddhisme, il fait partie des vues fausses 51 à 57 du
- Philosophie bouddhiste#Non-dualité Voir aussi
Voir aussi
Bibliographie
- Antoine Coquart, D. Pissarev et l'idéologie du nihilisme russe, Paris, 1946.
- Manuel de Diéguez, De l'absurde. Essai sur le nihilisme. Précédé d'une lettre ouverte à Albert Camus, Paris, 1948.
- Emil Cioran, Précis de décomposition, NRF, Paris, 1949.
- Wanda Bannour, Les Nihilistes russes, Anthropos, Paris, 1978.
- Albert Camus, « Nietzsche et le nihilisme », in Les Temps Modernes, 1951 (repris dans L'Homme révolté, Paris, 1951).
- Léopold Flam, « Nietzsche et le nihilisme », in Revue de l'Université de Bruxelles, octobre 1959-février 1960.
- Angèle Kremer-Marietti, « Que signifie le nihilisme ? », in Nietzsche, Le nihilisme européen, Paris, Union générale d'éditions, 1976.
- Jean Granier, « Le nihilisme », in Encycopaedia universalis, volume 11, Paris, Encyclopaedia universalis France S.A., 1980, pp.816-819.
- Albert Caraco, Bréviaire du chaos, L'Âge d'Homme, Lausanne, 1982.
- Guillaume Faye \ Patrick Rizzi, « Pour en finir avec le nihilisme », in Nouvelle école, no 37, avril 1982, pp.12-46.
- André Glucksmann, "La tentation du nihilisme", in La Force du vertige, Paris, Grasset&Fasquelle, 1983, pp.167-177.
- Wanda Bannour, "Le nihilisme", in L'univers philosophique, Encyclopédie philosophique universelle, tome I, 1989.
- André Comte-Sponville, "Le nihilisme et son contraire", in Le Magazine Littéraire, numéro 279, juillet-août 1990 ; repris dans Impromptus, PUF, 1996, p. 127 à 135.
- Jacques Deschamps, "Nihilisme", in Encyclopédie philosophique universelle, Les notions philosophiques, tome II, Paris, PUF, 1990.
- Vladimir Biaggi, Le Nihilisme, textes choisis et commentés, GF Flammarion, 1998.
- Franco Volpi, Il Nichilismo, Laterza, Roma, 2004.
- Michel Haar, Par-delà le nihilisme. Nouveaux essais sur Nietzsche, Paris, P.U.F., 1998.
- Jacqueline Russ, Le Tragique créateur. Qui a peur du nihilisme ?, Paris, Armand Colin, 1998.
- Yannick Beaubatie, Le Nihilisme et la morale de Nietzsche, Paris, Larousse, 1994.
- Nancy Huston, Professeurs de désespoir. Essai sur le nihilisme, Actes Sud, 2004
- Angèle Kremer-Marietti, L'Humanisme entre positivisme et nihilisme, in Philosophies de l'humanisme, L'Art du Comprendre, no 15, 2006.
- Rossano Pecoraro, O Niilismo, Rio de Janeiro, Zahaar Éd., 2007.
- Jean-Pierre Faye, Michèle Cohen-Halimi L’histoire cachée du nihilisme. Jacobi, Dostoïevski, Heidegger, Nietzsche, La Fabrique, Paris. 2008. (ISBN 2-91337-279-1)
- Léo Strauss, Nihilisme et politique, Ed.: Payot-Rivages poche, 2004, ISBN 2-7436-1237-1
- Roland Jaccard, "La Tentation nihiliste", éd. PUF, collection "Perspectives critiques", 1989. Réédition "Le Livre de Poche", 2011.
Articles connexes
Catégories :- Concept nietzschéen
- Philosophie politique
- Morale
- Philosophie morale
- Idéologie
Wikimedia Foundation. 2010.