Confréries Soufies

Confréries Soufies

Confréries soufies

Dans l'histoire de l'islam, le soufisme (Tassawuf) s'est très tôt opposé à la casuistique des théologiens, mais il n'en respecte pas moins scrupuleusement la loi. Les soufis ont élaboré une image intemporelle du prophète de l'islam. Ainsi, leur piété faite d'amour et de relation personnelle avec le divin est à l'origine d'un culte mystique intime de Mahomet et de son message. Les premières écoles soufis s'élaborent au IXe s. à Bassora et à Bagdad autour de maîtres réputés comme Junayd et son disciple al-Hallaj. À partir du XIIe s. se répandent des confréries (tariqa) les adeptes (murid), à la recherche de l'anéantissement en Dieu, sont guidés par un cheikh ou murchid dans la pratique du dhikr, qui est l'élément central du rituel soufi. Ainsi naissent notamment la Qadiriyya à Bagdad au XIIe s., l'ordre des derviches mawlawi de Djalal al-Din Rumi à Konya au XIIIe s., la Naqchbandiyya en Asie centrale au XIVe s., la Sanusiyya au XIXe s. au MaghrebLe maraboutisme, essentiellement présent en Afrique du Nord, représente un autre aspect du soufisme, mais la forme dominante en est constituée par les très nombreuses confréries qui jouent encore actuellement un rôle politique et religieux important.

Sommaire

Histoire

À lorigine, les premiers ascètes : VIIIe-Xe siècle

Ahmad ibnAjiba (1747-1809), soufi marocain, fait remonter une des étymologies possibles du mot tassawuf (soufisme, cf l'article) au mot suffa (le banc), il explique cette provenance par lidée que :

« Les soufis ressemblent aux « Gens du Banc » par la fermeté de leur orientation (vers Dieu) et par leur renoncement au monde ».

Cette idée témoigne du caractère éminemment ascétique de la vie des premiers soufis dont laspiration et le mode de subsistance rappelaient effectivement leur glorieux aînés quétaient les « Gens du banc » (Ahl al-Suffa). Ayant tout laissé derrière eux pour partir rejoindre Mahomet à Médine entre 622 et 630, celui-ci leur réserva un secteur du long portique de la mosquée (qui était une extension de sa propre maison) ainsi quun banc de pierre. Parmi les égards particuliers que leur témoignait encore Mahomet, une tradition rapporte quil leur aurait transmis les formules que tous musulmans prononcent après la prière : Gloire à Dieu, louange à Dieu, Dieu est le plus grand. Les protégés de Mahomet nétaient pas pour autant qualifiés de soufis mais faisaient partie des compagnons (sahaba) à légale de tous ceux qui, en tant que musulmans, lavaient vu au moins une fois.

Ce compagnonnage (suhba) originel correspondant à lÂge dOr du temps de la Révélation vit naître la première expression musulmane dune confraternité spirituelle se structurant autour dun maître. Lorsque Mahomet meurt en 632, cette tradition demeure mais sa forme spécifiquement ascétique nest suivie que par quelques-uns. Les premiers soufis se nomment entre eux les fûqaras, les pauvres, se définissant ainsi moins par la petitesse de leur moyen que par leur recours existentiel à Dieu. Déjà une élite spirituelle sest formée par lintermédiaire des deux califes bien guidés (les khoulafah Rashidun), Abou Bakr (570-634) etAli ibn Abi Talib (600-661). Il faut encore attendre le milieu du VIIIe siècle pour voir lun de ces ascètes primitifs être désigné du nom de soufi et quatre siècles encore pour que les premiers véritables rassemblements de soufis en confréries voient le jour. Ceci nous autorise à échelonner la structuration du soufisme selon trois grandes périodes : La première allant du VIIIe au Xe siècle, la deuxième du Xe au XIIIe siècle et la troisième du XIIIe au XIXe siècle.

La première grande période correspond à la vie des premières grandes figures du soufisme et leur expérience de la voie mystique. Durant la seconde période, la spiritualité soufie se théorise et commence à se définir par rapport à la loi islamique et la théologie. La troisième période est celle qui voit naître les grandes structures communautaires de type confrérique dont la croissance est continue jusquau XIXe.

Cette périodisation trouve selon nous sa logique dans le fait que le soufisme en tant que tradition spirituelle repose avant tout sur une expérimentation des choses. Les premiers ascètes qui goûtèrent à lexpérience mystique permirent aux théoriciens des siècles suivants de bénéficier dune base solide pour la construction théorique du soufisme et lexposition de sa doctrine. Les schémas et termes techniques quétabliront les Junayd et autres Al-Ghazali ne seront que lexplication de cette science du dévoilement, cette herméneutique spirituelle. Cest seulement après que pourra sétendre le mouvement confrérique. Lépoque vivent les premiers ascètes correspond historiquement à la première dynastie musulmane des Omeyyades dont Damas est la capitale de 660 à 750. Cependant, cest au bord de lEuphrate, que se situe le foyer de lascétisme en islam. Les villes de Basra et Kufa rayonnent des premières grandes figures du soufisme. Cest ici que pour la première fois, un célèbre prédicateur emploiera le mot « soufi ». Hassan al-Basri (642-728), dorigine médinoise, y participe à la formation dun peu toutes les branches des sciences musulmanes. Cependant, cest surtout sa piété, ses sermons ainsi que ses ébauches dinterprétations spirituelles du Coran qui marquent profondément le soufisme naissant. Il ny a rien détonnant à voir mentionner son nom à la base de nombreuses chaînes initiatiques. Kufa quant à elle tient sa dimension spirituelle de la présence de certains compagnons mais surtout dAli ibn Abi Talib lui-même et de sa descendance dont le célèbre Jafar al-Sidiq (699-765).

Vers 777 apparaît la première chaîne initiatique remontant àAli, passant par Ibrahim Ibn Adham et qui deviendra par la suite la confrérie Adhamiyya, soit lune des toutes premières confréries existantes. Originaire de Balkh, formé à Basra, Ibn Adham se retirera près dAntioche et reprendra avec dautres maîtres soufis la tradition érémitique syriaque. Lascétisme est la première expression que connut la spiritualité soufie. Ibn Khaldun a pu rapprocher cet état de fait par la constitution de lIslam non seulement en tant que civilisation prospère mais surtout en tant que moyen pour certaines personnes dy faire carrière (théologiens, juristes etc.) cest-à-dire de se conforter dans une attitude que les soufis jugeaient à lopposé dun état de quête. Ces derniers se seraient sans doute détournés de cela en sisolant, voire même se marginalisant de cette société et par- même devinrent des avertisseurs pour le peuple, démontrant par leur existence même la vanité de certains denfermer lesprit dans la lettre. Cest dans ce contexte quil faut replacer linjonction de la grande sainte soufie de lépoque Rabia al Adawiyya (m. en 801) de nadorer Dieu non pas « par crainte de Son Enfer ni désir de Son Paradis mais par pure aspiration à contempler Sa Face ».

Née à Basra, ancienne esclave affranchie qui renonça jusquau mariage pour ne se consacrer quà Dieu, Rabia al-Adawiya est une figure majeure du soufisme. Son immense rayonnement lui valut la vénération de ses contemporains et les maigres écrits quil nous reste delle en font également lun des premiers chantres de lamour divin. Dans cet âge classique du soufisme, Rabia explore, comme dautres, les sentiers de cette mystique. Conjointement, les premiers ascètes mettent en garde le commun des croyants contre linsouciance ou la facilité. Ces mises en garde vont revêtir différentes formes selon leurs expériences.

Au IXe siècle siècle, Bagdad, nouvelle capitale Abbasside, rayonne dans tous les domaines. Elle attire évidemment tous les maîtres ainsi que leurs disciples. Retenons al-Muhassibi (781-857) dont le nom se rapporte à la notion dexamen de conscience (Muhasaba), notion qui constitue le cœur de son œuvre principale, « LObservance des droits de Dieu » et lon retrouve toute lintellectualité de lécole de Basra. Cette ville, avec dautres résistent encore pour quelque temps à lattraction de la capitale mais Kufa trop proche est déjà absorbé. Dautres pôles urbains deviennent des centres de diffusion et de véritables écoles d proviennent de très grandes figures de ce soufisme classique. Ainsi en est-il pour Nichapour au Khorasan et Balkh en Transoxiane.

En Égypte et en Syrie, ce sont les notions dAmour divin et de Connaissance qui sont véhiculé par le grand Dhû l-Nûn al-Misri (771-860). Dans le Khorasan, Abû Yazid al-Bistami (m. en 874) imprime de sa personnalité tout le soufisme oriental avec la notion divresse spirituelle. Les propos quil tient font souvent lobjet de profonds commentaires non exempts de développements métaphysiques :

« On interrogea Abû Yazid sur lascèse. Il répondit : - Elle na aucune valeur. Je nai été ascète que trois jours dans ma vie. Le premier, jai renoncé à ce monde, le deuxième, à lau-delà, et le troisième, à tout ce qui nest pas Dieu. Jai alors entendu cet appel : que veux-tu ? - Ne rien vouloir, répondis-je, car je suis celui qui est voulu (Murad) et Tu es celui qui veut (Murid). »

Ces « locutions théopathiques » (Shatahat) sont tout à fait comparables à celles de Rabia et on la même fonction d’« écarter de la Voie les limites dune tradition désormais trop bien établie » (Denis Gril). On retrouve son nom dans la chaîne initiatique de la Naqchabandiyya. Dans la même lignée nous retrouvons Abu l-Mughith al-Husayn, surnommé al-Hallaj (858-922), « le cardeur » (des consciences). Hallaj suivit un temps lenseignement de plusieurs maîtres soufis avant de se séparer deux et de partir témoigner de son expérience à travers un long périple qui le mena de lIran jusquaux frontières de la Chine. Cest de retour à Bagdad, quil prononça la fameuse phrase : « Je suis la vérité » (Ana al-Haqq). Manifestant alors aux yeux de tous son état spirituel dunion avec le divin. Il est dit dans le soufisme que Hallaj fut dabord condamné par les maîtres spirituels de son temps avant de lêtre par les juristes. Ceci correspondrait à la règle primordiale de ne pas divulguer les secrets de linitiation, les dévoilements spirituels fruits de lexpérience mystique, à un public étranger à cela. À titre dexemple, Hallaj fut précisément condamné pour avoir prétendu que lon pouvait faire le pèlerinage sans se rendre à la Mecque. Le témoignage public de ses états divresse spirituelle nempêcha pas la formation dune voie qui compte plusieurs milliers de disciples vers le XIe siècle.

Cette figure centrale du soufisme première époque marque lapogée dune tradition ascétique qui doit maintenant surveiller son discours, se faire plus discrète pour éviter les accusations dhérésie provenant du désormais tout puissant corps des Oulémas. Cette réforme du soufisme passera par un autre Bagdadien, Junayd (m. en 911).

Unanimement célébré comme un très grand maître (Le seigneur des soufis), Abû lQasim al-Junayd al-Bagdadi représente avec al-Muhasibi une nouvelle orientation spirituelle la lucidité lemporte sur livresse. En cela, il prône une certaine prudence pour ce qui est des témoignages dexpériences mystiques qui pourraient égarer les croyants de la loi révélée. Néanmoins, il puise dans le Coran et la Sunna les explications des déclarations de certains soufis comme Bistami ou Hallaj quil eut dailleurs un temps pour disciple. Selon lui le ravissement spirituel prend sa source dans le pacte ontologique (Mithaq) que Dieu conclut avec Ses créatures en leur demandant – « Ne suis-Je point Votre Seigneur ? ». Cet engagement primordial de lhumanité rejaillit chez les soufis sous la forme de livresse, du ravissement, voire de lextinction en Dieu ou la créature se confond avec son Créateur comme la goutte deau avec locéan. Ainsi les propos extatiques de certains soufis sont ils éclairés : « Celui qui sabîme dans les manifestations de la Gloire sexprime selon ce qui lanéantit; quand Dieu le soustrait à la perception de son moi et quil ne constate plus en lui que Dieu, il Le décrit. » Ceci nest pas sans rappeler les paroles dal-Hallaj sur la Vérité (al-Haqq). Aussi Junayd considère-t-il que létat dextinction (Fana’) doit être impérativement dépassé pour parvenir à la sobriété extérieure et donc à un soufisme socialement possible. Un proverbe soufi exprime cette réalité comme suit : « Il faut avoir le corps dans la boutique et le cœur dans la Présence divine. » Lenseignement de Junayd, compilé dans des épîtres il traite aussi bien de la métaphysique de lÊtre que des règles de la Voie, permirent à lIslam de sappuyer sur des bases solides avant de déployer les grands systèmes de sa théologie mystique. Son énorme influence lui valut le surnom de « Prince de lOrdre » et la grande majorité des futures confréries remonteront de fait à la « Voie de Junayd. »

Des élaborations théoriques aux maîtres fondateurs : Xe-XIIIe siècle

Les disciples de Junayd demeurent encore à Bagdad. Parmi eux de grands penseurs comme Abû Bakr al-Shibli (m. en 946) et Muhammad al-Niffari (m. en 981) reçoivent de nombreux soufis venus recueillir lhéritage spirituel du « maître des maîtres ». Lenseignement de Junayd et les écrits quils laissent vont marquer le début dune grande entreprise de composition douvrages. Cest ce qui caractérise cette période qui voit fleurir un grand nombre de manuels sur le soufisme.

« Le Livre des Rayonnements » (Kitab al-Lûma) de Sarraj (m. en 988) profite amplement de lécole de Bagdad tout en magnifiant les autres aires spirituelles du Khorasan (Bistami) et de lÉgypte (Dhul-Nûn al-Misri). Parallèlement, dautres auteurs comme Kalabadhi (m. en 995) ou Abû Talib al-Makki (m. en 996) semploient à défendre lorthodoxie du soufisme en tant que science de lIslam à part entière. Le premier fait une présentation des dires des soufis et le second rassemble dans une synthèse lensemble des rites musulmans ainsi que les pratiques soufies. Il insiste tout particulièrement sur la régularité de linvocation (dhikr) dont il fait dépendre entièrement la progression dun disciple. D le nom de « Nourriture des Cœurs » (Qût al-Qulûb) quil donne à son exposé.

Au siècle suivant, AbûAbdl Rahman al-Sûlami (936-1021), disciple de Sarraj, fait lui aussi œuvre de synthèse en fondant dans ses « Histoires de soufis » (Tabaqat al-Sûfiya) lenseignement des diverses écoles. Il unit sans les confondre la méthode ascétique, le soufisme de Bagdad, la chevalerie spirituelle (Futuwa) de Nichapour et la « Voie du Blâme » malamati en démontrant leur dessein commun dapprocher le modèle prophétique.

La futuwa est un bel exemple dimprégnations de lesprit du soufisme au sein des sociétés musulmanes en ce quelle constitue précisément le fondement spirituel dorganisations initiatiques et corporatives (certains corps de métiers par exemple) parallèlement aux ordres mystiques. Elle tient de fait à la fois de la chevalerie et du compagnonnage médiéval occidental et sexprime essentiellement par une éthique du « bel agir ».

Le soufisme cherche donc à se légitimer dans un sens douverture et de concrétisation de ses préceptes. Qûchayri (986-1072) oriente ses écrits (la Risâla) sur lenseignement pratique : le conseil au disciple, les convenances spirituelles entre fûqaras et avec le cheikh. Un des manuels de base de cette époque est « Le dévoilement des mystères pour ceux qui possèdent un cœur » (Kachf al-mahdjûb li arbâb al-Qûlub). Dans cet ouvrage Hûjwiri (m. en 1076), originaire de Ghazna dans lactuel Afghanistan, recense les différents cercles de soufis quil a pu rencontrer au cours de ses longs voyages. Il en compte douze du Turkestan jusquen Syrie en passant par le Khorasan il place le foyer dorigine. Cet inventaire est surtout basé sur les grandes typologies spirituelles des groupes quil a observés. Ses écrits permettent non seulement de constater que les divers enseignements parcourent une grande aire géographique arabe et persane mais aussi que les prémices du confrérisme sont dorénavant tout à fait décelables. À présent, lœuvre d' al-Ghazali va pouvoir clore cette période de structuration du soufisme.

Abû Hamid Mûhammad al-Ghazali (1058-1111) est une figure majeure de lhistoire de lIslam. Khorasanien comme ses illustres aînés, il naît à Tûs il reçoit, avec son frère Ahmed, sa première éducation spirituelle de Farmadhi (m. en 1084), successeur de Qûchayri. Parti étudier la théologie à Nichapour, il ne tarde pas à être distingué et nommé en 1091 directeur de luniversité de Bagdad, al-Nizamiya. Son rayonnement touche alors aux plus hautes sphères du pouvoir califal. Deux ans plus tard, à 35 ans, il est touché par une profonde crise existentielle qui loblige à quitter ses fonctions et partir entreprendre une vie ascétique qui durera dix ans. Il relatera son expérience dans son autobiographie « Erreur et Délivrance » (al-Munqid min Adalal). Les écrits de Mûhassibi, ceux de Junayd et le Qût al-Qûlub dAbû Talib al-Makki y sont également référencés comme source dinspiration de son œuvre majeure.

La « Revivification des sciences de la religion » (Ihyâ’ ‘ulûm al-Din) parachève l'assimilation des principes du soufisme auprès des doctes Oulémas déjà bien préparés par les ouvrages antérieurs. Cependant, Ghazâli déborde le cadre désormais classique des manuels pour projeter sa réflexion dans une vision plus large il concilie la philosophie et la théologie la plus orthodoxe avec le soufisme quil considère comme la seule voie capable de conduire à la certitude. Englobant toutes les sciences religieuses exotériques et ésotériques, il les réoriente définitivement vers la tradition musulmane et lidéal comportemental du Prophète. Avec Ghazali prend fin la seconde période de lévolution du soufisme. Celle-ci fut inaugurée par Junayd qui souligna la nécessité dexpliciter la Voie aux yeux de tous, depuis lascète illettré jusquau savant théologien. De grands maîtres sont apparus, ont formé des disciples qui en ont formés à leur tour. Parallèlement, nous remarquons que les soufis voyagent beaucoup et il nest pas rare quils suivent lenseignement de plusieurs maîtres. Progressivement, les chaînes de transmission se forment et tracent le canal des influences les plus fortes. Le soufisme va donc poursuivre son évolution dune part en sappuyant sur la somme de Ghazâli pour travailler à unir mystiques et juristes et dautre part en structurant linfluence initiatique des maîtres dans des formes de plus en plus concrètes qui deviendront les confréries proprement dites.

Lutilisation du terme « voie » pour désigner les confréries soufies est particulièrement adaptée pour la période médiévale. Nous ne pouvons certainement pas encore parler dordre en tant que tel surtout si ce mot veut traduire lidée de structure fixe et établie, dautant quil est rare même de nos jours den trouver un exemple probant. Toujours est-il que ce serait plutôt la mobilité qui prime jusquaux environ du XVe siècle. Le soufisme est ballotté par divers courants, extérieurs (bouleversement politiques, invasions) et intérieurs (Apparition des grands maîtres fondateurs que lon vient rencontrer de très loin). Aussi appelle-t-on cette genèse confrérique le temps des « Khirqa primitives ».

La khirqa est à lorigine le don que fait le cheikh à son disciple pour marquer son entrée dans la Voie spirituelle. Ce peut-être un vêtement, un turban ou même une pièce de tissu mais le symbole est le même : laspirant porte la khirqa de la même façon quil porte linflux spirituel du maître. En dautres termes, le nouveau disciple est recouvert dune bénédiction et dune protection spéciale qui prend sa source dans la personne du Prophète. Dans ses développements les plus élevés, il est possible que cette transmission concerne le secret spirituel (Sirr) explicité plus haut. Dune manière générale et pour lépoque qui nous intéresse (XIIe, XIIIe siècle), la khirqa exprime la diffusion dune influence initiatique généralement assez lâche et éparse.

Ce mode denseignement est certes plus structuré que le simple compagnonnage (suhba) des soufis dautrefois (du VIIIe au XIIe siècle) mais ne lest pas encore autant que le seront les groupes communautaires centrés sur un cheikh et que nous nommerons confréries ou Turuq (plur. De Tarîqa*) à partir du XVe siècle. Des facteurs historiques vont être dune importance majeure dans la suite de lévolution des voies soufies. Au niveau politique laffaiblissement du califat Abbasside dés le milieu du IXe siècle divise lempire et laisse la place à plusieurs mouvements chiites. Lun deux, parti de lancienne Ifriqiya conquiert lÉgypte, y fonde Le Caire et pousse jusquà la côte occidentale de lArabie. Les Fatimides (969-1171) qui contrôle dés lors les villes saintes de La Mecque et de Médine lorgnent à présent sur lIran. Bagdad est aux mains dune autre dynastie non moins chiite, les Buyides (935-1055). Le calife impuissant de cet empire Abbasside moribond est néanmoins resté sunnite. En 1055, il appelle les Turcs Seldjoukides qui renversent les Buyides et stoppent lavancée des Fatimides dÉgypte. La nouvelle dynastie Seldjoukide et bientôt les Ayyoubides (1171-1250) successeurs des Fatimides vont rétablirent le sunnisme et solliciter pour cela les maîtres soufis dont le charisme sera bien plus rassembleur que nimporte quel autre discours religieux.

Plus tard, dans la première moitié du XIIIe siècle, les invasions mongols déferlent sur toute lAsie, entraînant la ruine de riches cités ainsi que lexode dune grande masse de population vers lOuest. Dans ce contexte, les soufis vont offrir à cette vague de migrants un réseau de solidarité qui contribuera grandement à leur rayonnement et à leur popularité auprès du commun des croyants. Mais faisons place à présent à ces célèbres maîtres qui attachèrent leur nom aux confréries daujourdhui.

Abd al Qadir al-Jilani (1083-1166) est originaire de la province du Gilan (ou Djilan), au sud-ouest de la mer Caspienne. Il étudie la jurisprudence hanbalite à Bagdad et prend la Voie (ou la khirqa) dun cheikh du nom de Hammad al-Dabbas (m. en 1131). Après une longue retraite dans le désert irakien dont il ressort au bout de vingt-cinq ans, il retrouve Bagdad il commence à prêcher et acquiert rapidement la réputation dun très grand savant doublé dun éducateur dans la voie soufie. Juriste scrupuleux en même temps que guide spirituel réputé, il indique des règles à tous ses disciples notamment dans son ouvrage : Al-Ghunyia li-talibi Tariq al-Haqq. Son enseignement est dans la lignée de la Voie de Junayd et de la pensée de Ghazali. ‘Abdl Qader sattache dabord au Coran et à la Sunna avant dauthentifier ou de réfuter les diverses pratiques soufies ou les spéculations théologiques de son temps. En ce sens il maintient le mode de connaissance fondé sur le dévoilement (Raison soutenue) tout en enracinant ses disciples dans le respect de la loi et des réalités socio-économiques ce qui a pour effet dharmoniser le soufisme avec la société et notamment les différents cercles jusquici marginalisés. La mystique dépasse grâce à lui le cadre restreint des retraites spirituelles et devient accessible à la majorité des musulmans. Son influence est telle que dés avant sa mort, elle dépasse de loin les frontières de lIrak et un large éventail de personnalités laura en haute estime, quil sagisse des penseurs les plus méfiants à légard de la mystique ou des futurs maîtres qui auront pris de lui sa khirqa. Pour autantAbdl Qader ne fonde pas de voie de son vivant. Il prévoit néanmoins la succession de lécole religieuse (madrassa) quil dirigeait depuis la mort de son professeur. Ces fils en font rapidement une zawiya* à laquelle ils associent lécole ainsi quune mosquée et le mausolée du cheikh. La Qadiriyya ne se répandra véritablement quà partir du XVe siècle siècle et parviendra à simplanter dans des pays comme lInde, le Turkestan, lArabie, lÉgypte, lAfrique du Nord et certains pays de lex-Union soviétique.

En ce XIIe siècle, Abd al Qadir al-Jilani permet à lIrak de rester le centre des échanges spirituels du monde musulman. Au siècle suivant, cette primauté se déplace en Égypte la voie dAhmad al-Rifai (m. en 1183) bénéficie de la politique pro sunnite des Ayyoubides. La Rifaiyya est de tous les ordres celui qui se développe le plus vite. Dans le même temps, un andalou formé par plusieurs maîtres marocains fait le voyage à Bagdad il rencontre probablement Abd al Qadir al-Jilani. Abou Madyane (m. en 1198) va devenir la principale source initiatique du soufisme maghrébin. Le saint patron de Tlemcen initie un grand nombre de disciple et son influence couvre le Maghreb et une partie du Proche-Orient. Cest ici un bel exemple de transmission dune khirqa, dune empreinte spirituelle non cadrée mais très profonde.

Un autre bel exemple se trouve dans la personne de celui que les soufis désigneront comme le plus grand des maîtres (Cheikh al-Akbar: Muhyi Al-Din Ibn Arabî (1165-1240). Figure tout à fait majeure du soufisme, née lui aussi en Andalousie (Murcie), linfluence de sa pensée est déterminante pour ce qui est de lexpression métaphysique de la voie soufie. Sa doctrine de lunicité de lÊtre (Wahdat al-wujud) rappelle que du point de vue de la réalité essentielle, l'existence n'appartient quà Dieu et donc que les natures humaine et divine sont profondément unie. Dieu ne faisant qu'un avec la création, la réalité de cette dernière ne peut être que relative et procède de la propagation de la lumière divine à travers des enveloppes plus ou moins opaques à limage des ondes circulaires produites par la chute dun objet dans leau. La similitude de Dieu et des créatures sexplique alors par le fait quelles sont les reflets de Sa lumière. Malgré limportance de son legs, Ibn Arabî nest paradoxalement à lorigine daucune voie en particulier. Il prit la khirqa de plusieurs maîtres, occidentaux ou orientaux et fit don de la sienne (Akbariyya) à de nombreux autres soufis. Parmi les héritiers de cette transmission initiatique souterraine, retenons lEmir Abd El-Kader lAlgérien (1808-1883).

Si lIrak est lié à Junayd, lIran et lAsie centrale en générale se réfèrent plutôt à Bistami. Depuis le Xe siècle se sont structurées dans le Khorasan des communautés appelées Khanqah. Ce sont elles qui contribuent à adapter lIslam aux tribus turques nomades (Qalandaris, Yasavis). Au sud de la mer dAral, dans le Khârezm , le « modeleur de saints » Najm Oud Din Kûbra (m. en 1221) éduque un grand nombre de disciple qui eux-mêmes donneront naissance à de grands noms dont deux des plus grands poètes mystiques du soufisme :Attar et Djallal el Din Rûmi (XIIe et XIIIe siècles). in al-Din Tchichti (m. en 1236), un autre de ses disciples, diffuse la Tchichtiyya en Inde dans un esprit de grande tolérance avec la culture hindoue. Ce berceau oriental est bientôt balayé de plein fouet par les troupes de Gengis Khan.

En 1258, les Mongols prennent Bagdad et mettent fin à lEmpire Abbasside. Leur razzia pousse les peuples musulmans vers les rives de la Méditerranée. Les ordres soufis naissants, emportés par la vague, vont maintenant se mêler davantage à la société et renouveler les ordres occidentaux. À la fin du XIIIe siècle, beaucoup de soufis font partie des Oulémas et lentente va encore saccentuer. Le temps des « Khirqa primitives » est révolu. Place aux confréries.

Essor et mutations des confréries : XIIIe-XIXe siècle

LÉgypte est donc devenue un centre convergent de nombreux musulmans. La dynastie Ayyoubide (1171-1250) et le sultanat mamelouk qui lui succède (1250-1517) contribuent à stabiliser la région sinstallent de nombreux migrants du fait de sa proximité avec les villes saintes. Ce brassage profite aussi aux confréries qui se renouvellent par le biais de maîtres venus dhorizons divers.

Un marocain, Abou Hassan al-Chadhili (1197-1258), va marquer en profondeur le soufisme égyptien. Détenteur de la Khirqa dAbû Madyan, il sinstalle à Alexandrie d son influence sétend jusquen Haute Égypte. La Chadhiliyya se subdivisera à son tour en de nombreuses branches dans tout le maghreb. Retenons pour notre compte la Darqawiyya (XIXe) qui elle-même donnera naissance à laAlawiyya du cheikh Ahmed al-‘Alawi de Mostaganem (1869-1934). Notons au passage que la Chadhiliyya est à travers la Darqawiyya, une des voies par laquelle fut revivifiée la Qadiriyya Bûtchichiyya marocaine dans la première moitié du XXe siècle. Dune manière générale, les œuvres dIbnAtâ Allah (m. en 1309), deuxième successeur de la Voie chadhili, sont très répandu et abondamment lues et commentées par nombre de soufis.

Remontons vers lAnatolie. Djalal el Din Rûmi (1207-1273) illustre bien lexode des soufis dAsie centrale, lui qui vient de Transoxiane (Balkh). Le fondateur des Derviches tourneurs établis à Konya y fonde la Mawlawiyya (ou Mevleviye) qui se répand dans tout lEmpire ottoman.

Un peu plus tard, un autre émigrant du Khorasan, directement issus du soufisme nomade des tribus turkmènes, Hadji Bektache (m. en 1337), fonde la Bektachiyya. Toujours dans la tradition mystique korasaniene, Safi al-Din al-Ardabali (m. en 1334) est héritier de la voie de Sohrawardi (1155-1191) qui elle-même remonte à Ahmed al-Ghazali. La Safawiyya connaît elle aussi un grand succès auprès des tribus turkmènes. Au XVIe siècle, les descendants de Safi al-Din deviennent chiites et fondent la dynastie Séfévide (1501-1736). Issu de la même souche mais ayant un destin tout différent, la Khalwatiyya deUmar al-Khalwati, se propage à partir du Caucase (Tabriz) dans tout lEmpire ottoman. De même que Baha al-Din Naqchband (m. en 1389) qui, supplantant les diverses voies dIran et dAsie centrale, étend la Naqchabandiyya sur tout le monde musulman sunnite jusquen Inde. La plupart des voies qui simplantent en Inde proviennent des multiples rameaux de la Sohrawardiyya. Citons la Chattariyya deAbdAllah al-Chattar qui répand cette voie dorigine persane jusquà Sumatra. La grande majorité des confréries qui naissent après le XVe siècle proviennent de celles précédemment citées.

Jusquici, les confréries semblent être pour la plupart en harmonie avec les sociétés dans lesquelles elles sinscrivent. Leurs organisations matérielles tout comme leur doctrine inspirées de la pensée mystique dIbnArabi, continuent à imprégner autant le petit peuple que les lettrés urbains. Plus encore, le rattachement à une confrérie est devenu une distinction à la mode quil nest pas déplacé dafficher pour ce qui concerne certaines élites. Ce phénomène illustre surtout le fait que les voies soufie, étant ouvertes à tous, deviennent le miroir dune société et de tous les caractères qui la compose.

Au centre de ces diverses formes daffiliations demeurent le cheikh qui se présente maintenant comme un saint patron. Cest dans sa maison que la confrérie voit le jour et devient par la suite la maison mère appelée selon les lieux ribat, zaouïa, khanqah, tekké ou dergah. Le saint éponyme dune voie nest pas pour autant toujours celui qui la fonde réellement et il faut souvent attendre quun prochain successeur intervienne pour quil lui insuffle son mouvement dexpansion. Cest notamment le cas de la Chadhiliyya et de la Rahmaniya. Les séances de dhikr attirent les aspirants (Muridin) vers la maison du cheikh qui se développe, devient une zawiya et crée des annexes dans des régions parfois très éloignées du lieu dorigine. Les responsables autorisés du cheikh (moqaddem, khalifa, naqib) représentent sa lignée initiatique mais peuvent parfois renouveler la voie dorigine qui portera désormais leur nom, associé ou non au nom initial. Les multiples affiliations « inter-confrérique » que pratiques les adeptes sont plus ou moins bien tolérées selon les ordres. Les aires mamelouk et ottomane les acceptent naturellement contrairement à lIran.

Les confréries sinsèrent dans la société elles assurent une fonction de poids dans l'espace civile par lintégration et la prise en charge sociale des populations nécessiteuses, en assurant par exemple léducation des enfants . En ce sens, certaines zawiyas ont même pu bénéficier de biens de mains mortes (Waqf) leur permettant déchapper à des exactions en tout genre.

Les siècles qui suivent, notamment les XVIIIe et XIXe siècles, marquent cependant une réelle transformation dans les ordres en place suivie dune création de nombreux autres. Ce changement naît dun mouvement de fond qui voit converger à la fois la chute des grands empires ottomans, séfévides et moghols, leur remplacement progressif par la colonisation occidentale, et laffirmation de La Mecque en tant que point focale dun renouveau des sciences islamiques ainsi que plaque tournante du soufisme confrérique.

Lappartenance à une tarîqa permettait donc par le pèlerinage aux villes saintes un brassage de cultures et dexpériences spirituelles qui bien souvent étaient étrangère les unes des autres. Ce qui pouvait être regardé comme stimulant pour les uns ne le fut peut-être pas pour dautres, mecquois qui ressentirent davantage cette diversité comme un danger de disparité pour la communauté des croyants. Le renouveau de létude du hadith et de lijtihad, le raisonnement juridique indépendant, participa donc dune remise en question des particularismes que lon essaya datténuer, ainsi que dune tentative de rénovation des très populaires confréries soufies que lon tenta de substituer à lidée de Voie Muhammadienne (Tarîqa Muhammadiyya) qui, en mettant laccent sur la personne du prophète, synthétiserait voire suppléerait les autres voies.

À l'origine, la notion de Tarîqa Muhammadiyya, ne prend toute sa profondeur que dans une approche ésotérique les voies, pour nécessairement différentes quelles soient, nen sont pas moins vivifiées par un même influx spirituel que nous identifions au secret initiatique, le Sirr. Ceci étant plus explicite encore à travers ladage suivant : « Leau est une, et les fleurs sont multiples ».

Toute différente est lidée moderne de Voie Muhammadienne qui est intimement liée à un souci de renforcement de lorthodoxie et de conformité à la Loi. Parallèlement, la décadence de certaiens confréries soufies contribue à alimenter des critiques sur lauthenticité des anciens modèles religieux. Le mouvement mecquois et ses théoriciens en appel dailleurs à Ibn Taymiyyah (m. en 1328) pour critiquer les exagérations du confrérisme populaire à travers notamment la pratique du culte des saints, pèlerinages mineurs auprès de sanctuaires ou de mausolées et salimentant à une culture populaire ancestrale de demande de grâce (Baraka).

On a longtemps parlé de « néo-soufisme » pour qualifier les transformations que connurent les voies, évoluant vers de véritables ordres, plus organisés, hiérarchisés, franchement militants voire rebelles devant loccupation de leurs territoires par létranger. Pour autant, il na jamais été prouvé que les enseignements promulgués à lintérieur des zawiyas aient changés, notamment concernant la métaphysique dIbnArabi et la notion dunicité de lÊtre (Wahdat al-Wujud). Le changement naurait-il été quextérieur ? Cette thèse est aujourdhui encore, très discutée. Pour notre compte, précisons tout de même que de nouvelles confréries voient bel et bien le jour. Leur diffusion est plus prosélyte que par le passé et leur « légitimité coranique » peut-être mieux soutenue du fait de la formation de leur fondateur.

Les nouvelles turuq essaiment dabord en Afrique de lEst puis, par laction de la Tidjaniya et la Rahmaniya, en Afrique du Nord et de lOuest dés la fin du XVIIIe siècle. Dautres voies suivent, fortement influencées par la pensée dAhmad Ibn Idriss al-Fasi (1750-1837), un cheikh maghrébin installé à La Mecque. Ce dernier est un farouche adversaire du culte des saints et remet profondément en causes les filiations initiatiques des confréries traditionnelles. Il est pourtant lui-même affilié à une confrérie filiale de la Chadhiliyya, la Khâdiriyya, dont le personnage éponyme, al-Khidr, nous permet dailleurs de soulever un coin de cette paradoxale attitude et un peu de la subtilité de sa pensée.

Mentionné dans le Coran comme l'instructeur de Moïse quil confond dailleurs par la supériorité de sa connaissance, al-Khidr est linitiateur par excellence, choisissant parfois de guider lindividu solitaire qui sera de cette façon directement relié à Mahomet, passant outre la filiation classique. Certains choyoukh lindique à cet effet dans leur chaîne de transmission initiatique (silsila) comme un authentique transmetteur de la voie. Ce « raccourci initiatique » réduit donc au minimum la chaîne humaine des maîtres successifs et par conséquent, les erreurs de parcours de la silsila. La filiation directe par al-Khidr par le Prophète lui-même est donc aux yeux dIdriss al-Fasi une garantie dauthenticité en même temps quune expression éclatante de la prééminence de la Tarîqa Muhammadia qui abolie de fait toutes les divisions institutionnelles du soufisme.

Sa réputation dépassa très vite la région du Hedjaz à tel point quon venait le consulter de toutes parts, du Maghreb jusquen Inde. Sa succession fut âprement disputé, surtout entre deux de ses plus proches disciples : MuhammadAli al-Sanusi (m. en 1859) et Muhammad Uthman al-Mighrani. Ces deux hommes fondirent leur propre voie et se tournèrent vers lAfrique , à linstar de la Tidjaniyya, ils contribuèrent à relancer le soufisme voire à impulser une entreprise de conversion dans des régions encore peu ou pas touchées par lislam. Écartant les anciennes zawiyas, les nouvelles structures, centralisées et hiérarchisées, permirent un plus grand investissement des confréries dans les affaires du monde.

Cet engagement, on la dit, pu même aller vers la prise des armes, la défense armée de territoires, spécialement en Asie centrale et en Chine, devant les forces impériales russes et chinoises. Ici, la Naqchabandiyya occupa le devant de la scène et tenta de sassurer une relative protection sinon dacquérir de nouveaux espaces (comme la prise de pouvoir des musulmans au Yunnan de 1856 à 1873). Ce volontarisme est lexpression dune forte activité réformatrice interne à lordre et qui sobserve encore de nos jours.

Ce même phénomène est également attesté en Inde et en Insulinde sur fond de colonialisme britannique et hollandais, de nouvelles confréries réformées, se lèvent contre les déviances des anciennes coutumes et enjoignent les populations au jihad, le plus souvent contre des non musulmans : impériaux, colonisateurs et même sikhs.

Au XIXe siècle, les confréries soufies sont répandues dans tout le monde musulman, sauf peut-être dans les zones dopposition séculaire à ces formes de religiosités comme le Yemen et plus tard, lArabie wahabite. Mais pour lheure, et jusquà la fin du siècle, la Mecque est vraiment le creuset de ce renouveau islamique auquel puisent bon nombres de croyants : juristes, maîtres soufis, chefs militaires etc.

Ce que nous avons appelé le néo-soufisme nest pourtant pas à opposer si facilement avec lancienne manière confrérique. Les nouveaux ordres sont, il est vrai, mieux organisés et tendraient pour la plupart à jouer un rôle plus grand au sein des sociétés (voire à terme se politiser pour certaines). Mais nest-ce pas laboutissement naturel de cette évolution du soufisme qui dabord élitiste et sujet à caution, sest progressivement vu reconnaître sa légitimité et sa mission déducation et dassistance dune part profondément enracinées dans lexemple prophétique et dautre part, tendues vers un projet général dépanouissement et déquilibre dune communauté. Il en est de même pour son expression doctrinale et ses pratiques extatiques qui nont, semble-t-il, jamais été radicalement modifiées.

Plus globalement, le renouvellement confrérique lancé à partir de la fin du XVIIIe siècle nest quun élément constitutif dun large mouvement de réforme. Si dans sa première phase, celui-ci emporte le soufisme, il se durcira graduellement dans ses prochaines phases et exclura bientôt les confréries musulmanes de ses desseins politiques, intellectuels et religieux. Car noublions pas que cest dans ce contexte, au Hedjaz, et à la même époque, la fin du XVIIIe siècle, que naît la doctrine issue du Wahhabisme. Celle-ci ne sera vraiment féconde quà lorée du XXe siècle siècle mais déjà dautres courants de pensées auront pu sinfiltrer dans les sociétés musulmanes (salafisme entre autres) et organiser le procès interne des institutions traditionnelles qui périclitèrent devant l'entreprise colonisatrice de l'occident.

Confréries soufies

  • Les Ahl-el Haqq (IXe siècle)
«Ceux qui détiennent la vérité (d'Allah)» : Ils se propagèrent dans les grandes villes de l'époque et restent concentrés en Perse occidentale et au Kurdistan. Leurs croyances sont plutôt confuses. Ils croient à la métempsycose, vénèrent le coq, le chiffre sept et jeûnent trois jours en hiver. Ces croyances font penser au Yézidisme plus qu'à l'islam (yazīdī يزيديّ, yazîdite).
Confrérie Iranienne, l'actuel maître est Dr. Javad Nurbakhsh. Site web de la confrérie
  • La Koubrawiya (XIIe siècle)
C'est l'œuvre de Nadjm ad-Dîn Koubra, dans le Khorassan iranien (1145-1221). Il eut une influence sur la formation spirituelle de plusieurs grands mystiques et poètes, dont Farīd al-Dīn ʿAṭṭār.
  • La Rifaîya (XIIe siècle)
Confrérie irakienne qui cultive le culte des démonstrations publiques : se rouler sur des braises, avaler des serpents, se flageller jusqu'au sang, etc. Par ses pratiques, cette secte rappelle celle des Aïssaoua.
  • La Sohrawardiya (XIIe siècle)
Elle fut très influente en Iran, en Afghanistan et en Inde.
C'est une confrérie « maghrébine » fondée par l'imâm Chadhili (1196-1258), au Maroc, disciple d'un grand soufi de Tlemcen (Algérie) et ayant vécu à Bougie (Béjaïa), au Maroc et en Égypte.
Contrairement à beaucoup d'autres sectes, cette confrérie insiste surtout sur la beauté et la richesse intérieures des soufis, elle les dispense ainsi d'apparaître comme des pauvres. On attribue à l'imâm Chadhili une découverte importante, celle du café qui lui permettait de prolonger ses veilles et ses prières. Cette même anecdote est attribuée à d'autres personnages.
  • Les Qalandariya (XIIIe siècle)
Fondée au XIIIe siècle par Jamal ad-Din as-Sawidji (???-1218), natif de Saveh (Iran), la secte allait vite déborder des frontières de l'Iran pour se répandre dans tout le Proche-Orient. Les Qalandariya se reconnaissaient à leur tonsure complète, vivaient de mendicité et n'avaient pas de domicile fixe.
  • La Bektachiya (XIIIe siècle)
C'est une confrérie anatolienne, due à l'influence de Hajji Bektach, chiite duodécimain venu du Khorasan (Iran).
  • La Khalwatiya (XIVe siècle)
Elle est fondée par `Umar al-Khaiwaci. Grâce à ses principes philosophiques (ascèse, retraite, évolution par le vide), contenus dans la notion de khalwa (خَلوة [ḫalwa], solitude). Cette confrérie aura un impact déterminant sur tous les mystiques à la recherche d'authenticité et de simplicité.
Imprégné de la mystique soufie lors de son long séjour au Caire auprès du cheikh El-Hafnaoui, Sidi Mhamed s'était donné pour mission de propager cette philosophie religieuse en Afrique du Nord. Recommandant la pratique du renoncement à la vie matérielle (ascétisme) et le retrait par rapport à lagitation profane de la cité. La khalwatiya, comme dautres ordres confrériques, se caractérisait par une certaine hétérodoxie dans linterprétation du Coran. la Khalwatiya est dorigine perse; telle que préconisée par Sidi M'hamed , ce n'est pas une transposition intégrale. Elle est Fortement pénétrée déléments religieux locaux, notamment ceux véhiculés par lislam maraboutique,
Confrérie fondée par Mohamed Bahâ al-Dîn Naqchabandî dit « Le Peintre » (1317-1389). Cette confrérie a eu beaucoup d'influence en Turquie en Asie en général.
Cette confrérie a investi les mouvements islamistes d'inspiration réformiste des XVIIIe et XIXe siècles en Asie.
Née à Meknès, la ville sainte marocaine, dans le courant du XVe siècle, cette confrérie serait l'œuvre de Sidi al-Hadi Ben Aïssa ( en 1456 ou 1466). Elle sest vite se popularisée grâce aux techniques corporelles pratiquées.
  • La Tijaniya ou Tidanes (XVIIIe siècle)
Le Maroc a produit plusieurs autres sectes ou confréries plus ou moins influentes, parmi lesquelles les Derkaoua, les Cherkaoua, les Alawiyin, les Hamadcha, les Gnaoua (à Essaouira), les Heddaoua, les Nasiriya.
  • La Jerrahy (XVe siècle)

http://www.jerrahi.org/location.htm Site web international de la confrérie]

  • L'Idrîsiya ou Ahmadîya (XIXe siècle)
Confrérie soufie fondée par le maghrébin Ahmad ben Idrîs (1760-1837) qui vers la fin de sa vie exerça une grande influence sur le futur fondateur de la confréries des Senousis.
  • L'Ordre Qadiri Rifai
Cette école apparue au XIX ème siècle, les deux "evlija", Muhammad ENSAR,Cheikh de l'Ordre Rifai et Abdullah Hashim, Cheikh de l'Ordre Qadiri, ont été invités à unir les enseignements spirituels et des pratiques des deux Tourouq, formant une nouvelle école qui correspond au monde moderne. Très proche des Naqshbandis,des Bektashis,on retrouve cet ordre dans les Pays de l'Est (Bosnie notamment),en Turquie,en Syrie,au Pakistan.
Confrérie soufie fondée à la fin du XIIe siècle par Hazrat Mo'inuddin Chishti. Les Chishti se distigue des autres confréries car ils recherchent une inspiration mystique par l'intermédiaire de la musique et du chant (voir qawwâli). Six grandes figures ont contribué à établir la lignée Chishti en Inde: Hazrat Mo'inuddin Chishti, surnommé Gharîb Nawâz, Le Protecteur des Pauvres. Propagateur de la lignée Chishti en Inde, du nome du village de Chisht en Afghanistan, il fut envoyé à Ajmer, dans le Rajasthan indien, à la fin du XIIe siècle, accompagné de quarante disciples pour y répandre le message soufi.
La dargah (tombe) de Mo'inuddin Chishti est l'une des plus visitées de l'Inde. On attribue à Mo'inuddin le pouvoir d'intercéder auprès du divin pour la réalisation des vœux et prières des pèlerins.

Sources

  • Malek Chebel, Dictionnaire des symboles musulmans, Éd. Albin Michel.
  • Ben Driss, Karim, Sidi Hamza al Qâdiri al Boutchichi ou le renouveau du soufisme au Maroc, éd. al Bouraq/Arché, 1995.
  • Faouzi Skali, La voie soufie, Albin Michel.
  • Faouzi Skali, Saints et sanctuaires de Fès, éd. Marsam.
  • Eva de Vitray-Meyerovitch, Rûmi et le soufisme, Points Sagesses.
  • Depont et Coppolani, Les confréries religieuses musulmanes, Paris, Geuthrer, 1897, Réimpression 1987.
  • Michon, Jean-Louis, Le soufi marocain Ahmad ibnAjiba et son Miraj, glossaire de la mystique musulmane, Paris, Vrin, 1990.
  • Popovic, Alexandre et Veinstein, Gilles, Les voies dAllah, Paris, Fayard, 1996.
  • Reeber, Michel, lIslam, Toulouse, Editions Milan, 1998.
  • Sedgwick, Mark J., Le Soufisme, Paris, Cerf, Bref n° 57, 2001.
  • Amrous, Mustafa, Les confréries religieuses au Maroc et l'islamisme du XIXe au XXe siècle, Nanterre B.U Paris 10, 1985.
  • Ibn Khaldun, Al Muqaddima, Trad. par V. Monteil, Paris, Sindbad, 1997.
  • Kadiri, Mohammed, Les zaouias au Maroc, fonction religieuse et rôle politique, thèse de doctorat en droit, Perpignan, 2002.

Liens

  • [1] : site en Bosniaque sur l'ordre Qadiri rifai,possiblité de traduction
  • [2] : site assez complet en anglais



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