Emmanuel Levinas

Emmanuel Levinas
Emmanuel Levinas
Philosophe occidental
contemporain
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Naissance 12 janvier 1906
Décès 25 décembre 1995 (à 89 ans)
École/tradition philosophie juive, phénoménologie, existentialisme
Principaux intérêts Éthique, histoire, religion, théologie, érotisme
Idées remarquables Autre/Autrui, Visage, Événement, Éros, Au-delà de l'être
Œuvres principales Totalité et Infini
Difficile liberté
Autrement qu'être ou au-delà de l'essence
Influencé par Platon, Kant, Hegel, Kierkegaard, Bergson, Husserl, Buber, Rosenzweig, Heidegger, Bataille, Blanchot, Talmud, Monsieur Chouchani
A influencé Jacques Derrida, Jean-Luc Marion, Benny Lévy, Marc-Alain Ouaknin, Alain Finkielkraut, Gérard Bensussan, Philippe Nemo

Emmanuel Levinas (12 janvier 190625 décembre 1995) est un philosophe français d'origine lituanienne, né à Kaunas et naturalisé français en 1930. Il a reçu dès son enfance une éducation juive traditionnelle, principalement axée sur la Torah. Plus tard, il a été introduit au Talmud par l'énigmatique « Monsieur Chouchani ». La Torah enseignée par Levinas est dérivée des leçons de Monsieur Chouchani.

La philosophie de Levinas est centrée sur la question éthique et métaphysique d'Autrui, caractérisé comme l'Infini impossible à totaliser, puis comme l'au-delà de l'être, à l'instar du Bien platonicien, ou de l'idée cartésienne d'infini que la pensée ne peut contenir[1]. Levinas étend ses recherches à la philosophie de l'histoire et à la phénoménologie de l'amour. Il est également l'un des premiers à introduire en France la pensée de Husserl et celle de Heidegger.

Sommaire

Biographie

De la Lituanie à la France

Emmanuel Levinas est né à Kaunas en Lituanie le 30 décembre 1905 (selon le calendrier julien en vigueur alors dans l'empire russe, soit le 12 janvier 1906 selon le calendrier grégorien).

Fils de Jehiel Levyne (Levinas) et de Déborah Gurvic, Emmanuel est l'aîné d'une famille de trois enfants (trois garçons) : Boris (né en 1909) et Aminadab (né en 1913).

Son père est libraire et la famille parle russe. Un professeur particulier enseigne l'hébreu aux trois enfants, à partir de la lecture de la Bible hébraïque.

La guerre de 1914 pousse la famille à fuir en Russie à Kharkov (Ukraine) jusqu'en 1920. Il vit donc la révolution russe de 1917, à onze ans, en Ukraine. C'est à Kharkov qu'Emmanuel Levinas entre au lycée, malgré le numerus clausus (limitation discriminatoire) permettant à seulement cinq enfants juifs d'y être admis. Il y lit les grands écrivains russes, notamment Pouchkine, Lermontov, Tolstoï et Dostoïevski, mais aussi Shakespeare.

En 1923, Levinas se rend en France à Strasbourg pour suivre des études de philosophie (1923-1927). Il sera l'élève de Charles Blondel, Maurice Halbwachs, Maurice Pradines, Carteron et plus tard Martial Guéroult. Il rencontre Maurice Blanchot avec lequel il entretiendra une profonde amitié.

De 1928 à 1929, à Fribourg-en-Brisgau (Allemagne), il est l'élève d'Edmund Husserl (deux semestres), puis de Martin Heidegger (un semestre), et fait l'apprentissage de la phénoménologie, à laquelle il avait été initié par Jean Hering. En 1929, il participe comme auditeur au deuxième cours universitaire de Davos, avec de nombreux autres intellectuels français et allemands (il y assistera à la dispute de Davos entre Martin Heidegger et Ernst Cassirer). Après avoir soutenu sa thèse de doctorat Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl (1930), il s'établit à Paris. Il suivra les cours de Léon Brunschvicg, ainsi que parfois ceux de Kojève sur Hegel. Le samedi soir, il assiste aux rencontres philosophiques organisées par Gabriel Marcel.

En 1931, il obtient la nationalité française. Marié à Raïssa (Marguerite) Lévi (1932), il œuvre à l'Alliance israélite universelle (A.I.U.) de 1933 à 1939. Les Levinas auront trois enfants : Eliane, décédée en bas âge, Simone Hansel (née Levinas), pédiatre, et le pianiste et compositeur Michaël Levinas.

Levinas est mobilisé en 1939. Il est fait prisonnier à Rennes, puis transporté en Allemagne, près de Hanovre. Il est captif dans un Arbeitskommando (commando de travail)) ou un Oflag (camp d'officiers) pendant cinq ans, où étaient rassemblés les prisonniers de guerre juifs, ainsi que certains prêtres catholiques. Il y a rédigé l'essentiel de son livre De l'existence à l'existant[2]. Presque toute sa famille restée en Lituanie a été décimée par les nazis.

Après la guerre, en 1947, il publie De l'existence à l'existant, et participe régulièrement à des conférences au Collège Philosophique de Jean Wahl. A cette époque, il commence à étudier le Talmud sous la direction de M. Chouchani. Il est nommé directeur de l'Ecole normale de l'Alliance Israélite Universelle. À partir de 1957, il donne des commentaires talmudiques, aux Colloques des Intellectuels Juifs de France, réunis dans les Lectures talmudiques et Nouvelles Lectures talmudiques. Malgré sa prédilection pour ce domaine, il ne se prétendra jamais « talmudiste », c'est-à-dire maître ès Talmud, mais « amateur, avec toute la connotation amoureuse du terme ».

En 1961, il publie sa thèse Totalité et Infini, et de 1964 à 1975, Lévinas entreprend une carrière universitaire. Celle-ci le conduira de l'Université de Poitiers, par Paris-Nanterre (1967), à la Sorbonne (1973) où il enseignera jusqu'en 1976, année de sa retraite.

Dans les années 1970 et 1980, à l'invitation de la communauté juive de Fribourg (Suisse), Lévinas assure quelques cours à l'université de Fribourg (pensée juive, Husserl, exégèse de la Torah). En 1989, il reçoit le Prix Balzan pour la philosophie.

Emmanuel Levinas décède à Paris le 25 décembre 1995 pendant la fête de Hanoucca.

Expérience de la guerre

Emmanuel Levinas évoque rarement ses cinq années de captivité dans un Stalag en Allemagne. Pourtant, il a été blessé jusque dans sa chair par l'antisémitisme, à la suite de la disparition de sa famille dans les camps. L'expérience de l'humiliation et la souffrance inutile le conduisent à professer son judaïsme comme un humanisme. Pour lui, l'antisémitisme désigne la haine de l'autre homme. Son expérience repose sur un vécu chargé d'affects très divers, sur des faits traumatiques non nommés.

En partant de son expérience de la guerre et des camps de travail, Levinas « démonte » la philosophie de l'être et propose une philosophie de l'autre. Entre l'hitlérisme pressenti et l'impérieuse responsabilité d'enseigner aux générations futures le devoir de mémoire, Levinas s'efforce de porter sur l'histoire un regard sans haine ni ressentiment. Il n'a pas été à Auschwitz, toutefois il y a perdu toute sa famille. Pour lui, survivre ressemble à un privilège. Dans cet ajournement de la mort, le survivant Levinas fait l'étrange expérience d'une liberté qui se découvre responsable pour l'autre humain à l'infini.

Dieu et la Shoah

Après Auschwitz, l'idée de Dieu s'est imposée comme une manière différente – voire une « seconde religion » – de présenter Dieu et le sens de la souffrance humaine. En réponse à l'affirmation totalitaire de la haine et à l'enracinement de celle-ci jusqu'au plus profond de l'être, Levinas, au sortir de la guerre, travaille à déployer une éthique qui envisage la souffrance dans une perspective interhumaine, c'est-à-dire dans une non-indifférence des uns envers les autres.

Chez Emmanuel Levinas, la notion de transcendance surgit d'une humanité souffrante. Elle évoque d'entrée de jeu l'athéisme, c'est-à-dire la condition d'un être séparé. Il ne s'agit ni de venir au secours du divin ni de le nier. Se rapporter à l'absolu en athée, c'est s'offrir au dialogue avec l'Autre et non pas le réduire à l'objet d'un discours. Ce faisant, Levinas ne cherche pas à présenter des preuves de l'existence de Dieu. Il indique comment se produit l'emphase de l'infini dans le fini. Ce n'est pas Dieu qui est recherché dans le prochain, c'est l'Autre qui habite la conscience dans la proximité du prochain et qui lui signifie sa dévotion à autrui.

Philosophie

La découverte de la phénoménologie allemande

La pensée de Levinas se rencontre au carrefour de la phénoménologie et de la philosophie existentielle. Elle questionne les fondements de l'ontologie pour présenter l'humanisme comme « lieu éthique » de la transcendance. Regard vers le passé (mémoire) et vers le futur, cette pensée arrache le sujet au sol sur lequel ce dernier pense reposer (transcendance) pour le « planter » de manière nouvelle dans une humanité qui ne cesse de se dédire tout au long de sa propre histoire (immanence).

Levinas a été profondément influencé par Edmund Husserl et Martin Heidegger, qu'il a rencontrés à l'université de Fribourg-en-Brisgau et dont il a introduit l'œuvre en France, notamment les Méditations cartésiennes de Husserl, dont il a assuré la traduction[3]. Son travail philosophique a également été marqué par la tradition juive, et par la condition juive elle-même, Levinas ayant été interné dans un camp de prisonniers de guerre juifs durant la Seconde Guerre mondiale.

Levinas reprend aussi la tradition platonicienne et néoplatonicienne, en quête de l'ineffable. Cela est particulièrement visible dans le livre Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, dont le titre évoque déjà le Bien platonicien, décrit comme « au-delà de l'essence » dans La République. Dans Éthique et Infini, Levinas évoque le Phèdre de Platon comme l'un des « cinq plus beaux livres de l'histoire de la philosophie »[4], aux côtés de la Critique de la raison pure (Kant), de la Phénoménologie de l'esprit (Hegel), de l'Essai sur les données immédiates de la conscience (Bergson), et enfin du livre de Heidegger intitulé Être et Temps.

Introduction à la lecture de deux œuvres majeures

Totalité et infini date de la fin de la période phénoménologique de Levinas. L’« épiphanie du visage » y est abordée dans un geste phénoménologique.
Autrement qu'être ou Au-delà de l’essence rompt avec le langage phénoménologique, suite aux critiques de Derrida dans Violence et Métaphysique.

Présentation d’Emmanuel Levinas dans son époque

Levinas a marqué la philosophie de la fin du XXe siècle. Par ses œuvres, il est présent dans de nombreux débats contemporains, comme s’il les avait anticipés. Sa pensée a paru s’incarner dans une époque (les années 1990), à tel point que la référence à Levinas a fini par valoir par elle-même. Le registre, l’espace culturel dans lesquels la référence à Levinas s’est imposée est celui de l’éthique. Qu’est-ce que l’éthique, en particulier pour Levinas ?

Pendant les trente glorieuses, tout ce qui relève de la morale est lié à l’ordre bourgeois et rejeté comme tel. Les grands débats sont marqués par le marxisme, il y a une surdétermination politique de la philosophie. Levinas, alors en pleine activité, n’est pas à la mode, ce qui ne signifie pas que ce dernier ne soit pas attentif à la pensée de son époque. L’attention de la pensée marxiste à l’histoire et la subordination de l’individu au projet politique relèvent de ce que Levinas appelle « la totalité », (cf. « la mort du sujet » ; lequel est un montage du discours pour Lacan, Barthes, Foucault, Lévi-Strauss). Le retour de la subjectivité au cours de la récession des années 1970 rend possible l’attention à Levinas.

À ce moment-là, le besoin est grand de se réapproprier l’individualité agissante. C’est la période de l'humanitaire, de la morale altruiste, voire de l’inflation éthique (« we are the world »). La responsabilité lévinassienne semble être un cadre théorique approprié à cette époque. Cependant, n’y a-t-il pas là un contresens complet ? La responsabilité lévinassienne est une détermination originaire du sujet, précédant les déterminations psychologiques ou sociologiques. La pensée de Levinas court alors le risque d’être détournée en idéologie.

L’éthique philosophique ne doit pas être confondue avec les « codes moraux » qui naissent ou s’amplifient dans les années 1980 : « éthiques » professionnelles (médicale, journalistique), déontologies parcellisées, contractualisme, (on a parlé d'une « valse des éthiquettes »)… Cette multiplication provoque un relativisme conceptuel sur l'éthique qui n’a rien à voir avec la pensée de Levinas : il n’a pas pour ambition de fournir une théorie éthique au sens d’un code moral ou d’une morale prescriptive au sens kantien (on peut parfois entendre l’éthique comme la morale objectivée, fondée en raison, ce que fait Kant).

L’ambition de Levinas

« Dire l’humain de l’homme », proposer une éthique de l’éthique, une philosophie première du sujet en tant qu’il est d’emblée sujet éthique. Levinas pense le rapport à l'autre comme l’infini dont le « visage », dans sa nudité, est la trace. Le « visage » est une chose devenue concept : c’est ce qui vient oblitérer toute définition de l’Autre, toute finitisation. Ici, l’Autre n’est authentiquement autre que s’il n’est pas que ce qu’il est, s’il déborde sa définition dans l’être (cf. le genre de l’autre platonicien). Inversement, l’impossibilité de définir l’Autre le ramène à l’indéfini, au débordant, à l’infini au sens de Levinas. Ainsi le « visage » lévinassien ne se ramène pas au visage physique, même s’il part (phénoménologiquement) de là.

Pour Levinas, rencontrer l'Autre est avoir l'idée de l'infini telle que la définit Descartes, c'est-à-dire (par définition) avoir la pensée de ce que l'on ne peut pas penser, avoir l'idée de ce dont on peut pas avoir idée, de désirer ce qui ne pourra jamais combler mon désir (car le rapport à l'Autre est désir et bonté). D'où cette étrange phrase de la première section de Totalité et Infini: « Le Désir métaphysique de l'absolument Autre est satisfait dans la mesure où il ne l'est pas. »

« Dé-visager » quelqu’un, c’est détruire son visage en le décomposant, en le réduisant à un ensemble de qualités sensibles. Pour Levinas, le visage est nu, sans qualités, un « trou dans l'Être » (Sartre), ce qui fait penser à ce que Platon dit du Bien au-delà de l'Être, idée que Levinas reprend souvent à son compte. Lorsque je suis confronté au visage, il me met en question. Je suis destitué, traumatisé, violenté. « L’éthique, c’est ce qui provoque un dérangement dans le sujet ».
Ainsi, le registre « bien-pensant » de la morale bourgeoise ou de l’égalitarisme, celui de la charité, de l’altruisme, de la récrimination moralisante, n’est pas celui de Levinas car ces postures de charité confortent le sujet dans son identité, dans sa contenance subjective. Ma charité me fait du bien, alors que la relation éthique lévinassienne me bouleverse. Ainsi, le lieu du contresens à propos de Levinas est la morale. Comme l'écrit Levinas, « Il importe au plus haut point de savoir si l'on n'est pas dupe de la morale » (Totalité et infini: Préface). Qu’en est-il de la question morale chez Levinas ?

Ne pas être « dupe de la morale » : l'effraction du visage

Levinas réfléchit dans une perspective post-nietzschéenne : le nom de morale ne véhicule-t-il pas le simple reflet d’une culture ? À partir de l’aporie Kant / Nietzsche, il est nécessaire de faire « définition de l’indéfinissable ».

« Dans le geste altruiste, quelque chose de ma liberté, de ma puissance, trouve à s’exercer ». L’idée rousseauiste de « pitié naturelle », venant de l’identification à autrui souffrant, suggère que « l’humain de l’homme » tiendrait dans le partage de la détresse. Au contraire, chez Levinas, on trouve un désespoir face à l’inhumanité de l’homme faisant face à l’humain, une rupture de la tradition humaniste. Levinas, en tant que rescapé de la Shoah où périt toute sa famille, a intégré la « banalité du mal » de Arendt, question qui renvoie à la « radicalité du mal » kantienne (avant toute action sensible, il y a un mal radical qui forme terreau). Ainsi, chez Levinas, il n’y a pas de rejet de l’inhumain hors de l’humain, pas d’« empire du mal ». Le mal est une charge à porter, indéfinissable, impossible à circonscrire, infinie.

Par conséquent, le propre de la responsabilité face à ce mal est aussi d’être infinie, au sens où l’on en a jamais fini avec elle. « Plus je suis juste, plus je suis injuste ». La sympathie n’est donc pas pour Levinas une affection naturelle, sur laquelle on peut fonder une morale du sentiment, elle est au contraire « contre-nature ».

L’éthique pour Levinas est ce qui est en moi, mais ne vient pas de moi. De moi-même, je persévère dans mon être, dans mon « inter-essement » ou conatus essendi (Spinoza). Quelque chose d’étranger vient rompre cette spontanéité, me « des-inter-esser », me couper entre moi et moi. C’est la figure de la « défection de l’être », du visage de l’autre. C’est le « visage » de l’autre qui fait effraction dans mon être et rompt ma tranquillité.

Le visage levinassien a pu être extrait de son cadre proprement philosophique et réintégré au sein d'une sociologie de l'action ordinaire, afin d'appréhender une des modalités de nos expériences quotidiennes, ce que le sociologue Philippe Corcuff et la philosophe Natalie Depraz ont appelé « l'interpellation éthique dans le face-à-face » en vue d'enquêtes empiriques à l'hôpital, à l'ANPE et dans les caisses d'allocations familiales[5].

Le sens de Totalité et Infini

Article détaillé : Totalité et infini.

Lévinas refuse la métaphysique occidentale dont le geste est violent. Dans convaincre il y a vaincre. Avant la guerre, cette expérience l'aida.

La destitution de l’ontologie

Cette conception de l'altérité contredit la philosophie occidentale, fondée sur une ontologie, en ce que l’« autre » ne se laisse pas penser comme être. « Autrement qu’être, et non être autrement. » (Levinas) Le visage est ce qui m’empêche d’exister naturellement, et « l’humain de l’homme » consiste précisément en ce régime de défection de soi. L’inhumain consisterait au contraire dans le perpétuel intéressement du sujet. L’inhumain consiste alors en l’identité « sujet=être ». « L’être, c’est le mal » comme l'écrit Levinas (non sans humour provocateur). Cela renvoie à Heidegger : « Les choses sont, l’humain existe ». Rapporter un sujet (exclusivement) à son être est une possibilité d’inhumanité, alors que la subjectivité réellement humaine est traversée par le visage. « Le sujet est structuré comme autre dans le même. » (Levinas)

Le problème éthique/justice

Il y a donc chez Levinas une désubjectivisation du sujet par le visage : le sujet est altéré dès le départ, de manière pré-originaire. Les effets pratiques de l’éthique lévinassienne portent en particulier sur la politique, même si celle-ci n’a pas été travaillée par Lévinas en tant que telle. Les deux concepts clefs pour les questions de type politique sont : la « justice » et le « tiers ». La justice apparaît ainsi comme une « éthique de l’éthique » : la défection du sujet face au visage montre que la question éthique se joue dans le face à face, c'est-à-dire à deux, qu’en est-il alors des tiers ?

Sans visages, les tiers viennent faire valoir une revendication, une objection de l’éthique elle-même. Que devient alors le duo éthique, fondamentalement asymétrique et inégalitaire (le sujet n’a pas de visage) lors de l’irruption du tiers ? Le rapport éthique est-il ruiné par les places interchangeables sur lesquelles se fonde la justice depuis Kant ?

Dans cette tension éthique/justice, l’égalité pose problème car la singularité du visage ne peut pas s’y faire valoir. L’incompatibilité de ces deux ordres hétérogènes est une des grandes questions posées au lecteur de Levinas.

La solution lévinassienne à ce problème est d’ordre diachronique, elle se passe par une série d’interruptions :
Toute politique porte le péril d’une tyrannie si elle est laissée à elle-même.
L’interruption justicielle du face à face doit elle-même être interrompue par le point de vue éthique.
Levinas donne l’image du tribunal :

  • avant le jugement : éthique,
  • pendant le jugement : égalité devant la loi,
  • après le jugement : éthique à nouveau.

Cela peut correspondre à la figure du militantisme : interrompre par l’éthique un processus même légal (faucheurs volontaires).

Ainsi en nous incitant à « comparer l'incomparable », Levinas ouvre une tension féconde et indépassable entre éthique et philosophie politique[6]. C'est notamment à partir de cette tension levinassienne que le philosophe Miguel Abensour a alimenté une reproblématisation de la question de l'utopie[7]. C'est aussi dans ce sillage levinassien que le sociologue engagé Philippe Corcuff a proposé le terme paradoxal de « social-démocratie libertaire » afin de nommer une philosophie politique émancipatrice ajustée à la galaxie altermondialiste[8].

En guise de conclusion

La pensée de Levinas montre le sujet désubjectivé en tant qu’il est responsable, elle n’est donc pas une métaphysique du sujet. Sa thèse est que la subjectivité est structurée comme « autre dans le même ». L’éthique ne s’enracine pas dans une polis, un monde commun, un être ensemble dans un lieu. Elle n’est pas contenue dans le « nous », mais se tient dans un « hors-lieu », dans un rapport je-tu où personne ne peut me remplacer (comme dans la mort). L’unicité éthique du sujet non-substituable confronte le sujet à la question de sa liberté, car le sujet y est destitué de tout pouvoir. Ce qui fait dire à Levinas « Être libre, c'est faire ce que personne ne peut faire à ma place. »

Il y a chez Levinas un paradoxe éthique/justice. La politique ne se pose pas comme sphère autonome : « politique après ! » (Recueil talmudique : Au-delà du verset), elle ne peut pas être première. Au contraire, la philosophie première chez Lévinas est l’éthique, la politique est une question qui vient après une réponse. La question de l’égalité « justicielle », si elle vient avant la réponse éthique, court-circuite la relation éthique. Comment la dissymétrie éthique peut-elle se symétriser en justice, dans un passage de 2 à 2+n, c'est la question politique lévinassienne par excellence.

Œuvres

L'impressionnante œuvre léguée par le philosophe n'est pas entièrement connue du public. Le conflit qui oppose le fils et la fille de Levinas sur le droit moral à l'égard de certaines œuvres empêche la publication de plusieurs volumes de textes inédits[9].

Principales œuvres

Voir une bibliographie complète ici
  • Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, 1930, (nouvelle édition Vrin, Paris, 2000).
  • Début de la publication des œuvres complètes aux éditions Grasset : volume 1, 14 octobre 2009. Volume publié sous la responsabilité de Rodolphe Calin et de Catherine Chalier, préface de Jean-Luc Marion : Carnets de captivité, écrits sur la captivité et notes philosophiques diverses.
  • Totalité et infini, Essai sur l’extériorité, La Haye, M. Nijhoff, 1961
  • De l'Évasion, Montpellier, Fata Morgana, 1962
  • En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, Paris, J. Vrin, nouvelle édition aug. 1967, 3e édition 1974
  • Quatre lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1968, nouvelle édition in coll. “ Critique ”, 1976
  • Difficile liberté, Paris, Albin Michel, coll. “ Présence du judaïsme ”, nouvelle édition aug. 1976, 3e édit. 1983, 4e édition 1995, 5e édition 2006
  • Sur Maurice Blanchot, Fata Morgana, coll. “ Essais ”, 1976, nouvelle édition 1995
  • Noms propres, Montpellier, Fata Morgana, 1976
  • Du Sacré au saint : cinq nouvelles lectures talmudiques, Paris Minuit, coll. “ Critique ”1977
  • De l'Existence à l'existant, Paris, J. Vrin, 1978, nouvelle édition, 1993
  • Le Temps et l'Autre, Montpellier, Fata Morgana, 1980 - PUF, 2011
  • L'Au-delà du verset : lectures et discours talmudiques, Paris, Minuit, coll. “ Critique ”1982
  • Ethique et infini, (dialogues d'Emmmanuel Levinas et Philippe Nemo), Paris, Fayard, coll. “ L'Espace intérieur ”, 1982
  • Difficile liberté, Paris, LGF, Le Livre de poche, coll. “ Biblio-essais ”, 1984
  • Transcendance et intelligibilité, Genève, Labor et Fides, 1984, nouvelle édition 1996
  • Noms propres, Paris, Le Livre de poche, coll. “ Biblio essais ” 1987
  • A l'Heure des nations, Paris, Minuit, coll. “ Critique ”, 1988
  • Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Paris, LGF, Le Livre de poche, coll. “ Biblio-essais ”, 1990
  • De Dieu qui vient à l'idée, Paris, J.Vrin, 2e édit. revue et aug. 1992
  • La Mort et le temps, Paris, LGF, Le Livre de poche, coll. “ Biblio-essais ”, 1992
  • Dieu, la mort et le temps, Paris, Grasset, 1993
  • L'intrigue de l'infini : textes réunis et présentés par Marie-Anne Lescourret, Paris, Flammarion, 1994
  • Liberté et commandement, Montpellier, Fata Morgana, coll. “ Essais ”, 1994
  • Altérité et transcendance, Montpellier, Fata Morgana, coll. “ Essais ”, 1995
  • Dieu, la mort et le temps, LGF, Le Livre de poche, coll. “ Biblio-essais ”, 1995
  • Nouvelles lectures talmudiques, Paris, Minuit, 1996
  • Hors Sujet, LGF, Le Livre de Poche, coll. “ Biblio-essais ”, 1997
  • De l'Évasion, Paris, LGF, Le Livre de poche, coll. “ Biblio-essais ”, 1998
  • L'Ethique comme philosophie première, Paris, Rivages, coll. “ Rivages poche ”1998
  • Œuvres t. 1 : Carnets de captivité suivi de Ecrits sur la captivité et Notes philosophiques diverses, Paris, Grasset, 2009.
  • Œuvres t. 2 : Parole et silence et autres conférences inédites au Collège philosophique, Paris, Grasset, 2011.

Études sur Emmanuel Levinas

Ouvrages

  • Catherine Chalier, Lévinas, l'utopie de l'humain, Albin Michel, 1997 ; Pour une morale au-delà du savoir - Kant et Levinas, Albin Michel, 1998 ; Figures du féminin - Lecture d'Emmanuel Levinas, Des Femmes, 2007.
  • Cristian Ciocan, Georges Hansel, "Levinas Concordance", Dordrecht, Springer, 2005, 950 p. (ISBN 978-1-4020-4124-2)
  • Jacques Derrida, « Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d'Emmanuel Levinas », in L'écriture et la différence, Seuil, Points Essais, 1967 ; Adieu à Emmanuel Levinas, Galilée, 1997
  • Dominic Desroches, Est-il possible de dire l'éthique de la proximité ? Contribution au dossier Kierkegaard-Levinas, Article dans : « PhaenEX - Journal of existential and phenomenological theory and culture » [1], 2009 (4), n°1, 112-145
  • Marc-Alain Ouaknin, Méditations érotiques : Essai sur Emmanuel Levinas, Payot, 2003
  • Paulette Kayser, Emmanuel Levinas, la trace du féminin, PUF,collection la philosophie aujourd'hui, 2000
  • Salomon Malka, Lévinas, la vie et la trace, Albin Michel, 2005
  • Marc Faessler, En découvrant la transcendance avec Emmanuel Lévinas, Cahiers de la Revue de Théologie et de Philosophie (22), Lausanne, 2005
  • Ernst Wolf, De L’Éthique à La Justice. Langage et politique dans la philosophie de Lévinas , Phaenomenologica Volume 183, Springer, 2007
  • Didier Franck, L'un pour l'autre, PUF, 2008.
  • Joseph Cohen, Alternances de la métaphysique. Essais sur Emmanuel Levinas, Galilée, 2009
  • Fred Poché, Penser avec Arendt et Lévinas, Lyon, Chronique sociale, 3ème édition, 2009.
  • Michaël de Saint-Cheron, Entretiens avec Emmanuel Levinas, suivi de De la phénoménologie du visage à une philosophie de la rupture, Paris, Le Livre de Poche, LGF, collection Biblio essais, nouvelle édition augmentée, 2010.
  • Raphael Zagury-Orly, Questionner encore, Paris, Galilée, 2011.
  • Danielle Cohen-Levinas (dir.), Lire « Totalité et infini » d'Emmanuel Levinas, Paris, Éditions Hermann, 2011, 200 p. (ISBN 978-2-7056-8124-1)

Dossiers

  • Emmanuel Levinas, The Journal of Jewish Thought and Philosophy. Volume 14, Numbers 1-2, 2006. Guest editor: Catherine Chalier. Contributions: M. Smith, R. Calin, S. Habib, R. Zagury-Orly, M. Leibovici, R. Gibbs, A. Aronowicz, M. Kavna, C. Chalier, E. Wolfson, O. Eisenstadt, C. E. Katz.

Notes et références

  1. David Banon, « Levinas, penseur juif ou juif qui pense », Noesis [dir. Jean-François Mattéi], N°3 | 2000, mis en ligne le 15 mars 2004, Consulté le 1er février 2010.
  2. En 2009, les éditions Grasset ont publié les écrits de cette période dans le premier tome des Œuvres d'E. Levinas, intitulé "Carnets de captivité" (cf. Bibliographie).
  3. On lira aussi son livre consacré aux deux auteurs, En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger, éd. Vrin, 2002.
  4. éd. LGF, pp.27-28.
  5. Voir Philippe Corcuff, « Ordre institutionnel, fluidité situationnelle et compassion. Les interactions aux guichets de deux caisses d'allocations familiales », Recherches et Prévisions (revue de la Caisse Nationale des Allocations Familiales), n°45, septembre 1996, et « Usages sociologiques de ressources phénoménologiques : un programme au carrefour de la sociologie et de la philosophie », dans J. Benoist et B. Karsenti (éds.), Phénoménologie et sociologie, Paris, PUF, 2001.
  6. Voir sur ce point Philippe Corcuff, « Lévinas Emmanuel, 1906-1995 : Totalité et Infini - Essai sur l'extériorité, 1961, et Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, 1974 », dans F. Châtelet, O. Duhamel et E. Pisier (éds.), Dictionnaire des oeuvres politiques, Paris, PUF, 2001, quatrième édition revue et augmentée dans la collection « Quadrige ».
  7. Voir en particulier Miguel Abensour, « Penser l'utopie autrement », in Cahier de L'Herne : Emmanuel Levinas, Paris, Editions de L'Herne, 1991 (réédition LGF/Le Livre de Poche, 1993).
  8. Voir Philippe Corcuff, La société de verre. Pour une éthique de la fragilité, Paris, Armand Colin, 2002, pp.231-236.
  9. Le figaro, « Lévinas au cœur d'un drame mauriacien », journalier [lire en ligne]

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