Assassinat de Jean Jaurès

Assassinat de Jean Jaurès

Lassassinat de Jean Jaurès a lieu trois jours avant le début de la Première Guerre mondiale.

Raoul Villain assassine le leader socialiste le vendredi 31 juillet 1914 à 21 h 40, alors quil dîne au café du Croissant, rue Montmartre, dans le 2e arrondissement de Paris, au coeur de la République du Croissant, à deux pas du siège de son journal, LHumanité. Il tire deux coups de feu : une balle lui perfore le crâne et lautre se fiche dans une boiserie. Jaurès seffondre, mortellement atteint.

Son meurtre met un terme aux efforts désespérés quil avait entrepris depuis lattentat de Sarajevo pour empêcher la déflagration militaire en Europe. Il précipite le ralliement de la majorité de la gauche française à lUnion sacrée, y compris beaucoup de socialistes et de syndicalistes qui refusaient jusque- de soutenir la guerre. Cette Union sacrée nexiste plus en 1919 lorsque son assassin, Raoul Villain, est acquitté. Le transfert des cendres de Jaurès au Panthéon, en 1924, souligne une autre rupture politique intervenue au sein de la gauche, entre communistes et socialistes.

Jean Jaurès

Sommaire

Juillet 1914

Depuis lattentat de Sarajevo le 28 juin 1914, les États européens se trouvent progressivement entraînés par le jeu des Alliances dans une nouvelle crise internationale qui conduit en un mois à la Première Guerre mondiale. Jaurès, le plus éminent des opposants à la guerre, va, tout au long de ces quatre semaines, sentir monter inexorablement la tension et tentera jusquà sa mort de sy opposer.

À cinquante-deux ans, Jean Jaurès est la principale personnalité du mouvement socialiste français, la SFIO (Section française de lInternationale ouvrière), et une personnalité célèbre du socialisme international, en particulier depuis la mort en 1913 dAugust Bebel, le leader de la social-démocratie allemande. Jaurès, qui est entré en politique en 1885 comme député républicain, admirateur de Gambetta, et soutien du gouvernement Jules Ferry, est très attaché à la Défense de la patrie, comme il lexplique dans son livre LArmée nouvelle, publié en 1911, critiquant la célèbre phrase de Marx : « les prolétaires nont pas de patrie »[1]. Il était cependant convaincu que les guerres étaient provoquées par le choc des intérêts capitalistes et quil était du devoir de la classe ouvrière de sy opposer[2].

Il soutient avec le groupe socialiste le gouvernement Viviani qui lui semble réellement hostile à la guerre. Le 14 juillet, au congrès extraordinaire de la SFIO qui se réunit jusquau 19, il se montre confiant dans la volonté de la classe ouvrière et de ses représentants dans les principaux pays de sopposer au conflit, y compris en utilisant larme de la grève générale. Il soutient la motion Keir-Hardy-Vaillant, des noms dun socialiste britannique et dun français, qui préconisait lappel à la grève en cas de conflit imminent : « plutôt linsurrection que la guerre », à quoi Jaurès ajoute que cette grève devra être « simultanément et internationalement organisée »[3]. Cela lui vaut dêtre attaqué par un journal comme Le Temps, qui le 18 juillet laccuse de soutenir la « thèse abominable qui conduirait à désarmer la nation, au moment elle est en péril », ce à quoi il répond dans LHumanité que « la grève paralyserait aussi lagresseur »[4].

Le pont Alexandre-III en 1900, symbole de lalliance franco-russe

Il apprend avec inquiétude laccroissement des engagements pris dans le cadre de lalliance franco-russe que vont célébrer à Saint-Pétersbourg le président de la République Poincaré et le Président du conseil Viviani entre les 20 et 23 juillet. Or, toute la stratégie de Jaurès depuis des mois consiste à condamner lalliance avec la Russie despotique et de rechercher la médiation et le rapprochement avec lAngleterreen vain. Lorsquil est informé de la rupture des relations diplomatiques entre lAutriche et la Serbie le 24, il prend conscience de la gravité des menaces. Venu le 25 juillet soutenir Marius Moutet, candidat socialiste à une élection partielle à Vaise, dans la banlieue de Lyon, il dénonce dans un discours les « massacres à venir »[5]. Ainsi quil le confesse à Joseph Paul-Boncour, directeur de cabinet de Viviani, le pessimisme le gagne quand il sexprime fataliste :

« Ah! croyez vous, tout, tout faire encore pour empêcher cette tuerie ?… Dailleurs, on nous tuera dabord, on le regrettera peut-être après[6]. »

Croyant pouvoir encore faire pression sur le gouvernement, il garde une certaine réserve vis-à-vis de la manifestation organisée le 27 juillet à Paris par la CGT. La direction du parti socialiste qui se réunit le 28 juillet, à linstigation de Jaurès, exprime à nouveau son soutien au gouvernement.

Tout à son espoir que Paris et Berlin sauront retenir leurs alliés réciproques, il se rend à la réunion durgence du Bureau socialiste international de la Deuxième Internationale qui se réunit à Bruxelles les 29 et 30 juillet, à la demande des socialistes français. Il sagit de pousser les dirigeants allemands et français à agir sur leurs alliés. Le bureau décide de convoquer le congrès de lInternationale socialiste le 9 août à Paris au lieu du 23 à Vienne. Dans une atmosphère un peu surréaliste, la plupart des délégués, dont Hugo Haase, le coprésident du SPD allemand, se disent confiants dans la capacité des peuples à éviter la guerre. Le 29 au soir, Jaurès et Rosa Luxemburg sont acclamés lors dun meeting massif contre la guerre. Le Bureau socialiste international vote à lunanimité un appel au renforcement des manifestations contre la guerre[7].

Jaurès veut user du pouvoir des forces syndicales et politiques mais sans paralyser laction des gouvernements et pour ce faire, convainc Léon Jouhaux le 30 juillet de reporter la journée de manifestation prévue par la CGT le 2 août au 9[8].

« Le plus grand danger à lheure actuelle nest pas, si je puis dire, dans les événements eux-mêmes. […] Il est dans lénervement qui gagne, dans linquiétude qui se propage, dans les impulsions subites qui naissent de la peur, de lincertitude aiguë, de lanxiété prolongée. […] Ce qui importe avant tout, cest la continuité de laction, cest le perpétuel éveil de la pensée et de la conscience ouvrière. est la vraie sauvegarde. est la garantie de lavenir. »

— Jean Jaurès - Extraits de son dernier article dans LHumanité du 31 juillet 1914[9]

Vendredi 31 juillet 1914, 21h40 : lassassinat

Lorsquil rentre à Paris, le 30 juillet dans laprès-midi, il apprend que la Russie mobilise. À la tête dune délégation socialiste, il obtient vers 20 heures une audience avec Viviani qui lui révèle létat davancement de la préparation des troupes aux frontières. Jaurès limplore déviter tout incident avec lAllemagne[10]. Viviani lui répond quil a ordonné aux troupes françaises de reculer de dix kilomètres par rapport à la frontière afin déviter tout risque dincident avec lAllemagne.

Le 31 juillet au matin, la presse parisienne unanime voit lEurope « au bord du gouffre ». Après avoir consulté ses proches comme Charles Rappoport ou Lucien Lévy-Bruhl, Jaurès se rend à la Chambre il prend connaissance de la mobilisation autrichienne et de la déclaration de létat de menace de guerre (Kriegsgefahrzustand) en Allemagne.

Il décide de rencontrer à nouveau le président du Conseil, par ailleurs ministre des Affaires étrangères, mais ne voit que le sous-secrétaire dÉtat aux Affaires étrangères, Abel Ferry, neveu de Jules Ferry. Au même moment Viviani nest pas disponible, car il reçoit lambassadeur allemand, le comte von Schoen, venu communiquer lultimatum de son gouvernement à la France : dire avant le 1er août à 13 heures si elle se solidarisait avec la Russie. Il comprend que le conflit ne peut plus être évité. Au même moment, tous les maires de France sont avertis par les préfets de tenir prêts les chevaux et les voitures pour les ordres de réquisition. Jaurès aurait, selon Pierre Renaudel, témoin de son entrevue avec Abel Ferry, déclaré que si le gouvernement persistait à aller vers la guerre « (il) dénoncerait les ministres à tête folle ». Abel Ferry, sur un ton navré - et nullement menaçant - se serait contenté de répondre « Mais mon pauvre Jaurès, on vous tuera au premier coin de rue ! … ». Abel Ferry sera tué au front, blessé mortellement par un éclat dobus en 1918.

Plaque commémorative au café du Croissant, 146 rue Montmartre (à langle du côté pair de la rue du Croissant), 2e arrondissement de Paris

En fin de journée, il se rend au siège de son journal pour préparer un article de mobilisation antiguerre pour lédition du 1er août. Auparavant, il sort dîner au café du Croissant, rue Montmartre, avec ses collaborateurs du journal dont Renaudel, Jean Longuet, Landrieu, Ernest Poisson. Il est assis dos à la fenêtre ouverte, séparé de la rue par un simple rideau. Observant depuis la rue la salle du café il avait repéré que Jaurès dînait habituellement, caché par le rideau, lassassin tire. Jaurès est tué sur le coup[11].

Lassassin est Raoul Villain, un Rémois de 29 ans, étudiant en archéologie à lÉcole du Louvre, et surtout adhérent de la Ligue des jeunes amis de lAlsace-Lorraine, groupement détudiants nationalistes, partisans de la guerre et proche de lAction française[12]. Il est arrêté et déclare avoir agi en solitaire pour « supprimer un ennemi de son pays ». Cette thèse de lacte isolé est reprise telle quelle dans lacte daccusation dressé le 22 octobre 1915[13]. Il est décrit comme un personnage falot, calme et pieux, blond, les yeux bleus, dapparence juvénile. Sans avoir jamais vu Jaurès, il sest peu à peu mis en tête de tuer le traître, lAllemand[14]. Sans doute convaincu de la nécessité de son geste depuis le mois de décembre précédent, il mûrit son acte tout au long du mois de juillet, achète un revolver Smith & Wesson, sexerce au tir, écrit quelques lettres incohérentes, repérant le domicile du leader socialiste, son journal, le café il avait ses habitudes[14].

Depuis de longs mois, voire des années, la presse nationaliste et les représentants des Ligues « patriotes » (comme Léon Daudet ou Charles Maurras) sétaient déchaînés contre les déclarations pacifistes de Jaurès, son internationalisme, et le désignaient comme lhomme à abattre, en raison de son engagement passé en faveur dAlfred Dreyfus. Les déclarations de ce type abondent dans les semaines précédentes[15].

« Dites-moi, à la veille dune guerre, le général qui commanderait […] de coller au mur le citoyen Jaurès et de lui mettre à bout portant le plomb qui lui manque dans la cervelle, pensez-vous que ce général naurait pas fait son plus élémentaire devoir ? »

— Maurice de Waleffre dans LÉcho de Paris du 17 juillet 1914.

Mais les outrances écrites ne font que dissimuler une montée progressive du nationalisme dans lopinion, ce que Jaurès et les socialistes semblent navoir pas voulu reconnaître. Depuis les crises au Maroc ou dans les Balkans des années récentes, laffrontement avec lAllemagne devenait inéluctable, comme le sentait Clemenceau.

Alexander Izvolsky, Ambassadeur de Russie à Paris

À loccasion des discussions sur ses positions hostiles contre la loi des trois ans de service militaire à lhiver 1913 et au printemps 1914, les deux hommes se sont affrontés durement. En mai 1912, la décision de Poincaré, président du Conseil, dériger la fête de Jeanne dArc en fête nationale, était un symbole. De même, le ralliement de nombreux radicaux aux républicains et aux représentants des partis de la droite pour élire Poincaré en janvier 1913 comme Président de la République témoignait aussi du glissement politique en cours[16].

Dans son livre paru en 1968, « Ils ont tué Jaurès » François Fontvieille-Alquier note de troublantes relations entre Raoul Villain et les services de lambassadeur de la Russie Impériale, Izvolsky. Laccusation fut plusieurs fois portée par des proches de Jaurès dune collusion entre les services russes et Raoul Villain qui aurait pu faire lobjet dune manipulation. Izvolsky arrosait du reste généreusement la presse nationaliste et belliciste, ce qui avait fait dire à Jaurès parlant du financement de celle-ci quelle était à la solde de « cette canaille dIzvolsky »[17]. Toutefois, la réalité dune manipulation de Villain na jamais pu être formellement prouvée[18][réfinsuffisante].

Les conséquences politiques de lassassinat

Les réactions

Si les proches du leader assassiné et les militants socialistes à Paris comme à Carmaux furent bouleversés (« Ils ont tué Jaurès »), et si certains extrémistes de droite se réjouirent bruyamment, toutes les recherches historiques montrent que la population eut généralement une réaction de tristesse face à un évènement qui venait symboliser le basculement dans lincertitude, la peur des horreurs de la guerre désormais inéluctable[19].

Régiment de cuirassiers à Paris, août 1914

Le gouvernement qui se réunit dans la nuit craint dabord des réactions violentes dans les grandes villes, et retient dans la capitale deux régiments de cuirassiers en instance de départ pour la frontière[20]. Cependant, rapidement, les rapports quobtient le ministre de lIntérieur Louis Malvy lui font estimer que les organisations de gauche ne vont pas déclencher de troubles. Dans le même temps, la direction du Parti socialiste fait savoir quelle nappellera pas à des manifestations.

« Lassassinat de M. Jaurès na causé dans les esprits quune émotion relative. Les ouvriers, les commerçants et les bourgeois sont surpris douloureusement, mais sentretiennent beaucoup plus de létat actuel de lEurope. Ils semblent considérer la mort de Jaurès comme liée aux événements actuels beaucoup plus dramatiques. »

— Xavier Guichard, directeur de la police municipale de Paris, rapport adressé le 1er août 1914 à 10 h 25 au ministère de lIntérieur[21].

Le samedi 1er août au matin, le président Poincaré fait porter un message de condoléances à madame Jaurès et le gouvernement fait placarder une affiche condamnant lassassinat et dans laquelle le président du conseil, rappelant la mémoire du leader disparu, rend hommage, au nom du gouvernement, « au républicain socialiste qui a lutté pour de si nobles causes et qui, en ces jours difficiles, a, dans lintérêt de la paix, soutenu de son autorité laction patriotique du gouvernement »[22].

Louis Malvy, ministre de lIntérieur

Le 1er août à 14 h 25, afin de ne pas empêcher le ralliement des ouvriers à la guerre par la décapitation des syndicats et rassuré par la réaction des instances nationales de la CGT, le ministre de lIntérieur, Louis Malvy, décide, dans un télégramme adressé à tous les préfets, de ne pas utiliser le fameux Carnet B qui, tenu par la gendarmerie, recensait dans chaque département la liste des leaders anarchistes, syndicalistes ou révolutionnaires qui devaient être arrêtés en cas de conflit, ayant exprimé lintention dempêcher leffort de guerre.

À 16 h 25, une affiche jaune manuscrite est placardée à la préfecture de police, sur les bureaux de poste et les monuments publics. Dans les heures qui suivent, sur les murs de toutes les mairies de France, les affiches blanches dappel à la mobilisation avec les drapeaux tricolores sont collées.

Le dimanche 2 août, ainsi que le dit Jean-Jacques Becker, ayant recensé les sources les plus diverses, les Français se situent « à peu près à égale distance de la consternation et de lenthousiasme, amalgamant en quelque sorte la résignation et le sens du devoir »[23].

Le 3 août, lAllemagne déclare la guerre à la France, le lendemain, lAngleterre déclare la guerre à son tour.

LUnion sacrée

Édouard Vaillant au cimetière du Père-Lachaise

Dès le 1er aout, de nombreux signes avaient indiqué que la gauche française se ralliait à la guerre. Même certains des antimilitaristes les plus irréductibles basculent. Ainsi, le journal La Guerre sociale de Gustave Hervé sort une édition spéciale avec trois titres : Défense nationale d'abord !, Ils ont assassiné Jaurès, Nous nassassinerons pas la France. Le Bonnet rouge, journal anarchiste dAlmereyda, titre : « Jaurès est mort ! Vive la France ». La Bataille syndicaliste, organe de la CGT, adopte le même ton[20]. À la salle Wagram, le 2 août, à la réunion du Parti socialiste quavait convoquée Jaurès, Édouard Vaillant, le vieux révolutionnaire de la Commune, déclare : « En présence de lagression, les socialistes rempliront tout leur devoir. Pour la Patrie, pour la République, Pour lInternationale »[24].

Le 4 août au matin, les obsèques officielles de Jaurès sont célébrées. Un catafalque est dressé au coin de lavenue Henri-Martin. Sont présentes devant une foule immense toutes les autorités de la République, comme le président du conseil Viviani, le président de la chambre des députés Paul Deschanel, la plupart des ministres, les leaders de toute la gauche socialiste et syndicale et même lopposition nationaliste, Maurice Barrès en tête. Cest la première manifestation de lUnion nationale. Léon Jouhaux, le secrétaire général de la CGT, dans le discours qui fit le plus dimpression, y lance un appel aux armes. Il crie sa haine de la guerre, de limpérialisme, du militarisme[25].

« Jaurès a été notre réconfort dans notre action passionnée pour la paix; ce nest pas sa faute si la paix na pas triomphé. […Cest celle des empereurs dAllemagne et dAutriche-Hongrie…]. Nous prenons lengagement de sonner le glas de vos règnes. Avant daller vers le grand massacre, cet engagement, je le prends au nom des travailleurs qui sont partis, et de ceux qui vont partir. »

Le même jour, la volonté présidentielle d’« union » est rapportée aux deux chambres par le président du Conseil René Viviani : « Dans la guerre qui sengage, la France […] sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant lennemi lUnion sacrée ». Au palais Bourbon, les socialistes votent à lunanimité les crédits militaires[26].

Le 26 août, un gouvernement dunion nationale est constitué par Viviani. Les socialistes, dont le vieux leader révolutionnaire Jules Guesde, ministre dÉtat, ou les proches de Jaurès comme Marcel Sembat, ministre des Travaux publics, y participent. Dans un manifeste du 29 août, la direction du Parti socialiste SFIO affirme que « dès lors quil ne sagit pas de lordinaire participation à un gouvernement bourgeois […mais] de lavenir de la Nation, le parti na pas hésité »[27].

Seule une petite minorité refuse la guerre et lunion sacrée, parmi lesquels le socialiste Charles Rappoport ou le syndicaliste Pierre Monatte. La majorité des socialistes allemands se rallient également à lunion sacrée. En décembre 1914, le seul député allemand à sopposer au vote des crédits de guerre est Karl Liebknecht, qui participe avec Rosa Luxemburg à la création de la Ligue spartakiste, composée de socialistes opposés à la guerre.

Le procès de lassassin

Raoul Villain est incarcéré en attente de son procès durant toute la Première Guerre mondiale. Après cinquante-six mois de détention préventive, la guerre achevée, son procès est organisé devant la Cour dassises de la Seine. Villain a la chance de nêtre jugé quen 1919, dans un climat dardent patriotisme. Lors des audiences qui se déroulent du 24 au 29 mars, ses avocats, dont le grand pénaliste Henri Géraud, mettent en avant sa démence. Ils argumentent aussi sur lacte dun homme isolé, ce qui résultait de son interrogatoire par Célestin Hennion, le préfet de police de Paris, dans la nuit du 31 juillet 1914[28]. Il est acquitté le 29 mars 1919 par onze voix sur douze, un juré ayant même estimé quil avait rendu service à sa patrie : « Si ladversaire de la guerre, Jaurès, sétait imposé, la France naurait pas pu gagner la guerre. » La veuve de Jaurès est condamnée aux dépens (paiement des frais du procès).

Anatole France

Le 14 mars 1919, soit quinze jours plus tôt, le 3e conseil de guerre de Paris, juridiction militaire, condamnait à la peine de mort Émile Cottin, lanarchiste qui avait blessé de plusieurs balles Clemenceau le 19 février précédent[29].

En réaction, Anatole France écrit : « Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous, il est mort pour vous. Un verdict monstrueux proclame que son assassinat nest pas un crime. Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs, veillez ! »[30]. Une manifestation est organisée le 6 avril suivant par les sections socialistes et syndicales de Paris pour protester contre le verdict et honorer Jaurès le pacifiste. 100 000 personnes défilent, et les affrontements avec la police causent deux morts[31].

La mort de lassassin

Raoul Villain sexile alors sur lîle dIbiza. Peu après le début de la guerre dEspagne en juillet 1936, lile tombe aux mains des franquistes, puis est reconquise par les républicains, qui la quittent rapidement. Celle-ci est alors reprise par des groupes anarchistes, mais lîle est bombardée par laviation franquiste et dans le chaos, le 13 septembre 1936, les anarchistes lexécutent pour espionnage au profit de larmée franquiste, sans que lon sache sils savaient qui il était[32].

Le transfert au Panthéon des restes de Jean Jaurès

Monument de Jean Jaurès à Carmaux

Les obsèques officielles de Jaurès, organisées le 4 août 1914, premier jour de la guerre, ont été sobres. Le verdict de 1919 avait choqué la gauche. Entre 1921 et 1924, plus de sept statues en hommage à Jaurès avaient été inaugurées dans diverses villes de France. Le 3 juin 1923, lors de linauguration de celle de Carmaux par son ami Anatole France, Édouard Herriot, le leader du parti radical, suggère au gouvernement le transfert de ses restes au Panthéon[33].

En 1924, la décision du transfert au Panthéon est loccasion pour le nouveau gouvernement du Cartel des gauches, dirigé par Herriot, et qui réunit socialistes et radicaux unis avec un programme pacifiste, anticlérical et social contre la politique du Bloc national, de se donner un ancrage symbolique tout en rendant hommage à celui qui a tenté dempêcher la guerre[34]. Édouard Herriot, Paul Painlevé, Léon Blum et Albert Thomas, tous membres de ce gouvernement, avaient entamé leur carrière politique durant laffaire Dreyfus, et ces dreyfusards avaient été fortement influencés par Jaurès. Le projet de loi est adopté par le Sénat et la Chambre des Députés le 31 juillet 1924, jour du dixième anniversaire de lassassinat de Jaurès, malgré lopposition dune partie de la droite, mais aussi des communistes qui sélèvent contre la confiscation par le « Cartel de la mort » de Jaurès.

La cérémonie, initialement fixée au 4 ou au 22 septembre, dates anniversaires respectivement de la création des Troisième et Première Républiques, est finalement décidée pour le dimanche 23 novembre 1924. Léon Blum voulait une cérémonie majestueuse, un certain nombre de socialistes enthousiastes penchaient pour une emphase particulière, les radicaux ne souhaitaient pas en faire trop. Le cérémonial est finalement confié à Firmin Gémier, fondateur en 1920 du Théâtre national populaire à Villeurbanne, qui sen remet pour lexécution au musicien Gustave Charpentier et au poète Saint-Georges de Bouhelier.

Tombe de Jean Jaurès au Panthéon français.

La veille de la cérémonie, le cercueil est acheminé dAlbi en train jusquà la gare dOrsay, accompagné des mineurs de Carmaux. Il est acheminé jusquau Palais Bourbon, dans la salle Casimir Perrier. En plus de la famille et des proches, la veillée mortuaire réunit les officiels : Édouard Herriot et ses ministres, les députés et sénateurs du Cartel, les délégations de la CGT et de la Ligue des droits de lhomme.

Le dimanche 23 novembre 1924, sa dépouille est conduite au Panthéon, en cortège officiel auquel participent les mouvements politiques de gauche, excepté le parti communiste.

Le cortège officiel, précédé des bannières rouges des sections socialistes, est ouvert par des délégations dorganisations des partis mêlées aux corps constitués. Les mineurs de Carmaux suivent ensuite. Le cercueil de Jaurès, juché au faîte dun spectaculaire corbillard est acheminé vers le Panthéon par les boulevards Saint-Germain et Saint-Michel. Les journaux parlent dune foule de 80 000 à 100 000 personnes[35].

Un discours est prononcé par Herriot dans la nef du Panthéon en présence de 2 000 personnes, suivi de la lecture dun poème de Victor Hugo. La cérémonie sachève sur un oratorio chanté par un chœur de 600 exécutants.

Les communistes avaient voulu rendre hommage à Jaurès en organisant une délégation distincte. À la suite du premier cortège, ils suivent le même itinéraire en chantant LInternationale. Portant des drapeaux rouges et des pancartes sur lesquelles on peut lire : « Guerre à la guerre par la révolution prolétarienne », « Instituons la dictature du prolétariat » ou « Aux ligues fascistes, opposons les centuries prolétariennes », ils scandent des slogans tels que « Vive les soviets ! » ou « Vive la dictature du prolétariat ! », et « À bas le parlement bourgeois ! ». La préfecture de police dénombre 12 000 manifestants organisés, auxquels se joignent des dizaines de milliers de spectateurs[36].

Dans le journal LHumanité du 24 novembre, évoquant les journées de mai 1871, Paul Vaillant-Couturier écrit :

« En défilant devant le Panthéon, saluez, avec le souvenir de Jaurès, lun des plus sanglants combats de la Commune. La bourgeoisie de Versailles est toujours au pouvoir. Vous ne len chasserez que les armes à la main. »

Afin de bien souligner quil ny avait pas (ou plus) de consensus national, lAction française organise le même jour un hommage à Marius Plateau, secrétaire général des Camelots du Roi assassiné en janvier 1923 par Germaine Berton, militante anarchiste qui sétait justifiée de son acte en disant quelle avait voulu venger Jaurès. Accompagnée de représentants du clergé, une foule de dirigeants et de militants se sont rendus au cimetière de Vaugirard pour entendre Léon Daudet célébrer leur martyr[37].

Notes et références

  1. Franz Mehring, Vie de Karl Marx, 1984, p. 581.
  2. Jean-Jacques Becker, LAnnée 14, p. 98.
  3. Jean Lacouture, Léon Blum, 1977, p. 127.
  4. Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 99.
  5. Article de Michel Vovelle dans LHumanité du 24 avril 2004
  6. Cité dans Michel Vovelle, op. cit.
  7. J.P. Nettl, La Vie et lœuvre de Rosa Luxemburg, Maspéro, 1972, p. 583.
  8. Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 104.
  9. Cité par Jean Pierre Rioux dans : « La dernière journée de paix », in LHistoire - octobre 2003.
  10. Marcelle Auclair, Jean Jaurès, 1959, p. 322.
  11. Ernest Poisson, Lassassinat de Jean Jaurès in : Bulletin de la Société des études Jauressiennes, avril 1964.
  12. François Broche, Jaurès, Paris 31 juillet 1914
  13. Michel Vovelle, op. cit.
  14. a et b Marcelle Auclair, op. cit., p. 312.
  15. Cité par Vovelle, op. cit.
  16. G. Dupeux, in LHistoire de France, sous la direction de Georges Duby, Larousse, 1970, p. 486.
  17. témoignage dAbel Ferry dans son livre la guerre vu den haut
  18. Thèse détaillée dans le livre cité
  19. Jean-Jacques Becker, 1914, Lentrée des Français dans la guerre.
  20. a et b Jean Pierre Rioux, op. cit.
  21. Rapport cité dans : Jean Rabaut, 1914, Jaurès assassiné, 2005, p. 73.
  22. Rapport cité dans : Jean Rabaut, op. cit., p. 73
  23. cité par J.P. Rioux, op. cit.
  24. Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 108.
  25. Jean-Jacques Becker, op. cit., p. 114.
  26. Jean Lacouture, op. cit., p. 132.
  27. Jean Lacouture, op. cit., p. 133.
  28. Sources archives de la Préfecture de Police[PDF]
  29. Clemenceau obtint du président de la République de faire commuer la peine en dix ans de réclusions. Dans : Michel Winock, Clemenceau, p. 428.
  30. L'Humanité, « 1914 : Jaurès est assassiné », par Michel Vovelle, historien, article paru le 24 avril 2004.
  31. Avner Ben-Amos, « La panthéonisation de Jaurès », Terrain, n°15, octobre 1990.
  32. P. 150, in J. Rabaut, 1914, Jaurès assassiné, ed. Complexe
  33. Maurice Agulhon, Jaurès et la classe ouvrière, Éditions ouvrières, p. 169-182.
  34. Avner Ben-Amos, op. cit., p. 4.
  35. Avner Ben-Amos, op. cit., p. 13
  36. Avner Ben-Amos, op. cit., p. 16.
  37. Avner Ben-Amos, op. cit., p. 9.

Annexes

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Bibliographie

Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article : sources utilisées pour la rédaction de cet article

  • Pierre Accoce, Ces assassins qui ont voulu changer lhistoire, 1999. (ISBN 2259189873)
  • Marcelle Auclair, Jean Jaurès, Le Seuil, Paris, 1954.Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article
  • Jean-Jacques Becker, LAnnée 14, Armand Colin, Paris, 2004. (ISBN 2200262531)Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article
  • Jean-Jacques Becker et Annie Kriegel, 1914. La guerre et le mouvement ouvrier français, Paris, Armand Colin, coll. Kiosque, 1964, 244 p.
  • François Broche, Jaurès, Paris 31 juillet 1914, Balland, Paris, 1978.
  • François Fonvieille-Alquier, Ils ont tué Jaurès !, Robert Laffont, Paris, 1968.
  • Henri Guillemin, Larrière-pensée de Jaurès, Gallimard, Paris 1966.
  • Jean Rabaut, 1914, Jaurès assassiné, ed. Complexe, Bruxelles, 2005. (ISBN 2804800512)Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article
  • Article de Michel Winock : « La dernière journée de paix », in LHistoire - octobre 2003. Ouvrage utilisé pour la rédaction de l'article
  • Article dAnnie Kriegel : Jaurès en juillet 1914, in Le Mouvement social n°49, octobre-décembre 1964, p. 63-77

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