Karl R. Popper

Karl R. Popper

Karl Popper

Karl R. Popper
Philosophe Occidental
XXe siècle
Naissance : 28 juillet 1902 (Vienne)
Décès : 17 septembre 1994 (Londres)
École/tradition : Philosophie analytique, épistémologie évolutionniste, libéralisme
Principaux intérêts : Philosophie des sciences, épistémologie, théorie de l'évolution, philosophie politique
Idées remarquables : Réfutabilité, société ouverte, épistémologie évolutionniste
Œuvres principales : Logique de la découverte scientifique, La société ouverte et ses ennemis, La connaissance objective
Influencé par : Socrate, Bacon, Descartes, Kant, Frege, Russell, Einstein, Carnap, Hayek, Tarski, Lorenz
A influencé : Hayek, Friedman, Lakatos, Feyerabend, Soros, Gombrich, Schmidt, Lorenz, Medawar, Albert

Karl Raimund Popper (28 juillet 1902 à Vienne, Autriche - 17 septembre 1994 à Londres (Croydon), Royaume-Uni) est l'un des plus influents philosophes des sciences du XXe siècle.

Sommaire

Biographie

Karl Popper est né de parents juifs convertis au protestantisme. Il démarra sa vie active comme apprenti ébéniste.

Puis il étudia à l'Université de Vienne. Il adhère un temps au Parti social-démocrate d'Autriche (à l'époque marxiste). Il devint enseignant au Lycée en mathématiques et physique. Il côtoya le Cercle de Vienne (néopositiviste), qui le fit connaître, mais sans jamais y entrer. Sa pensée fut influencée par ses lectures de Frege, Tarski et Carnap.

En 1936, il donna des conférences en Grande-Bretagne, où il rencontra ses compatriotes Hayek et Gombrich. En 1937, il accepta une proposition de conférencier (lecturer) à Christchurch en Nouvelle-Zélande, où il passa la guerre.

Début 1946, il revint s'installer à Londres. Sur une proposition de Hayek, il devint professeur à la London School of Economics. Il y fonda en 1946 le département de logique et de méthodologie des sciences[1]. Il participa également à de nombreux séminaires et conférences dans d'autres universités, notamment américaines.

Il était membre de la British Academy.

Il prit sa retraite d'enseignant en 1969 et mourut le 17 septembre 1994, sans avoir eu le temps de rédiger la préface de son dernier recueil de conférences Toute vie est résolution de problèmes.

Sa pensée

Philosophie des sciences

Le problème de la démarcation

Pour Popper, le problème fondamental en philosophie des sciences est celui de la démarcation : c'est la question de la distinction entre ce qui relève de la science et ce qui est « non-science ».

Pour comprendre ce problème, il faut d'abord s'interroger sur la place de l'induction dans la découverte scientifique : toutes les sciences[2] sont basées sur l'observation du monde. Comme cette observation est par nature partielle, la seule approche possible consiste à tirer des lois générales de ces observations (remarquons que c'est l'approche générale et fondamentale de tout organisme vivant qui apprend de son milieu). Si cette démarche permet d'avancer, elle ne garantit en aucun cas la justesse des conclusions. Pour Popper, il faut donc prendre au sérieux l'analyse de Hume qui montre l'invalidité fréquente de l'induction.

Par exemple, une collection d'observations (« Je vois passer des cygnes blancs ») ne permet jamais d'induire logiquement une proposition générale (« Tous les cygnes sont blancs »), car la seule observation ne dit rien des observations à venir. Il reste toujours possible qu'une seule observation contraire (« J'ai vu passer un cygne noir ») invalide la proposition générale.

Cette critique de l'induction conduit donc Popper à remettre en cause l'idée (que l'on attribue un peu rapidement à tous les positivistes) de vérification. Plutôt que de parler de « vérification » d'une hypothèse, Popper parlera de « corroboration », c’est-à-dire d'observation qui va dans le sens prévu par la théorie. Or, même par un grand nombre d'expériences, la corroboration ne permet pas de conclure à la « vérité » d'une hypothèse générale (supposée valide pour toutes les observations jusqu'à la fin des temps).

Une proposition scientifique n'est donc pas une proposition vérifiée - ni même vérifiable par l'expérience -, mais une proposition réfutable (ou falsifiable[3]) dont on ne peut affirmer qu'elle ne sera jamais réfutée. La proposition « Dieu existe » est pour Popper dotée de sens, mais elle n'est pas scientifique, car elle n'est pas réfutable. La proposition « Tous les cygnes sont blancs » est une conjecture scientifique. Si j'observe un cygne noir, cette proposition sera réfutée. C'est donc la démarche de conjectures et de réfutations qui permet de faire croître les connaissances scientifiques.

Dans cette démarche, la théorie doit donc précéder l'observation[4].

Il rejette donc cette méthode de l'induction et formule ainsi une critique méthodologique, indépendante de notre capacité à modéliser les raisonnements inductifs, l'induction étant un type de raisonnement courant d'un point de vue cognitif (voir à ce propos le théorème de Cox-Jaynes). Il va lui substituer le principe de la réfutabilité (anglais : falsifiability), dont on trouve une première esquisse chez un représentant central de l'empirisme logique, Moritz Schlick. C'est ce principe qui va devenir le critère de démarcation entre science et non-science proposé par Popper.

Il peut être ainsi formulé : "Si on entend par énoncé de base un rapport d'observation, une théorie est dite scientifique si elle permet de diviser en deux sous-classes les énoncés de base :

  • la classe des énoncés qui la contredisent, appelés falsifieurs potentiels (si ces énoncés sont vrais, la théorie est fausse),
  • la classe des énoncés avec lesquels elle s'accorde (si ces énoncés sont vrais, ils la corroborent)."

Le critère de falsificabilité de Popper peut être apparenté dans son principe à un test de falsificabilité bayésien, hormis le fait qu'il travaille uniquement en logique discrète (vrai/faux) tandis que les bayésiens font varier les valeurs de vérité sur une plage continue de l'intervalle ]0;1[.

Le principe de réfutabilité de Popper a été critiqué notamment par Imre Lakatos (1922-1974) et Paul Feyerabend (1924-1994).

Réfuter ou falsifier, une question de vocabulaire

L'accès à l'œuvre épistémologique de Karl Popper est compliqué par l'utilisation du mot falsifier (et ses dérivés) pour traduire l'anglais falsify (et ses dérivés). Comme le signale Catherine Bastyns dans sa Note et remerciements de la traductrice de la version de La connaissance objective publiée en 1978 par les Éditions Complexe : « (Le terme falsifier) construit sur un des termes de l'opposition vrai-faux, (…) avait l'avantage de marquer par son étymologie qu'il s'agissait de démonter la fausseté, et le désavantage de n'être pas recensé au dictionnaire avec cette signification ».

Karl Popper lui a signalé son souhait que « le terme alors en usage (falsifier) soit remplacé par réfuter (et ses dérivés) ». En effet, «… si en anglais et en allemand, les termes concernés signifient à la fois réfuter et adultérer, en français par contre le terme falsifier n'a que ce dernier sens. Un point intéressant est que, même en anglais, to falsify est pour lui le synonyme de to refute ».

En pratique, cette recommandation de Popper permet d'éviter une phrase comme « La psychanalyse n'est pas une science car elle est infalsifiable » pour s'en tenir au plus compréhensible « La psychanalyse n'est pas une science car elle n'est pas réfutable ».

Les limites du champ d'application

Ce critère s'applique à des théories (comme la mécanique newtonienne) et non pas à des domaines (comme la physique). On considère généralement qu'un domaine est une science si le corpus des théories qui y sont généralement admises respecte les critères de Popper. En outre, ce caractère scientifique ou non, n'est en rien un indicateur de la vérité scientifique (puisqu'une théorie n'est considérée comme vraie que jusqu'à sa réfutation), ni de l'intérêt scientifique : l'histoire des sciences enseigne que beaucoup de théories scientifiques sont nées sur un terreau qui ne respectait pas les critères actuels pour une science.

Le caractère non scientifique d'une théorie est souvent considéré comme synonyme de « sans intérêt scientifique », ce qui sous-entendrait que la science ne se préoccupe que de ce qui est « scientifique », alors que la science tente de codifier, justement, ce qui ne l'est pas (par exemple, voir histoire des sciences). Ceci finit par desservir l'épistémologie et provoquer le rejet de cette théorie par les défenseurs des domaines attaqués.

Selon ce critère, l'astrologie (qu'elle soit comprise en tant que théorie ou en tant que domaine théorique), la métaphysique ou la psychanalyse (méthode thérapeutique) ne relèvent pas de la science, puisqu'on ne peut en tirer aucun énoncé prédictif testable et qu'en conséquence aucune expérience ne permet d'en établir (ou non) la réfutation - et donc une confirmation non plus (voir le cru et le cuit). En pratique cependant, il n'est pas toujours facile de réfuter une théorie qui échoue à expliquer un fait expérimental, en particulier si on ne dispose pas d'une meilleure théorie. Dans certains cas, deux théories contradictoires peuvent cohabiter, car l'une et l'autre sont soutenues par certains faits et contredites par d'autres, faute d'une meilleure théorie capable d'unifier ces théories contradictoires. La physique, qui est pourtant l'exemple type d'une science gouvernée par l'épistémologie selon Popper, nous donne un bon exemple, avec l'énigme de la précession de Mercure que la mécanique newtonienne ne parvenait pas à expliquer, et qui a été résolue par la théorie de la relativité générale, elle-même entrant ensuite en conflit avec certaines des expériences qui soutiennent la mécanique quantique. Différents auteurs ont défendu qu'une démarche scientifique devait reposer sur l'induction, hors les mathématiques et la logique.

Le cas des sciences humaines

Les critères de scientificité de Popper posent problème dans les sciences humaines, où ils sont difficiles voire impossibles à appliquer. En effet :

  • l'expérimentation contrôlée y est la plupart du temps impossible, notamment dans les sciences sociales ;
  • la comparaison de situations observées n'est pas probante car il est impossible d’être sûr que toutes les conditions sont les mêmes ;
  • il est impossible de séparer les effets des différentes causes qui interviennent dans les situations observées.

Il en résulte que le critère de réfutabilité n’est opératoire que dans les sciences expérimentales ou d’observation. Cette position est celle du dualisme méthodologique, selon lequel les méthodes applicables aux sciences de la nature d'une part, aux sciences humaines d'autre part, sont différentes. Elle est l'un des fondements de l'École autrichienne d'économie.

Popper a cependant défendu la position inverse, celle de l'unicité du modèle scientifique. Dans une controverse fameuse avec Theodor Adorno, il défend même la sociologie comme science sociale pouvant se soumettre à la falsifiabilité. L'ensemble de ce débat est résumé dans un ouvrage qu'il a codirigé avec Adorno : De Vienne à Francfort. La querelle des Sciences Sociales, 1979 (voir à l'intérieur de cet ouvrage la conférence de Popper : « La logique des sciences sociales », et la réponse d'Adorno « Sur la logique des sciences sociales »).

À l'extrême et à des degrés divers, ce problème donne lieu à des controverses autour de domaines tels que la psychanalyse[5] ou l'homéopathie et même l'astrologie. Si ces trois domaines n'offrent aujourd'hui ni preuves expérimentales fiables, ni critères de réfutabilité, il ne peut être totalement exclu que l'évolution technologique ou des développements scientifiques futurs changent cet état des choses. Malgré tout, ce statut de « non-scientifique » conduit une partie (plus ou moins importante selon le domaine incriminé) de la communauté scientifique à rejeter ces domaines comme charlatanisme, surtout si, comme c'est le cas pour l'astrologie, les données disponibles contredisent les thèses des tenants de l'astrologie (cf. le fameux effet mars qui n'a jamais été démontré de façon probante).

La critique de l'historicisme : pour une vision indéterministe du monde

Les deux ouvrages ouvertement politiques de Popper sont Misère de l'historicisme et La Société ouverte et ses ennemis, écrits tous les deux au titre d'effort de guerre pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont pour point focal la critique de l'historicisme et des théories politiques qui en découlent.

Dans la préface à l'édition française (Plon, 1955) de Misère de l'historicisme, Karl Popper explique :

« Qu'il me suffise de dire que j'entends par historicisme une théorie, touchant toutes les sciences sociales, qui fait de la prédiction historique leur principal but, et qui enseigne que ce but peut être atteint si l'on découvre les « rythmes » ou les « motifs » (patterns), les « lois », ou les « tendances générales » qui sous-tendent les développements historiques. »

Le nœud de son argumentation est la preuve strictement logique qu'il est impossible de déterminer le futur, Popper s'étant attaché - tout au long de sa carrière - à prouver l'indéterminisme. Partant du fait que toutes les théories s'appuyant sur une prophétie ou sur un prétendu cours de l'histoire sont invalides, il critique ainsi particulièrement le marxisme qui ramène toute l'histoire connue à la lutte des classes. L'ouvrage est dédié « À la mémoire des innombrables hommes, femmes et enfants de toutes les convictions, nations ou races, qui furent victimes de la foi communiste ou fasciste en des Lois Inexorables du Destin de l’Histoire. »

Ce qui devait initialement constituer des notes sur Misère de l'historicisme prend petit à petit de la consistance et devient La Société ouverte et ses ennemis. Dans cet ouvrage, Karl Popper montre comment ce qu'il appelle l'historicisme a conduit aux totalitarismes. Plus particulièrement, il s'attache à critiquer trois philosophes reconnus : Platon, Hegel et Karl Marx. Il leur reproche l'erreur fondamentale de mettre en place des systèmes philosophiques historicistes, centrés sur une loi naturelle d'évolution du monde : la décadence des choses réelles chez Platon, le développement de l'Esprit chez Hegel et la lutte des classes chez Marx.

Au système historiciste, Popper oppose une philosophie essentiellement fondée sur l'indéterminisme. Cette conception suit celle de son épistémologie, selon laquelle la connaissance progresse par essai/erreur (trial and error ce qui se traduit en français par méthode des approximations successives) : pour résoudre un problème donné, on propose plusieurs hypothèses/solutions qu'il s'agit de tester et on élimine celles qui aboutissent à une erreur. Popper tire de cette conception une position politique : comme il est impossible de prédire le cours de l'histoire, il faut progresser petit à petit par essai/erreur, d'où une conception « fragmentaire » des sciences sociales (piecemeal social engineering) dans laquelle rien n'est joué d'avance. Au lieu de prévoir un plan d'ensemble pour réorganiser la société, il s'agit au contraire de procéder par petites touches, afin de pouvoir comprendre l'effet de telle ou telle mesure, et d'en corriger les inévitables conséquences inattendues.

Popper reste toutefois ambigu sur ce point car il reste progressiste au sens où il témoigne d'une foi dans le progrès des sciences. Il pense que les théories successives progressent vers une approximation de plus en plus fine du réel, ce qui a pu provoquer l'accusation de positivisme à son encontre.

Philosophie politique

L'œuvre de Popper ne se limite pas à l'épistémologie. Même s'il s'est toujours refusé à se présenter comme un philosophe politique[6], il n'en reste pas moins qu'il s'est beaucoup attardé sur la politique et notamment sur le fonctionnement de la démocratie.

Une vision politique libérale

Les idées politiques de Popper sont donc fondamentalement libérales, comme en témoigne sa participation à la fondation de la Société du Mont Pèlerin au côté de libéraux très engagés comme Ludwig von Mises, Milton Friedman et Friedrich Hayek. Popper propose en effet une vision du monde dans laquelle la liberté de l'homme est fondamentale et doit être protégée. En particulier, dans sa critique du marxisme et de l'historicisme hégélien, il combat une conception du monde dans laquelle l'homme serait impuissant face à la marche de l'histoire. Popper soutient au contraire que les idées influencent le monde et l'histoire, et que l'homme, en particulier les philosophes, ont une importante responsabilité.

Le libéralisme de Popper n'exclut pas l'intervention de l'État, y compris dans le domaine économique. Au contraire, il en fait une condition de l'exercice des libertés des individus, en raison du paradoxe de la liberté :

« La liberté, si elle est illimitée, conduit à son contraire ; car si elle n'est pas protégée et restreinte par la loi, la liberté conduit nécessairement à la tyrannie du plus fort sur le plus faible.[7] »

Aussi l'État a le devoir de limiter la liberté de telle sorte qu'aucun individu ne doit être amené à être aliéné à un autre :

« C'est pourquoi nous exigeons que l'État limite la liberté dans une certaine mesure, de telle sorte que la liberté de chacun soit protégée par la loi. Personne ne doit être à la merci d'autres, mais tous doivent avoir le droit d'être protégé par l'État. Je crois que ces considérations, visant initialement le domaine de la force brute et de l'intimidation physique, doivent aussi être appliquées au domaine économique. […] Nous devons construire des institutions sociales, imposées par l'État, pour protéger les économiquement faibles des économiquement forts.[8] »

Théorie de la démocratie

Popper ne distingue que deux types de régimes politiques : la démocratie et la tyrannie[9]. Comme à son habitude, Popper n'attribue pas plus d'importance qu'il n'en faut aux mots ; on ne doit comprendre par ces deux termes que des repères terminologiques. Ainsi, ce n'est pas par l'étymologie que Popper va définir la démocratie, qui serait alors le « gouvernement du peuple ».

La question classique depuis Platon « Qui doit gouverner ? » est rejetée par Popper comme étant essentialiste. À ce problème, il propose d'en substituer un plus réaliste : « Existe-t-il des formes de gouvernement qu'il nous faille rejeter pour des raisons morales ? Et inversement : existe-t-il des formes de gouvernement qui nous permettent de nous débarrasser d'un gouvernement… ? »[10].

Sera ainsi qualifié de démocratique un régime dans lequel les dirigeants peuvent être destitués par les dirigés sans effusion de sang. Tout autre gouvernement dans lequel la destitution des dirigeants ne peut passer que par la violence pourra être qualifié de tyrannique.

Le problème auquel s'attachera Popper sera alors de penser l'organisation de la démocratie de telle sorte que celle-ci permette au mieux la destitution des dirigeants. C'est pourquoi Popper rejette sans appel la démocratie directe et le scrutin proportionnel. En effet, avec la démocratie directe, le peuple est responsable devant lui-même, ce qui est une contradiction : le peuple ne peut se destituer lui-même. Avec le scrutin proportionnel, la plupart des partis sont nécessairement représentés dans les assemblées dans une plus ou moins grande proportion quoiqu'il arrive lors des élections, et les partis majoritaires sont alors souvent forcés de devoir gouverner avec eux en créant des coalitions, ce qui signifie en clair que certains partis pourraient toujours participer au pouvoir et ne jamais être destitués[11].

C'est pourquoi la préférence de Popper va à la démocratie représentative avec scrutin majoritaire, et ce en raison de ce qu’il pense être les faiblesses de la démocratie directe et du scrutin proportionnel. De plus, il semble marquer une nette préférence pour le bipartisme[12], où le parti opposant a la charge de critiquer les hypothèses formulées par le parti majoritaire, et inversement. Le système des primaires internes aux partis permet de rajouter une autocritique des hypothèses à l'intérieur même des partis.

Popper et la théorie de l'évolution

Une épistémologie évolutionniste

Selon Popper, la sélection des hypothèses scientifiques relèverait d'une sélection naturelle identique à celle régissant l'évolution des espèces (voir Charles Darwin). Théorie de la vie et théorie de la connaissance répondraient ainsi d'un même processus de progression par essai et élimination de l'erreur (une position assez proche de celle d'Erwin Schrödinger). C'est pourquoi l'on parle d'épistémologie évolutionniste[13].

En montrant les analogies existant entre l'évolution des espèces et le développement de la connaissance scientifique, Popper « naturalise » ce faisant les principes fondamentaux de son épistémologie :

1. Le rejet de l'induction : Selon Popper, « la théorie vient avant les faits » : les hypothèses précèdent et orientent l'observation. De même, lorsqu'ils varient, les organismes vivants créent de nouvelles théories sur le monde, de nouvelles hypothèses, que Popper nomme des « attentes » et qui s'assimilent aux théories scientifiques. Seules seront retenues celles qui correspondent à une réalité de l'environnement, celles que l'expérience, la confrontation au milieu ne réfute pas. Par exemple, en augmentant leur vitesse de déplacement et leur réactivité face au danger, les antilopes ont « théorisé » la nécessité de pouvoir fuir rapidement, notamment pour échapper à leurs prédateurs. Schématiquement, les antilopes actuelles descendent donc de celles qui, par le passé, ont su courir assez vite pour échapper aux lions. Elles ne l'ont bien sûr pas fait de manière consciente (voir Konrad Lorenz et l'imprégnation). C'est à travers les modifications héréditaires, les mutations génétiques, que le vivant « essaie » différentes adaptations à l'environnement, différentes « solutions » - qui génèrent à leur tour de nouveaux problèmes, dans une course au perfectionnement que Popper explique notamment à travers l'hypothèse d'un dualisme génétique.

2. L'élimination de l'erreur : Sélection naturelle darwinienne et sélection naturelle des hypothèses sont identiques dans la mesure où toutes deux mènent à l'élimination de l'erreur. La seule différence résidant entre Albert Einstein et une amibe est ainsi, selon Popper, que le premier est capable d'« extérioriser » son erreur à travers le langage, tandis que la seconde est condamné à disparaître avec elle. Une erreur de calcul ne coûtera pas la vie à Einstein. Une erreur d'adaptation pour l'amibe, si.

3. La résolution de problèmes : En procédant par élimination de l'erreur, la démarche scientifique, tout comme l'évolution, permet de résoudre des problèmes qui, la plupart du temps, n'apparaissent tout à fait clairement qu'une fois résolus. Dans le cas des espèces vivantes, par exemple de l'amibe, ces problèmes doivent être « objectifs » puisque cette dernière n'est pas consciente. La résolution de ces problèmes mènent à des niveaux de connaissance et d'évolution supérieurs - en ce qui concerne la biologie à l'émergence de « formes de vie plus hautes ».

Ainsi, en se basant sur une série d'analogies visant peut-être à fonder ontologiquement le falsificationisme, Popper estime que « la science » est une activité biologique, en ce qu'elle répond à un processus de sélection naturelle.

Ce schéma de sélection naturelle s'articule en trois temps. Soit :

  • P1 : Problème initial ;
  • TS : Essai de solution (tentative solution en anglais) ;
  • EE : Élimination de l'erreur ;
  • P2 : Nouveau problème.
P1→TS→EE→P2

Un problème initial amène la production d'hypothèses visant à le résoudre (de P1 à TS). Ces hypothèses sont testées par le moyen de l'expérimentation scientifique (de TS à EE). Enfin, la résolution du problème P1 entraîne l'émergence d'un nouveau problème P2. La logique de la science tout comme celle de la vie répondent, selon Popper, de ce schéma tétradique.

À propos du statut épistémologique de la théorie darwinienne

Popper a soutenu que la théorie de l'évolution darwinienne par sélection naturelle n'était pas véritablement scientifique, car irréfutable et tautologique. En effet, cette théorie énonce que si une espèce survit c'est parce qu'elle est adaptée et on sait qu'elle est adaptée car on constate sa survie. Il la qualifia ainsi de « programme de recherche métaphysique », ce qui suscita certaines polémiques, parfois très vives. Les créationnistes tentèrent notamment d'utiliser les thèses poppériennes pour discréditer la théorie de l'évolution. Le philosophe finit par rectifier ces interprétations dans une lettre adressée au magazine scientifique The New Scientist. Ultimement, il reconnut à la théorie de la sélection naturelle le statut de science véritable : il l'estimait entre autres capable d'expliquer les multiples processus de « causation vers le bas ». Une position que sa propre métaphysique évolutionniste ne pouvait que renforcer.

Métaphysique poppérienne

Au contraire des néo-positivistes du Cercle de Vienne, Popper n'oppose pas la science à la métaphysique. Il a lui-même élaboré une métaphysique mêlant réalisme, indéterminisme et évolutionnisme.

Au cœur de cette métaphysique poppérienne, on trouve « la théorie des Mondes 1, 2 et 3 » :

  • Le « Monde 1 » est celui des phénomènes physico-chimiques. « Par « Monde 1 », j'entends ce qui, d'habitude, est appelé le monde de la physique, des pierres, des arbres et des champs physiques des forces. J'entends également y inclure les mondes de la chimie et de la biologie »[14].
  • Le « Monde 2 » est celui de la conscience, de l'activité psychique essentiellement subjective. « Par « Monde 2 » j'entends le monde psychologique, qui d'habitude, est étudié par les psychologues d'animaux aussi bien que par ceux qui s'occupent des hommes, c'est-à-dire le monde des sentiments, de la crainte et de l'espoir, des dispositions à agir et de toutes sortes d'expériences subjectives, y compris les expériences subconscientes et inconscientes. »[14]
  • Le « Monde 3 » est celui de la connaissance objective (des « contenus de pensée » ou « idées »). « Par « Monde 3 », j'entends le monde des productions de l'esprit humain. Quoique j'y inclue les œuvres d'art ainsi que les valeurs éthiques et les institutions sociales (et donc, autant dire les sociétés), je me limiterai en grande partie au monde des bibliothèques scientifiques, des livres, des problèmes scientifiques et des théories, y compris les fausses. »[14]

Ces différents « mondes » exercent les uns sur les autres un contrôle plastique, rétroactif. Mais si les deux premiers sont communs aux animaux et aux hommes, le troisième est exclusivement humain car directement lié à l'émergence d'un langage argumentatif. Par ailleurs, le « Monde 3 » possède une autonomie partielle (« La réalité et l'autonomie partielle du Monde 3 »). Popper : « Cela vient principalement du fait qu'une pensée, dès qu'elle est formulée en langage, devient un objet extérieur à nous-mêmes ; un tel objet peut alors être critiqué inter-subjectivement : par les autres aussi bien que par nous-mêmes. »[15] Popper n'est pas l'inventeur de cette théorie des trois mondes[non neutre]. Avant lui, Frege a réclamé un troisième monde dans: "Der Gedanke", (cf. page 69).[réf. nécessaire]

Les quatre fonctions du langage

Aux trois fonctions du langage distinguées par son ancien professeur viennois Karl Bühler, Popper en ajoute une quatrième : la fonction argumentative. Ces 4 fonctions sont les suivantes :

  1. la fonction expressive ou symptomatique, où l'animal exprime une émotion, par exemple un cri de douleur ;
  2. la fonction de signal, par laquelle l'animal fait passer un message, par exemple par un cri d'alerte ;
  3. la fonction de description, par laquelle l'être doué de langage articulé peut décrire à autrui quelque chose, par exemple le temps qu'il fait ;
  4. la fonction de discussion argumentée, qui permet à l'homme de discuter rationnellement en exerçant ses facultés critiques, en « argumentant », par exemple lorsqu'on débat d'un problème philosophique.

Au développement de ces fonctions du langage est corrélée l'émergence des différents « Mondes » poppériens. En particulier, le « Monde 3 » apparaît avec la quatrième fonction du langage, et se développe à partir de la troisième.

Tout comme pour les « Mondes 1, 2 et 3 », Popper estime que les quatre fonctions du langage exercent les unes sur les autres un « contrôle plastique ».

Le dualisme néo-cartésien de Karl Popper

Par analogie, Popper affirme pouvoir résoudre le principal problème de la philosophie de l'esprit, celui de la relation corps/âme. L'âme exercerait un « contrôle plastique » sur le corps : par exemple, lorsque je me tiens debout, les muscles de mes jambes sont agités d'infimes et indétectables mouvements musculaires visant à assurer la stabilité. L'âme corrige l'équilibre du corps en éliminant les mouvements non appropriés : elle exerce sur lui un « contrôle souple ou plastique ».

Ainsi, Popper s'est posé en défenseur du dualisme et plus précisément de l'interactionnisme. Il estimait en outre que l'hypothèse de René Descartes selon laquelle le lieu de cette interaction se situerait dans l'épiphyse (ou glande pinéale) n'est pas si inepte et improbable que les générations postérieures l'ont laissé entendre[16].

Œuvres

  • Les deux problèmes fondamentaux de la théorie de la connaissance (titre original : Die beiden Grundprobleme der Erkenntnistheorie, 1930-1933). Note de l'éditeur, Hermann : « Loin d'être une simple esquisse - bien au contraire, puisque la célèbre « logique de la découverte scientifique » n'en était à l'origine qu'un résumé - , cette première formulation du falsificationnisme poppérien anticipe certaines idées qui ne réapparaîtront que bien plus tard. »
  • Logique de la découverte scientifique (titre original : Logik der Forschung, Logique de la recherche ; The Logic of Scientific Discovery, 1934)
  • Misère de l'historicisme (The Poverty of Historicism, 1944-1945)
  • La Société ouverte et ses ennemis (The Open Society and Its Enemies, 1945)
  • Conjectures et réfutations (Conjectures and Refutations: The Growth of Scientific Knowledge, 1953)
  • La connaissance objective (Objective Knowledge: An Evolutionary Approach, 1972)
  • La connaissance objective, traduit de l'anglais par Catherine Bastyns, 1978, Éditions Complexe, (ISBN 2-87027-020-8)
  • La quête inachevée (Unended Quest; An Intellectual Autobiography, 1976)
  • La Télévision, un danger pour la démocratie (1995)
  • La Leçon de ce siècle, (1993)
  • A Note on Verisimilitude
  • The Self and Its Brain: An Argument for Interactionism, (1977) [coécrit avec le neurophysiologiste John Carew Eccles].
  • The Open Universe: An Argument for Indeterminism, (1982)
  • Realism and the Aim of Science, (1982)
  • The Myth of the Framework: In Defence of Science and Rationality, (1994)
  • Knowledge and the Mind-Body Problem: In Defence of Interactionism, (1994)
  • Toute vie est résolution de problèmes, 2 tomes, (1997).
  • Un univers de propensions : deux études sur la causalité, (1992).

Citations

  • « Une théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. » (Conjectures et réfutations, ch.1, section 1)
  • « Le succès de Hegel marqua le début de « l'âge de la malhonnêteté » (ainsi que Schopenhauer décrivait la période de l'idéalisme allemand) et de « l'âge de l'irresponsabilité » (ainsi que K. Heiden qualifiait l'âge du totalitarisme moderne) ; d'une irresponsabilité d'abord intellectuelle puis, ce fut l'une de ses conséquences, d'une irresponsabilité morale ; d'un nouvel âge régi par la magie des mots éclatants et par le pouvoir du jargon. » (La société ouverte et ses ennemis, ch.12)
  • « Libéralisme et intervention de l'État ne sont pas contradictoires ; aucune liberté n'est possible si l'État ne la garantit pas. » in La Société ouverte et ses ennemis (1962)
  • « Cette vague et intangible entité qu'on appelle opinion publique révèle parfois une lucidité sans sophistication ou, plus habituellement, une sensibilité morale supérieure à celle du gouvernement en place. Néanmoins, elle représente un danger pour la liberté si elle n'est pas limitée par une forte tradition libérale. En tant qu'arbitre du goût, elle est dangereuse ; en tant qu'arbitre de la vérité, elle est inacceptable. » (Conjectures et réfutations, ch.17, section 8)
  • « Les intellectuels ne savent rien » dira-t-il à 83 ans dans sa conférence de Zurich La recherche de la paix (Toute vie est résolution de problème). Plus qu'une provocation, c'est un symbole de la relativité du savoir, et de la stérilité des conflit de doctrines.
  • « Si l'on se demande pourquoi Popper, après avoir été si longtemps et aussi systématiquement ignoré par la philosophie et l'épistémologie françaises contemporaines, bénéficie depuis quelques années d'un véritable succès de mode, il est à craindre que la réponse doive être cherchée non pas dans une conversion soudaine et inespérée à ce qu'il appelle le « réalisme critique », mais plutôt par le fait que, après plusieurs décennies de dogmatisme philosophique et politique effréné, il donne aux milieux intellectuels français l'occasion de s'offrir à bon compte une cure de scepticisme indifférencié et radical, qui ne risque pas de mettre en danger les convictions foncièrement irrationalistes qui continuent à y régner » (Jacques Bouveresse, article Popper, Encyclopædia Universalis).

Notes

  1. Aujourd'hui (en) Department of Philosophy, Logic and Scientific Method
  2. à l'exception des mathématiques et de la logique qui sont des constructions déductives sur des bases axiomatiques qu'elles choisissent arbitrairement.
  3. Conscient du sens courant du mot « falsifiable » (et ses dérivés) en français, Karl Popper, dans la préface d'un de ses livres (en français) demande d'utiliser à la place « réfutable » et les mots apparentés « réfuter » et « réfutation ».
  4. Évidemment, comme celui qui énonce une théorie fait partie du monde, il est loisible de soupçonner que la théorie a en fait été inspirée par des observations. Mais ce serait faire un raisonnement métaphysique, puisqu'il suppose une régression à l'infini de type psychologiste. En réalité, dans l'histoire des sciences, une nouvelle théorie n'apparaît jamais ex nihilo par le hasard des observations d'un passant… mais toujours par opposition à une théorie déjà établie.
  5. Roger Perron :Une psychanalyse est-elle réfutable ? in Revue française de psychanalyse, 2008/4 vol 72, p. 1009-111
  6. Jean Baudoin, La philosophie politique de Karl Popper, PUF
  7. in La société ouverte, ch.12, section 2
  8. in La société ouverte, ch.17, section 3
  9. Popper, La société ouverte et ses ennemis
  10. Popper, Etat paternaliste ou Etat minimal
  11. Popper, La leçon de ce siècle
  12. Baudoin, La philosophie politique de Karl Popper
  13. Karl Popper, "Vers une théorie évolutionniste de la connaissance", dans Un univers de propensions, Editions de l'Eclat, coll. « Tiré à part », 1990
  14. a , b  et c Karl R. Popper in : L'univers irrésolu, plaidoyer pour l'indéterminisme, édition Hermann, 1984, page 94
  15. Ibid, page 97
  16. Toute vie est résolutions de problèmes : Questions autour de la connaissance de la nature, Actes Sud, 1997, p. 82-83.

Voir aussi

Bibliographie

  • Otto Neurath, Pseudo-rationalisme de la falsification, 1935, in L'Âge d'or de l'empirisme logique, Gallimard, 2006
  • Alain Boyer, Introduction à la lecture de Karl Popper, Presses de l’ENS, 1994 (ISBN 2728802009)
  • Jean Baudoin, La philosophie politique de Karl Popper, PUF, 1994 (ISBN 2130459242)
  • Bibliographie de Manfred Lube, "Karl R. Popper. Bibliographie 1925 - 2004. Wissenschaftstheorie, Sozialphilosophie, Logik, Wahrscheinlichkeitstheorie, Naturwissenschaften. Frankfurt/Main etc.: Peter Lang, 2005. 576 S. (Schriftenreihe der Karl Popper Foundation Klagenfurt. 3.)
  • Hans-Joachim Niemann, Lexikon des Kritischen Rationalismus, Tübingen, Mohr Siebeck, 2004, (ISBN 3161483952) (édition pour étudiants 2006, (ISBN 3161491580)), xii et 432 p.

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