Evenement divergent en uchronie

Evenement divergent en uchronie

Événement divergent en uchronie

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« Il y a tant doccasions le destin de lhumanité semble navoir dépendu de la survenue que dun évènement singulier, lequel aurait pu advenir de cette manière ou dune autre avec une égale probabilité. »

— Isaac Asimov[1]

L'évènement divergent ou encore point de divergence est, dans le genre littéraire de l'uchronie, le moment lhistoire réelle et lhistoire uchronique divergent.

Cette modification du cours de l'histoire peut être :

  • la mort précoce ou retardée d'un personnage historique, provoquant un retard dans les sciences, le changement du cours d'une guerre ;
  • l'apparition d'un personnage n'ayant pas existé, qui prend la place d'un autre connu ;
  • une catastrophe inconnue ou différente dans notre histoire ;
  • une décision différente d'un personnage historique.

Une analyse d'œuvres variées permet de définir des critères du « bon » évènement divergent en uchronie, de réaliser un florilège de thèmes récurrents, de voir les différentes voies possibles pour introduire cet évènement et enfin de s'intéresser à sa relation avec le temps du récit.

Sommaire

Critères de l'évènement divergent

Un moment essentiel

D'après les définitions, lévènement divergent est un composant obligatoire dans une uchronie, car il marque la bifurcation par rapport à lHistoire véritable et lentrée en uchronie. Stéphanie Nicot et Eric Vial se posent la question de savoir « si luchronie peut faire léconomie de lévènement fondateur, et du récitmême succinctde ce qui a mené dune trame historique auparavant semblable à la nôtre à un monde différent de celui que nous connaissons ? »[2]. Certains auteurs sattardent sur cet évènement, dautres lévoquent subrepticement au cours du roman, dautres encore ne lévoquent même pas, mais, dans ce cas, il nen reste pas moins présent sous une forme implicite.

Pour Jacques Boireau, « le point de départ de luchronie est forcément pauvre car celle-ci sappuie sur un temps connu de lélève moyen en fin de scolarité primaire »[3] Même sil est vrai que les évènements divergents les plus souvent utilisés vérifient bien cette propriété (époque napoléonienne, Seconde Guerre mondiale, Empire romain, …), il faut toutefois prendre en compte que lélève moyen en fin de scolarité primaire na pas les mêmes connaissances suivant sa nationalité. Que sait un élève français moyen de la Guerre de Sécession américaine, pourtant point de départ de nombre duchronies outre-Atlantique qui sont lues en dehors des États-Unis?

Une vision évènementielle de l'Histoire

Toujours dans ce même article, Jacques Boireau précise sa pensée : « Lauteur duchronie est contraint, par le public auquel il sadresse, de choisir un moment connu, un moment essentiel de lHistoire. Un moment ou un personnage. Lhistoire de luchronie est encore, contrainte et forcée, une histoire des grands hommes, une histoire évènementielle. »[3].

Sur ce point, on ne peut quêtre daccord avec Jacques Boireau si on analyse les évènements choisis par les uchronistes. Daprès Éric B. Henriet[4], une grande majorité dentre eux placent un grand homme, au premier rang desquels on retrouve très souvent Napoléon ou Adolf Hitler, au centre de leur évènement divergent.

L'épopée napoléonienne a donné aux uchronistes un terreau fertile.

Ainsi, comme le fait remarquer Denis Guiot, « basée sur lévènementiel et lhomme providentiel, luchronie est aux antipodes de la conception marxiste de lHistoire qui considère le développement des forces productives comme la base du devenir historique. »[5] Denis Guiot fait bien dopposer cette vision évènementielle à celle marxiste. Ceci évoque dentrée les liens entre la manière décrire une uchronie et la manière dappréhender lHistoire.

Imaginons une uchronie sur la Révolution française. Lauteur évènementiel fera mourir Robespierre, Danton, Marat et Desmoulins jeunes, ou en tout cas avant 1789, et utilisera ceci pour dire que la Révolution na soit pas eu lieu, soit quen labsence de leader, elle fut étouffée dans lœuf.

Lauteur marxiste, puisquil faut bien lappeler comme cela, opposera à ceci que le développement du commerce et de la bourgeoisie étant trop freiné par les institutions en place, la Révolution aurait eu lieu de toute manière. Peut-être différemment, peut-être plus tard, peut-être en aurait-il fallu plusieurs, mais toujours est-il que labsolutisme aurait été renversé et quune république ou une monarchie parlementaire lui aurait fatalement succédé.

Comme le dit Paul Veyne : « en 1789, les intérêts de classe de la bourgeoisie victorieuse se heurtaient au manque dun grand homme, mais le poids de ces intérêts étaient si grand quils auraient de toute façon vaincu le frottement ; même si Bonaparte nétait pas , un autre sabre se serait levé pour occuper son rôle. »[6].

Dans cette vision évènementielle, la liste des moments lHistoire de lhumanité aurait pu devenir autre semble infinie. Cependant, comme le fait remarquer Eric B. Henriet, « lévènement fondateur doit être crédible »[7] Stéphanie Nicot et Eric Vial enfoncent le clou : « les évènements susceptibles de changer en profondeur la face du monde ne sont finalement pas aussi nombreux quon pourrait le croire »[8].

Effectivement, choisir de faire triompher Napoléon à Waterloo ou Lee à Gettysburg et dire que cela suffit pour justifier de la victoire finale de lEmpire ou des Confédérés ne répond pas à la demande de crédibilité.

Louis Geoffroy ne sy trompe pas. Dans son Napoléon et la conquête du monde, 1812-1832[9], il ne tombe pas dans le piège classique de transformer Waterloo en une victoire française. Il préfère faire diverger lHistoire juste avant la Bérézina et est plus « crédible » quand il explique quavec une campagne de Russie victorieuse, Napoléon se retrouvant avec lAngleterre comme seule ennemie, peut assurer la pérennité de son Empire, même si la crédibilité nétait pas lobjectif premier de Geoffroy.

Alexandra[10] de Vladimir Volkoff et Jacqueline Dauxois choisit clairement loption de lhomme providentiel. Leur évènement divergent est lassassinat de Lénine alors quil est encore en Suisse. La révolution bolchévique ne peut pas avoir lieu sans celui qui la symbolise et le tsar Nicolas II parvient à amener lEurope à la paix sans passer par le traité de Versailles. Les auteurs usent alors dun subterfuge, le roman faisant un bond en avant de plusieurs décennies pour retrouver une Russie ultra-libérale, ultra-capitaliste, corrompue et décadente. Le roman se contentant ensuite de raconter lhistoire dAlexandra, jeune tsarine qui lutte pour redonner son âme à la Sainte Russie.

Un autre exemple duchronie évènementielle est la nouvelle Lucky Strike[11] de Kim Stanley Robinson. Opposant résolu au reaganisme du début des années 1980 et des sursauts de la guerre froide, à ses aventures en Amérique centrale et à son militarisme, K.S. Robinson imagine un monde le colonel Paul Tibbets et son équipage se tuent lors dune mission dentraînement, quelques jours avant le bombardement dHiroshima. Le bombardier de léquipage remplaçant, Frank January, se refuse au dernier moment dappuyer sur le bouton de largage et lâche finalement la bombe A sur une zone désertique. Le Japon capitule néanmoins devant la démonstration de force, mais le pilote est fusillé pour trahison. Laumônier qui lassiste, convaincu, construit un mouvement pacifiste international qui permet un désarmement total, de lEst à lOuest.

Dans une de ces nouvelles, Un Coup de tonnerre[12], Ray Bradbury pousse à lextrême le principe de luchronie évènementielle. Cette nouvelle ne répond pas aux critères des puristes pour être considérée comme une véritable uchronie, puisquon y trouve un voyage dans le passé, mais il convenait de la signaler en vertu de sa qualité illustrative de la vision évènementielle de l'Histoire.

Des chasseurs du XXIe siècle retournent dans les temps préhistoriques pour y traquer le dinosaure. De multiples précautions sont prises, car comme lexplique le guide, faisant sienne la théorie du chaos : « Supposons que nous tuons accidentellement une souris ici. Cela signifie que nous détruisons en même temps tous les descendants futurs de cette souris. Et tous les descendants des descendants des descendants de cette souris aussi. Quarrivera-t-il alors des renards qui ont besoin de ces souris pour vivre ? Privé de la nourriture que représentent dix renards, un lion meurt de faim. Un lion de moins et toutes sortes dinsectes, des aigles, des millions dêtres minuscules, sont voués à la destruction. Et voici ce qui pourrait arriver cinquante-cinq millions dannées plus tard. Un homme des cavernes va chasser, pour se nourrir, un sanglier ou un tigre. Mais vous, vous avez détruit tous les tigres de la région. Et lhomme des cavernes meurt de faim. Et cet homme nest pas un homme parmi tant dautres. Non, il représente toute une nation à venir. Cest comme si vous égorgiez un des petits fils dAdam. Le poids de votre pied sur une souris peut déchaîner un tremblement de terre dont les suites peuvent ébranler, jusquà leurs bases, notre planète et nos destinées. »[13]

Malgré ces avertissements, un chasseur imprudent écrasera un papillon. A leur retour, en 2055, les résultats des élections présidentielles qui se sont déroulées quelques jours avant leur départ, sen retrouvent changés.

Un évènement consensuel ?

Stéphanie Nicot et Eric Vial mettent en avant un autre critère de sélection pour ces évènements divergents. « A moins de vouloir faire œuvre de combat, lauteur doit choisir des évènements sur lesquels il sest formé un large consensus (par exemple la Seconde Guerre mondiale) ou pour lesquels les passions se sont quelque peu éteintes (lassassinat dHenri IV ou celui de Jules César). À partir de , aucun développement ne choquera le lecteur. Essayez en revanche décrire une uchronie sur la guerre dAlgérie, sur Vichy ou sur la Révolution française, et vous aurez manifestement un pamphlet, un livre à thèse, ou du moins, une œuvre militante. »[14]

Cette citation élève quelques remarques. Premièrement, nous sommes navrés dapprendre que luchronie, selon Nicot et Vial, ne doit pas être militante, et quelle ne doit pas choquer son lecteur. Ensuite, on ne peut sempêcher aussi de noter quune uchronie sur Vichy, qui est donc un sujet à éviter, serait aussi une uchronie sur la Seconde Guerre mondiale, sujet consensuel. En poussant plus loin la lecture de cet article, on comprend ce que les deux auteurs ont voulu dire : que cela serait moins choquant de faire tenir des propos fascisants à Jules César quà Jean Moulin.

Concluant sa réflexion sur le sujet, Eric B. Henriet, et reprenant ce critère consensuel, propose cette petite liste : « Pour faire une bonne uchronie, lévènement fondateur doit être : primo, facilement reconnaissable du lecteur moyen, secundo, crédible, tertio, consensuel. Mais ce nest pas tout. Encore faut-il quil permette à lauteur des développements intéressants..»[15]

Un évènement intéressant

Revenons un instant sur cet impératif dintérêt. Bien que cela soit évident a posteriori, il faut que lévènement fondateur génère un monde intellectuellement attrayant pour le lecteur. Une infinité de mondes alternés peuvent être créés, certains dont le seul point divergent serait le code dentrée de limmeuble de mon boulanger. Il est clair que, uchroniquement parlant, ce monde- na que peu dintérêt. De toute façon, il nentrerait pas dans notre définition, car nous avons demandé au récit uchronique de sintéresser substantiellement à la nouvelle Histoire et à ses conséquences.

Nous avons procédé à quelques classifications de cet évènement divergent, voyons maintenant comment lauteur lintroduit dans son récit.

Introduction de l'évènement divergent

Absence de mention d'évènement divergent

Signalons tout dabord deux textes qui, malgré ce que disent Stéphanie Nicot et Eric Vial (cf au-dessus), font léconomie de cet évènement divergent. Il sagit de deux nouvelles, très courtes, ceci expliquant sans doute cela.

LAnniversaire du Reich de mille ans[16] de Jean-Pierre Andrevon est la première de ces nouvelles. Le titre est explicite quant au contenu uchronique de ce récit. Puisque laction de la nouvelle se déroule lors du millième anniversaire du IIIème Reich et que celui est plusieurs fois signalé comme mondial, on comprend implicitement que les nazis ont remporté la Seconde Guerre mondiale et imposé leur régime au monde entier. Mais il nest jamais fait allusion à ce qui bien pu provoquer ce changement par rapport à lHistoire que nous connaissons.

Lautre texte est Légendes de la forêt veniane[17] de Robert Silverberg. , cest lEmpire romain qui dure sur plus de mille ans. On le comprend car le niveau technologique du monde de Silverberg est équivalent à celui que lon a pu connaître dans notre XVIIIe siècle, et que lEmpire romain, ou plutôt la République romaine domine le monde entier. Mais on nen trouve aucune justification.

Introduction de l'évènement divergent dans le prologue, la préface

Certains auteurs ont choisi dannoncer leur Histoire différente dès le début. Keith Roberts dans Pavane[18] le fait dans le prologue de son roman :

« Par une chaude soirée de juillet en lan 1588, dans le palais royal de Greenwich, aux portes de Londres, une femme se mourrait ; dans sa poitrine, dans son abdomen, les balles dun assassinElizabeth Ière, la Grande Elizabeth, reine dAngleterre, nétait plus.

[…] La nouvelle parvint à Paris, à Rome, jusquà létrange forteresse de lEscurial, Philippe II songeait toujours à sa campagne dAngleterre. La nouvelle que le pays était déchiré par une guerre intestine, atteignit les vaisseaux de lInvincible Armada, alors quils doublaient le cap Lizard pour rejoindre larmée dinvasion de Parme sur la cote flamande. Pendant un jour entier, le sort de la moitié du monde resta en balance. Puis, il prit sa décision. Un à un, les galions et les caraques, les galères et les lourdes urcas firent voile vers le nord, vers Hastings et lancien champ de bataille de Santlache, une fois déjà, des siècles auparavant, lhistoire avait été écrite. Dans les remous qui suivirent, Philippe fut installé sur le trône dAngleterre ; en France, les partisans de Guise, encouragés par les victoires remportées outre-Manche, finirent par déposer la Maison des Valois, déjà affaiblie. La guerre des Trois-Henri se termina par le triomphe de la Sainte Ligue ; lÉglise retrouva son pouvoir dantan.

Une fois lautorité de la Sainte Église catholique assurée, la nouvelle nation britannique déploya ses forces au service des papes, écrasant les protestants des Pays-Bas, détruisant la puissance des villes libres dAllemagne au cours des interminables guerres luthériennes. Les colons du continent nord-américain restèrent sous la tutelle espagnole ; Cook planta en Australie le drapeau bleu cobalt de Pierre.

Pour certains, ces années furent les années de la plénitude, de la volonté de Dieu réalisée sur Terre. Pour dautres, elles furent un nouvel age des ténèbres, hanté par des choses mortes et par dautres dont il valait mieux oublier lexistence, ours et chats sauvages, loups-cerviers et fées.

Au-dessus de tout cela, sétendait le long bras des papes punissant et récompensant ; lÉglise militante exerçait sa suprématie. Mais, vers le milieu du XXe siècle, des murmures mécontents se faisaient entendre, de plus en plus fréquemment. Une fois de plus, la rébellion était dans lair. »[19]

Passons à une autre nouvelle de Robert Silverberg, éditée dans le même recueil que Légendes de la forêt veniane dont nous avons parlé plus avant. Mais dans Tombouctou à lheure du Lion[20], lauteur reprend la même technique que celle de Roberts et va même plus loin en expliquant dans la préface le principe de luchronie en plus dy introduire son évènement fondateur :

« Lélaboration dun récit sur le thème des mondes parallèles pose à lauteur un problème épineux : comment faire connaître au lecteur le moment précis à partir duquel lhistoire dudit monde parallèle va diverger par rapport à celle de notre réalité ? Pour lui fournir lexplication nécessaire, on peut faire intervenir des devins, des visions, des rêves, ou encore les brillantes spéculations dun personnage omniscient. Il arrive aussi que lauteur triche, tout simplement, en assenant linformation dans son entrée en matière (« Alors que dans notre monde, la Révolution française a réellement eu lieu… ») Parfois encore, le contexte montre de façon évidente quon se situe dans un monde parallèle (« Par une belle journée de 1978, lex-président John F. Kennedy ouvrit le journal du matin et… »). Dernier cas de figure : on rédige un avant-propos pour bien mettre les choses au point. Solution que jadopte.

En un sens, " Tombouctou à lheure du Lion " renvoie à un de mes romans, intitulé " La Porte des mondes ". Dans ce récit, qui remonte déjà à quelques années, jemployais le stratagème du devin pour établir clairement le point de divergence entre les deux réalités. Mais cette fois-ci, il ne ma pas paru fair-play dutiliser la même ficelle. Le roman (qui se déroulait dans un 1963 parallèle et un Nouveau Monde régi par les Aztèques et les Incas) postulait que la Peste Noire de 1348, beaucoup plus dévastatrice que dans notre réalité, avait emporté les trois quartset non le quartde la population dEurope occidentale. Ce qui laisse cette dernière brisée et sans défense contre les impérialistes turcs, lesquels conquièrent tout sur leur passage, jusquà lAngleterre. La Renaissance ne peut donc avoir lieu, pas plus que lexploration du Nouveau Monde ou lexpansion coloniale européenne. Les royaumes dAfrique noire comme les empires centre-américains du Nouveau Monde demeurent indépendants. Les techniques ne progressent que lentement. Les Turcs imposent leur langue et la religion islamique dans la majeure partie de lEurope.

Et maintenant, cet autre monde a atteint son XXe siècle. Lempire ottoman sur le déclin commence à se morceler. Déjà lAngleterre a reconquis son indépendance. Dautres nations se désengagent peu à peu. Pendant ce temps-, dans le très grand et très ancien royaume africain du Songhaï »[21]

Les choses ont le mérite dêtre claires. Lévènement divergent est rapidement évoqué (la Peste Noire plus dévastatrice), ainsi que ses conséquences toujours aussi rapidement. Le contexte de son uchronie bien planté, Silverberg peut commencer son récit. Mais cela ne le prive pas de rappeler plusieurs fois dans son livre la géopolitique de ce monde parallèle.

En plus de faire découvrir la réalité de son uchronie non évènementielle, Silverberg, dans cet avant-propos, avait donné différents procédés dintroduction de lévènement divergent. Penchons-nous sur la « ficelle » du devin quil utilise dans cet autre récit, La Porte des mondes[22], qui reprend le même monde uchronique que dans Tombouctou à lheure du Lion.

Robert Silverberg, auteur américain ayant livré plusieurs uchronies.

L'évènement divergent introduit par un personnage omniscient

Dans ce roman, le héros, un anglais du nom de Dan Beauchamp, quitte Londres que tout le monde appelle toujours New Istanbul, pour aller tenter sa chance dans le royaume aztèque. Une fois au Mexique, il rencontre un conseiller du roi, nommé Quéquex. Cest lui qui explique à Dan Beauchamp et au lecteur, le principe de la Porte des mondes, qui donne son nom au roman.

« - Chaque fois quun homme prend une décision il crée des mondes nouveaux au-delà de la Porte, lun dans lequel il fait une chose, lautre dans lequel il en fait une autre. Le paysan laboure son champ et sarrête pour écraser dune tape une mouche qui limportune. Dans un monde, il lécrase, dans un autre il ne prend pas la peine de sarrêter pour si peu au milieu de son sillon. Cela ne fait guère de différence. Mais suppose que le paysan, en sarrêtant pour écraser la mouche, échappe ainsi aux griffes dun jaguar tapi à la lisière du champ. Dans un monde, le paysan chasse la mouche. Dans un autre, il continue son chemin et il est mangé. Sauf pour la famille du paysan, la différence cette fois encore est négligeable. Quil vive ou meure, le monde nen sera pas bouleversé. À moins, toutefois, que le destin dun de ses descendants soit daller à Tenochtitlan pour assassiner le roi. Si le paysan meurt, ce lointain descendant ne verra pas le jour : le roi continue de régner ; tout est différent de ce qui serait si le paysan sétait arrêté pour écraser la mouche, donc était resté en vie et avait engendré les ancêtres de lassassin.

- Vous voulez dire quil y a un monde dans lequel la voiture a explosé et nous avec, et un monde dans lequel elle na pas du tout explosé, et un monde dans lequel elle na pas même pu démarrer ?

- Exactement, dit Quéquex, radieux. Un monde tu nexistes pas parce que ton grand-père est mort au berceau. Un monde je ne suis jamais . Un monde dans lequel je suis roi du Mexique. Un monde dans lequel le Mexique a été conquis par lEurope il y a cinq cents ans. Un monde sans hommes, habité seulement par des serpents verts aux multiples pattes. Un monde

- Mais certains de ces mondes possibles sont absolument ridicules.

- Ridicules, peut-être. Néanmoins, possibles. Si un homme peut les imaginer, alors ils existent dans ce royaume derrière la Porte. existent tous les mondes possibles. Une infinité de mondes, créés à tout instant. Certains sont presque semblables. Il y a un milliard de mondes dans lesquels, au cours de ces dix dernières minutes, jai fait des gestes différents avec mon petit doigt mais tout le reste est pareil. Un milliard

- Comment certains de ces mondes qui sont à peine imaginables pourraient-ils exister vraiment ? Par exemple celui dans lequel lEurope a conquis le Mexique ? LEurope est bien incapable de conquête. Tout ce que nous avons pu faire, et ça nous a pris des siècles, cest nous débarrasser des Turcs. Alors comment pourrions-nous conquérir le Mexique ? Surtout le Mexique !

- Que signifie pour toi lannée 1348 ?

- La Peste Noire, bien sûr.

- Bravo. La Peste Noire ! Le fléau qui a dévasté lEurope, dévastant des villes entières. La peste et ses millions de victimes, les trois quarts de la population, aussi bien en Grande-Bretagne quen Pologne. LEurope transformée en un immense cimetière

- Jai compris ! Si la Peste noire avait frappé les Hespérides[23] au lieu de ravager lEurope

- Doucement. Il nest même pas nécessaire de changer les évènements dune façon si radicale. Disons que la peste a frappé lEurope avec moins de sauvagerie. Les morts : non plus trois quarts mais un quart de la population. LEurope en sort amoindrie mais elle garde quelque force. »[24]

Et Quéquex dexpliquer lHistoire telle que nous la connaissons à Dan Beauchamp. Celui-ci sétonne toujours. « Jessayais de saisir dans son ensemble cette vision déformée de lHistoire : lEurope assez puissante pour battre les Turcs et lancer des bateaux sur les mers. Je savais ce que lEurope avait été en réalité au début du XVIe siècle : un pays morne et désolé, converti de force à lIslam, gémissant sous loppression des Turcs. En 1500, Londres comptait environ six mille habitants, comment un pays aussi misérable aurait-il pu équiper des navires qui traversent les mers ? »[25]

Ce qui est particulièrement intéressant ici est que Silverberg évoque à la fois la possibilité dune uchronie évènementielle (le paysan et le jaguar) et une marxiste (la Peste noire).

Omniprésence de l'évènement divergent

La plupart des uchronies présentent leur évènement divergent subrepticement. Les informations y sont annoncées sur le ton de lévidence, exactement comme nimporte quel roman réaliste postule la connaissance du monde il se déroule et néprouve pas le besoin den établir la généalogie.

A linverse, dautres textes sont constitués à 99% par lévènement divergent en lui-même, de ses justifications et des conditions qui ont pu amener lHistoire à devenir différente.

Ponce Pilate[26] de Roger Caillois est à signaler dans ce domaine. Des cent cinquante pages du livre, cent quarante-sept sont consacrées aux différents évènements, aux considérations du procureur romain, aux conseils de ses amis, aux pressions qui pèsent sur lui, à tout le cheminement qui va lamener à libérer le Christ. Seules les trois dernières pages évoquent les conséquences de ces actes.

La nouvelle de Kim Stanley Robinson, Lucky Strike[27], est, elle aussi, constituée presque intégralement par lévènement divergent. La mort du colonel Tibbets y est certes rapidement évoquée, mais cest surtout les états dâme et les réflexions de son successeur qui y sont analysées. On retrouve les mêmes préoccupations que pour Caillois. Leur parti pris était de faire changer le destin de lhumanité par les actes dun seul homme. Ils ont choisi deux voies différentes. Caillois a gardé lhomme de lHistoire, Ponce Pilate, mais la fait évoluer différemment pour arriver à un autre résultat que celui connu. Robinson fait mourir lhomme en question et le remplace par un autre, justifiant en cela, par la différence de sensibilité, de caractère, dhumanisme, de visions des deux hommes, le fait que lHistoire prenne un tournant différent.

On vient de voir comment les uchronistes introduisaient leur évènement divergent. On peut avoir limpression quils sont à la fois variés et présentés de manière différente. Mais finalement, sur leur contenu, ils noffrent pas une si grande variété que cela.

Thématiques de l'évènement divergent

Des thèmes récurrents

La Seconde Guerre mondiale (ici les bombardements atomiques de Hiroshima et Nagasaki) a constitué l'évènement divergent de nombreuses uchronies.

Eric B. Henriet sest en effet livré à un petit recensement des thèmes à la mode en Uchronie. En voici la liste[28] :

Jacques Van Herp explique lémergence de quelques thèmes récurrents en ces termes :

« Il faut au lecteur un minimum de connaissances pour entrer dans le jeu. LHistoire peut pirouetter à chaque instant, encore que certains évènements semblent dun plus grand poids. Mais le lecteur a-t-il la perception de leur importance ? Les connaît-il seulement ? Combien, en 1980, savent lier larrêt de la progression mongole en Europe avec la mort de lEmpereur à Pékin ? Combien, dailleurs, savaient que ces cavaliers des steppes avaient, en 1241, conquis la Russie, écrasé les armées de Pologne et de Hongrie, le tout en trois ans ? Que la Russie allait rester vassale pendant deux siècles ? […] Et cest sans doute pourquoi, en général, tout comme le roman de capes et dépées a ses époques de prédilection, le roman uchronique se cantonne dans quelques périodes, toujours les mêmes. »[29]

Des thèmes sous-représentés

Notons aussi labsence totale duchronies sur la guerre du Viet-Nam et sur celle dIndochine. Pourtant, « Điện Biên Phủ devrait inspirer autant que Gettysburg »[30], note Henriet. Peut-être retrouvons-nous ici linfluence du critère consensuel de Nicot et Vial.

Sa relation avec le temps du récit

Le temps du récit doit-il être proche de l'évènement divergent ?

Outre lévènement divergent, une autre date est importante dans une uchronie, celle du temps du récit. Eric B. Henriet se pose la question : « Ces deux dates doivent-elles être nécessairement rapprochées dans le temps ? Autrement dit, pour décrire de manière crédible un monde alterné à partir dun point de divergence donné, jusqu dans le futur de ce point est-il raisonnable dimaginer le développement alterné de lhistoire ? »[31]

A cette question ont tenté de répondre Raymond Iss et Stéphanie Nicot, lors de la conférence « SF et Histoire », aux Galaxiales de Nancy, le 2 mai 1996. Les deux auteurs prétendent que ces deux dates ne doivent pas être distantes de plus de vingt ou trente ans. « Lamateur duchronie attend de lauteur, disent-ils, un minimum de tenue de son scénario. Il ne peut pas se permettre nimporte quoi, comme décrire simplement que la civilisation romaine ne sest pas écroulée et que, longtemps après, un certain général Napoléonus conquiert, pour la plus grande gloire de Rome, les terres slaves. »

Des contre-exemples

Pourquoi se limiter à quelques décennies, comme le proposent les deux auteurs ? Renouvier livre une uchronie[32] en tout point crédible à la lecture, alors que son action se déroule sur des siècles. Certes, il y fait preuve dun souci du réalisme assez poussé, il ny dit pas « nimporte quoi » comme dans lexemple dIss et de Nicot, mais cette crédibilité est due avant tout à sa virtuosité en tant quuchroniste.

En effet, Renouvier sintéresse à des domaines aussi variés que lévolution des mentalités, léconomie, la religion, la politique. Nombre de digressions uchroniques quil livre ne participent pas à ce que nous appellerons lintrigue principale. De plus, il ne se permet aucun raccourci comme celui de Napoléonus. Tout ceci concourt à faire de luchronie séculaire de Renouvier une uchronie bien plus réaliste que certaines, pourtant décennales, mais moins bien écrites. De fait, elle infirme donc la position dIss et de Nicot.

De plus, une nouvelle comme celle de Ray Bradbury, Un Coup de tonnerre[33], qui ne se cache pas dêtre une farce, qui peut faire réfléchir, mais une farce avant tout, joue de ces raccourcis et autres facilités, mais cest justement ce qui fait sourire. Luchronie ne doit pas toujours être sérieuse, ou enseigner les mécanismes de lhistoire, elle peut aussi faire sourire.

De même, six siècles séparent lévènement divergent (la grande Peste de 1348) du temps du récit (1960) dans La Porte des mondes[34], de Robert Silverberg. On nimagine mal lintérêt décrire un roman se situant vingt ans après lépidémie européenne qui, chez Silverberg a été trois fois plus dévastatrice. Les répercussions dun tel évènement se calculent sur le long terme, au moins pour ce qui est des continents non-européens. Silverberg, plaçant son uchronie au Mexique, dans lempire aztèque, il ne pouvait décemment la situer en 1368. De plus, cest sans doute lune des uchronies les plus exotiques qui existe, et cela est aussi à la distance prise entre le temps du récit et celui de lévènement divergent.

Une autre uchronie de Robert Silverberg, Roma Æterna, présente en fait une dizaine de récits sur plus de mille ans, qui permet de se rendre compte de l'évolution de l'histoire alternative.

Notes et références de l'article

  1. I. Asimov, « Agent de Byzance », in Histoires mystérieuses, Ed. Denoël, Paris, 1969.
  2. S. Nicot et E. Vial, Les Seigneurs de lhistoire, in Galaxies, 1986.
  3. a et b J. Boireau, La Machine à ralentir le temps, in Imagine, n°14, 1982.
  4. Éric B. Henriet, Lhistoire revisitée, panorama de luchronie sous toutes ses formes.
  5. D. Guiot, Faire de luchronie, in Mouvances, n°5, juillet 1981.
  6. P. Veyne, Comment on fait lhistoire, Ed. Seuil, Paris, 1997.
  7. E. B. Henriet, Lhistoire revisitée, panorama de luchronie sous toutes ses formes.
  8. S. Nicot et E. Vial, Les Seigneurs de lhistoire
  9. , Louis-Napoléon Geoffroy-Château (Louis Geoffroy), Napoléon et la conquête du monde, 1812-1832, Ed. Tallandier, Paris, 1983.
  10. V. Volkoff et J. Dauxois, Alexandra, Ed. Albin Michel, Paris, 1994.
  11. K. S. Robinson, Lucky Strike, in La Planète sur la table, Ed. J'ai lu, Paris, 1988.
  12. R. Bradbury, Un coup de tonnerre, in Les pommes dor du soleil, Ed. Denoël, Paris, 1956.
  13. Ibid.
  14. S. Nicot et E. Vial, Les Seigneurs de lhistoire.
  15. E. B. Henriet, Lhistoire revisitée, panorama de luchronie sous toutes ses formes.
  16. J.-P. Andrevon, LAnniversaire du Reich de mille ans, in Cest arrivé mais on nen a rien su, Ed. Denoël, Paris, 1984.
  17. R. Silverberg, Légendes de la forêt veniane, in Le Nez de Cléopâtre, Ed. Denoël, Paris, 1994.
  18. K. Roberts, Pavane, Ed. Le Livre de Poche, Paris, 1968.
  19. Ibid.
  20. R. Silverberg, Tombouctou à lheure du Lion, in Le Nez de Cléopâtre, Ed. Denoël, Paris, 1994.
  21. Ibid.
  22. R. Silverberg, La Porte des mondes, Ed. Pocket, Paris, 1999.
  23. Les Hespérides sont, dans le monde de Silverberg, les Amériques.
  24. R. Silverberg, La Porte des mondes, Ed. Pocket, Paris, 1999.
  25. Ibid.
  26. R. Caillois, Ponce Pilate, Ed. Gallimard, Paris, 1961.
  27. K. S. Robinson, Lucky Strike, in La Planète sur la table, Ed. J'ai lu, Paris, 1988.
  28. E. B. Henriet, Lhistoire revisitée, panorama de luchronie sous toutes ses formes.
  29. J. Van Herp, L'Histoire imaginaire, Ed. Recto-Verso, Bruxelles, 1984.
  30. E. B. Henriet, Lhistoire revisitée, panorama de luchronie sous toutes ses formes.
  31. Ibid.
  32. C. Renouvier, Uchronie (l'utopie dans l'histoire: esquisse historique apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait pu être, Ed. Fayard, Paris, 1988.
  33. R. Bradbury, Un coup de tonnerre, in Les pommes dor du soleil, Ed. Denoël, Paris, 1956.
  34. R. Silverberg, La Porte des mondes, Ed. Pocket, Paris, 1999.
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