Carmille

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René Carmille

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René Carmille, né à Trémolat en Dordogne en 1886 – mort « pour la France » en déportation à Dachau (Bavière) en 1945. Polytechnicien (X 1906), officier français, contrôleur général des Armées, créateur sous l'Occupation du Service national des statistiques (SNS), qui deviendra l’INSEE en 1946, et du numéro de code individuel qui deviendra, à la Libération, le numéro de Sécurité sociale toujours utilisé en France.

Sommaire

La mobilisation clandestine

Pionnier de l’utilisation administrative en France des machines mécanographiques à cartes perforées[1], Carmille avait proposé, dès décembre 1934, pour faciliter la mobilisation militaire des classes d’âges successives, un numéro matricule destiné à être attribué aux garçons dès leur naissance et leur déclaration à l’état civil. Il mena quelques expériences, la principale à Rouen. Carmille traitait aussi avec la Cour des Comptes de la réforme du plan comptable de l’Armée. Il représentait le ministère de la Guerre dans diverses commissions de statistique, et enseignait à l’École libre des sciences politiques. On a de lui un ouvrage intitulé Vues d’économie objective et une conférence de 1938 « sur le Germanisme ».

Vint la drôle de guerre et la débâcle. Il y avait plus d’un million de prisonniers. L’armistice laissait à la France le droit d’entretenir une armée de 100 000 hommes. Le colonel du Vigier et le contrôleur général Carmille proposèrent au Gouvernement de Vichy et à l'État-Major de créer un service civil tenant des registres mécanographiques de la population, pour une éventuelle mobilisation clandestine. René Carmille obtint la création (15 décembre 1940) du Service de la Démographie, rattaché au ministère des Finances (ce rattachement est toujours celui de l’INSEE). Ce service récupérait une partie du personnel des bureaux de recrutement et l’essentiel de leurs archives qu’il continuait de mettre à jour. Il lui fut affecté des centaines d'officiers et sous-officiers démobilisés. L’atelier central était situé à Lyon, six directions régionales en zone sud, une à Paris, d’autres à Alger, Tunis, Rabat.

Trois constructeurs se partageaient alors le marché français des « machines à statistiques » : Bull[2], la Compagnie électro-comptable (CEC), filiale d’IBM, et Samas-Powers, d’origine anglaise. René Carmille passa d’importants marchés avec Bull. Ses relations avec la Compagnie électro-comptable cessèrent vite, parce que la plus importante filiale européenne d’IBM était la Dehomag (Deutsche Hollerith Maschinen, AG), la filiale allemande, que Carmille était allé visiter avant-guerre et dont plusieurs cadres étaient devenus membres de la Commission d’application des accords d’armistice.

Trois opérations de grande ampleur

Pour disposer d’un fichier utilisable en cas de remobilisation, il fallait :

  • créer un fichier mécanographique des soldats et personnels militaires, y compris les prisonniers ;
  • attribuer un numéro d'identité à l'ensemble de la population ;
  • recenser la population d'âge actif, pour en relever notamment les professions, métiers et qualifications.

Pour les prisonniers, Vichy négocia avec la Wehrmacht via le Comité international de la Croix-Rouge. Carmille constata alors que le numéro qu’il avait imaginé aurait été beaucoup moins encombrant en nombre de caractères et beaucoup plus sûr quant à l’homonymie que les nom et prénom et le numéro matricule en usage, de type différent selon les armes.

Pour « identifier » la population, c'est-à-dire attribuer un numéro à chaque individu, on fit donc procéder aux relevés des actes de naissance détenus par les greffes des tribunaux, pour doter de leur numéro les millions de personnes nées en France dans les 65 dernières années. Comme il s'agissait de simuler une opération à finalité civile, on décida de relever les naissances des deux sexes, quitte à ajouter un treizième chiffre en première colonne, 1 pour les hommes, 2 pour les femmes. Le futur « numéro de Sécurité sociale » était né. Mais le ministre de la Justice Raphaël Alibert, en charge de la « question juive », souhaitait distinguer les Juifs des autres habitants. Carmille fit observer que l'état civil ne permettait pas de le faire, sauf peut-être en Algérie. Le relevé eut finalement lieu de mars à août 1941, sans autre code que le sexe pour la première colonne.

Le service civil chargé du recensement quinquennal de la population était la Statistique générale de la France (SGF), dirigée par Henri Bunle. Les recensements avaient eu lieu en 1931 et 1936, et le suivant aurait dû avoir lieu en 1941. Carmille le fit remplacer par un recensement, dit « des activités professionnelles » (AP), avec une nomenclature des professions adaptée à l'éventuelle mobilisation. Pour ne pas avoir à soumettre le projet aux autorités d'Occupation, Carmille fit limiter ce recensement à la seule « zone libre ». S'agissant des Juifs, il accepta d'insérer une question déclarative supplémentaire (no 11) : « Êtes-vous de race juive ? », se référant au « statut des Juifs » promulgué le 3 octobre 1940. Le recensement eut lieu le 17 juillet 1941. Devait être établi un bulletin pour chaque personne française ou étrangère de 13 à 64 ans. Ni le nombre de réponses ni aucun résultat de ce recensement n'ont jamais fait l'objet d'aucune publication.

Le Service national des Statistiques (SNS)

Henri Bunle et la SGF avaient évidemment protesté contre l’intrusion sur leurs plates-bandes de militaires camouflés. La riposte ne tarda pas. Le Service de la Démographie absorba la SGF, le 11 octobre 1941 ; l'ensemble prit le nom de Service national des Statistiques (SNS). Six nouveaux ateliers furent créés en zone Nord. Les futures Directions régionales de l’INSEE se mettent ainsi en place.

Si la mobilisation clandestine est l’objectif central de Carmille, le SNS dépasse largement ce que les services secrets font d’habitude pour une « couverture ». Carmille applique désormais un programme élaboré avant-guerre, si bien qu’en trois ans il dote la France d’un service de statistiques civiles performant, gérant des fichiers d’individus, d’entreprises et d’établissements, pratiquant sondages et enquêtes, recrutant à l’École Polytechnique des cadres qui prêtent serment de respecter un secret professionnel strict, disposant d’une École d’application, qui deviendra l’ENSAE en 1962. Du coup, si les statisticiens de la SGF considèrent ce militaire avec méfiance, les militaires inversement ne comprennent pas toujours cet officier qui déborde largement les missions que l’armée lui confie.

Quant au public, il considéra l’occupant comme l’inspirateur du recensement des activités professionnelles. Le SNS en fut durablement compromis. Il est pourtant aujourd’hui établi que ni le recensement AP, ni le numéro Carmille n’eut aucun rôle dans les arrestations, déportations et spoliations raciales ; aucune « bavure » n’a jamais été signalée. La question no 11 « Êtes-vous de race juive ? » n'eut d'autres utilisations que d'exclure (dispenser) des Chantiers de jeunesse quelques personnes qui s’étaient déclarées juives.

Il est vrai que le recensement AP de juillet 1941, portant sur la la population de zone Sud, fut presque simultané à l'opération des services de police de juin 1941, portant sur les seuls Juifs, dite par voie d’affiches « recensement des Juifs » et qui conduisit à des documents que les services du SNS de Clermont-Ferrand et de Limoges furent invités à « identifier », c’est-à-dire à compléter par le numéro d’identification, en vue d’une exploitation mécanographique. Carmille ne refusa rien explicitement mais accumula les difficultés. Il retarda le plus possible l’exploitation par des consignes orales aboutissant à une sorte de « grève du zèle », d’autant plus facile à appliquer que beaucoup des personnes concernées étaient nées à l'étranger ou en Alsace annexée et n'avaient donc pas eu de numéro d'identité attribué. Il fit si bien que le chiffrement demandé n’aboutit, après trois ans d’atermoiements, qu’à un « état numérique des Juifs français et étrangers recensés en juin 1941 », en exemplaire unique, qui n’était pas terminé en février 1944, lors de l’arrestation de Carmille. Il s’agit de tableaux anonymes, par sexe et par département, du nombre de Juifs recensés, classés par nationalité et activité professionnelle, et où il n'y a guère que des 0 et des 1 : combien de Juifs roumains du sexe masculin exerçaient en juin 1941 la profession de serrurier dans les Pyrénées-Orientales ?

Les services de police n'avaient pas besoin des fichiers de Carmille. Ils organisèrent rafles et déportations à partir de leurs propres fichiers manuels (cf. René Bousquet), adaptés de celui mis au point avant-guerre à la Préfecture de Police pour surveiller les menées communistes, comme par exemple le fichier Tulard ; de même, le Commissariat général aux questions juives procéda aux spoliations en se passant de mécanisation : les statisticiens du SNS, ni directement par leurs travaux, ni indirectement par l’usage du numéro d’identité, n’eurent de part dans les menées criminelles du Gouvernement de Vichy.

La mobilisation en Algérie

L'Algérie était le grand espoir de ceux qui attendaient le moment de reprendre la lutte contre l’envahisseur. Y coexistaient des citoyens français, des étrangers et des Arabes, « sujets » musulmans, et y sévissait un antisémitisme diffus, de la part des « petits blancs » européens et des Arabes jaloux du décret Crémieux de 1870, qui avait « déclaré citoyens français les Juifs indigènes des départements de l’Algérie ». Les recensements de population, jusqu’à celui de 1936, décomptaient séparément Européens, Juifs et Musulmans. Le 7 octobre 1940, dans la foulée du « statut des Juifs », le Gouvernement de Vichy avait abrogé le décret Crémieux. Les Juifs d'Algérie redevenaient des « sujets », comme les Arabes, et furent exclus de la fonction publique et des écoles publiques.

René Carmille y avait fait passer, fin juin 1940, le matériel du bureau de recrutement de Rouen, y compris un prototype de tabulatrice transporté en avion. En mai 1941, il rencontre à Alger le général Weygand, Délégué général en Afrique française. On peut supposer que Carmille expose à Weygand les dispositions prévues en cas de mobilisation et l’intérêt des équipements mécanographiques. Or le 8 novembre 1942 commence le débarquement des Alliés en Afrique du Nord. Le 26 décembre, le commandement allié nomme le général Giraud « commandant en chef civil et militaire en Afrique ».

En fait de Gaulle prend progressivement l’ascendant politique et, grâce à Jean Monnet, organise le réarmement de l'Armée française[3]. Le 5 décembre 1942, les Forces françaises libres s'emparent de la succursale du SNS d'Alger. Celle-ci est réquisitionnée par les autorités militaires et son directeur, l’administrateur Braconnot, est mobilisé sur place avec le grade de lieutenant-colonel. Grâce aux tabulatrices et aux fichiers de cartes perforées de Carmille, les hommes de De Gaulle furent en mesure d'organiser avec une rapidité prodigieuse la mobilisation de milliers de Français.

La DR d'Alger du SNS restera sous statut militaire jusqu’au 1er septembre 1946.

Le Service du travail obligatoire (STO)

La Gestapo, qui intensifiait la chasse aux résistants et aux Juifs, exigea de Vichy de rendre obligatoire et générale la déclaration de changement de domicile qui n’était jusqu’alors imposée qu’aux mobilisables. Carmille s’y opposa le plus longtemps possible, préférant mettre à jour les adresses de ses fichiers par des déclarations spontanées, par exemple en utilisant les demandes de cartes de tabac. Mais il dut finalement s’incliner devant l'ultimatum allemand. La « loi » correspondante, datée du 30 mai 1941, ne fut publiée au Journal Officiel que le 28 février 1942. Le mal était fait qui engendrait un tabou durable : pour longtemps en France, l’État ne peut plus rendre obligatoire la déclaration de changement de domicile.

Le 1er mai 1942, Fritz Sauckel exige du Gouvernement de Vichy 250 000 ouvriers pour l’Allemagne. Laval le rencontre le 16 juin et espère s’en tirer avec des volontaires : le 22, il institue la « Relève », qui prévoit le retour d’un prisonnier contre le départ de trois travailleurs volontaires pour l’Allemagne. C’est ici que se place le discours radiodiffusé où il reconnaît qu’il « souhaite la victoire de l’Allemagne ». Devant l'échec, le Service du travail obligatoire est institué, le 4 septembre. Dans ses mémoires, Alfred Sauvy évoque un appel téléphonique du ministre Jean Bichelonne pour savoir ce qu’on peut attendre, en cas de mobilisation, des cartes perforées du service statistique. Il renvoie l’appel à Carmille, à Lyon. L’enjeu, désormais, est de savoir si, grâce aux cartes perforées, on allait mobiliser de jeunes Français pour les envoyer en Allemagne, ou pour les mettre au service des armées, françaises et alliées, qui devaient débarquer, nul ne savait où.

En novembre 1942, la donne change : l’invasion de la zone sud prive le Gouvernement de Vichy de son dernier attribut de souveraineté. L’Armée d’armistice est dissoute et ses officiers créent ce qui deviendra l’Organisation de résistance de l'armée (ORA). « C’est alors une organisation fort méfiante à l’égard du gaullisme, proche du giraudisme » écrit Jean Lacouture, dans sa biographie de De Gaulle. Les raisons qui avaient conduit Carmille à limiter le recensement AP à la zone libre (ne pas mettre un fichier d’adresses d’hommes mobilisables sous les yeux de l’ennemi) valaient désormais pour toute la métropole.

Le 4 décembre 1942, Carmille fait visiter au maréchal Pétain la direction régionale du Service national des statistiques à Clermont-Ferrand. Selon un témoignage de 1975 de l’Inspecteur général de l’Insee R. Gaudriault, « à l’issue de la visite, le maréchal, M. Carmille, M. Rabache, Directeur Régional, M. Roques, (chef du service technique) et moi, nous nous sommes isolés dans une pièce et M. Carmille a décrit en détail le fonctionnement et l’emploi possible de ses fichiers. M. Carmille exposant qu’on pouvait réunir les éléments de plusieurs divisions, le maréchal a demandé « combien ? » ». René Carmille décide alors à la fois de développer les activités civiles du SNS, mais de camoufler complètement celles liées à la mobilisation. Les codes (« tableaux de connexions » dans la technique mécanographique) et les fichiers essentiels sont cachés au séminaire des Jésuites de Mongré, près de Villefranche-sur-Saône. Membre du réseau de résistance Marco Polo, Carmille s’efforce, tout au long de l’année 1943, de coordonner son action avec Alger et Londres. Trois agents de liaison sont envoyés à Alger. Le 4 septembre 1943, sur ses instructions, André Caffot, grâce au réseau Jade-Amicol, s’envole d’un terrain de fortune des environs de Reims pour Londres, pour remettre à l’Intelligence Service le modèle de la carte d’identité que Vichy vient d’instaurer, ainsi qu’une des machines destinées à composter les cartes dans les préfectures. Des avis de décès reçus au SNS sont utilisés pour mettre de « vraies-fausses » cartes d'identité à la disposition de résistants, de déserteurs allemands et de juifs.

Devant la mauvaise volonté de Carmille, Jean Bichelonne songe à le remplacer à la tête du SNS par son adjoint Saint-Salvy, réputé favorable à la collaboration, mais c’est ce dernier qui doit quitter le SNS, le 1er mars 1943. Carmille tergiverse mais ne peut empêcher que les textes officiels organisant le STO citent le Service national des Statistiques dans les administrations concernées, ni que le dessin du numéro d’identité figure sur les formulaires. Mais on n’a jamais trouvé le numéro effectivement transcrit sur aucun formulaire de convocation au STO. Environ 875 000 requis français travailleront en Allemagne mais inversement des dizaines de milliers de jeunes gens prennent le maquis, passent en Espagne, et grossissent en tout cas les rangs de la Résistance, qui cherche à saboter l’organisation du STO.

Épilogue

Le 3 février 1944 à midi, René Carmille est arrêté à Lyon, avec son chef de cabinet Raymond Jaouen, et conduit à l'hôtel Terminus où il est interrogé par Klaus Barbie, qui le torture deux jours durant. Il est interné à Montluc. Klaus Barbie fait transférer les deux prisonniers à Compiègne. De là ils partent pour Dachau par le « train de la mort » des 2-5 juillet 1944, le dernier convoi de déportés. Jaouen meurt étouffé pendant le trajet, Carmille meurt du typhus le 25 janvier 1945. La Gestapo a au moins gagné sur ce point : les débarquements de Normandie (6 juin 1944) et de Provence (15 août 1944) ignorent complètement, sauf quelques cas isolés, la mobilisation des spécialistes qu’avait prévue et organisée Carmille.

Mais en 1945, le « numéro Carmille » va devenir le numéro de Sécurité sociale ; et en 1946, le SNS va devenir l'INSEE. Ainsi se perpétue l'œuvre de René Carmille.

Notes et références

  1. René Carmille, La Mécanographie dans les administrations, Recueil Sirey, Paris, 1936. [16]
  2. Voir la thèse de Paulette Richomme, Une entreprise à l'épreuve de la Guerre et de l’Occupation, « La Compagnie des machines Bull » 1939-1945, Université Paris X Nanterre, 2006-2007 [pdf] feb-patrimoine.com, Tome 1 feb-patrimoine.com, Tome 2
  3. Voir Situation politique en Afrique libérée (1942-1943)

Voir aussi

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