Representation figuree dans les arts de l'Islam

Representation figuree dans les arts de l'Islam

Représentation figurée dans les arts de l'Islam

Élément de décoration d'une copie du De Materia Medica de Dioscoride, 1229, Syrie

La représentation figurée dans les arts de l'Islam traite de l'histoire de la représentation des êtres vivants dans l'art islamique jusqu'à la fin du XIXe siècle, avec une référence particulière aux personnages saints.

Comme l'iconoclasme chrétien, l'aniconisme musulman se fonde — au nom du monothéisme — sur le rejet des idoles. De fait, l'interdiction de l'image figurée a été respectée depuis le IXe siècle dans l'ensemble du monde musulman pour ce qui est des espaces religieux. En revanche, son utilisation apparaît dans nombreuses productions profanes. Elle dépend à la fois de facteurs religieux — par exemple sunnites et chiites ne traitent pas de la même manière la question — mais aussi sociaux, philosophiques et historiques.

Quant à la représentation de prophètes et de personnages saints, c'est un tabou diversement respecté : apparemment absente du monde arabe, l'imagerie religieuse est abondante dans le monde persan et présente dans les empires ottoman et moghol.

L'aniconisme dans l'art islamique est un sujet complexe, d'autant que de nombreuses idées reçues sont véhiculées à ce sujet.

Sommaire

L'image dans les textes religieux

Le Coran

Peu de versets se rapportent à la question de l'image dans le Coran. Pour Oleg Grabar, éminent spécialiste des débuts de l'art islamique, ce fait serait surtout dû à la quasi-absence d'art dans l'Arabie pré-islamique : la question des images ne se posait quasiment pas à l'époque de la création du livre. De plus, cette source est assez malaisée à exploiter car de nombreuses exégèses en ont été faites a posteriori, souvent même plusieurs siècles après sa mise par écrit.

Décoration d'un Coran, al-Bawwâb, XIe siècle, Chester Beatty Library (Dublin)

Plusieurs sourates peuvent néanmoins apporter des informations :

« Jésus dira aux enfants d'Israël : Je viens vers vous accompagné de signes du Seigneur ; je formerai de boue la figure d'un oiseau ; je soufflerai dessus, et par la permission de Dieu, l'oiseau sera vivant. »
(Coran, III, 43)
« Ô croyants ! le vin, les jeux de hasard, les statues [ou « les pierres dressées », selon les traductions] et le sort des flèches sont une abomination inventée par Satan ; abstenez-vous-en et vous serez heureux. »
Coran, V, 92 ou V, 90 selon les versions)
« Abraham dit à son père Azar : prendras-tu des idoles pour dieux ? Toi et ton peuple vous êtes dans un égarement évident. »
(Coran, VI, 74)
« Et Abraham mit en pièces les idoles, excepté la plus grande, afin qu'ils s'en prissent à elle de ce qui arriva » ;
« Et puis ils revinrent à leurs anciennes erreurs et dirent à Abraham : tu sais que les idoles ne parlent pas. Adorez-vous, à l'exclusion de Dieu, ce qui ne peut ni vous être utile en rien, ni vous nuire ? Honte sur vous et sur ce que vous adorez à l'exclusion de Dieu ! Ne le comprendrez-vous pas ? Brûlez-le ! s'écrièrent-ils, et venez au secours de nos dieux s'il faut absolument le punir. Et nous, nous avons dit ; ô feu ! Sois lui froid ! Que le salut soit avec Abraham. »
(Coran, XXI, 59 ; XXI, 66-69)
« [Les Djinns c'est-à-dire les génies] exécutaient pour Salomon toutes sortes de travaux, des palais, des statues, des plateaux larges comme des bassins, des chaudrons solidement étayés comme des montagnes. (...) »
(Coran, XXXIV, 12)
« Il est le Dieu créateur et formateur. »
(Coran, LIX, 25)

Ces extraits, les plus significatifs du Coran en ce qui concerne les images, nous montrent plusieurs éléments :

  • L'islam refuse nettement le culte des idoles, et donc la représentation de Dieu.
  • Dieu est considéré comme le seul créateur (Musavvir en arabe, le même mot est utilisé pour « peintre ») car le seul capable d'insuffler la vie. L'artiste ne peut donc être car Dieu ne peut accepter de rivaux. Néanmoins, cette exégèse n'a été mise en place qu'assez tard, selon Oleg Grabar.
  • Par contre, des personnes ont considéré que le verset concernant Salomon, qui fait mention de statues, est une autorisation explicite de l'art présente dans le Coran, mais tous les spécialistes ne sont pas d'accord sur ce point.

Comme le fait remarquer Silvia Naef, chercheuse spécialisée dans la question de l'image en Islam, « il serait ainsi difficile de trouver, dans le Coran, une « théorie de l'image » ou, du moins, une position bien définie à ce sujet. » [1] On n'y trouve rien de semblable à la très forte phrase de l'Exode (XX, 4) « tu ne te feras pas d'idoles , ni aucune image de ce qui est dans les cieux, en haut, ou de ce qui est sur terre, en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre. »

Les hadiths

Contrairement au Coran, de nombreux hadiths font référence à l'image. Malheureusement, il est très difficile d'interpréter correctement ces textes, car, si leurs propos se réfèrent à la vie de Mahomet, ils ont souvent été rédigés bien plus tard (quoiqu'il soit difficile de toujours savoir quand) et reflètent plus les préoccupations d'une époque postérieure que celles qui virent la naissance de l'islam. De plus, les hadiths ne sont pas toujours reconnus : ainsi les chiites et les sunnites possèdent chacun un corpus différent de traditions.

Silvia Naef tente une analyse assez détaillée de ces sources dans son ouvrage Y a-t-il une « question de l'image » en Islam ?. Pour elle, les hadiths exposent quatre points liés à l'interdiction des images, et ces préceptes semblent acceptés à peu près à la fois par les chiites et les sunnites :

  1. Les images sont impures, donc on ne peut pas prier là ou elles se trouvent. Cette interdiction est surtout liée à la peur d'un retour à l'idôlatrie.
  2. Selon le lieu et le support où elle est placée, l'image est considérée ou non comme licite. Là encore, ce précepte semble lié à « la préoccupation de ne pas susciter un culte ».
  3. Les artistes produisant des images humaines ou animales seront condamnés dans l'au delà, car ils font preuve « d'immodestie » en voulant imiter Dieu, seul créateur.
  4. La peinture d'images ne représentant pas d'animaux ni de personnages est admise.

Les différentes exégèses

Malgré les hadiths, les théologiens de l'islam sont assez divisés sur la question de l'image figurée, et plusieurs écoles s'affrontent. Néanmoins, ce problème n'apparait pas forcément comme central dans l'islam classique : aucun traité sur l'image n'existe, celles-ci ne sont évoquées que dans divers contextes, comme les bonnes mœurs. De plus, les musulmans ne se sont quasiment jamais livrés à la destruction d'images figuratives, mis à part Mahomet lui-même, lors de la fameuse scène de destruction des idoles de la kaaba. Dans la Formation de l'art islamique, l'auteur cite même une anecdote sans doute apocryphe mais très révélatrice à ce sujet :

« Un jour, un cavalier musulman qui s'exerçait à l'équitation abima accidentellement l'œil de la statue [de l'empereur byzantin Héraclius, qui avait été érigée comme marque de frontière entre Byzance et le monde musulman]. Les chrétiens élevèrent une protestation et (...) demandèrent que la statue du calife Omar, c’est-à-dire l'équivalent d'Heraclius dans le monde islamique (...) soit mutilée de la même façon. Ainsi fut-il décidé, une image d'Omar fut faite, son œil endommagé et chacun fut d'accord que justice avait été rendue. Ce qui importe (...) est que le chef musulman (...) acquiesça au fait qu'on mutile la statue de son calife parce qu'il ne croyait pas aussi intimement que son homologue chrétien à la signification profonde d'une image[2]. »

Certains auteurs semblent plutôt favorables à l'image. C'est par exemple le cas de Abu 'Ali al-Farisi (901-979) et al-Qurtubi (mort en 1272 ou 1273), cités par l'historien de l'art Bishr Farès dans son article « Philosophie et jurisprudence illustrées par les Arabes » et repris par Silvia Naef. Ceux-ci s'appuient sur deux versets coraniques déjà cités, celui où il est écrit que Salomon se faisait ériger des statues (XXXIV, 12) et celui où Jésus insuffle la vie dans un oiseau façonné de boue (III, 43).

Pour beaucoup néanmoins, l'image est un moyen de se détourner de la voie divine, et ce pour plusieurs raisons, liées peut-être à la découverte brutale des mondes byzantin et sassanide, dans lesquels les images tiennent une grande place. C'est tout d'abord la peur d'un retour à l'idôlatrie qui domine, et pousse nombre de théologiens à refuser les images dans les lieux où peut se dérouler la prière. Néanmoins, un second problème apparaît assez rapidement : l'image est aussi considérée comme un luxe (ce qu'elle est réellement dans les empires voisins de l'Islam). Or, Mahomet, comme bon nombre de grands personnages religieux d'ailleurs, est décrit comme un homme modeste, orphelin sans fortune. L'idéal musulman est donc plutôt opposé au luxe, et par là même aux images. Al-Nawawi, juriste chafi'ite écrit ainsi que « la présence d'un lit de soie ou d'images dans une salle à manger sont considérés comme détestables »[3]. De même, al-Ghazali (1058-1111) cite, dans une liste de choses réprouvables, « l'image d'un animal sur un plafond ou un mur »[4].

Selon les théologiens, on trouve aussi des nuances : certains acceptent les images peintes, mais pas les images sculptées, car les secondes imitent la réalité tandis que les premières, de par leur aspect bidimensionnel, ne peuvent se comparer à l'œuvre de Dieu. Une exception peut être faite pour les poupées, utiles aux petites filles, mais certaines personnes, dont al-Nawawi restent réticentes. De même, la position de l'image paraît très importante : foulée aux pieds, celle-ci ne peut faire l'objet de dévotion, et est donc fréquemment acceptée sur les tapis ou les sols.

Le cas le plus extrême de refus de l'image est sans doute celui de al-Mujahidd (642-718 ou 722) pour qui « même les arbres fruitiers étaient interdits puisque, du fait qu'ils portaient des fruits, ils étaient « vivants »[5].

La situation spatio-temporelle de l'image

Espaces religieux et absence d'image

Exemple de mosaïque aniconique à la grande mosquée de Damas, 705-715

La conséquence la plus connue concernant l'image dans l'Islam est sans doute l'anicônisme total des mosquées et édifices religieux et ce, depuis le début de la création de ce type d'édifices : la grande mosquée des Omeyyades à Damas ou le dôme du Rocher à Jérusalem, les deux plus grandes créations religieuses des débuts de l'Islam, ne comportent toutes deux aucune représentation figurative. On remarque même dans les mosaïques de la première l'utilisation de modèles byzantins initialement figurés, mais dont les motifs secondaires – des villes – sont mis au premier plan et les personnages, remplacés par des arbres.

Exemple d'illustration d'un Coran, Égypte, v. 1375

De même, les Corans ne comportent pas d'images figuratives, mais lorsqu'ils contiennent des illustrations, celles-ci sont des figures géométriques, qui peuvent se rapprocher parfois de certains mysticismes. Néanmoins l'élément décoratif principal dans les Corans n'est pas l'enluminure, mais la calligraphie elle-même, un art que développe abondamment le monde islamique non seulement pour pallier cette absence de représentations, mais aussi parce que, dans la religion musulmane, « Dieu s'est fait verbe », et recopier de manière soignée le Coran est un acte de piété. La calligraphie se retrouve également comme motif à la fois décoratif et signifiant dans les autres éléments religieux, en particulier l'architecture. À la fin du VIIe siècle, le dôme du Rocher comporte déjà un programme cohérent d'inscriptions coraniques et para-coraniques.

Exceptions dans le domaine religieux

Exemple de calligraphie figurative

Il existe néanmoins des exceptions — assez rares il est vrai — à cette règle : les mosquées anatoliennes des XIIe et XIIIe siècle comportent souvent, sur leur façade, des éléments figurés sculptés comme des dragons. La même remarque peut-être faite pour certains monuments iraniens. De même, on connaîtrait un Coran, comportant une image de Mahomet.

Un autre exception, pas nécessairement religieuse mais néanmoins intéressante, est présente dans les trois empires ottoman, moghol et safavide, chez lesquels on trouve un art de la calligraphie figurative. Il s'agit en fait de représentation d'animaux, ou, plus rarement, d'hommes à partir d'éléments calligraphiques. L'élément représenté n'est que suggéré par les contours et les motifs que décrit l'écriture. Cette pratique est paradoxale : s'agit-il encore de calligraphie, ou plutôt d'un détournement de la calligraphie ?

En 1453, à Constantinople, le sultan Mehmed II le Conquérant, émerveillé par la magnificence de la basilique Sainte-Sophie, fit immédiatement cesser la destruction des mosaïques, à laquelle avaient commencé à se livrer ses soldats, et décida de la transformer en mosquée. Les mosaïques furent recouvertes de plâtre. Cependant les Sultans ottomans s'assurèrent qu'elles fussent périodiquement déplâtrées et restaurées avant d'être à nouveau cachées aux yeux des fidèles.

Article détaillé : Basilique Sainte-Sophie.

L'image dans les arts profanes

Omeyyades et Abbassides : l'aniconisme des débuts de l'art islamique

Comme le fait remarquer Oleg Grabar, les premiers siècles de l'islam refusent l'image figurée, voire l'art lui-même, mais ce plus pour des raisons sociales que religieuses. Les représentations animées que nous connaissons, notamment dans les châteaux de la plaine syrienne, se trouvent dans un contexte très particulier, privé et sont souvent plus rattachées à l'art byzantin et à l'antiquité tardive qu'aux productions islamiques proprement dites. Elles sont donc souvent considérées comme des exceptions, certes importantes, au sein d'une production majoritairement anicônique.

La mise en place du refus de l'image
Pichet au palmier, Suse, VIIIe-IXe siècles.
Ce pichet constitue un exemple de la production aniconique de la période abbasside

Pour lui, ce refus de l'image arrive en suivant cinq phases distinctes :

  1. Avant la conquête, c’est-à-dire aux environ de l'hégire et quasiment jusqu'à la mort de Mahomet, du fait de la pauvreté artistique de l'Arabie pré-islamique, les musulmans n'ont que de vagues notions des possibilités artistiques, et ne s'en inquiétaient pas.
  2. Durant la conquête, les Arabes sont brusquement mis en contact avec des civilisations byzantine et sassanide où le rôle de l'image était très développé, tant dans le contexte profane que dans celui de la religion (principalement chez les byzantins pour ce dernier point). Ils amassent des trésors et admirent beaucoup les réalisations artistiques.
  3. Un premier refus voit le jour dans l'art officiel, comme le montrent les monnaies, qui après avoir repris et modifié des motifs figuratifs byzantins et sassanides, deviennent anicôniques et simplement porteuses d'une inscription coranique.
  4. Le refus de la représentation animée arrive ensuite seulement hors de l'art officiel, dans les objets, les peintures...
  5. Au VIIIe siècle, l'anicônisme est consommé et c'est alors seulement que les théologiens s'interrogent et recherchent dans les textes ses raisons.
Les causes du refus de l'image au début de la période

L'anicônisme des débuts de l'islam ne semble donc pas avoir été dû à des causes religieuses. D'ailleurs, avant même la mise en place des hadiths, les mosquées recevaient un décor uniquement non-figuratif, comme c'est le cas à la grande mosquée des Omeyyades de Damas par exemple. D'autres raisons doivent donc être cherchées, et il semble qu'elles se trouvent dans la société musulmane des débuts et dans ses relations avec les autres empires existant à cette période. Pour Oleg Grabar, ce serait l'influence du monde chrétien et de ses symboles nombreux qui aurait poussé l'Islam à se démarquer et à refuser l'image pour affirmer sa spécificité, alors qu'elle en aurait perdu une partie en créant un système symbolique inéluctablement influencé par Byzance. Cette recherche de spécificité aurait d'ailleurs pu être influencée non seulement par un certain mépris de l'adoration d'images dans le monde chrétien, mais aussi sans doute pour enrayer un processus de conversions au christianisme, et par refus du luxe que représentait l'art byzantin, les chrétiens restant de surcroît des ennemis potentiels.

Il est possible aussi que la pensée judaïque, religion dont de nombreux représentants s'étaient convertis à l'islam, ait joué un rôle non-négligeable, même si elle n'en a pas été la source première. Pour Silvia Naef, il n'existerait pas de filiation directe entre les deux, mais judaïsme et islam auraient subi parallèlement l'influence « [d']un fond de pensée commun présent dans la région »[6].

Les exceptions

À cette époque, selon Bishr Farès, historien de l'art égyptien que cite Silvia Naef, aurait eu lieu une « querelle des images », sans doute très théorique. Néanmoins, certains théologiens auraient estimé que l'interdiction ne devait s'appliquer qu'à la représentation de Dieu sous une forme corporelle. C'est par exemple le cas de Abu 'Ali al-Farisî (901-979) qui semble avoir été très proche de rationalistes influents aux VIIIe et IXe siècles, les mu'tazilites.

On peut néanmoins remarquer que certains objets déjà très islamiques portent des images. Si les « châteaux du désert » syriens font figure d'exception et sont plutôt à rattacher à une tradition anté-islamique, des groupes de métaux du IXe siècle, présentent déjà des décors figuratifs. On peut sans doute rattacher ce fait à l'influence de l'Iran, qui s'affirme plus sous les Abbassides que sous les Omeyyades. De même, à partir de la fin du IXe ou du début du Xe siècle, la figure humaine et animale prend à nouveau une place prépondérante dans l'art de la céramique notamment. On connaîtrait également un manuscrit espagnol comportant une représentation de califes umayyades et abbassides.

Le Xe siècle : un renversement de tendance durable

À partir du Xe siècle, voire du milieu du IXe siècle, l'image devient de plus en plus fréquente dans les arts de l'Islam, et ce, sur différents supports : objets, manuscrits, architectures. Plusieurs raisons peuvent êtres invoquées pour expliquer ce changement, qui se poursuit dans tout l'art islamique, mais pas de manière homogène ni continue selon les lieux et les époques.

La mise en place d'un art de la figuration

Plusieurs éléments peuvent être supports de l'image figurative, qui n'apparait pas de manière brutale, mais reste le fruit d'une évolution prenant ses sources dans la période déjà antérieure au Xe siècle.

En effet, la représentation animée était déjà présente dans quelques groupes secondaires de l'art islamique, notamment des métaux iraniens du IXe siècle. Des productions de cour, comme l'aiguière de Marwân II dont le bec se termine par un coq, sont également figuratives, mais, à l'instar des châteaux du désert de la steppe syrienne tels celui de Qusair Amra, il semble qu'elles n'aient pas joué un rôle important dans la diffusion de la figure humaine et animale.

La représentation d'êtres animés semble plutôt venir d'Afrique du Nord et d'Égypte, où se crée en 909 le califat chiite ismaëlite des Fatimides, rival de celui des Abbassides. Sur les pièces de céramique, mais aussi les aiguières, les métaux, les bois... D'ailleurs, dans cette région, les réprésentations figurées semblaient mieux acceptées, sans doute en raison de la majorité chrétienne (Coptes) qui y vivait et consituait la majeure partie des artisans. On recense ainsi plusieurs fragments de bois figurés datant des VIIIe - IXe siècles.

Coupe avec Bahram Gûr et Azadeh, Iran, XIIe-XIIIe siècles.
Cette coupe iranienne où est représenté un épisode du Shâh Nâmâ est un reflet des productions de miniatures iraniennes à la période seldjoukide

La représentation figurée semble émerger en même temps dans d'autres parties du monde islamique, comme l'Espagne, l'Iran qui gagne peu à peu une certaine autonomie, mais aussi le croissant fertile, berceau de la civilisation abbasside : à Samarra comme à Suse, on remarque l'apparition de personnages et d'animaux sur les lustres monochromes et les faïences.

Avec l'invasion des Turcs Seldjoukides apparaît la miniature, qui deviendra la source de nombreuses représentations figuratives. On ne connaît aucun exemple de manuscrit illustré avant le XIIe siècle et l'école de Bagdad, mais on pense que les céramiques minaï constituent des reflets de cet art de la peinture. Celui-ci n'aura de cesse de se développer, menant peu à peu à la création de nombreuses écoles dans les différentes parties du monde islamique.

Dans quasiment toutes les régions désormais, on peint, on grave, on sculpte des images figurées sur des objets profanes, destinées tant à la bourgeoisie qu'à l'aristocratie.

Les raison de l'arrivée des images figuratives

Plusieurs raisons peuvent expliquer ce phénomène de bouleversement.

On peut d'abord noter que l'image arrive dans un califat chiite, qui pouvait, en suivant d'autres règles, chercher à se démarquer de celui sunnite de Bagdad. La présence en Égypte de nombreux Coptes est également un facteur important, comme nous l'avons déjà précédemment noté.

La traduction d'œuvres scientifiques classiques nécessitant des représentations explicatives est également un élément qui peut permettre d'expliquer la floraison de manuscrits décorés. Car, c'est un fait, les premières œuvres illustrées furent des traités scientifiques comme celui d'al-Sufi, « Traité des étoiles fixes » de 1009-1010 dont plusieurs exemplaires furent rapidement produits. Ce n'est qu'ensuite que seront mis en images les ouvrages de fiction, de poésie et d'histoire. Le développement des manuscrits doit aussi être expliqué par la diffusion du papier – qui existe dans le monde musulman à partir du VIIIe siècle mais dont l'usage ne se généralise qu'aux IXe-Xe siècles.

De même, en Iran, on peut mettre en relation l'arrivée des images et la prise d'indépendance des gouverneurs locaux, désireux semble-t-il de mettre en valeur les origines persanes du peuple iranien en remettant par exemple l'art sassanide à l'honneur, en commandant des œuvres littéraires glorifiant le peuple iranien comme le Shah Nama mais aussi en renouant avec la tradition figurative de l'Iran pré-islamique.

Néanmoins, pour d'autres œuvres, comme les céramiques lustrées, peut-être destinées initialement à imiter à moindre coût les productions de vaisselle d'or, il faut sans doute évoquer l'arrivée sur la scène d'une nouvelle bourgeoisie marchande. Dans un contexte où le monde islamique ne semble plus menacé dans son existence propre, comme c'était le cas au début de l'Islam, cette classe sociale réclame désormais elle aussi des images et de la vie dans les objets qu'elle achète.

Les cas de refus
Mosaïque profane, Mekhnes (Maroc)

L'acceptation de la représentation figurée n'est cependant pas uniforme dans tout le monde islamique. Ainsi, les dynasties berbères rigoristes des Almohades et Almoravides, qui suivent le rite malikite semblent plutôt réticentes à l'utiliser, même si on connaît quelques objets de métal figuratifs et un manuscrit illustré de cette période. Le cas des tissus produits en Espagne est un peu différent : tous ou presque sont ornés d'animaux, mais ils étaient destinés presque uniquement à l'exportation.

De même, les productions mameloukes évoluent peu à peu vers une suppression de l'image, que l'on peut sans doute rapprocher de problèmes que traverse l'Égypte — notamment la Peste noire — et qui donnent lieu à un retour à une religion plus stricte.

Problématiques soulevées par les représentations figurées en Islam

Si la représentation figurée semble donc assez fréquemment admise dans les arts de l'Islam, plusieurs problèmes se posent : l'image peut-elle représenter la réalité ? Qu'en est-il des représentations des personnages saints ?

Image et réalisme

Interdiction de la ressemblance dans les hadiths

« Un homme vient voir Ibn 'Abbas. Il dit : je suis peintre. Donne-moi ton avis à ce sujet. [Ibn 'Abbas] lui dit : je t'informe de ce que j'ai entendu dire par le Prophète (...) : tout peintre ira en enfer. On donnera une âme à chaque image qu'il a créée et celles-ci le puniront dans la Géhenne. [Ibn 'Abbas] ajouta : si tu dois absolument en faire, fabrique des arbres et tout ce qui n'a pas d'âme ». Ce hadith célèbre, sur lequel se basent plusieurs théologiens pour refuser la représentation figurée, a une variante dans laquelle Ibn 'Abbas répond « Si, mais tu peux décapiter les animaux pour qu'ils n'aient pas l'air vivant, et tâcher qu'ils ressemblent à des fleurs.[7] »

Ce hadith montre à quel point l'image pour les musulmans ne doit pas chercher à avoir d'âme, à représenter la vie. En mettant ce fait en parallèle avec la forte stylisation qui a souvent cours dans les représentations islamiques, certains chercheurs, comme Alexandre Papadopoulo ou Valerie Gonzales en ont déduit que les artistes refusent le réalisme et cherchent, comme c'est d'ailleurs le cas dans de nombreuses autres cultures (cf. icônes byzantines ou masques océaniens), à créer un monde au delà du réel, à transcender la réalité.

Ce hadith a aussi amené certains puritains à mutiler des manuscrits en grattant les têtes des personnages représentés, ou en les coupant symboliquement avec un trait noir.

L'existence du réalisme

Shah Abbas et son page, Iran, début du XVIIe siècle.
Cette image est un portrait du shah safavide Abbas Ier le Grand

D'autres personnes remettent en cause cette conception de l'esthétique islamique. C'est par exemple le cas de Richard Ettinghausen et Silvia Naef. Pour eux, il est faux de dire que l'art islamique n'a jamais tendu à représenter la réalité. Les portraits réalisés dans les empires ottomans, safavides et moghols en sont des preuves patentes.

Silvia Naef mentionne également le cas, au XIe siècle, d'un vizir fatimide qui aurait organisé un concours entre deux peintres pour représenter une danseuse de la manière la plus réaliste possible, de manière même à confondre le spectateur. On pourrait aussi signaler les représentations scientifiques qui recherchent évidemment la proximité avec le réel.

De même, si la sculpture et les images tridimensionnelles semblent refusées pour cause de concurrence avec Dieu, il existe des exceptions à la plupart des époques, notamment en Espagne (bouches de fontaines du palais de Madinat al-Zahara, lions de l'Alhambra...) et en Iran (lions brûle-parfum du Khurasan, félins Qajars...).

Ainsi, on peut conclure sur cette question en mentionnant les mots de Silvia Naef :

« Si l'esthétique de l'art islamique est, sans aucun doute, très particulière, il faudrait nuancer cette vision d'un art éloigné de la représentation de la réalité : un tel refus ne semble en tout cas pas avoir été constant chez les artistes et leurs commanditaires. »[8]

La représentation de Mahomet et des personnages saints

Un second problème tient dans les représentations religieuses. On considère la plupart du temps que les saints, les prophètes et les imams ne peuvent être représentés en Islam, mais de tout évidence, il existe des représentations, plus ou moins explicites d'ailleurs.

Contextes de ces représentations

Miraj, Iran, v. 1550, Sultan Muhammad

Comme on l'a vu, il n'existe quasiment pas d'image dans l'espace religieux. Ce n'est donc pas là qu'il faut chercher des figurations de personnages saints, mais dans des ouvrages profanes, comme des textes poétiques ou historiques. Par exemple, le Khamsa de Nizami parle de religion et donne lieu à des représentations de Mahomet ou d'autres personnages. Il en est de même pour les livres des Prophètes, qui décrivent les exploits de ceux-ci et donnent lieu à d'abondantes représentations. Il existe encore des livres concernant la vie de Mahomet, notamment des Miraj Nama, et la plupart des textes historiques, comme le Jami al-Tawarikh de Rashid al-Din parlent du Prophète et des saints ayant vécu avant ou après lui.

On peut néanmoins émettre plusieurs remarques :

  • Le Coran n'est pas illustré, et ce pour une raison simple. Il ne s'agit pas d'un texte narratif, et il se prête donc très mal à la représentation.
  • Les plupart des scènes mettant en valeur des personnages religieux sont narratives : on représente les évènements de la vie du Prophètes, les grands épisodes bibliques comme l'arche de Noé, Jonas et la Baleine... La crucifixion n'est jamais présente, puisque les musulmans considèrent que Dieu n'a pas pu permettre que son envoyé soit ainsi mis à mort.
  • Il n'existe pas de représentations religieuses dans la peinture arabe : celles-ci n'apparaissent que dans les mondes turcs et persans. Il faut moins y chercher une raison religieuse (même si les Iraniens sont à majorité chiites, ils ont a peu près les mêmes idées en ce qui concerne l'image), mais historiques, politiques et sociales.
  • Suivant la tradition monothéiste, Dieu n'est pas représenté, mais Iblis, l'équivalent du diable ou l'incarnation du mal peut apparaître dans certaines peintures.

Ces représentations religieuses apparaissent tout d'abord dans la peinture persane des XIIIe-XIVe siècles, c’est-à-dire sous la domination des mongols Il-khanides. Les premiers manuscrits persans illustrés connus datent d'ailleurs de cette période. Certaines des illustrations d'un Jami al-tawarikh du début du XIVe siècle figurent ainsi des thèmes musulmans comme la naissance de Mahomet ou Mahomet à la kaaba, ou encore des thèmes empruntés à la Bible et reconnus par les musulmans, dont deux belles illustrations de la légende de Jonas et la baleine. On note parfois l'utilisation de sources byzantines et chrétiennes syriaques en ce qui concerne les scènes liées à la Bible.

Dans le monde Timuride comme chez les Safavides et les Qajars, les représentations de Mahomet et des autres saints se multiplient. Elles apparaissent aussi en Turquie ottomane à partir du XVe siècle.

Quelques éléments d'iconographie des personnages saints dans l'Islam

Plusieurs éléments sont fréquemment employés pour représenter les personnages saints. Ils sont tout d'abord auréolés de flammes (sauf dans de rares exceptions). Au contraire, le nimbe, très fréquent dans les manuscrits, ne représente pas la sainteté, à l'inverse de ce que l'on observe dans le monde chrétien. Dans la première moitié du XVIe siècle apparaît l'utilisation d'un voile pour masquer le visage de ces représentations, qui se généralise au XVIIe siècle, puis au XIXe, les visages ne sont tout simplement plus peints.

En ce qui concerne Mahomet, la scène la plus fréquemment représentée à partir du XVe siècle est celle du miraj, c'est-à-dire l'ascension de celui-ci à travers le ciel. Suivant la coutume élaborée dans les hadiths, il est juché sur une jument à tête de femme Bouraq. Dans la Peinture persane, Grabar note que ces ascensions semblent « tou[te]s relever d'un modèle standardisé »[9]

Annexes

Articles connexes

Bibliographie

  • Le Coran, traduction de Kasimirski ;
  • Gilbert Beaugé & Jean-François Clément, L'image dans le monde arabe, Paris, CNRS Éditions, 1995 (ISBN 2-271-05305-6) ;
  • François Boespflug, Caricaturer Dieu ? : Pouvoir et danger de l'image, Bayard Centurion, 2006, ISBN 2227476141
  • Oleg Grabar, La formation de l'art islamique, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 2000 (ISBN 2080816454) ;
  • Oleg Grabar, La peinture persane, PUF, coll. « islamiques », Paris, 1999 (ISBN 2-13-050355-1) ;
  • Abdelwahab Meddeb et Robert Hillenbrand, Les Arts de l'islam (3/4) : le Mi'râj Nameh, France Culture, émission du 5 février 2006 [1] ;
  • Silvia Naef, Y a-t-il une « question de l'image » en Islam ?, Teraèdre, coll. « Tains sociaux », Paris, 2004 (ISBN 2-912868-20-3).

Almir Ibric, Islamisches Bilderverbot vom Mittel bis ins Digitalzeitalter, Lit Verlag, Marburg 2006, ISBN 3-8258-9597-1,{German}

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Références

  1. in Silvia Naef, Y a-t-il une « question de l'image » en Islam ?, Teraèdre, coll. « Tains sociaux », Paris, 2004 p. 15
  2. in Oleg Grabar, La formation de l'art islamique, Flammarion, coll. « Champs », Paris, 2000 (ISBN 2080816454) p. 115-116
  3. cité dans Silvia Naef, Y a-t-il une « question de l'image » en Islam ?, Teraèdre, coll. « Tains sociaux », Paris, 2004 p. 25
  4. cité dans Silvia Naef, Y a-t-il une « question de l'image » en Islam ?, Teraèdre, coll. « Tains sociaux », Paris, 2004 p. 24
  5. in Silvia Naef, Y a-t-il une « question de l'image » en Islam ?, Teraèdre, coll. « Tains sociaux », Paris, 2004 p. 25
  6. in Silvia Naef, Y a-t-il une « question de l'image » en Islam ?, Teraèdre, coll. « Tains sociaux », Paris, 2004 p. 32
  7. in Silvia Naef, Y a-t-il une « question de l'image » en Islam ?, Teraèdre, coll. « Tains sociaux », Paris, 2004 p. 21
  8. in Silvia Naef, Y a-t-il une « question de l'image » en Islam ?, Teraèdre, coll. « Tains sociaux », Paris, 2004 p. 60
  9. in Oleg Grabar, La peinture persane, PUF, coll. « islamiques », Paris, 1999 (ISBN 2-13-050355-1) p. 103
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