Ilot de stabilité

Ilot de stabilité

Îlot de stabilité

On appelle îlot de stabilité un ensemble hypothétique de nucléides transuraniens qui présenteraient une période radioactive très supérieure à celle des isotopes voisins. Ce concept est issu du modèle en couches du noyau atomique, dans lequel les nucléons sont vus comme des objets quantiques qui se répartissent dans le noyau en niveaux d'énergie de façon similaire aux électrons dans les atomes : lorsqu'un niveau d'énergie est saturé de nucléons, cela confère une stabilité particulière au noyau. Il existerait ainsi des « nombres magiques » de protons et de neutrons qui assureraient une grande stabilité aux noyaux qui en sont composés ; les noyaux ayant à la fois un « nombre magique » de protons et un « nombre magique » de neutrons sont dits « doublement magiques ».

L'îlot de stabilité serait essentiellement constitué de nucléides ayant un nombre magique de neutrons, voire qui seraient doublement magiques.

Sommaire

Période radioactive des nucléides superlourds connus

Tous les transuraniens sont radioactifs, et les nucléides les plus lourds actuellement connus présentent, au-delà de Z = 109 (meitnérium-278), une période radioactive inférieure à 30 secondes :

  1 2   3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
1 H He
2 Li Be B C N O F Ne
3 Na Mg Al Si P S Cl Ar
4 K Ca   Sc Ti V Cr Mn Fe Co Ni Cu Zn Ga Ge As Se Br Kr
5 Rb Sr   Y Zr Nb Mo Tc Ru Rh Pd Ag Cd In Sn Sb Te I Xe
6 Cs Ba * Lu Hf Ta W Re Os Ir Pt Au Hg Tl Pb Bi Po At Rn
7 Fr Ra * Lr Rf Db Sg Bh Hs Mt Ds Rg Cn Uut Uuq Uup Uuh Uuo
   
  * La Ce Pr Nd Pm Sm Eu Gd Tb Dy Ho Er Tm Yb  
  * Ac Th Pa U Np Pu Am Cm Bk Cf Es Fm Md No
 
  Pb   Un isotope au moins de cet élément est stable
  Cm   Un isotope a une période d'au moins 4 millions d'années
  Cf   Un isotope a une période d'au moins 800 ans
  Md   Un isotope a une période d'au moins 1 journée
  Mt   Un isotope a une période d'au moins 1 minute
  Uuo   Aucun isotope connu n'a de période dépassant 1 minute
Isotopes connus des éléments no 100 à 118[1]
no  Élément Isotope connu
le plus stable
Période
radioactive
100 Fermium 257Fm 101 jours
101 Mendélévium 258Md 52 jours
102 Nobélium 259No 58 minutes
103 Lawrencium 262Lr 3,6 heures
104 Rutherfordium 267Rf 1,3 heures
105 Dubnium 268Db 16 heures[2]
106 Seaborgium 271Sg 1,9 minutes
107 Bohrium 270Bh 61 secondes
108 Hassium 277Hs 16,5 minutes
109 Meitnérium 278Mt 30 minutes[3] ?
110 Darmstadtium 281Ds 11 secondes
111 Roentgenium 280Rg 3,6 secondes
112 Copernicium 285Cn 29 secondes
113 Ununtrium 284Uut 0,49 secondes
114 Ununquadium 289Uuq 2,6 secondes
115 Ununpentium 288Uup 88 ms
116 Ununhexium 293Uuh 61 ms
117 Ununseptium Aucun N/A
118 Ununoctium 294Uuo 0,89 ms

La découverte de noyaux encore plus lourds ayant des périodes radioactives plus longues constituerait par conséquent un pas important dans la compréhension de la structure du noyau atomique.

Modèle en couches et nombres magiques

Le modèle en couches du noyau atomique implique l'existence de « nombres magiques » par type de nucléons en raison d'une stratification des neutrons et des protons en niveaux d'énergie quantiques dans le noyau, à l'instar de ce qu'il se passe pour les électrons au niveau de l'atome. Dans ce modèle, les nombres magiques correspondent à la saturation d'une couche nucléaire par un type de nucléons, d'où une stabilité accrue de l'ensemble du noyau ; ces nombres sont :

2, 8, 20, 28, 50, 82, 126, 184.

Ce modèle en couches permet notamment de rendre compte des écarts d'énergie de liaison nucléaire constatés dans les atomes par rapport aux résultats fondés sur le modèle de la goutte liquide du noyau atomique et obtenus par la formule de Weizsäcker, ou encore d'expliquer pourquoi le technétium 43Tc ne possède aucun isotope stable.

Les résultats de ce modèle amènent à envisager un « îlot de stabilité » autour du noyau 310126, doublement magique avec 126 protons et 184 neutrons. C'est ainsi que les premiers termes de la série des superactinides, et notamment la première moitié des éléments du bloc g (jusqu'à Z ≈ 130), auraient des isotopes sensiblement plus stables que les autres nucléides hyperlourds, avec des périodes radioactives supérieures à la seconde ; selon la théorie de champ moyen relativiste, la stabilité particulière de ces nucléides serait due à un effet quantique de couplage des mésons ω[4], l'un des neuf mésons dits « sans saveur ».

Localisation de l'îlot de stablité

Les contours exacts de cet îlot de stabilité ne sont toutefois pas clairement établis, car les nombres magiques de protons semblent plus difficles à préciser dans les noyaux riches en neutrons que dans les noyaux plus légers[5], de sorte que, selon les modèles, le nombre magique succédant à 82 serait à rechercher pour Z compris entre 114 et 126.

La théorie MM (pour Microscopic-Macroscopic) suggère de rechercher un îlot de stabilité concentré autour de l'ununquadium 298, dont le noyau à 114 protons et 184 neutrons serait « doublement sphérique », à la suite du plomb 208 (82 protons, 126 neutrons), ce à quoi la théorie de champ moyen relativiste (RMF, pour Relativistic Mean-Field Theory) suggère plutôt un îlot de stabilité diffus autour des noyaux 304Ubn, 306Ubb ou 310Ubh selon les paramètres retenus.

Le tableau de nucléides ci-dessous illustre à quel point ces noyaux 298Uuq, 304Ubn, 306Ubb et 310Ubh — représentés encadrés sur fond rouge et supposés être doublement sphériques ou doublement magiques selon les théories considérées — sont à l'écart des isotopes jusqu'à présent synthétisés, qui occupent une bande assez étroite s'arrêtant à l'ununoctium-294 :


Z →
↓ N
112 113 114 115 116 117 118 119 120 121 122 123 124 125 126 127
170 282Uub 283Uut                            
171 283Uub 284Uut 285Uuq                          
172 284Uub 285Uut 286Uuq 287Uup                        
173 285Uub 286Uut 287Uuq 288Uup 289Uuh                      
174   287Uut 288Uuq 289Uup 290Uuh                      
175     289Uuq 290Uup 291Uuh                      
176       291Uup 292Uuh   294Uuo                  
177         293Uuh                      
178                                
179                                
180                                
181                                
182                                
183                                
184     298Uuq           304Ubn   306Ubb       310Ubh  
185                                


Outre les sensibilités extrêmes qu'il faudrait être en mesure d'atteindre (de l'ordre du femtobarn, alors qu'on est aujourd'hui plutôt au niveau du picobarn), toute la difficulté à produire des noyaux situés dans l'îlot de stabilité visé réside précisément dans le fait qu'il faudrait disposer de quantités importantes d'atomes plus légers très riches en neutrons, en tout cas plus riches que ceux qui sont susceptibles d'être manipulés en laboratoire dans des expériences de fusion nucléaire aussi pointues que celles qui seraient nécessaires pour réaliser ce type d'expérience. Cette remarque est bien entendu de moins en moins vraie à mesure qu'on vise des atomes au numéro atomique de plus en plus élevé : du point de vue du rapport neutrons/protons, le noyau 298114 devrait être plus difficile à produire que le noyau 310126, lequel devrait requérir en revanche une sensibilité bien supérieure pour être détecté.

Ces démarches reposant sur les nombres magiques sont néanmoins quelque peu dépassées, car des calculs fondés sur l'effet tunnel montrent que, si de tels noyaux doublement magiques seraient probablement stables du point de vue de la fission spontanée, ils devraient cependant subir des désintégrations α avec une période radioactive de quelques microsecondes[6],[7],[8]. En revanche, le darmstadtium 293 pourrait au contraire être près du centre d'un îlot de relative stabilité défini par Z ∈ [104 ; 116] et N ∈ [176 ; 186].

Durée de vie de ces éléments

Les articles grand public évoquent souvent des périodes se chiffrant en années pour cet îlot de stabilité, mais l'ordre de grandeur pour des noyaux comportant plus d'une centaine de protons ne dépasse actuellement pas 16 heures pour le dubnium-268[9], qui compte 105 protons et 163 neutrons ; l'isotope le plus stable de l'ununquadium qui ait été produit à ce jour, l'ununquadium-289, n'aurait qu'une période radioactive que de 2,6 secondes, avec 114 protons et 175 neutrons, tandis que l'ununhexium-293 n'aurait une demi-vie que de 61 millisecondes.

Par conséquent, on ne s'attend pas à découvrir de nouveaux nucléides dont la période radioactive excéderait quelques minutes.

Notes et références

  1. (en) John Emsley, Nature's Building Blocks, Oxford University Press (ISBN 0198503407), p. 143,144,458 
  2. La source indique 29 heures, mais la valeur la plus citée est 16 heures.
  3. La source indique 0,72 secondes, mais les valeurs publiées pour les isotopes 277Mt, 278Mt et 279Mt dépassent actuellement la minute, et atteignent 30 minutes pour le 278Mt.
  4. G. Münzenberg, M. M. Sharma, A. R. Farhan, « α-decay properties of superheavy elements Z=113-125 in the relativistic mean-field theory with vector self-coupling of ω meson », dans Phys. Rev. C, vol. 71, 19 mai 2005, p. 054310 [texte intégral lien DOI] 
  5. Robert V. F. Janssens, « Nuclear physics: Elusive magic numbers », dans Nature, vol. 435, 2005, p. 897-898(2) [texte intégral lien DOI (pages consultées le 28/06/2009)] 
  6. C. Samanta, P. Roy Chowdhury and D.N. Basu, « Predictions of alpha decay half lives of heavy and superheavy elements », dans Nucl. Phys. A, vol. 789, 2007, p. 142–154 [lien DOI] 
  7. P. Roy Chowdhury, C. Samanta, and D. N. Basu, « Search for long lived heaviest nuclei beyond the valley of stability », dans Phys. Rev. C, vol. 77, 2008, p. 044603 [texte intégral lien DOI] 
  8. P. Roy Chowdhury, C. Samanta, and D. N. Basu, « Nuclear half-lives for α -radioactivity of elements with 100 < Z < 130 », dans At. Data & Nucl. Data Tables, vol. 94, 2008, p. 781 [lien DOI] 
  9. It's Elemental : le dubnium, no 105.

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