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Correction des eaux du Jura
La correction des eaux du Jura est une vaste entreprise d'aménagements hydrauliques réalisée en Suisse dans la région des trois lacs de Neuchâtel, Morat et Bienne. Ces aménagements comprennent des opérations de curages, d'assainissement et de détournement de cours d'eau. Les travaux ont eu lieu en trois phases au cours des XIXe et XXe siècles.
La correction a permis de réguler l'hydrologie de la région des trois lacs. Elle limite le risque d'inondation et protège en particulier la région des crues de l'Aar. Elle a également libéré des terres en participant à l'assèchement de la zone marécageuse située entre ces lacs.
De nombreux cours d'eau ont été aménagés en Suisse : le Rhône a subi plusieurs corrections depuis le XIXe siècle et de tels travaux sont toujours d'actualité[1]. Mais la correction des eaux du Jura reste la plus grande entreprise d'aménagement fluvial jamais réalisée en Suisse[Vischer 1].
Sommaire
Géographie
Située sur le plateau suisse, au pied du Jura, la région des trois lacs fait partie du bassin versant du Rhin, l'ensemble des cours d'eaux de la région se jetant dans l'Aar, affluent du Rhin.
Avant les travaux entrepris en 1868, l'Aar n'alimentait pas le lac de Bienne mais se divisait en plusieurs branches à partir d'Aarberg pour rejoindre la Thielle, émissaire du lac, près de Büren an der Aare. En fonction des conditions météorologiques et hydrologiques, les dépôts alluvionnaires ainsi que des objets charriés par le courant pouvaient former des barrages sur le cours de l'Aar, engendrant une montée des eaux en amont.
La zone concernée par la correction des eaux du Jura s'étend sur environ 100 km entre La Sarraz et Luterbach, sur le territoire des actuels cantons de Vaud, Fribourg, Neuchâtel, Soleure, Berne et du Jura.
Histoire
Des recherches archéologiques ont montré que, depuis l'âge du bronze, le niveau des lacs et des rivières est monté de plusieurs mètres, devenant une menace pour la population dès 1500[Vischer 1]. De leur côté, dès le XVe siècle, les chroniques relatent des crues et des inondations régulières dans la région marécageuse du Seeland (« région des trois lacs » en allemand). Il est même arrivé que les trois lacs s'étendent au point de n'en former plus qu'un. En 1651, l'Aar déborde en amont de Soleure et forme un « grand lac de Soleure », depuis cette ville jusqu'au trois lacs réunis. Selon Schneider, cette crue marque le niveau record des temps historiques.[Vischer 2].
Ces inondations ont eu de nombreuses conséquences sur les populations locales : dès la seconde moitié du XVIe siècle, lorsque les premières plaintes sont enregistrées, l'appauvrissement des récoltes et le risque élevé d'épidémies de malaria poussent les habitants à abandonner leurs villages. Il n'est pas anodin que l'initiateur du projet de correction des eaux du Jura soit Johann Rudolf Schneider médecin de son état[Vischer 3]. Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, la recrudescence des crues que connaît l'ensemble du bassin hydrographique suisse contribue à l'aggravation de la situation, forçant les autorités à prendre des décisions afin de lutter contre ces inondations[2]. Plusieurs projets sont alors lancés et des mesures prises, en particulier la suppression de différents ouvrages situés sur le cours de la Thielle à Brügg en 1674.
En 1707, un plan de la Thielle, du lac de Bienne jusqu'à sa jonction avec l'Aar, est dressé par Samuel Bodmer, un lieutenant d'artillerie et géomètre bernois. Dans cet ouvrage, celui-ci propose la réduction du cours de la rivière par la coupure d'un méandre. En 1749, Antoni Benjamin Tillier, premier fonctionnaire engagé par la Confédération pour ne s'occuper que de l'aménagement des rivières, fait curer le lit de la Thielle à Nidau et à Brügg[Vischer 4].
Plus tard, deux inondations en 1831 et 1832 provoquent la création d'un comité d'initiative à Nidau. Au milieu des années 1830, ce comité présidé par Johann Rudolf Schneider travaille sur un projet de détournement de l'Aar dans le lac de Bienne et charge de cette mission, en 1840, l'ingénieur en chef du canton des Grisons, Richard La Nicca[3].
Projet de Richard La Nicca
Deux ans plus tard, en 1842, Richard La Nicca présente son Rapport assorti de propositions en vue de corriger les eaux du Jura[4]. Celui-ci préconise la réalisation de différents travaux, à savoir le détournement de l'Aar d'Aarberg au lac de Bienne par le canal de Hagneck, celui de l'Aar augmentée de la Thielle à la sortie du lac de Bienne par le canal de Nidau-Büren ; la correction de la Broye entre les lacs de Morat et de Neuchâtel (canal de la Broye), de la Thielle entre les lacs de Neuchâtel et de Bienne (canal de la Thielle) et de l'Aar de Büren à l'embouchure de l'Emme à Luterbach. Enfin, le projet prévoit également l'assainissement des marécages dans le Grand Marais et les zones avoisinantes[5].
Son projet final, qui est par la suite mis en œuvre sous le nom de « première correction des eaux du Jura », est soumis aux autorités en 1852 : les différentes opérations sont classées en trois catégories[Vischer 5] :
- catégorie 1 : curages locaux des rivières émissaires des lacs et de l'embouchure de la Thielle dans l'Aar à Meienried, en amont de Büren ;
- catégorie 2 : travaux de plus grande ampleur sur la Thielle et sur l'Aar, de manière à déplacer vers l'aval la confluence de la Thielle et de l'Aar et ainsi à rendre le niveau du lac de Bienne moins dépendant des objets charriés par l'Aar ;
- catégorie 3 : détournement de l'Aar, soit dans le lac de Bienne, soit dans le lac de Neuchâtel, afin d'y déposer les débris qu'elle charrie.
Première correction (1868-1878)
Un arrêté fédéral, pris en 1857, prescrit la réalisation du projet de Richard La Nicca en tant qu'œuvre commune de la Confédération et des cantons de Vaud, Neuchâtel, Fribourg, Berne et Soleure. Dans un premier temps, seuls certains travaux de la première catégorie sont entrepris. Des travaux plus lourds (catégorie 2 ou 3) ne sont alors pas réalisables faute de moyens financiers, de vision politique et de connaissances techniques[Vischer 5]. Cette décision est accompagnée d'un crédit de cinq millions de francs pour accomplir une première tranche de travaux.
Les travaux débutent en 1868, soit 28 ans après les premiers débats des travaux du comité. Selon l'arrêté fédéral de 1867, la Confédération devait assumer la surveillance des travaux ; les autorités délèguent finalement cette charge à Richard La Nicca et William Fraisse[6] dont les tâches consistent à superviser les chantiers et en rendre compte aux responsables politiques.
Pour les travaux de la première correction, deux corrections sont distinguées, l'inférieure et la supérieure : la « correction inférieure » regroupe la déviation de l'Aar et ses travaux associés autour du lac de Bienne ; la « correction supérieure » regroupe les travaux en amont de la Thielle (lacs de Neuchâtel et Morat). La « correction inférieure » est aussi appelée « correction bernoise » car les travaux concernant les zones en aval de Büren ayant été repoussés à des dates indéterminées, la « correction inférieure » ne concernait plus que le territoire bernois.
Correction inférieure dite bernoise
Les travaux de déviation de la Kander ont montré qu'il est nécessaire d'élargir et d'aménager le cours de la rivière émissaire d'un lac avant d'augmenter le débit entrant dans celui-ci. En effet, au cours de ces travaux, la Kander fut déviée dans le lac de Thoune sans que le cours de l'Aar à la sortie de ce lac ne soit amménagé en conséquence, ce qui provoqua des inondations à Thoune, ville située sur le cours de l'Aar à la sortie du lac. Cet épisode servit de leçon aux travaux hydrologiques en Suisse. Dans le cas du lac de Bienne, l'augmentation du débit entrant due à l'Aar a été estimée à 290 %[Vischer 6].
La correction bernoise commence par la construction du canal de Nidau-Büren, canal émissaire du lac de Bienne, afin d'augmenter la capacité d'évacuation de ce lac. Peu de temps après le début des travaux du canal, le niveau du lac de Bienne diminuant, les travaux situés en amont de ce lac commencèrent. En 1873, le creusement du canal de Hagneck débuta. La principale difficulté de ses travaux fut la traversée des collines de Seerücken, passage long de 900 m et profond de 34 m qui nécessita l'excavation d'un million de m3 de matériaux[Vischer 7].
Un vaste réseau de petits canaux de drainage fut aussi creusé afin d'assainir tous les marais situés entre les lacs. Ces travaux sont appelés « correction intérieure ».
Correction supérieure
Les travaux de la correction supérieure ont consisté en l'aménagement des cours d'eau reliant les trois lacs. L'ingénieur en chef dirigeant cette partie des travaux est le Neuchâtelois Henri Ladame. Les travaux débutent en 1874 par le creusement du canal de la Broye entre les lacs de Morat et Neuchâtel. La Broye est une rivière du plateau suisse, elle alimente le lac de de Morat puis coule de ce lac dans celui de Neuchâtel, où elle rejoint la Thielle. Le canal de la Broye est en fait l'aménagement et la rectification du cours de la Broye entre ces deux lacs. En 1875, ce sont les travaux du canal de la Thielle qui commencent, canal reliant les lacs de Neuchâtel et Bienne. La Thielle est la rivière alimentant le lac de Neuchâtet, rejoignant ensuite le lac de Bienne[Vischer 8]. Avant la correction des eaux du Jura, elle devenait un affluent de l'Aar en aval du lac de Bienne. Depuis, la confluence a lieu dans ce lac. De même que pour celui de la Broye, les travaux de creusement du canal de la Thielle sont en fait un élargissement et une rectification du cours. Les travaux de ces deux canaux ont permis de faire disparaître des méandres, présents sur les anciens cours des deux rivières et de donner aux lacs un niveau commun.
Résultats et conséquences
Avec ces quatre canaux et divers barrages de régulation, la situation hydrologique du Seeland a changé : le niveau des lacs de Morat, Neuchâtel et Bienne s'est abaissé d'environ 2,5 mètres et ils forment comme un unique réservoir fonctionnant sur le principe des vases communicants. De plus, l'Aar passe dorénavant par le lac de Bienne.
Toutes ces modifications ont eu différentes conséquences sur les rives des lacs et sur la zone marécageuse intermédiaire. Les lacs ont diminué en superficie : le lac de Neuchâtel perdant 23,7 km2, le lac de Bienne 3,3 km2 et le lac de Morat 4,6 km2. Il fallut adapter divers éléments à ce nouveau niveau, notamment les bateaux à vapeur de grande taille qui effectuaient déjà un certain trafic sur les lacs, ainsi que les ports et les quais[Vischer 8]. Les travaux de la première correction des eaux du Jura ont eu les effets escomptés et sont considérés comme un succès. À Nidau, un monument est inauguré en 1908 en l'honneur de Johann Rudolf Schneider et de Richard La Nicca avec comme inscription « A ceux qui l’ont sauvé de sa grande détresse, le Seeland reconnaissant ». Cependant, des inquiétudes naquirent, concernant notamment l'affaissement d'anciennes tourbières suite à l'oxydation de la tourbe exposée à l'air par la baisse du niveau de l'eau[Vischer 8]. L'assèchement et l'aménagement des terrains plats entre les trois lacs ont pris quelques décennies mais ces terrains sont devenus de vastes zones agricoles.
La Nicca avait prévu la nécessité de la deuxième correction des eaux du Jura conçue pour consolider les résultats obtenus par la première.
Mise en service en 1939 du barrage de régulation de Port
Durant la première correction, un barrage provisoire est édifié sur le canal de Nidau-Büren afin de maintenir le niveau d'eau dans le lac de Bienne. De capacité insuffisante, il est rapidement remplacé par un nouvel ouvrage en 1887[Vischer 9].
Celui-ci montre ses limites, notamment lors d'une crue en 1910. Les cantons de Vaud, Neuchâtel et Fribourg demandent sa destruction, mais il ne sera que modifé en 1911 et 1915 avant la construction du nouveau barrage de régulation de Port en 1936, achevée en 1939[Vischer 7] : ce barrage permet le contrôle du niveau des trois lacs et du débit de l'Aar, les trois lacs servant de zone tampon absorbant les eaux de l'Aar en cas de crue[7].
Seconde correction
Les travaux de la seconde correction furent moins lourds que ceux de la première. En partie déjà envisagés par La Nicca, ces travaux se sont déroulés entre 1962 et 1973. Ils ont essentiellement porté sur la construction du barrage de Flumenthal. Le cours de l'Aar a de nouveau été corrigé entre Büren et Flumenthal afin de faire disparaître le verrou de l'Emme. Les canaux de la Broye, de la Thielle et Nidau à Büren ont été élargis et approfondis, leurs rives étant aussi aménagées[8].
Cette seconde correction des eaux du Jura a permis de réduire encore les variations de niveau des trois lacs : d'une part, le niveau des hautes eaux a été adapté à l'affaissement des terres, c'est-à-dire abaissé d'un mètre environ ; d'autre part, le niveau d'étiage a été relevé de presque un mètre, au profit de la navigation fluviale, de la pêche et du paysage. L'Aar est navigable entre Bienne et Soleure, un service régulier de bateaux y a d'ailleurs été établi[8].
Depuis l'achèvement de la seconde correction des eaux du Jura, aucune grande inondation n'a eu lieu dans le Seeland jusqu'à celle d'août 2007 heureusement moins importante que les précédentes.
Condition de Murgenthal
La « condition de Murgenthal » est une règle fixée dans le cadre de la correction des eaux du Jura. Elle stipule que le débit de l'Aar ne doit pas dépasser 850 m3/s à la station limnimétrique de Murgenthal[9] qui est située en aval de la confluence de l'Aar et de l'Emme.
Quand le débit de l'Emme augmente, le débit de l'Aar augmente également en aval de leur confluence, ce qui peut engendrer des crues en aval dans les cantons de Soleure et d'Argovie. Ainsi, la « condition de Murgenthal » fixe le débit que l'Aar ne doit pas dépasser : si le débit augmente trop, le barrage de Port limite le débit de l'Aar en amont, les trois lacs servant à absorber la crête de la crue de l'Aar ; une fois que le débit de l'Emme le permet, le barrage de régulation de Port laisse de nouveau passer l'Aar avec un fort débit[10].
Situation au début du XXIe siècle
La correction des eaux du Jura a mis en place un système de gestion du débit de l'eau dans l'Aar. Cette situation a cependant montré ses limites avec la survenue d'inondations. En effet, en août 2007, le débit de l'Aar est monté à 1 260 m3/s à Murgenthal et le lac de Bienne a dépassé sa limite de crue de 54 centimètres[9].
Annexes
Sources et bibliographie
- Matthias Nast, Terres du lac, l'histoire de la correction des eaux du Jura.
- Daniel L. Vischer, Histoire de la protection contre les crues en Suisse, Rapports de l'Office fédéral des eaux et de la géologie, 2003.
Notes et références
- Références Vischer
- ↑ a et b Daniel L. Vischer, Histoire de la protection contre les crues en Suisse, p. 105.
- ↑ Schneider cité par Vischer, Histoire de la protection contre les crues en Suisse, p. 106.
- ↑ Vischer, p. 26
- ↑ Vischer, p. 107
- ↑ a et b Peter cité par Vischer, Histoire de la protection contre les crues en Suisse, p. 106.
- ↑ Vischer cite Schnitter, Histoire de la protection contre les crues en Suisse, p. 111.
- ↑ a et b Vischer, p. 113
- ↑ a , b et c Vischer, p. 115
- ↑ Vischer, p. 112
- Autres références
- ↑ [pdf] canton du Valais, « Plan sectoriel 3ème correction du Rhône ». Consulté le 7 août 2008
- ↑ [pdf] Mario Annoni, « Terres du lac - L'histoire de la correction des eaux du Jura » sur www.schlossmuseumnidau.ch, Fondation du château de Nidau. Consulté le 21 mai 2008
- ↑ La Nicca, Richard en français, allemand et italien dans le Dictionnaire historique de la Suisse en ligne.
- ↑ Richard La Nicca, Rapport et propositions concernant la correction des eaux du Jura : Présenté à la Direction de la Société de fondation pour la correction de ses eaux., J. A. Weingart, Berne, 1842 (OCLC 79116561)
- ↑ Correction des eaux - 2 - Les grandes déviations des XVIIIe et XIX e siècles en français, allemand et italien dans le Dictionnaire historique de la Suisse en ligne.
- ↑ Selon Alphonse Alexis Debauve, Manuel de l'ingénieur des ponts et chaussées, rédigé conformément au programme annexé au décret du 7 mars 1868 réglant l'admission des conducteurs des ponts et chaussées au grade d'ingénieur, Dunod, Paris, 1871
- ↑ [pdf] Raymond Kocher, Bernhard Schudel et Ernst Hunz, Barrage de régulation de Port : La pièce maîtresse de la correction des eaux du Jura, Direction des travaux publics, des transports et de l’énergie, Berne, 2009
- ↑ a et b Canton de Berne, « Correction des eaux du Jura » sur Site du canton de Berne. Consulté le 30 novembre 2008
- ↑ a et b Communiqué de la Confédération suisse au sujet des inondations de 2007
- ↑ Office de l’économie hydraulique du canton de Berne, Régulation du niveau des lacs du Pied du Jura en cas de crues, p. 3.
Articles connexes
- Hydrologie de la Suisse
- Déviation de la Kander
- Correction de la Linth
- Correction du Rhône en amont du lac Léman
Liens externes
- Correction des eaux du Jura, sur le site du canton de Berne
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