- Sâmkhya
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Sāṃkhya (en devanāgarī: सांख्य )[1] ou Sāṅkhya[N 1], terme sanskrit, se présente sous deux orthographes qui correspondent à deux sens apparentés et datent de deux époques littéraires indiennes différentes, distantes des nombreux siècles: de la première rédaction du Rig-Veda à la compilation doctrinale du Sāṃkhyakārikā au IVe siècle ou Ve siècle de l'ère courante.
La Saṃkhyā, mot féminin, signifiant « énumération », est référée dans le Rig-Veda par la mention de l'auteur d'un hymne védique aux gémeaux, les Ashvins, à savoir « Atri fils de Sankhya[2] ».
Le Sāṃkhya, mot neutre, parfois nommé satkāryavāda[N 2] (sat, « vrai » ; kārya, « chose » ; vāda, « affirmation »), désigne un des plus anciens systèmes philosophiques hindous, dont le principe fondamental consiste dans la détermination et la recherche des catégories du Réel, à travers l'énumération (la Saṃkhyā) de ses multiples constituants. La tradition rapporte que le fondateur de cette doctrine est Kapila, sage et mystique considéré par la suite comme une réincarnation soit d'Agni, soit de Krishna, soit de Vishnou. La doctrine du sage Kapila se transmet à travers ses successeurs jusqu'à Īśvarakṛṣṇa, compilateur de la Sāṃkhyakārikā (kārikā signifie « strophes doctrinales ») au IVe siècle ou Ve siècle ap. J.-C. Outre Kapila et Īśvarakṛṣṇa, les principaux représentants de cette école sont Vācaspati Miśra au IXe siècle et l'auteur anonyme des Sāṃkhya-sūtra au XVe siècle[3].
Le Sāṃkhya est connu aujourd'hui comme une école de la philosophie indienne orthodoxe (āstika) ou plus particulièrement comme un des six darśana.
Sommaire
Étymologie
La langue sanskrite construit différents mots sur la racine KHYĀ- (ख्य), khyāti est un verbe signifiant « il est nommé » au sens passif de « s'appeler » comme au sens causatif de « faire connaître », khyāti est aussi un nom féminin traduit par « nom, renommée[4] ».
L'utilisation du préfixe SAM- (avec, ensemble)[5] permet de composer le verbe saṃkhyāti et le nom saṃkhyā. Le verbe se traduit en français par « il compte, il calcule »; si le nom est neutre il se traduit par « nombre », s'il est masculin par « érudit », s'il est féminin par « nombre arithmétique » ou « nombre grammatical[6] ».
L'allongement vocalique du préfixe SAM- en SĀM- permet de construire le nom neutre sāṃkhya très spécifique puisqu'il s'applique uniquement à la « doctrine philosophique fondée sur la discrimination et attribuée à Kapila »; au masculin ce mot désigne un « adepte de cette doctrine[7] ».
Saṃkhyā et védisme
L'antique védisme repose sur une tradition orale de bénédictions (sūkta[N 3]) cristallisée en écrits entre -1400 et -1200 avant l'ère courante[8], pour former la première collection (saṃhitā) de versets (rk, rig) connue, la Ṛgveda-saṃhitā.
Le terme Saṃkhyā apparaît dans les premiers textes écrits du védisme rassemblés dans cette Ṛgveda-saṃhitā. Le premier sūkta (hymne) de la huitième lecture (adhyāya) de la huitième section (ashtaka) de la traduction française du Rig-Veda par Alexandre Langlois est attribué au Sage rishi nommé Atri fils deSankhya[9].
Atri signifie littéralement « sans troisième », le préfixe a- que Jean Varenne qualifie de « privatif[10] » précède dans ce mot le thème -tri que Louis Renou traduit par « trois, triade, triplicité[11] ».
Une énumération (saṃkhyā) génère un dénombrement, lorsque cette énumération s'arrête au deuxième terme sans atteindre un troisième (atri), le dénombrement effectué établit une dyade, une parité, une dualité. L'expression védique « Atri fils de Saṃkhyā » renvoie ainsi l'auditeur à la notion de dualité, confirmée par la dédicace de l'hymne en épigraphe « aux Ashvins » les seuls deva gémeaux du panthéon védique.
Un millénaire sépare cette notion primitive de la Saṃkhyā (nom féminin) de cette autre notion du Sāṃkhya (nom neutre) que l'on trouve dans la Śvetāśvatara Upaniṣad[12] (composée entre -400 et -200 avant l'ère courante) au sens de « ce qui repose sur le nombre[13] ».
Sāṃkhya dans l'hindouisme
Conception philosophique du Sāṃkhya
Par opposition à la conception moniste des Upaniṣad (brahmanisme), le Sāṃkhya est un système essentiellement dualiste[14]. Les réalités fondamentales, selon le Sāṃkhya, sont au nombre de deux, indépendantes l'une de l'autre : la Prakriti, le principe actif mais privé de conscience, cause première de l'univers ou matière causale indifférenciée et le Puruṣa, le principe intelligent, "conscient".. mais passif[14].
Cette opposition entre activité et passivité, mouvement et repos, devenir et être, représente le fondement de l'univers. La prakriti, matière primordiale, ou énergie, se compose de trois qualités ou états (guṇa, littéralement : « fil ») : le sattva ou facteur « lumineux » ou « paisible », associés respectivement à des sensations d'apathie ou de paix; le rajas ou facteur « actif », « doué d'énergie », « passionnel » et le tamas ou facteur « ténébreux », « pesant », « inerte », « sans force[14] ».
Tant que ces propriétés se trouvent en équilibre, aucun événement ne vient troubler la paix absolue du cosmos ; mais au moment où l'un des trois prend le pas sur les autres, les processus dynamiques de l'univers s'enclenche, la matière se développe avec ses cinq éléments — terre, eau, feu, air, éther. Du jeu des trois facteurs naissent, à travers une chaîne infinie d'évolutions, les objets et les individus, les caractéristiques psychophysiques du monde empirique et le samsāra, ou cycle des réincarnations[14].
Les consciences individuelles (puruṣa), en elles-mêmes immatérielles, sont néanmoins reliés à la matière et, grâce à celle-ci, prennent un nom, un corps et des caractéristiques propres. C'est de là que dériverait la fausse croyance selon laquelle les consciences feraient partie de la matière, un malentendu illustré par la parabole de la Lune : « De même que la lune n'est pas rattachée à l'eau, dans laquelle cependant elle se reflète, de même la conscience éternellement immuable est disjointe de la matière et de ses manifestations, et elle n'est pas troublée par elle[14]. »
Lorsque la conscience, reconnaîtra que les propriétés physiques et les phénomènes empiriques ne sont rien d'autre que des manifestations de la matière primordiale (prakriti), commune à tous les êtres vivants, étrangères donc à « l'esprit absolu », alors seulement elle sera en état de se libérer de l'emprise de la matière et du cycle des réincarnations[14].
Quand le puruṣa sera pleinement conscient du fait qu'il est étranger à l'action et au sensible, et qu'il reconnaîtra la prakriti comme moteur unique des phénomènes physiques et psychiques, il pourra retourner au repos qui le caractérise[14].
L'éthique du Sāṃkhya
L'éthique que sous-tend cette vision est à rattacher à la représentation des propriétés de la matière. La roue cosmique, qui, grâce à la force du brahman, tourne en parcourant le cycle éternel des printemps, étés, automnes et hivers, de la pluie et du soleil, du jour et de la nuit, détermine aussi le destin de l'homme et son cycle de naissance et de mort, de bonheur et de malheur, de richesse et de pauvreté : « De même qu'un insecte se laisse entraîner par la roue d'un char à bœufs sur laquelle il s'est posé, de même l'homme se laisse transporter par l'énergie des guṇa[14]. »
L'homme dominé par le tamas est sans force, inconstant, asservi aux contingences de la vie et dans un état de perpétuelle torpeur. La chance l'enivre, la douleur le plonge dans le désespoir et l'apathie ; il n'a conscience que du multiple, il ignore l'unité[14].
En revanche, l'homme régi par le rajas est actif et plein de force, ambitieux et passionné ; il met son zèle et ses énergies au service de son ego[14].
Rajas ou tamas constituent la māyā, c'est-à-dire le monde illusoire des apparences[14].
L'homme qui sait regarder et reconnaître le monde des apparences est celui qui parcourt le chemin vers la bonté et la vérité ; sa vie est dominée par le sattva, et quiconque est à même de saisir la vérité, laisse derrière lui l'avidité et la haine, l'envie et la paresse, les égoïsmes et l'attachement aux choses, la fausse et déformante conscience du « moi » et du « mien », causes premières du mal[14].
Sāṃkhya et Yoga
Le Sāṃkhya a inspiré en partie la pratique du yoga[14]. C'est ainsi qu'au cinquième siècle[N 4] de l'ère courante, Patañjali dans ses Yogasūtra[15] donne à la pratique du yoga une base métaphysique inspirée de la théorie du Sāṃkhya[16].
Notes
- The Sanskrit Heritage Dictionary de Gérard Huet La forme Sāṅkhya est une variante du terme sanskrit translittéré Sāṃkhya selon
- En référence á l'une de ses doctrines essentielles, selon laquelle l'effet (kārya) existe (sat) dans la cause. Cette théorie l'oppose notamment au Vedānta, pour qui l'effet est illusion (māyā), aux bouddhistes pour qui il n'existe pas, et au Vaiśeṣika, pour qui l'effet n'existe pas dans la cause. Sāṃkhyakārikā 9: L’effet existe [dans la cause] parce que ce qui n’existe pas ne crée pas, parce que sa cause matérielle est préhensible, parce qu’il ne se produit pas de toute origine, parce que ce qu’il se crée selon la capacité (l’efficience) de sa possibilité et parce qu’il est de la nature de la cause. asadakaraṇād upādānagrahaṇāt sarvasambhavābhāvāt śaktasyaśakyakaraṇāt kāraṇabhāvāc ca satkāryam (A History of Indian Philosophy, Volume 1 by Surendranath Dasgupta,p.257)
- su-ukta signifie littéralement « bien dit », Alexandre Langlois traduit sūkta par « hymne ».
- Selon la plupart des indianistes contemporains, la composition des Yogasūtra s'échelonne entre -200 et plus 500 de l'ère courante
Références
- The Sanskrit Heritage Dictionary de Gérard Huet
- Source : Alexandre Langlois, Rig-Véda ou livre des hymnes, 1872 (réédition en 1984).
- Source : Gerhard J. Bellinger, Encyclopédie des religions, 2000.
- Stchoupak & Nitti & Louis Renou, Dictionnaire sanskrit-français, page 221.
- Jean Varenne, Grammaire du sanskrit, page 47, §65.
- Stchoupak & Nitti & Louis Renou, opus citatum, page 765.
- Stchoupak & Nitti & Louis Renou, op. cit., page 827.
- David M. Knipe, professeur au département des études sud-asiatiques à l'Université du Wisconsin, article Rig Veda dans The Perennial Dictionary of World Religions (originally Abingdon Dictionary), page 623.
- Alexandre Langlois, op. cit., page 599 à droite.
- Jean Varenne, op.cit., page 44, §57.
- Stchoupak & Nitti & Louis Renou, op. cit., page 291.
- Āranyaka. Jan Gonda, Le religioni dell'India, Veda e antico induismo, pages 46 et 47, date du sixième siècle avant l'ère courante la rédaction des premières Upanishad encore liées à la tradition des
- Louis Renou, Aliette Silburn, J.Bousquet et E.Lesimple, Kausitaki Upanisad, Svetasvatara Upanisad, Prasna Upanisad, Taittiriya Upanisad - Tomes 6 à 9.
- d'après Gerhard J. Bellinger, L'Encyclopédie des religions.
- Mircea Eliade, Techniques du Yoga, Paris 1948.
- Jan Gonda, op. cit., page 398.
Bibliographie
- Alexandre Langlois, Rig-Véda ou Livre des hymnes, 646 pages, Maisonneuve et Cie, 1872, réédité par la Librairie d'Amérique et d'Orient Jean Maisonneuve, Paris 1984,
(ISBN 2720010294) - Jan Gonda, Die Religionen Indiens, Band 1: Veda und älterer Hinduismus, 1960, traduction italienne de Carlo Danna sous le titre Le religioni dell'India : Veda e antico induismo, 514 pages, Jaca Book, Milano 1980, ISBN
- Jan Gonda, Védisme et hindouisme ancien. Traduit de l'allemand par L. Jospin, 432 pages, Payot, Paris 1962, ISBN (épuisé)
- Kreith Crim, General Editor, The Perennial Dictionary of World Religions, originally published as Abingdon Dictionary of Living Religions, 830 pages, Harpers and Row, Publishers, San Francisco 1981, (ISBN 9780060616137)
- Gerhard J. Bellinger, Knaurs Grosser Religions Führer, 1986, traduction française préfacée par Pierre Chaunu sous le titre Encyclopédie des religions, 804 pages, Librairie Générale Française, Paris 2000, Le Livre de Poche, (ISBN 2253131113)
- Louis Renou, Aliette Silburn, J.Bousquet et E.Lesimple, Kausitaki Upanisad, Svetasvatara Upanisad, Prasna Upanisad, Taittiriya Upanisad - Tomes 6 à 9, Éd. Jean Maisonneuve, Paris 2005. (ISBN 9782720009723)
- N. Stchoupak, L. Nitti et Louis Renou, Dictionnaire sanskrit-français, 897 pages, Librairie d'Amérique et d'Orient, Jean Maisonneuve Successeur, Paris 1932, réédition 1987.
(ISBN 2-7200-1049-9) - Jean Varenne, professeur à l'université de Provence, Grammaire du sanskrit 128 pages, Presses Universitaires de France, collection "Que sais-je" n° 1416, Paris 1971.
(ISBN 9782130358947) - Mircéa Eliade, Patañjali et le Yoga, 220 pages, Éditions du Seuil, Paris 1962 ISBN
Voir aussi
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