Jeanne d'Arc : naissance d'un mythe républicain, clérical et nationaliste

Jeanne d'Arc : naissance d'un mythe républicain, clérical et nationaliste

Mythes de Jeanne d'Arc

Au cours des siècles, et principalement à partir du XIXe siècle, la figure historique de Jeanne d'Arc a été reprise par de nombreux auteurs pour illustrer ou cristalliser des messages religieux, philosophique ou politique. L'image de Jeanne d'Arc a ainsi fait l'objet depuis la fin XIXe siècle de récupération par différents partis politiques tant de la gauche que de la droite, et par différents courants de pensée philosophiques ou religieux pour des raisons parfois contradictoires, faisant même de Jeanne d'Arc en France un personnage officiel. Elle ainsi pu, par exemple, illustrer pour Michelet une « sainte laïque » ou encore, à partir de son procès en canonisation en 1897, représenter le symbole d'une chrétienne luttant pour sa foi et sa patrie. Dans le domaine politique, elle est reprise par de nombreuses partis et figures politiques qui vont du parti socialiste, avec entre autres Jean Jaurès, jusqu'à l'extrême droite. Si Jeanne d'Arc s'est imposée parmi les principales figures de l'histoire de France, c'est en partie dû aux nombreux relais littéraires, politiques et religieux qui ont mis en avant le personnage depuis plus de quatre siècles :

Sommaire

Jeanne d'Arc vue par Voltaire

En 1762, Voltaire publie un livre, qui se veut un pastiche du style de l'épopée héroïque, La Pucelle d'Orléans. Il s'agit d'un texte, composé de 21 chants, qui produit des effets burlesques et comiques en détournant certaines particularités narratives du genre (archaïsmes incongrus, interpellation du lecteur, rapprochements triviaux des protagonistes du récit, etc.). Ainsi la monture de Jeanne d'Arc est un âne ailé (Pégase aux deux longues oreilles) qui transporte sa maîtresse de façon quasi instantanée aux endroits où sa présence est nécessaire. Cet âne tente d'assouvir sa concupiscence sur Jeanne d'Arc et est abattu par Dunois, l'un des capitaines de Jeanne d'Arc, capitaine auquel elle sacrifie alors sa vertu. Voltaire dans sa correspondance ne prend guère au sérieux « tante coglionerie » (« tant de couillonnades ») mais il revient encore au personnage de Jeanne d'Arc en 1775 dans l'Essai sur les mœurs. Dans un style certes différent mais avec un état d'esprit identique, il dénonce la crédulité populaire, l'intervention de la providence dans l'Histoire et les dérives criminelles découlant du sectarisme religieux.

Une Jeanne d'Arc cristallisant le sentiment national pour Michelet

Enluminure

C'est cependant à la plume alerte de l'historien Jules Michelet que l'on doit la transformation la plus radicale du personnage en 1841. Cette année-là en effet, il publie un livre, intitulé Jeanne d'Arc (en fait le Livre V de son Histoire de France), et fait entrer cette jeune femme dans la catégorie des héros incarnant le peuple. Il appuie son argumentation sur les origines modestes de Jeanne, ses origines provinciales, son absence de culture savante, la naïveté de sa pratique religieuse, son bon sens qui empêche de la ranger dans le camp des illuminés, ses instants de doute et de faiblesse… En s'imposant à ses capitaines par son exemplarité, en réalisant l'unité autour de sa personne, Jeanne d'Arc est à l'origine, selon Michelet, d'une des étapes décisives de la construction de la France. Elle cristallise le sentiment national du peuple français et fait émerger le nationalisme. Sa vision de Jeanne fait un parallèle, troublant pour cet historien athée, avec le Christ. Jeanne se plie à sa mission dont elle sait qu'elle lui coûtera la vie.

« Souvenons-nous toujours, Français, que la patrie chez nous est née du cœur d'une femme, de sa tendresse et des larmes, du sang qu'elle a donné pour nous. »

Cette vision, par un historien républicain et libre-penseur d'une Jeanne d'Arc populaire — fille du peuple, oubliée par le roi Charles VII, martyrisée par l'Église, héroïne du peuple — est amplifiée avec la publication par Jules Quicherat, un élève de Michelet, des actes des deux procès (en latin) d'après les manuscrits de la Bibliothèque nationale de France (1841-1849). Puis Henri Martin, un autre historien républicain, publie en 1856 un livre sur « Jeanne Darc » (en démocratisant l'orthographe) faisant de celle-ci l'incarnation de l'esprit et des vertus gauloises, la « pure essence » française. Selon lui, elle représente un « messie de rationalité » s'opposant au clergé romain. La longue notice de Pierre Larousse dans le Grand Dictionnaire du XIXe siècle (1870) synthétise parfaitement les sentiments des républicains, souvent libres penseurs : « 1) Jeanne Darc eut-elle réellement des visions ? (non). 2) Son mobile le plus certain ne prit-il pas sa source dans les mouvements d'un patriotisme exalté ? (oui). 3) Quels furent les vrais sentiments du roi à son égard ? (indifférence et défiance). 4) Quelle a été dans tous les temps la vraie pensée du clergé pour Jeanne (entraver sa mission, la faire mourir et, sous prétexte de la réhabiliter, charger de légendes sa mémoire). » Ces propos sont écrits un an à peine après le panégyrique de Mgr Dupanloup à Orléans évoquant la sainteté de Jeanne d'Arc.

Les socialistes revendiquent eux aussi cette approche de Jeanne d'Arc. Ainsi Lucien Herr, bibliothécaire de l'École normale supérieure, écrit dans Le Parti Ouvrier, sous le pseudonyme de Pierre Breton, le 14 mai 1890 un article dont le titre est Notre Jeanne d'Arc qui dénie à l'Église catholique tout droit d'instaurer le culte de celle qu'elle a brûlé quelques siècles plus tôt (« Jeanne est des nôtres, elle est à nous ; et nous ne voulons pas qu'on y touche »). Charles Péguy, normalien et socialiste, ami de Lucien Herr, compose sa première Jeanne d'Arc en 1897 qui est dédiée « à toutes celles et à tous ceux qui seront morts de leur mort humaine pour l'établissement de la république socialiste universelle ». Péguy dans son livre, qui ne connaît guère de succès, choisit cependant, loin des critères de l'histoire positiviste, de privilégier la forme dramatique et de centrer son écriture sur la vie personnelle et la vie intérieure de Jeanne. Ainsi la vocation de Jeanne d'Arc ne doit rien aux « voix » mais plutôt à sa hantise du mal et de la révolte qu'il suscite en elle. La publication par le même auteur en 1910 du Mystère de la charité de Jeanne d'Arc signe le retour de Péguy à la foi. Il ajoute à son précédent ouvrage des passages nombreux constitués pour l'essentiel de méditations, de prières et tirent l'œuvre vers le drame lyrique. Son livre suscite l'intérêt des milieux catholiques traditionalistes qui y voient le contrepoint idéal au livre d'Anatole France.

En effet en 1908 paraît Jeanne d'arc d'Anatole France. Cet ouvrage, écrit avec une mentalité strictement rationaliste, ne remet pas en cause les qualités humaines (courage, sincérité) de Jeanne, mais critique le manque de fiabilité des sources disponibles à l'époque et relativise la part d'évènements extraordinaires dans l'épopée. Il explique ainsi la délivrance d'Orléans par la faiblesse des effectifs anglais. En fait, Anatole France donne à Jeanne un rôle plus psychologique que militaire ; elle renforce le moral du camp français et jette le trouble chez les Anglais et Bourguignons. Les voix sont pour lui un simple phénomène d'hallucination. La conclusion de l'auteur enfin fait scandale. Selon lui, ces divers facteurs ont servi, à l'insu de Jeanne, à un complot clérical : une prétendue prophétie annonçant que le salut de la France passerait par une vierge aurait été mise en forme par le clergé pour servir la cause de l'Église. Moins polémique en 1910, dans L'armée nouvelle, Jean Jaurès rend lui-aussi hommage à Jeanne d'Arc.

Naissance d'une sainte

L'Église catholique est, du fait des circonstances de sa mort, mal à l'aise au XIXe siècle face au personnage de Jeanne d'Arc. Cependant en imposant l'image d'une « sainte laïque » Michelet crée une mythe perçu comme une véritable machine de guerre contre l'Église. C'est pourquoi en 1869 monseigneur Félix Dupanloup, évêque d'Orléans met en route le processus de canonisation afin de faire de Jeanne d'Arc le symbole de la chrétienne luttant pour sa foi et sa patrie. Ce procès permet, après un demi-siècle de procédure (2 novembre 1874-16 mai 1920), notamment interrompue par la Grande Guerre, de déclarer sainte de l'Église catholique cette femme qui fut condamnée par un tribunal ecclésiastique puis réhabilitée quelques années après sa mort[1].

Le 8 mai 1869, l'évêque d'Orléans prononce au nom de l'Église un véritable panégyrique de Jeanne où pour la première fois il évoque la sainteté de la Pucelle. En 1874 s'engage la procédure avec un premier procès instruit à Orléans (1874/1875). Celui-ci est dominé par la personnalité d'Henri Wallon, universitaire et ministre de l'Instruction publique, (auteur du fameux amendement constitutionnel qui fait de la France une République). Il a préparé un mémorandum de 60 pages, qui résume son livre Jeanne d'Arc publié en 1860, lequel est une habile synthèse. Un second procès s'ouvre en 1885. La première difficulté procédurale se pose alors. Quelle formule de canonisation faut-il utiliser ?[2]

C'est la voie formelle, la plus lourde, qui est mise en œuvre. Il est alors nécessaire d'examiner toutes les sources connues (historiques, religieuses, littéraires, traditions orales...) Le dossier de canonisation rassemble 1741 pages au total, soit largement plus en volume que les sources sur lesquelles il s'appuie. En janvier 1894, le pape Léon XIII indique que la papauté accepte d'examiner le dossier de Jeanne. Plus lyrique, l'évêque d'Aix-en-Provence proclame :

« Jeanne aussi est des nôtres […] On ne laïcise pas les saints. »

En 1897 s'ouvre enfin le véritable procès dont la décision finale revient à Rome mais dont le cours est délégué aux successeurs de Mgr Dupanloup. Avec les 13 pages du résumé de la vie de Jeanne d'Arc (imprimé seulement en 1920), se constitue la figure d'une Jeanne correspondant aux exigences de l'Église, bien que la Congrégation des rites qui supervise à Rome ce type de procès fasse généralement preuve d'un esprit critique exigeant. D'autant qu'ici, elle dispose d'une documentation historique non négligeable (ce qui n'est pas toujours le cas dans ce genre de dossier). Ainsi l'ouvrage le plus cité est l'édition des procès du XVe siècle effectuée par Jules Quicherat, ancien élève de... Michelet et libre-penseur, devenu entre-temps directeur de l'École des Chartes.

Cependant des dérapages interprétatifs sont commis. Ainsi, contrairement aux déclarations explicites de Jeanne d'Arc, à la question « Confia-t-elle sa mission à son curé sous le sceau de la confession ? » est-il répondu par l'affirmative. De même, l'épisode du « saut de Beaurevoir » est réinterprété : Jeanne, retenue prisonnière dans une tour entre juillet et novembre 1430 aurait tenté de se suicider, ce qui est contraire aux préceptes catholiques. On écarte alors le témoignage de Jeanne, déclarant à ses futurs bourreaux qu'à ce moment « elle aimait mieux mourir que vivre », pour des récits de seconde main. Autre exemple de manipulation, la fameuse phrase, rapportée 20 ans plus tard vers 1452/1456, d'un Anglais (Il s'agirait de Jean Tressart, un des secrétaires du roi d'Angleterre) s'exclamant à la mort de Jeanne : « Nous sommes tous perdus, car une sainte personne a été brûlée ». L'écrasante majorité des « témoins » du procès de 1897 traduisent par : « Nous avons brûlé une sainte », phrase reprise par Michelet quelques années avant le procès en canonisation. Glissement sémantique qui est loin d'être neutre.

En fait, jamais n'est abordé le paradoxe de départ à savoir qu'un tribunal ecclésiastique a condamné celle qui allait devenir une sainte (l'exécution, ressortissant au pouvoir civil, appartenant aux Anglais). Si l'on excepte le repentir de 1855 de monseigneur Dupanloup, pas une seule fois l'Église ne reconnaît qu'elle a une part de responsabilité dans la mort de Jeanne d'Arc. C'est cette négation qui entraîne un certain nombre de dérapages polémiques puisque ce sont « les autres » qui ont brûlé Jeanne. L'Église, sous la pression du roi Charles VII, a cependant désavoué publiquement le tribunal qui a condamné Jeanne dès 1456, cassant le procès initial pour « dol, calomnie, fraude et malice » [3], affirmant dès cette époque que Jeanne n'a « encouru aucune note ou tache d'infamie » et faisant apposer une croix sur le lieu du supplice « à la perpétuelle mémoire de la défunte ».

Qui est donc responsable de la mort de Jeanne ? Les Anglais ? Certes en 1897, l'anglophobie demeure forte, mais Jeanne doit être une sainte catholique c’est-à-dire universelle, il est donc inutile de réveiller de vieilles querelles. Le dérapage peu avant le procès (en 1894) du père Pie de Langogne, futur évêque de Corinthe, ouvre une voie nouvelle que l'Affaire Dreyfus quelques semaines plus tard va illustrer d'un jour nouveau :

« Quel illogisme, ou plutôt quelle tartuferie dans toutes ces colères juives ou enjuivées contre le triste évêque de Beauvais ! Pierre Cauchon, ce honni de l'Église, mais c'est un homme à eux ».

Jamais l'Église n'entre dans cet antisémitisme dans le cadre du procès, mais ce sentiment est semble-t-il partagé dans une frange difficilement quantifiable de ses fidèles, ce dérapage n'étant pas isolé. Autre coupable potentiel, l'Université. Le tribunal de Rouen était l'émanation de l'Université de Paris laquelle au XIXe siècle est l'incarnation du modernisme et du rationalisme. Mais au XVe siècle, les universitaires sont des membres du clergé. Mais faire de Jeanne d'Arc une fidèle de Rome face à l'université gallicane est aussi un moyen pour le clergé de la fin du XIXe siècle confronté à une révolution laïque de créer un parallèle entre sa situation et celle de Jeanne. Autre coupable désigné, l'esprit de la Révolution française. Le livre de Voltaire est brocardé, chose d'autant plus facile qu'il s'agit d'une œuvre mineure et de qualité médiocre. La volonté des libres-penseurs, républicains et francs-maçons d'organiser en 1878 une commémoration pour le centenaire de sa mort (tombant un 30 mai) avait mis en fureur l'évêque d'Orléans qui avait tenté de repousser hors de son diocèse ces manifestations.

Toutes ces querelles apparaissent vite assez vaines. Même si l'Église a le pouvoir de passer outre les considérations politiques, le procès en canonisation pâtit des relations tendues entre la France et le Saint-Siège au début du XXe siècle à cause de la loi de 1905 de séparation de l'Église et de l'État. Bien qu'une première étape soit franchie en 1909 avec la béatification de Jeanne, il faut attendre la fin de la Première Guerre mondiale avec la « chambre bleu horizon » de 1920, composée de nombreux anciens combattants ayant connu la fraternisation des religieux et des laïcs dans les tranchées, orientée à droite, pour que les points de vue se rapprochent. Le 9 mai 1920, le pape Benoît XV, en présence de l'ambassadeur de France auprès du Saint-Siège, Gabriel Hanotaux, canonise Jeanne d'Arc. La chambre des députés le 24 juin 1920 adopte alors le projet du député (et écrivain) Maurice Barrès d'instituer une fête nationale de Jeanne d'Arc.

Jeanne d'Arc est-elle une figure d'extrême droite ?

Il s'agit là d'un lointain héritage du conflit de la fin du XIXe siècle entre droite et gauche pour s'emparer du mythe de « la Pucelle d'Orléans », conflit dont la droite nationaliste de l'époque sort victorieuse. Face à la figure d'une Jeanne d'Arc « de gauche », précédemment évoquée avec le rôle de Michelet, s'opposent des prélats français de l'Église catholique qui commencent dès 1869 une démarche destinée à obtenir la canonisation de Jeanne. Cette volonté, perçue par la gauche comme un « accaparement » ou une « récupération », provoque à partir du début du XXe siècle un début de rejet du personnage. Ainsi le journal de gauche L'Action déclare-t-il le 14 avril 1904 :

« Jeanne d'Arc, même brûlée par les prêtres, ne mérite pas nos sympathies ».

L'agitateur anticlérical Laurent Tailhade écrit le 26 avril de la même année :

« Que le 8 mai prochain la France libre-penseuse proteste par une tempête de sifflets, par une trombe de huées contre le culte rendu à une idiote qui causa notre malheur ».

Ce rejet explique en partie pourquoi Jeanne va facilement devenir une figure emblématique de la droite nationaliste.

Certes d'autres voix à gauche gardent une sympathie pour le personnage (Jean Jaurès par exemple), mais l'affaire Thalamas, du nom de ce professeur qui en 1904 est muté du lycée Condorcet, suite à des plaintes de parents, pour avoir tenu des propos critiques sur Jeanne d'Arc[4], va exacerber les tensions entre deux factions idéologiques qui s'opposent : laïque et nationaliste. La presse nationaliste en effet, menée par Henri Rochefort et Édouard Drumont, stigmatise l'enseignant et les ennemis de la France « de Cauchon à Thalamas ». Le quotidien L'Humanité s'étant moqué des manifestations devant la statue de Jeanne d'Arc, le poète nationaliste Paul Déroulède en exil à Saint-Sébastien, provoque Jean Jaurès en duel. Celui-ci, pourtant peu hostile au personnage de Jeanne d'Arc, accepte et prend le train pour l'Espagne. Finalement, le duel à lieu à Hendaye sans résultat.

Pour la majorité des catholiques, Jeanne d'Arc est en même temps l'emblème de leur foi mais aussi, rejoignant Michelet sur ce point, la petite gardienne de moutons qui a défendu vaillamment la patrie. Ainsi Monseigneur Ricard, vicaire général de l'archevêque d'Aix-en-Provence écrit en 1894 : « Exaltez, en la personne de Jeanne, le patriotisme chrétien, afin de protéger la France contre les alliances qui la menacent ». Cette conception s'exacerbe avec les affaires Dreyfus et Thalamas dans les mouvements nationalistes qui remettent en cause la République et font de Jeanne d'Arc leur étendard. Pour les nationalistes, Jeanne d'Arc est la France mais pas n'importe laquelle, pas celle des juifs, des libre-penseurs, des intellectuels, des protestants, des socialistes, ni bien sûr celle des étrangers fraîchement naturalisés ; ils évoquent une France définie par ses origines rurales et catholiques, dont Jeanne d'Arc est pour eux un modèle.

Édouard Drumont, à la suite des écrits d'Henri Martin, tente en 1904 dans une réunion publique de définir Jeanne d'Arc sur des critères ethniques déclarant :

« C'est une Celte, Jeanne d'Arc, qui sauva la patrie. Vous connaissez mes idées [...] et vous savez de quel nom nous appelons l'ennemi qui a remplacé chez nous l'Anglais envahisseur du XVe siècle… Cet ennemi s'appelle pour nous le Juif et le franc-maçon. »

Il conclut son intervention par un sonore « Vive la France ! Vive Jeanne d'Arc ! ».

Dès 1884, et bien avant que Jeanne ne devienne une icône nationaliste, le député radical de l'Aveyron, Joseph Fabre, propose la création d'une fête annuelle de Jeanne d'Arc, à laquelle il donne le nom de « fête du patriotisme ». Il propose la date du 8 mai qui correspond à la date anniversaire de la libération d'Orléans. Ce projet est soutenu et voté par environ 250 députés y compris par un certain nombre de parlementaires nationalistes dont Paul Déroulède. Finalement, la majorité républicaine refuse par crainte que cette commémoration soit détournée et récupérée par l'Église. En 1894, Joseph Fabre, devenu sénateur, revient à la charge et obtient l'appui du président du conseil Charles Dupuy. Le Sénat vote le projet, mais pas la Chambre des députés. Aux débuts de la Grande Guerre, c'est le leader de la droite nationaliste, Maurice Barrès, député et chantre de l'Union Sacrée, qui relance la proposition en déposant en décembre 1914 un nouveau projet de loi. Pour lui, l'institution d'une fête de Jeanne d'Arc est nécessaire.

« Son culte est né avec la patrie envahie ; elle est l'incarnation de la résistance contre l'étranger ». Président de la Ligue des patriotes après la guerre, il revient à la charge et tente une habile synthèse entre les divers concepts entourants le personnage de Jeanne.
« Chacun de nous peut personnifier en elle son idéal. Êtes-vous catholique ? C'est une martyre et une sainte que l'Église vient de mettre sur les autels. Êtes-vous royaliste ? C'est l'héroïne qui a fait consacrer le fils de saint Louis par le sacrement gallican de Reims... Pour les républicains c'est l'enfant du peuple qui dépasse en magnanimité toutes les grandeurs établies... Enfin les socialistes ne peuvent oublier qu'elle disait :
"J'ai été été envoyée pour la consolation des pauvres et des malheureux."
Ainsi tous les partis peuvent se réclamer de Jeanne d'Arc. Mais elle les dépasse tous. Nul ne peut la confisquer. »

— Maurice Barrès

Le projet est voté le 24 juin 1920, soit à peine un mois après la canonisation de Jeanne par le pape Benoît XV.Jeanne d'Arc (et non Sainte Jeanne) sera donc fêtée par la République le deuxième dimanche de mai, anniversaire de la délivrance d'Orléans. Ce n'est évidemment pas par hasard que le gouvernement laïque de Millerand (majoritairement de droite mais comprenant des radicaux) a choisi cette date précédant de quelques jours la date de la Sainte Jeanne d'Arc fixée par l'Eglise catholique au 30 mai, anniversaire de sa mort.Et c'est le ministre de l'intérieur Steeg, radical, fils de pasteur protestant, qui signe la loi instaurant cette nouvelle fête nationale.

Cependant,en s'affichant publiquement, par la présence d'élus où de diplomates, aux diverses cérémonies de canonisation de Jeanne, la majorité du bloc national d'après-guerre montre la volonté d'un rapprochement avec le Saint-Siège, lequel prend une tournure officielle en 1921.

À Orléans, le 8 mai 1929, pour le 500e anniversaire de la libération de la ville, l'Église catholique organise une vaste célébration religieuse en présence de Gaston Doumergue, président de la République et protestant. C'est la première fois qu'un président de la République assiste officiellement à une messe depuis la séparation de l'Église et de l'État de 1905. Ce geste, comme la sortie du film La merveilleuse vie de Jeanne d'Arc le 12 mai 1929, est vivement critiquée par l'organe de presse du Parti communiste français, L'Humanité. Cette fonction de rassemblement explique qu'en règle générale chacun des présidents de la république se rend au moins une fois lors de son mandat à Orléans afin de prononcer un discours autour des thèmes de l'unité nationale, de la solidarité entre Français (François Mitterrand en 1989, Jacques Chirac en 1996).

Cependant, la droite nationaliste tente de monopoliser le personnage de Jeanne surtout après la condamnation de l'Action Française par le pape en 1926. Elle fait le parallèle entre Jeanne d'Arc, anathématisée par une Église ignorante en son temps, et sa propre situation. Toutes les ligues de l'époque se réclament de Jeanne d'Arc, le Faisceau de Georges Valois, les Jeunesses patriotes de Pierre Taittinger, les Croix de Feu... En 1938, les membres des diverses ligues dissoutes défilent à la fête de Jeanne d'Arc avec leurs étendards. Dans les Vosges, le député de la Fédération républicaine Marcel Boucher donne une audience grandissante à une association qu'il a pris en main, les Compagnons de Jeanne d'Arc, de 1937 à 1939. L'association qui se prétend apolitique est liée à l'origine à l'Eglise, à l'Action française et à la droite "nationale".


Sous la Révolution nationale de Pétain, c'est moins celle qui a combattu l'envahisseur qui est célébrée que Jeanne la terrienne, bonne catholique et surtout anglophobe. Ainsi Robert Brasillach écrit dans Je suis partout du 12 mai 1944 :

« Jeanne appartient au nationalisme français dans ce qu'il a de plus réaliste, de plus profond et de plus attaché à la terre. ».

Et il oppose cette dernière au « complot judéo-maçonnique ». Lors de l'année 1944, au plus fort des bombardements alliés, un tract distribué lors de la fête de Jeanne d'Arc proclame : « Pour que la France vive il faut comme Jeanne d'Arc bouter les Anglais hors d'Europe ». Une affiche de propagande collaborationniste met en parallèle le bûcher de Jeanne d'Arc et le bombardement de Rouen par la RAF : "Les assassins reviennent toujours sur le lieu de leur crime". Certes, Jeanne est aussi évoquée dans les rangs de la Résistance par les œuvres d'Aragon ou de Jules Supervielle, mais elle semble devoir estampiller toutes les manifestations de l'extrême-droite nationaliste et colonialiste après la guerre. Le général Maxime Weygand va créer une Alliance Jeanne d'Arc, à laquelle participe André Frossard, qui cherche à faire de Jeanne une championne de l'Algérie française. Le député maître Biaggi, antigaulliste notoire, lance à l'Assemblée nationale le 15 octobre 1959 : « Quand Jeanne d'Arc boutait l'Anglais hors de France, ce n'est pas à l'autodétermination qu'elle faisait appel ».

Lorsque Jean-Marie Le Pen crée le Front national, en bon connaisseur de la mythologie nationaliste, il choisit l'image de Jeanne d'Arc, comme symbole d'un recours contre tous les « envahisseurs ». Bruno Mégret écrit le 7 mai 1987, alors qu'il est député de l'Isère : « Elle est là pour nous dire que nous appartenons à une communauté qui nous est propre, qui est différente de celle des autres et dont nous devons être fiers parce ce que c'est la nôtre et celle de nos ancêtres ». Le Front national institue sa propre fête de Jeanne d'Arc le 1er mai et fait de cet événement le point d'orgue de ses manifestations.

Notes

  1. Cela étant, on se souviendra qu'il y avait un précédent avec Thomas d'Aquin
  2. Il en existe en effet trois :
    1. La béatification équipollente, qui se base sur l'existence d'un culte immémorial. Cela permet en général à l'Église catholique de régulariser d'anciennes dévotions sur les origines desquelles il est difficile de se prononcer. En l'occurrence, l'équipollence est inapplicable au cas de Jeanne d'Arc, car il est impossible de trouver trace du moindre culte.
    2. La voie du martyre, la plus rapide, mais que l'historien Dalarun présente comme politiquement difficile à mettre en œuvre, du fait que Jeanne a été condamnée par un tribunal ecclésiastique, bien qu'un contre-procès ait abouti en 1456 à l'annulation du procès initial et à la réhabilitation de Jeanne, et ait reconnu des erreurs et des irrégularités graves dans la tenue du procès qui l'avait condamnée.
    3. La voie formelle, qui contraint à une longue enquête afin de prouver la sainteté du personnage.
  • Voir sur Wikisources le texte en français de la sentence de réhabilitation de Jehanne la Pucelle, prononcée le 7 juillet 1456 à l'archevêché de Rouen en conclusion du procès de réhabilitation de Jeanne d'Arc.
  • En décembre 1908, l'université de la Sorbonne accepte, sous les auspices de Durkheim et de Lavisse, Thalamas pour un cours sur la pédagogie de l'Histoire. Les cours de Thalamas sont perturbés par les Camelots du Roi, injures au professeur, bagarres, affrontements avec les forces de l'ordre. En février 1909, Thalamas est même expulsé de son cours. Cet épisode témoigne de la radicalisation des positions, et de l'appropriation du culte de Jeanne d'Arc par une droite traditionaliste, nationaliste et catholique emmenée par Maurice Barrès, qui avait protesté contre l'arrivée de « mauvais maîtres en Sorbonne », puis par l'Action française de Charles Maurras.

Bibliographie

  • Philippe Contamine, Jeanne d'Arc dans la mémoire des droites, tome II de la collection « Histoire des droites en France » (direction Jean-François Sirinelli), éditions Gallimard, 1992.
  • Michel Winock, Jeanne d'Arc, Tome III de la collection « Les lieux de mémoire » (direction Pierre Nora), éditions Gallimard, 1992
  • Revue l'Histoire, numéro 210, mai 1997, spécial « Jeanne d'Arc une passion française » :
    • Géraldy Leroy : Voltaire, Michelet, Péguy et les autres,
    • Jacques Dalarun : Naissance d'une sainte,
    • Anne Rasmussen : L'affaire Thalamas,
    • Michel Winock : Jeanne d'Arc est-elle d'extrême droite ?
  • Bibliographies > Jeanne d'Arc

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Voir aussi

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