Compagnie du Scioto

Compagnie du Scioto

La compagnie du Scioto dite aussi « compagnie des Vingt-quatre », est une société fondée, au début de lannée 1790, par Jean-Jacques Duval d'Eprémesnil avec le marquis Lezay-Marnésia, Jean-Antoine Chais de Soissons et lingénieur écossais William Playfair, qui avait acheté au gouvernement américain trois millions dacres entre lOhio et le Scioto pour y fonder une colonie française et la ville de Gallipolis.

Sommaire

Genèse

Jean-Jacques Duval dEprémesnil.

En 1789, avant la convocation des États Généraux, Duval d'Eprémesnil et le comte dAntraigues avaient déjà formé le projet de passer en Amérique et dy fonder des colonies. Tous deux, alors au comble de la réputation, songeaient pourtant à quitter la France, et voulaient entrainer avec eux le grand écrivain Bernardin de Saint-Pierre.

Si dAntraigues abandonna rapidement le projet, dEprémesnil y persista et fit bientôt des prosélytes parmi ceux dont la Révolution froissait les intérêts, les préjugés ou les croyances. Même avant la Révolution, lidée daller habiter lAmérique sétait emparée de bien des Français. la compagnie du Scioto, qui sétait formée aux États-Unis, dont le but était dattirer des émigrants à louest des montagnes Bleues, dans les régions de lOhio et du Scioto, estimait que la France peut lui fournir un appoint considérable démigrants, surtout des capitaux. Elle sétait, à cet effet, fait concéder par lÉtat de vastes territoires que les Amérindiens abandonnaient, disait-on, environ trois millions dacres ou arpents anglais.

Représentée à Paris par Playfair et lavocat au Parlement de Paris, Chais de Soissons, la compagnie du Scioto installa ses bureaux, rue Neuve-des-Petits-Champs, no 162. Playfair et Chais ne devaient pas conquérir, de prime abord, la faveur du public, car de mauvais bruits circulèrent sur les territoires dont ils disposaient : des voyageurs racontaient que la température du Scioto était des plus inégales : très élevée dans le jour, très basse la nuit, le soir et le matin ; des brouillards épais, une humidité glaciale, résultant peut-être des défrichements, y rendaient souvent tout travail impossible : le sol lui-même navait chance dy devenir productif que du jour les buissons et les ronces, partout en quantité prodigieuse, en seraient extirpés, du jour , de tous côtés on aurait fait disparaitre les eaux croupissantes ; encore faudrait-il que le soleil pénétrât partout la terre et, pour cela, combien de temps et dargent ? Combien de vies humaines ?

Organisation

Le Scioto.

Assez vite les Parisiens cessèrent de prêter attention à ces funestes prophéties de malheur et ils séprirent de la compagnie du Scioto, qui reçut leur argent à bureau ouvert, leur attribuant, sur les bords de lOhio, autant darpents de terre quils donnaient eux-mêmes décus de six livres. Au mois de février 1790, DEprémesnil et sa femme achetèrent à la Compagnie du Scioto une parcelle de mille acres à choisir « carrément et en droite ligne » sur un plan gravé, au prix de six mille livres tournois ; puis DEprémesnil, pour lui seul, dix mille acres de terre au prix de dix mille livres.

Les deux parcelles devaient être occupées et exploitées de façon différente. Pour prendre possession de celle de dix mille acres, DEprémesnil expédia en Amérique un procureur pour mettre en valeur celle de mille acres. Il donna pouvoir à Joseph de Barth et Thiébaut de la Vignerie, déjà établis dans le Nouveau Monde, et faisant partie, comme lui, dun groupe de spéculateurs connu sous le nom de « Société des Vingt-Quatre ».

Les papiers de DEprémesnil nindiquent pas comment fut organisée Compagnie du Scioto, ni quel but précis elle poursuivait, seulement que les Vingt-Quatre sétaient unis pour acquérir dénormes propriétés dans les régions du Scioto, pour y construire des villes et constituer, sur un terrain neuf, une société neuve. Le marquis de Lezay-Marnésia était un agronome franc-comtois et député à lAssemblée nationale, qui estimait quon pouvait faire au Scioto une fortune considérable. Mais il y chercha surtout un milieu propice pour ses spéculations religieuses, morales ou sociales. En enrôlant ses colons, il exigeait deux des billets de confession, quils savaient dailleurs se fabriquer eux-mêmes ; en enrôlant les femmes, il préférait quelles fussent grosses. Il se laissa tromper par une foule de gens, notamment par un bénédictin de Saint-Denis, quil voulait faire évêque du Scioto, et qui vola, parait-il, à Saint-Denis, les ornements et les vases sacrés dont il jugeait devoir se munir avant de passer en Amérique.

Les organisateurs

Le projet dachat par la Compagnie du Scioto délimité en rouge.

Lezay-Marnésia était fort lié avec DEprémesnil ; il était, comme lui, affilié à la franc-maçonnerie et, bien quil se fût montré dabord dopinions politiques assez libérales, il en était venu, en 1790, à penser que, pour quiconque avait fait partie des corps privilégiés, la vie nétait plus possible en France. Du Havre même, il écrivit à DEprémesnil, pour qui il parait avoir conçu une sorte dadmiration et avoir vu en lui le législateur nécessaire des colonies du Scioto, pour le presser de mettre en ordre ses affaires, de régler celles des émigrants dont il était comme le chef, et de partir après pour lAmérique. Mais il redoutait que la passion de la politique ne retint dEprémesnil en France plus longtemps quil ne convenait pour sa sécurité, ou même pour sa gloire. À ses yeux, dEprémesnil devait émigrer, comme lui, au Nouveau Monde, il était propriétaire, y porter ses vertus, ses lumières et son génie, et fonder un régime vraiment patriarcal avec ses amis de France.

Marnésia, sil avait des illusions sur le Scioto, reconnaissait clairement limpuissance politique du vieux parti parlementaire, limpuissance radicale de toute laristocratie française. Et Marnésia donne même à dEprémesnil le conseil de sortir de la vie publique avec éclat, en publiant une sorte de lettre à la Nation, en annonçant à tous sa résolution daller chercher « la paix, la sûreté, la vraie liberté, dans une contrée innocente et tranquille ». Au même moment, dEprémesnil faisait plans sur plans, pour préparer la fondation dune colonie agricole et dune ville au milieu des dix mille acres quil se proposait dadministrer seul. Il a laissé un exposé circonstancié de ses vues dans une espèce de Mémoire, ou plutôt de circulaire destinée au public : propriétaire de dix mille acres sur les bords de lOhio, dEprémesnil entreprenait de fonder une colonie. Il attribuait à lemplacement dune ville quatre cent trente-deux acres, dont cent quarante-quatre réservés pour les rues, les places, les édifices publics et les promenades ; le reste devait être distribué entre les familles qui voudront laccompagner, à raison de six acres par famille. Les douze familles qui viendraient les premières recevraient, en outre, chacune trois cents acres dans le voisinage de la ville. Pour former le noyau de sa colonie, dEprémesnil devait faire venir de France, à ses frais, une quarantaine de cultivateurs, des architectes, des maçons, des charpentiers, des serruriers, des menuisiers, des ecclésiastiques, etc., en tout cent cinquante individus. Il achètera et fera transporter tous les outils nécessaires aux colons, toutes les provisions dont ils auront besoin, jusquà la première récolte. Il estimait que ses dépenses ne sélèveraient pas, de ce chef, au-delà de cent pistoles par passager, ou de cent cinquante mille livres pour toute sa colonie. En vue de récupérer ses avances, il demandait au gouvernement américain lautorisation dexpédier dans un port quelconque des États-Unis deux navires, au maximum, de quatre cents tonneaux chargés de marchandises, avec exemption de toute espèce de droits.

DEprémesnil annonça quil arriverait lui-même en Amérique sur lun des deux navires, espérant que le gouvernement américain linvestirait de lautorité nécessaire pour conduire ses colons au Scioto. Pendant plus de quinze ans, dEprémesnil avait vécu de la vie politique et il en avait connu toutes les émotions. Il avait joui dune grande popularité, qui sévanouit aussi vite quelle lui était venue, lorsquil fut vu pour le réactionnaire forcené quil était. À la fin de lannée 1790, dès quil prenait la parole à lAssemblée, il était systématiquement attaqué par ses adversaires, cela dégénérait et il y eut de nombreux rappels à lordre. DEprémesnil en revint donc aux visées coloniales de son grand-père, le contemporain de Law, le directeur de la Compagnie des Indes et de son père, le gouverneur de Madras, le gendre de Dupleix. Homme à projets toujours avide de mouvement, il cherchait en Amérique ce qui lui manquait désormais en France : loccasion dentrainer et de conduire des hommes. Esprit théorique et même visionnaire, avec plus de culture que le marquis de Marnésia, dEprémesnil rêvait, comme lui, de grandes spéculations agricoles et de législations idéales.

La question religieuse tenait autant au cœur de dEprémesnil quà celui du marquis. Il projetait de transporter au Scioto les couvents et les maisons religieuses qui venaient dêtre abolis en France. Les retenus dont ils disposaient encore devaient leur permettre dy acheter des terres et chaque citizen des États-Unis pouvant titre isolément ou en société, et faire son salut à sa manière, ils seraient libres de bâtir des églises ou des couvents, de se vêtir suivant leurs instituts. Avec la transmission à perpétuité des domaines aux différents ordres que ladmission des novices devait suffire à régénérer, les maisons religieuses « de foi catholique et romaine » se constitueront en Amérique « dans une forme plus complète et plus permanente quen France ».

Projets

Les papiers de dEprémesnil regorgent de notes particulières écrites au jour le jour, montrant les préoccupations pratiques infiniment précises qui lagitaient : calculs sur les frais de transport et dinstallation des cultivateurs en Amérique ; indications sur la meilleure manière de faire passer les fonds; tableaux des distances entre les villes du littoral américain et divers points de lOhio; prix des marchandises à vendre en Amérique, parmi lesquelles poudre, onguents pour piqûres de guêpes ; liste des végétaux et arbres fruitiers à transplanter ou semer : ail, échalote, oignons, pépins de pommes, de poires, etc.

Les journaux et les brochures du temps, mais surtout des lettres écrites au magistrat, de divers points du royaume, et par des gens de toute condition témoignent du grand retentissement que les projets de dEprémesnil eurent dans toute la France : pères de famille, gentilshommes pauvres ou ruinés, prêtres, officiers redoutant de perdre leurs charges, artisans, cultivateurs, femmes, de tout jeunes gens, et même des collégiens sadressaient à lui sans le connaitre, pour lui parler du Scioto, pour lui demander de les faire passer en Amérique ou dy faire passer quelquun des leurs. Nayant aucune donnée précise sur les pays ils rêvaient de se rendre, ces requérants prenaient parfois lOhio pour un lac, et le Scioto pour une ile, mais tous étaient mécontents de leur sort, mécontents de la Révolution, prompts à croire que le Scioto leur donnerait ce que leur refusait la France[1]. Cétaient des lettres de laboureurs, de tailleurs de pierres, dentrepreneurs en bâtiments, de jeunes gens qui voulaient, pour la plupart, obtenir au Scioto des fondions de secrétaires, déconomes ou de sous-économes, ou de teneurs de livres[2].

Critiques

Camille Desmoulins, lun des plus virulents détracteurs de la compagnie du Scioto.

Lengouement pour le Scioto fut combattu par diverses feuilles périodiques, notamment par le Journal de la Cour et de la Ville, le Spectateur national, la Chronique de Paris, les Révolutions de France et de Brabant. Les prôneurs de la Compagnie américaine y étaient dépeints comme des spéculateurs, des charlatans, des visionnaires et des dupes. Quant aux émigrants, tantôt ils étaient attaqués avec violence, tantôt ils étaient couvert de ridicule. « Pourquoi, disait-on, ne vont-ils pas dans nos colonies, ou même simplement en Corse, aux portes de France ? Et comment le gouvernement permet-il à une compagnie étrangère denlever de France des citoyens ? Aujourdhui que la France est libre, nest-ce pas une désertion que de la quitter pour le Scioto ? » Cependant lémigration se poursuivait assez nombreuse. Dès le mois de mars, on annonça que deux navires chargés démigrants venaient de partir pour lAmérique ; au début du mois de mai, Marnésia écrivit à dEprémesnil que deux autres avaient mis à la voile ; il partit lui-même à la fin de mai : le procureur de dEprémesnil partit au mois daoût ; et, au même moment, les agents de la Compagnie continuaient de recruter des cultivateurs dans lOrléanais.

La presse révolutionnaire redoubla ses sarcasmes. La Chronique de Paris annonça que dEprémesnil allait établir en Amérique « les droits de part et de champart, le régime féodal, le magnétisme, le mesmérisme, le théosophisme et le parlementarisme » ; elle soutint que les aristocrates étaient attirés sur lOhio par le bas prix de lhermine, qui se donnait pour rien à la baie d'Hudson et dans les foires du Canada ; ils rêvaient, disait-elle, de jouer au sénat de Venise, les dimanches et jours de fêtes, devant leurs colons, devant les Iroquois ou les Outaganis ; elle tournait en dérision les femmes à la mode, qui partaient pour le Nouveau Monde, la tête montée par les romans du Normand J. Hector St John de Crèvecoeur, ou par les saillies de quelques pamphlets aristocratiques. Camille Desmoulins, dans les Révolutions de France et de Brabant, en rajoutait dans le sarcasme pastoral :

«  Des navires chargés de dupes viennent de partir du Havre et de mettre à la voile pour le Scioto. Après une longue traversée sur lAtlantique, il restera à ces insensés six cent lieues à faire pour senfoncer dans les vastes déserts de lOhio et du Mississippi. Les dames délicates qui, dans le délire dune fièvre chaude, se condamnent à un tel exil auront le temps de se repentir. Devant leur imagination exaltée par les enchantements de la baguette que Mesmer a laissée à Bergasse et à dEprémesnil, les arbres se transforment en palais, les hordes sauvages en bergers tendres, la misère, la douleur, lennui, en une perspective riante de longues jouissances physiques et morales. Mais nos émigrants ne savent pas que les denrées du Scioto nont point de débouchés : quil ny a ni journaliers ni manœuvres, et quil ne pourra y en avoir de quatre ou cinq siècles.
Il sera trop tard pour ces jolies femmes découter la raison lorsque leur chevelure servira de trophée à des barbares qui enlèvent le péricrâne aux paisibles laboureurs. Il me semble voir Mme dEprémesnil désespérée, les regards attachés sur les cheveux de son mari suspendus à un arbre avec lépiderme, déplorant cette chevelure dont, au retour des iles Sainte-Marguerite, il y a dix-huit mois, lenthousiasme de la France aurait fait une constellation comme celle de Bérénice. Je la vois même, au milieu des forêts, sans aucun secours humain, se servant de ses faibles muscles pour se pratiquer une retraite dans un tronc darbre, se rappelant les beaux jours de Mme Thilorier, le boudoir de sa jeunesse, les vingt-mille livres de pension et les douceurs du ministère de M. de Clugny[3].
Elle sera abandonnée par ses propres domestiques qui voudront mettre à profit des bras vigoureux et devenir propriétaires à leur tour. Et la veuve de messire dEprémesnil ne verra autour delle que des orangs-outans se disputant ses troisièmes noces. Cest alors que, rongée de chagrins et attaquée de consomption, elle regrettera les bords de la Seine et remettra à la voile pour Le Havre, si toutefois les vents et les tempêtes lui permettent dy aborder, si toutefois elle nest pas destinée à passer des bras des orangs-outans dans le ventre des requins »

Lauteur dun pamphlet anonyme intitulé le Parlement de Paris au Scioto raille les rêveries colonisatrices de dEprémesnil et de Marnésia, en imaginant que les magistrats souverains, dépouillés des charges quils possédaient, allaient se transporter en Amérique, pour y établir, de toutes pièces, un régime social et politique ils tiendraint enfin un rang conforme à leurs principes et à leurs ambitions. Entrainés par dEprémesnil, qui leur avait fait une description saisissante de forêts admirables le bois de construction serait à qui voudra le prendre ; des troupeaux sans nombre paitraient des pâturages à lherbe touffue et savoureuse ; le gibier et le poisson abonderaient au-delà de ce quon pouvait rêver ; jamais plus on nentendrait crier par les rues ces arrêts du Conseil, qui tant de fois avaient cassé les arrêts des cours ; le peuple enfin ignorerait jusquau nom de lit de justice. Le libelliste montre ensuite le Marais et lîle Saint-Louis bouleversés par les préparatifs de lémigration magistrale : de vieux juges se dépitant délire domicile à deux mille lieues de Paris, mais contraints dobéir aux Chambres assemblées ; des femmes se faisant garantir quau Scioto on leur portera la queue ; telle présidente emmenant son chien, telle son chat, et telle autre son abbé ; toutes emballant leurs éventails, leurs petits livres mignons, leur fard et leurs parfums. Elles partent enfin, gagnent le Havre, et sont prises de palpitations. Elles se bandent les yeux, se jettent dans les navires. Dieu sait ce quelles souffrent en deux mois de traversée ! Puis ce sont les misères de linstallation au Scioto. Point de lits, point de maisons, point dhabitants ! Un jésuite qui se trouve , par hasard, et sest construit une cabane, oublie le mal fait à sa Compagnie par les parlements ; il cède son lit à deux présidentes à mortier. Il faut que les juges prennent la cognée, pour abattre les arbres, et se construire dhumbles cases ; il faut que les conseillères fassent le ménage, et bientôt quelles soignent le bétail. Une fois constituée, la petite Société du Scioto mène campagne de libelles contre lAssemblée nationale. Mais lAssemblée se venge en remboursant les charges de magistrature avec des assignats : elle en emplit une grosse malle qui part pour le Scioto. Et voici le pire malheur : à peine la malle est-elle ouverte que les billets senvolent, emportés par le vent, les uns sur la cime des arbres, les autres à Philadelphie, à Boston, dans le Mississippi, même au Canada. Les robins courent vainement après ce papier, dernier vestige de leur patrimoine dEurope.

Lembarquement

La maison du général Washington.

Marnésia et Malartic partirent du Havre le 26 mai à bord dun vaisseau anglais et en compagnie de cent dix-neuf passagers. Trente environ étaient des gens de distinction ; les autres formaient un mélange disparate dartisans, de laboureurs, de militaires, de moines, dactrices et de filles publiques. Ils mirent soixante heures à sortir de la Manche. Poussés ensuite par un bon vent, ils voguèrent vers les Açores, laissant sur leur gauche lile Sainte-Marguerite, et sur leur droite lile du Pic. Ils furent en treize jours aux Açores enchantés davoir déjà parcouru la moitié de leur trajet. Mais, dès lors, lobstination de leur capitaine à « tenir toujours la ligne directe » les fit entrer dans une zone de vents contraires. Le navire nayant ni vergue ni voile de rechange, la plupart des passagers prit peur, faisant des observations au capitaine, sinsurgeant contre lui : celui-ci fut, à plusieurs reprises, sur le point dêtre jeté à la mer. Enfin la terre apparut à lhorizon et, à sa vue, les émigrants, saisis de joie, entonnèrent un Te Deum. Ils pénétrèrent un soir dans la baie de Chesapeake et passèrent, ravis dadmiration, toute la nuit sur le pont. Ils remontèrent ensuite le Potomac, dont la vallée nétait quune immense forêt de pins, passant devant la maison du général Washington, quils saluèrent de trois décharges de mousqueterie, avant de débarquer à Alexandrie après soixante-sept jours de traversée.

Le valet de chambre, Meunier, ne partit du Havre quen août. Son voyage fut tout aussi accidenté ; il sémut, lui aussi, des vents contraires et, par surcroit, des orages, du tonnerre tombant jusquà cinq fois autour de son vaisseau. Nayant, par ailleurs, pas la faculté, comme les gentilshommes, de vivre à la table du capitaine ; et il sest plaint bien fort des menus du bord ; deux fois par jour du biscuit sec et du bœuf salé dont les chiens nauraient pas voulu ; bref, on la traité, dit-il, comme un galérien. Au demeurant, il prit terre à Philadelphie en bonne santé et très satisfait dêtre enfin en Amérique.

Mise en œuvre

Carte du comté dAlexandria.

Dans les premiers mois de 1790, plus dun millier de Français vinrent, comme Meunier, aux États-Unis, attirés par les projets dexploitation de terres vierges et le plus souvent enrôlés par les grands propriétaires du Scioto. Parmi eux, les artisans se virent, à larrivée, lobjet de toutes sortes de sollicitations et doffres, tant était grande partout la rareté de la main-dœuvre, et les propriétaires durent faire les plus grands efforts pour ne pas se laisser enlever leurs hommes. Les Français, aussi bien que les Américains, embauchaient volontiers les travailleurs dautrui ; cest ainsi quun chevalier dAnemour et mademoiselle de Bordéac en usèrent, sans scrupule, vis-à-vis du vicomte de Malartic, qui dut plaider pour maintenir ses droits.

À peine débarqué à Alexandria, Marnésia y vit lindustrie faisant merveille : « La nature donne tout ici avec la plus grande magnificence, mais les hommes ny profitent presque rien, Les Américains exportent leurs matières brutes, et les font revenir, manufacturées par les Anglais. Ce commerce est pour eux désastreux : les Français, en les initiant à leurs arts, les affranchiraient, et voilà pourquoi lAngleterre contrarie de toute sa puissance lémigration française. »

II semble bien que les rêves de Marnésia étaient un peu ceux des hommes dÉtat américains, qui se proposaient de former, au cœur des États-Unis, un État nouveau, avec des Français énergiques, éprouvés par la Révolution, riches de leur industrie, de leur science, de leur énergie. Leurs vues concordaient avec les plans de la Compagnie du Scioto, et Marnésia fut dailleurs fort bien reçu, à New York, par les hommes que la guerre dIndépendance avait particulièrement mis en relief : le président Washington, Adam, Hamilton, Jefferson, Madison. Dailleurs, à peine Marnésia fut-il à Alexandria, que lagent général de la Compagnie du Scioto, M. de Boulogne, vint le trouver, pour lui exposer ce quil comptait faire tout dabord. Il était prêt, disait-il, à fonder deux villes au Scioto : lune presque entièrement agricole et militaire, habitée par des propriétaires assez nombreux pour sentre-secourir et se défendre, si, par impossible, les circonstances lexigeaient ; lautre administrative et industrielle, habitée par les Vingt-Quatre, et possédant léglise, la cour de justice, lhôpital, les bureaux de la Compagnie, les premières manufactures.

Forme et subdivision de la concession française.

Les projets de Boulogne firent naitre chez Marnésia des conceptions, aussi détaillées quassez exubérantes, et quil soumit aussitôt à dEprémesnil : le Scioto devait avoir son évêque et ses prêtres ; il aurait sa maison de charité, confiée à des filles de lInstitut de Saint-Lazare ; il aurait son comité de bienfaisance. Comme les principales villes dAmérique, le Scioto aurait son Université ; la langue française sera enseignée. Il aurait son Académie, soccupant un peu des lettres, davantage des arts, beaucoup des sciences naturelles, surtout de lagriculture. Il aurait son Journal paraissant deux fois par mois, imprimé sur deux colonnes, lune en français, lautre en anglais, parlant physique et industrie, énumérant les produits des nouveaux colons. Un des premiers rédacteurs serait le fils du célèbre acteur Monvel, compagnon de voyage de Marnésia, et tout ensemble mathématicien, chimiste, littérateur ; un autre, Gangrain, lui aussi chimiste, mais plutôt météorologiste, constructeur de baromètres et de thermomètres ; un autre, Prévôt, sculpteur rompu dans la pratique de son art. Marnésia lui-même rédigerait des observations pour les laboureurs et les jardiniers. Pour que le nouveau journal se répande dans les deux mondes, il fallait la collaboration dun écrivain sachant célébrer et peindre la nature « grandiose » de lAmérique, sa « fraicheur délicieuse et première », tout ce quelle offrait de « pittoresque, détrange et de sublime », et cet écrivain, cétait Fontanes. Marnésia voulait donc que dEprémesnil lamène donc à tout prix : « Si les facilités du départ le plus prochain lui manquaient, offrez-les lui, faites-les lui accepter, et faites-vous rembourser par M. Gren, avocat en Franche-Comté et administrateur de mes affaires. Que M. de Fontanes parte sans délai. Faites-lui bien sentir que les plus grandes circonstances qui se soient jamais présentées exigent quil vienne au milieu de nous. »

Et Marnésia, tout à la vision de la colonie française sortant, pour ainsi dire, de terre, dadresser un chaleureux appel à dEprémesnil lui-même ; car cest de lui, de ses lumières et de son zèle, quallait dépendre enfin le sort des Français débarqués en Amérique, émigrés sur la foi de son départ, sur lespoir quils fondaient en lui. DEprémesnil ne vint pas, retenu peut-être encore par les préparatifs de tout ordre quentrainait lorganisation même de lémigration, retenu surtout par les événements politiques cétait le moment se trouvait en jeu lexistence même des Parlements, se discutait laffaire des assignats, se formaient de toutes parts des projets de contre-révolution, sélaborait cette loi de résidence, qui allait faire de Louis XVI aux fonctionnaires publics. En attendant son départ, prévu pour avril 1791, il envoya, comme procureur pour ladministration de sa terre, le chevalier du Bac.

le chevalier du Bac arriva à Philadelphie en octobre 1790, avec un certain nombre de travailleurs placés sous sa direction ; il leur partagea les éléments dont il disposait, donnant à chacun une veste de matelot, une culotte de peau de mouton, des bas de laine, une paire de souliers, un peu de linge et un chapeau. Il se mit en relations avec le colonel Frank, agent de la Compagnie du Scioto. afin de prendre au plus tôt le chemin de son établissement futur : surtout afin de lui demander une indemnité pour le tort quon venait de lui causer en le débarquant à Philadelphie au lieu de le conduire sur le Potomac, comme il était convenu avec les agents de Paris. Le colonel promit de faire diligence pour assurer les moyens de transport des émigrants, et nexigea, de ce chef, que vingt livres par homme ; mais il soutint que la Compagnie nétait tenue à aucune indemnité vis-à-vis de personne ; il affirma même quelle faisait de grands sacrifices pour lémigration. De laveu des émigrants eux-mêmes, elle aurait dailleurs, parait-il, dépensé bien au-delà de ses prévisions, et le transport de tout émigrant lui serait revenu à environ cent livres.

Le départ

Au surplus, les difficultés saccroissaient pour elle des exigences des gros acquéreurs de terres, et les Vingt-Quatre surtout, paraissent lui avoir avoir causé beaucoup de tracas. Les choses trainèrent en longueur, et les émigrants, dans lattente du départ, coutèrent gros à leurs maitres. À Philadelphie, ils payaient, pour leur pension, jusquà cinquante sous par jour ; les maitres dépensant eux-mêmes quatre livres pour le moins : le chevalier du Bac sen tirait à raison de trente sous par jour et par homme, parce quil faisait lui-même la cuisine.

Les Montagnes bleues.

Concentrés enfin sur le Potomac, les émigrés le remontèrent et ils atteignirent les montagnes Bleues. Ils marchèrent en plusieurs bandes, nayant pas toujours à leur tête leurs chefs naturels ; et cest ainsi que les hommes de Marnésia le devancèrent par lOhio, tandis quil conférait à New-York avec les directeurs de la Compagnie. On vit alors des Allemands, même des Américains et des Illinois, suivant les Français et cherchant avec eux des terres plus profondes et plus riches que celles du littoral. Mais que de difficultés dans le voyage : aux montagnes Bleues cessa toute trace de civilisation ; les chemins, mauvais jusque-, devinrent de simples brèches ouvertes à travers les escarpements du sol ; les lieux de station ne furent plus que de mauvais abris « sales et enfumés », ne sarrêtaient guère, à loccasion, que de rares aventuriers et des chasseurs. Le fils de Marnésia, aussi froid que son père était enthousiaste, a raconté avec désenchantement son séjour dans une hutte construite avec des arbres grossièrement équarris : il a décrit le triste repas quil fit , autour dune lampe infecte, posée sur un bloc dégrossi servant de table, devant un plat de bœuf salé et desséché, du pain noir et un peu de whisky. Grande fut néanmoins la satisfaction des cultivateurs et des artisans venus au Scioto quand ils virent que la Compagnie avait construit pour eux des cabanes auprès de Marietta. Ils rédigèrent des procès-verbaux pour attester comment elle sétait conduite à leur égard et réfuter les accusations répandues contre elle en Europe. Ils ne se plaignaient que davoir perdu leur temps dans les villes du littoral, dy avoir épuisé presque toutes leurs avances, et darriver au terme de leur voyage à peu près sans ressources.

Le fiasco

Hurons.

Au mois de décembre 1790, les émigrants presque tous rassemblés à Gallipolis et à Marietta, ils devaient demeurer jusquau mois de février suivant, purent constater que la qualité des terres dépassait tout ce quils avaient espéré et ils se préoccupèrent du moyen davoir du bétail. Ils entrèrent, à cet effet, en rapport avec les Amérindiens. On vit même Marnésia, qui venait darriver, donner à diner à la reine des Hurons.

Il ny avait quun problème, mais il était de taille : les Américains avaient disposé en effet un peu prématurément du Scioto. Et quand les émigrants furent sur le point dy pénétrer, les Amérindiens soutinrent quils en étaient les maitres légitimes. Ils auraient bien permis aux Français de sinstaller, mais à la condition de faire eux-mêmes labandon des terrains nécessaires à la colonie.

Une armée américaine de trois mille hommes, sous les ordres du général Sainclair, se mit en campagne contre eux. Elle devait ouvrir la voie à létablissement des émigrants, en refoulant les Amérindiens au loin. Mais les Américains, connaissant mal le terrain, furent surpris, battus, et presque exterminés. Dans une seule action, ils auraient tué plus de douze cents hommes, pris sept pièces de canon, et la totalité des bagages et on raconte que les vainqueurs scalpèrent tous ceux qui leur tombèrent sous la main. Le vicomte de Malartic, qui combattait comme officier sous les ordres de Sainclair, reçut trois blessures.

Conséquences

Gallipolis aujourdhui.

Cette expédition eut des conséquences désastreuses. Les Français se dispersèrent, les uns sefforçant de gagner la Nouvelle-Orléans, les autres refluant confusément vers le Nord, sur le haut Ohio. Marnésia, père et fils, coururent le danger dêtre tués à coups de fusil, par les Amérindiens. Ils se retirèrent aux environs de Pittsburgh, qui dailleurs fut bientôt assiégée. Des habitants de Gallipolis, les uns passèrent en Virginie, les autres prirent la route de la Pennsylvanie.

Les Français partis pour le Scioto ne purent donc pas y pénétrer et, avec léchec du général Sainclair, commença pour eux une vie nouvelle les privations et la misère furent souvent très grandes. Ils ne sobstinèrent pas moins fort longtemps encore, à vivre dillusion et de folles espérances. Quant à Lezay-Marnésia, rentré en France en 1792, il fut bientôt arrêté par les autorités révolutionnaires et incarcéré à Besançon. Mis en liberté après le 9 thermidor, il se vit exiler au temps du Directoire. Avec le Consulat, il repartit à Besançon.

Notes

  1. Ainsi, un cadet de Gascogne, père de huit enfants, demandait à dEprémesnil de lui assurer lacquisition de deux mille arpents de terres au Scioto, et lui offrait un de ses fils « nourri, dit-il, dans la vie agreste, robuste par conséquent, et très sage ». Il se promettait de faire du Scioto le débouché de ses produits, y expédiant tous les ans, à son fils, vins blancs et vins rouges en fûts de Bordeaux, même quelques pièces deau-de-vie. Un capitaine aux chasseurs royaux-corses, de Grenoble, appréhendant une réforme qui ne lui laisserait que peu ou pas de retraite, prenait un congé pour se mettre au service de dEprémesnil, en espérant que les propriétaires du Scioto lemploieraient ù surveiller leurs défrichements ou leurs ateliers. Un chanoine de Rouen recommandait un jeune homme de trente ans qui jusque- avait fait le commerce de chevaux et de bétail, aux environs de Bayeux ; un curé de Bourgogne, le fils dun négociant ruiné, un bénédictin se recommandait lui-même, décidé à accompagner dEprémesnil ou Marnésia pour remplir sur leur vaisseau un emploi quelconque et chercher fortune a létranger. « Que faire, disait-il, dans an pays la Révolution ma enlevé le fruit de treize années détudes ? ».
  2. Il y en avait un qui comptait y faire valoir son talent de peintre en miniature, un autre son talent pour le violon. Une dame Blondel de Beauregard débute ainsi : « Monsieur et père de lHumanité ! » et parle longuement de es enfants, qui navaient plus quelle sur terre, dune pension perdue sur la cassette du roi enfin, voulant acheter des terres au Scioto, et partir, mais nayant pas dargent, elle sadressait à « lâme sensible », au « cœur généreux » de dEprémesnil, convaincue que le fondateur de la colonie lui prêterait volontiers mille huit cents livres ou, du moins, lui servira de caution pour quelle puisse emprunter.
  3. Rappel de Desmoulins que Mme dEprémesnil, autrefois Mme Thilorier, était une ancienne maitresse du baron Clugny de Nuits.

Références

Source

  • Marc Le Goupils, La Revue de Paris, t. 3, Paris, Aux Bureaux de la Revue de Paris, 1898, p. 312-29.

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Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Compagnie du Scioto de Wikipédia en français (auteurs)

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