Stratégie de la tension

Stratégie de la tension

La « stratégie de la tension » (« strategia della tensione ») est une expression couramment employée[1] pour désigner une théorie expliquant les troubles politiques violents que l'Italie a connus au cours de la période dite des « années de plomb » (1964 à 1980[2]). Cette période a été marquée par des attentats dont certains, notamment l'attentat de la gare de Bologne en 1980, ont été l'œuvre de groupes néofascistes parmi lesquels Avanguardia Nazionale, les Noyaux armés révolutionnaires ou certaines personnes liées au Movimento Politico Ordine Nuovo[3]. Selon la thèse de la « stratégie de la tension », une partie des actes commis visaient à susciter délibérément un climat de violence politique, dans le but de favoriser l'émergence d'un état autoritaire[4],[1],[5]. Pour l'universitaire Donatella Della Porta, il s'agissait de « la manipulation en sous-main par le gouvernement de groupes politiques radicaux afin de provoquer des débordements qui favoriseraient aux yeux de l'opinion publique des politiques autoritaires »[6]. L'extrême gauche, avec l'action des Brigades rouges, a contribué à prolonger ce climat de violence politique[7]. L'historien David John Whittaker souligne qu'il n'est pas nécessaire d'imaginer un « cerveau » derrière cette stratégie, ni un complot délibéré, mais qu'il est manifeste que le gouvernement démocrate chrétien n'a pas réagi vigoureusement contre le terrorisme, « profitant de l'occasion pour attaquer les communistes et les socialistes et renforcer son poids dans le système politique »[8].

La question de l'implication des services secrets italiens (SIFAR notamment), voire des États-Unis via le réseau Gladio sont débattues[9]. En 1988, le sénat italien a mandaté une commission d'enquête parlementaire : « Commission parlementaire du Sénat italien chargée d'enquêter sur le terrorisme en Italie et les raisons expliquant que les individus responsables des tueries n'ont pu être identifiées : le terrorisme, les attentats et le contexte politico-historique »[10]. L'historien Michael Parenti souligne que la CIA a refusé de collaborer aux travaux de la commission dont le rapport final a paru en 1995[11]. Ce rapport, comme le précise l'historien Frédéric Attal, « constitue un document essentiel pour les historiens pour comprendre les deux formes de terrorisme et les complicités au sommet de l'État »[12].

Au sein de la classe politique italienne, cette notion de « stratégie de la tension » demeure controversée : aucun consensus n'existe parmi les acteurs politiques quant à sa réalité. Pour la presse italienne, ni les décisions judiciaires ni les autorités politiques n'ont confirmé l'existence de liens entre l'État et les groupes terroristes de l'époque[13],[14]. Les associations de victimes réclament toujours que justice soit rendue et que la vérité soit faite sur les auteurs des attentats[15].

Sommaire

Historique

L'attentat de la piazza Fontana en 1969 est généralement considéré comme le point de départ des « années de plomb » en Italie. Peu après l'attentat, la théorie selon laquelle celui-ci aurait été commis par des terroristes néo-fascistes visant à en faire endosser la responsabilité par l'extrême-gauche, est évoquée.

À l'époque, le mouvement autonome, les « gauchistes et anarchistes », ont été immédiatement pointés du doigt ; 400 personnes ont été arrêtées, ainsi que le cheminot anarchiste Giuseppe Pinelli, arrêté le soir même. Ce dernier tombe par une fenêtre du 4e étage du commissariat central de Milan, où il était détenu, le caractère accidentel de sa mort étant bientôt contesté.

La thèse de la stratégie de la tension ressurgit à l'occasion d'un attentat commis contre un commissariat de Milan le 17 mai 1973, attribué à Gianfranco Bertoli, un anarchiste se disant désireux de venger la mort de Giuseppe Pinelli. Des néofascistes et des membres des services secrets sont ensuite accusés, au cours de l'enquête, d'avoir fomenté l'attentat dans un même but stratégique. Bertoli lui-même est soupçonné d'avoir été en liaison avec les services secrets italiens[16].

Lors de l'arrestation de Licio Gelli, le grand-maître de Propaganda Due (P2), une loge maçonnique néofasciste fut mise à jour. Lors de perquisitions chez lui, on découvrit un « plan de renaissance démocratique » qui détaille la marche à suivre pour installer un régime néofasciste en Italie. En outre, on découvre la liste des membres de P2, qui inclut tous les dirigeants des services secrets italiens (SISMI, etc.), ainsi que de nombreux juges, politiciens (dont Silvio Berlusconi), et journalistes[17].

Selon Isabelle Sommier : « les attentats aveugles n’ont pas d’objectifs précis à court terme mais cherchent à déstabiliser un pouvoir ou un régime politique en minant le contrat qui lie les gouvernés aux gouvernants pris en défaut de protection et de sécurité, par exemple pour acclimater dans l’opinion publique l’idée de la légitimité d’un éventuel coup d’État qui viendrait mettre un terme au désordre (ainsi de la « stratégie de la tension » poursuivie au cours des années 1970 en Italie par des groupes d’extrême droite d’inspiration néofasciste)[18]. »

Pour l'universitaire Hilary Partridge, « dans les années 1970, une stratégie de la tension de droite était à l'œuvre via des plans concrets de prise de pouvoir et d'établissement d'un régime autoritaire »[19]. Pour Zygmunt G. Barański et Rebecca J. West, «  La « stratégie de la tension » rejouait la campagne de violence conduite par les squadristi de Mussolini »[20].

L'historien Martin Clark souligne combien la violence fasciste était à son apogée dans les années 1970 mais qu'au final, « la stratégie de la tension a échoué »[21].

En 1984, le terroriste néofasciste Vincenzo Vinciguerra a déclaré à la justice que l'attentat de la Piazza Fontana visait à pousser l'État italien à « déclarer l'état d'urgence » et à instaurer un régime autoritaire anti-communiste[22].

Suite à la longue enquête sur l'attentat du commissariat de Milan en 1973, une décision de justice vient innocenter en 2003 les inculpés, faisant porter la responsabilité de l'attentat de 1973 au seul Bertoli et niant l'existence d'une « stratégie de la tension »[14].

La question de l'implication américaine

Dans le cadre de la Guerre froide, les États-Unis craignaient l'avènement d’un gouvernement de gauche incluant le Parti socialiste italien (PSI) ou le Parti communiste italien (PCI) dans un pays abritant d’importantes bases militaires américaines. Selon des chercheurs comme Daniele Ganser, le réseau Gladio, et la loge P2, auraient participé, à une stratégie de la tension pour influencer l’opinion en discréditant les partis d'opposition, et en particulier empêcher le compromis historique entre la Démocratie Chrétienne et le PCI.

La CIA, selon David Arbel et Ran Edelist, qui s'appuient en particulier sur un rapport du Sénat américain publié en 1976, a abondamment financé les services de renseignement italiens dans leur lutte contre le communisme[22].

Selon un document présenté en 2000 par des membres du parti des Démocrates de gauche participant à une commission parlementaire sur les attentats, les États-Unis auraient soutenu en Italie « une stratégie de la tension visant à empêcher le PCI et, dans une moindre mesure, le PSI, d'accéder au pouvoir exécutif »[23],[24]. Ce document, publié en marge des travaux d'une commission parlementaire, a soulevé des polémiques politiques en Italie quant à la validité de ses affirmations et s'est vu critiqué à gauche comme à droite[25],[26],[13]. Le président du Sénat italien Nicola Mancino a qualifié ce document, dépourvu du statut de rapport parlementaire, d'« exemple de suffisance intellectuelle » (« esempio di supponenza intellettuale »)[27].

Notes et références

  1. a et b (en) Gino Moliterno, Encyclopedia of Contemporary Italian Culture, CRC Press, 2000, p. 794.
  2. Dates retenues notamment dans L'Italie aujourd'hui : situation et perspectives après le séisme des années 90, sous la direction de Graziano Manlio, Bruno Bongiovanni, L'Harmattan, 2005, p. 96.
  3. L'historien Pierre Milza dans son Histoire de l'Italie (Fayard, 2006, p. 960) précise : « sur les 4 384 actes de violence politique recensés entre 1969 et 1975, 83 % furent le fait des organisations de l'utra-droite nationaliste. »
  4. Isabelle Sommier parle de « violence fasciste comme instrument de contre-mobilisation » dans son article « Les années de plomb » : un « passé qui ne passe pas  », Mouvements, n°27/28 mai-juin-juillet-août 2003, p. 196-202. [PDF] [lire en ligne]
  5. L'historienne Anna Cento Bull explique dans la préface de son livre Italian Neofascism : The Strategy of Tension and the Politics of Nonreconciliation : « [The Strategy of Tension] used the massacres as means, aimed at creating an atmosphere of terror in the country, whereas the goal was some form of authoritarian or presidential political system. » (p. viii)
  6. (en) Donatella Della Porta, Social Movements, Political Violence, and the State : A Comparative Analysis of Italy and Germany, Cambridge University Press, 2006, pp. 60-61.
  7. (en) Leonard Weinberg, Political Parties and Terrorist Groups, Routledge, 1992, pp. 56-59.
  8. « leading politicians (of the DC in particular) took the opportunity to attack communists and socialists and to affirm their own centrality in the political system » (en) David J. Whittaker, The Terrorism Reader, Routledge, 2003, pp. 226-227.
  9. « Italy became the target for the largest covert political action programme in the CIA's history » affirment notamment Martin J. Bull et James L. Newell dans Italian Politics: Adjustment Under Duress, Polity Press, 2005, p. 99. Charles Zorgbibe est plus prudent dans son Histoire de l'OTAN, éditions Complexe, 2002, p. 124.
  10. Daniele Ganser, Les Armées secrètes de l'OTAN, Réseaux Stay Behind, Gladio et Terrorisme en Europe de l'Ouest, éditions Demi-Lune, 2007, p. 29.
  11. (en) Michael Parenti, Blackshirts & Reds : Rational Fascism & the Overthrow of Communism, City Lights Books, 1997, p. 21.
  12. Frédéric Attal, Histoire de l'Italie de 1943 à nos jours, Armand Colin, coll. « U », 2004, p. 259.
  13. a et b Ds: mai discusso il dossier stragi, Corriere della Sera, 25 juin 2000
  14. a et b « Strage alla questura di Milano Ecco perché un solo colpevole », La Repubblica, 8 janvier 2003.
  15. « Les territoires de l'amnistie entre clémence et tolérance zéro », L'Homme et la Société, n°159, avril 2007, pp. 155-156.
  16. Strage alla questura di Milano Ecco perché un solo colpevole, La Repubblica, 8 janvier 2003
  17. Fabrizio Calvi et Olivier Schmidt, Intelligences secrètes. Annales de l'espionnage, Hachette, 1988
  18. Isabelle Sommier, « Du « terrorisme » comme violence totale ? », Revue internationale des sciences sociales, 2002/4, n° 174, pp. 525 à 533. [lire en ligne]
  19. Hilary Partridge, Italian Politics Today, Manchester University Press, 1998, p. 134.
  20. Zygmunt G. Barański, Rebecca J. West, The Cambridge Companion to Modern Italian Culture, Cambridge University Press, 2001, p. 137.
  21. Martin Clark, Modern Italy, 1871 to the Present, Pearson Education, 2008, p. 461.
  22. a et b David Arbel, Ran Edelist, Western Intelligence and the Collapse of the Soviet Union, 1980-1990 : Ten Years that Did Not Shake the World, Routledge, 2003, pp. 137-139.
  23. [PDF] Stragi e terrorismo in Italia dal dopoguerra al 1974
  24. Voir également Philip Willan, « US 'supported anti-left terror in Italy' », The Guardian, 24 juin 2000, p. 19. [lire en ligne]
  25. Stragismo : il documento dei Democratici di Sinistra
  26. [PDF] Errori e confusioni nel documento dei DS
  27. Mancino: Ds supponenti sulle stragi, Corriere della sera, 24 juin 2000.

Annexes

Bibliographie

Ouvrages

Articles

  • Yves Cartuyvels, « Justice et intérêt : la lutte contre le terrorisme noir et le secret d'État en Italie » dans Droit et intérêt : Volume 3, Droit positif, droit comparé et histoire du droit, sous la direction de Philippe Gérard, François Ost, et Michel van de Kerchove, Publications des Fac. St Louis, 1990, pp. 115-140.
  • (it) Nicola Tranfaglia, « Un capitolo del « doppio stato ». La stagione delle stragi e dei terrorismi, 1969-1984 », dans Storia dell'Italia repubblicana. III. L'Italia nella crisi mondiale. L'ultimo ventennio. 2. Istituzioni, politiche, culture, Turin, Einaudi, 1997, pp. 7-80.

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