- Juif errant
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Le juif errant est un personnage légendaire dont les origines remontent à l'Europe médiévale et qui ne peut pas perdre la vie, car il a perdu la mort : il erre donc dans le monde entier et apparaît de temps en temps.
En 1228, le moine bénédictin Matthieu Pâris relate le récit d'un évêque arménien en visite au monastère de St Albans, où le personnage est assimillé au juif Cartaphilus. La légende devient populaire en Europe à partir du XVIe siècle et le juif errant reçoit le prénom d'Ahaswerus (ou Ahasvérus). Il inspire nombre d'écrivains.
Sommaire
Naissance du mythe
Le mythe du juif errant trouve son origine dans la crucifixion du Christ : chancelant sous le poids de sa croix, ce dernier se voit refuser l'aide d'un cordonnier, spectateur passif de la scène qui lui crache dessus avec mépris. Cet artisan se voit alors infliger la sentence cruelle de l'errance éternelle, synonyme de mise au ban de toute communauté humaine. Ainsi, il devra parcourir les continents en quête d'un salut que son manque de pitié, son mépris et sa lâcheté lui ont fait perdre à jamais.
Cette errance a deux valeurs :
- l'une historique, qui se prolonge dans un temps et un espace réel, à mettre en relation avec la chute du royaume d'Israël ;
- l'autre, de fait : l'errance est le signe d'une faute, libre aux auditeurs de déchiffrer ce message et de considérer le personnage comme un imposteur, un traître dont on doit se moquer et qu'il faut rejeter.
Symbolique de l'errance pour le juif
Une douleur naît de cette errance et de ce sentiment d'être enfermé dans une condition intrinsèque. La nature de l'errance est alors bouleversée et il incombe de se focaliser uniquement sur son point de départ et sur son aboutissement. Autrement dit, pour le juif, il devient primordial de retrouver sa patrie et de rompre ainsi avec la malédiction.
Avec l'instauration du statut de citoyen pour les juifs sous Napoléon Ier et a fortiori avec la création de l'État d'Israël en 1948, l'errance semble finir. Aujourd'hui, la figure du juif errant est donc plus historique et rhétorique qu'effective et réelle.
Établissement du mythe : de l'opuscule au récit populaire
Au XVIe siècle, le mythe du juif errant se voit immortalisé dans un petit opuscule allemand au travers d'un personnage modeste, mais extraordinaire, d'un simple cordonnier juif, nommé Ahasvérus, qui prétend avoir assisté à la crucifixion du Christ. Ce récit connaît un succès populaire foudroyant et constitue un phénomène déconcertant. Ce succès immédiat nous renvoie au besoin vital du peuple de mythologie, dernier rempart contre les forces hostiles qui le menacent. Dans chaque catastrophe, événements terribles ou prodiges qui surviennent, l'homme de la ville aussi bien que celui de la campagne a besoin de comprendre pourquoi se manifeste la puissance divine ; ce mythe lui fournit une explication satisfaisante. Ainsi, la responsabilité des juifs devient évidente car leur crime est fondateur. Toute sorte de forfaits et de machinations diaboliques leur sont imputés par des relais populaires (les canards), qui ne manquent pas une occasion de perpétuer de vieilles calomnies médiévales : sacrifices vivants de chrétiens, profanation d'hosties, empoisonnement de sources, etc. Dès lors, s'il survient quelque cataclysme inexplicable, la foule les impute à la race maudite, sur laquelle certains auteurs occasionnels lancent l'anathème. Dès lors, le peuple Juif se retrouve, en plus d'être accusé d'être un peuple déicide, à cumuler, selon cette image du Juif errant, une double responsabilité dans la mort du Christ ; cette croyance engendre des accusations infondées envers les Juifs qui évoluent avec les siècles. Le juif errant, haï partout puisque de nulle part, devient alors le symbole d'un mal incompris à l'instar de la théorie du bouc émissaire.
C'est ainsi que la littérature trouve dans ce mythe intemporel une figure récurrente que l'usage populaire a rendu accessible à tous.
Chateaubriand dans ses Mémoires nous cite la Ballade du Juif errant grande poésie populaire qui nous narre ses aventures, nous apprenons ainsi que le Juif errant fit une étape à Bruxelles en Brabant.
Influence dans la littérature
Le mythe du juif errant est relayé durant de nombreux siècles par les hommes de lettres. De nombreux ouvrages écrits dans de nombreuses langues font ainsi référence à ce personnage.
Eugène Sue, Le Juif errant (1844-45)
Le thème du juif errant est très actif dans la production littéraire et savante (historienne) autour de l’époque la Monarchie de Juillet, comme en témoignent parmi d’autres les études d’Edgar Quinet, depuis son premier écrit publié, les Tablettes du juif errant (1823) jusqu’à Ahasverus (cf. infra).
- Le roman-feuilleton d’Eugène Sue, Le Juif errant, a connu l’un des plus grands succès publics du XIXe siècle. Le titre est cependant trompeur puisque ce roman n’est pas véritablement axé sur ce personnage. En effet, il raconte les intrigues menées par les Jésuites pour s’emparer du fabuleux héritage d’un protestant que la Compagnie avait acculé au suicide. Face à eux, le juif errant et son homologue féminin, Hérodiade, s’efforcent d’être les anges gardiens des héritiers, qui sont en outre leurs derniers descendants. Mais Sue exploite surtout l’idée de la malédiction qui accompagne le juif errant en faisant coïncider son arrivée à Paris avec l’épidémie de choléra d’avril 1832 qui a fait plus de douze mille victimes (on ignorait encore presque tout sur cette maladie et son mode de propagation). La violente dénonciation de la Compagnie de Jésus fait suite à l’ouvrage de Jules Michelet et Edgar Quinet, Des Jésuites (1843), qui valut aux auteurs leur révocation. Le roman de Sue est (entre autres) un réquisitoire contre le fanatisme et l’intolérance religieuse, et se termine sur la fin des souffrances du juif errant et d’Hérodiade.
Guillaume Apollinaire, Le Passant de Prague (1910)
Dans sa nouvelle Le Passant de Prague (tirée du recueil de nouvelles L'hérésiaque et Cie), Apollinaire met en scène le Juif errant que le narrateur rencontre à Prague en mars 1902 et qui se fait appeler Laquedem. Buvant dans les tavernes et jouissant des prostituées, il est satisfait de son sort d'immortel : « Des remords? Pourquoi? Gardez la paix de l'âme et soyez méchant. Les bons vous en sauront gré. Le Christ! je l'ai bafoué. Il m'a fait surhumain. Adieu!... ».
Apollinaire, en un morceau d'érudition, cite un grand nombre d'allusions littéraires sur son personnage :
« La complainte que l'on chanta après ma visite à Bruxelles me nomme Isaac Laquedem, d'après Philippe Mouskes, qui, en 1243, mit en rimes flamandes mon histoire. Le chroniqueur anglais Mathieu de Paris, qui la tenait du patriarche arménien, l'avait déjà racontée. Depuis, les poètes et les chroniqueurs ont souvent rapporté mes passages, sous le nom d'Ahasver, Ahasvérus ou Ahasvère, dans telles ou telles villes. Les Italiens me nomment Buttadio—en latin Buttadeus;—les Bretons, Boudedeo; les Espagnols, Juan Espéra−en−Dios. Je préfère le nom d'Isaac Laquedem, sous lequel on m'a vu souvent en Hollande. Des auteurs prétendent que j'étais portier chez Ponce−Pilate, et que mon nom était Karthaphilos. D'autres ne voient en moi qu'un savetier, et la ville de Berne s'honore de conserver une paire de bottes qu'on prétend faites par moi et que j'y aurais laissées après mon passage. Mais je ne dirai rien sur mon identité, sinon que Jésus m'ordonna de marcher jusqu'à son retour. Je n'ai pas lu les œuvres que j'ai inspirées, mais j'en connais le nom des auteurs. Ce sont: Goethe, Schubart, Schlegel, Schreiber, von Schenck, Pfizer, W. Müller, Lenau, Zedlitz, Mosens, Kohler, Klingemann, Levin Schüking, Andersen, Heller, Herrig, Hamerling, Robert Giseke, Carmen Sylva, Hellig, Neubaur, Paulus Cassel, Edgar Quinet, Eugène Suë, Gaston Paris, Jean Richepin, Jules Jouy, l'Anglais Conway, les Pragois Max Haushofer et Suchomel. Il est juste d'ajouter que tous ces auteurs se sont aidés du petit livre de colportage qui, paru à Leyde en 1602, fut aussitôt traduit en latin, français et hollandais, et fut rajeuni et augmenté par Simrock dans ses livres populaires allemands. »
Autres œuvres
- Voltaire, dans Candide, fait intervenir un banquier juif du nom de Don Isachar lors du passage du héros en la ville de Lisbonne. Malgré les traits vils de ce personnage, Voltaire dénonce l'horreur de l'Inquisition et des autodafés qui avaient lieu au XVe siècle en Espagne et au Portugal.
- Dans le roman L'Homme invisible (1897) de H. G. Wells, la nouvelle de l'existence d'un homme invisible, agressif et voleur, se répand dans les journaux. Le chemineau M. Marvel, qui avait tout d'abord été le complice confiant de l'homme invisible, se sent entraîné dans le Mal et tente finalement de fuir pour lui échapper. Wells a présenté ainsi une scène de poursuite qui rappelle étrangement le juif errant poussé par le vent, avec le spectre du choléra, sur la colline de Montmartre dans le roman d'Eugène Sue.
- Catulle Mendès, dans La Légende du Parnasse contemporain (1884), écrit le poème Ahasvérus, mis en musique en 1909 par le compositeur Jules Marmier.
- À titre indicatif : Percy Bysshe Shelley Wandering Jew, Honoré de Balzac, Edgar Quinet Ahasvérus (1834), Alexandre Dumas Isaac Laquedem (1853), Jules Verne, Mircea Eliade, Jan Potocki, Alexandre Arnoux Carnet de route du Juif errant, Pär Lagerkvist La mort d'Ahasverus et La sybille. On trouve une occurrence aussi dans le Moine de Matthew Gregory Lewis, dans Les Fleurs du mal de Charles Baudelaire et dans Walcourt de Verlaine.
- Leo Perutz : « Quelle valeur critique peuvent-ils reconnaitre à un homme qui a la conviction d'avoir rencontré en Espagne le Juif errant ? » (prologue du Marquis de Bolibar, 1920)
- Albert Londres dans Le juif errant est arrivé, 1929.
- Jean d'Ormesson, dans son Histoire du juif errant, fait de ce personnage mythique un repentant qui se nourrit de la beauté du monde et de ses innombrables souvenirs. Il confie son secret à un jeune couple en vacances à Venise, leur racontant son influence sur des épisodes historiques majeurs, en fait ses amis et pour finir séduit involontairement la jeune femme. Le romancier fait du Juif errant un personnage affable, humble et érudit. Pris au piège dans l'espace et le temps, il ne cherche pas la sagesse mais la recueille grâce à sa séculaire expérience. Ce personnage pourrait être le miroir sans complaisance de l'humanité tout entière, et non seulement d'un peuple.
- Carlo Fruttero et Franco Lucentini dans L'Amant sans domicile fixe (L'amante senza fissa dimora) 1986
- Glen Berger crée une intrigue autour du juif errant au théâtre à New-york avec Underneath the lintel. Cette pièce a fait le tour du monde. Adaptation française à partir de janvier 2008 au Théâtre du Lucernaire à Paris.
- Simone de Beauvoir "Tous les hommes sont mortels": Fosca n'est autre que le Juif errant
- J.G. Ballard a écrit une nouvelle en 1964 "Le Vinci disparu" dont l'intrigue porte sur la représentation picturale du juif errant dans les tableaux décrivant la crucifixion du Christ
- Gabriel García Márquez, dans "Un día después del sábado", décrit un village qui accuse un étranger d'être le Juif errant, l'estimant responsable de la mort des oiseaux observée depuis quelque temps.
- Claude Tillier dans Mon oncle Benjamin, 1843[réf. insuffisante].
- Søren Kierkegaard, dans Ou bien... ou bien (1843), où Kierkegaard développe l'idée que trois voies s'ouvrent à lui, celle de la jouissance, symbolisée par Don Juan, celle du doute symbolisée par Faust et enfin celle du désespoir, symbolisée par Ahasvérus. De même, plus tard, Kierkegaard développera encore cette idée du désespoir, liée à la figure d'Ahasvérus dans le Traité du désespoir ou La Maladie mortelle, exposé de psychologie chrétienne pour l’édification et le réveil, (Sygdommen til Døden), signé Anticlimacus (1849), qui définit le désespoir, qui est la maladie mortelle, comme de "ne pas pouvoir mourir, mais ici la vie ne laisse d'espoir, et la désespérance, c'est le manque du dernier espoir, le manque de la mort" (trad. par K.Ferlov et J-J.Gateau, p.70 Folio Essais). Le désespoir est maladie mortelle au sens où stricto sensu, "la mort n'est pas un passage à la vie" comme pour le chrétien mais au contraire dans "une maladie mortelle" et c'est cela le désespoir pour Kierkegaard, cela "veut dire un mal qui aboutit à la mort, sans plus rien après elle." (p.69)
- Mircea Eliade, dans Dayan fait intervenir la figure du Juif Errant, que Dayan rencontre. C'est d'ailleurs le Juif Errant qui ouvre les yeux à Dayan et lui permet de résoudre l' "ultime équation".
Place du mythe aujourd'hui ?
Avec la création de l'État d'Israël en 1948 et l'établissement acquis de communautés juives dans les pays occidentaux, le juif errant n'erre plus, ou toutefois, s'il le fait, c'est au rythme de la mondialisation.
Qu'en est-il cependant des attributs de ce personnage ?
D'une part, si le juif errant n'est plus une réalité effective, il demeure une réalité fictive comme le prouve Jean d'Ormesson dans l'Histoire du juif errant. Dans ce livre, le juif errant fait office de témoin et relate à deux jeunes tourtereaux deux millénaires d'histoire mondiale tourmentée. Des douzaines d'époques et d'histoires s'entrecroisent sans cesse, se mélangent, comme si la mémoire d'Ahasvérus (nom repris dans le livre) déversait subitement pêle-mêle des siècles et des siècles de souvenirs. On le rencontre un peu partout, et dans le monde, et dans le temps : en révolte contre l'occupation romaine de la Palestine, à Rome quelques années plus tard, encore à Rome quelques siècles plus tard assistant à la chute de l'Empire romain (en tant que conseiller d'Alaric), en Inde, en Chine, en Amérique avec Christophe Colomb, a l'expansion de l'islam, apprenant d'un homme hindou la plus grande découverte de l'histoire des mathématiques, aimant des femmes, victime de tentatives d'assassinat, etc.
D'autre part, caractérisé par l'avarice, le péché et le Mal, le juif errant apparaissait comme la cause des troubles que subissaient un pays, une région. Cette perception semble dans certains milieux encore enracinée comme le démontre l'historien Pierre-André Taguieff dans son dernier essai intitulé La nouvelle judéophobie. Ainsi, même si le juif n'erre plus, il semble à la mode de voir derrière chaque entreprise néfaste la marque d'un complot, en témoigne le nombre de parutions des Protocoles des Sages de Sion (faux antisémite écrit sous l'ère tsariste) qui ne cessent d'être recensées.
Bibliographie
- Marcello Massenzio , Le Juif errant ou L'art de survivre, Éditions du Cerf, Col. « Les Conférences de l'École Pratique des Hautes Études », 2010, 160 p., (ISBN 978-2-204-09236-4)
- La Légende du Juif errant suivi de Le Passant de Prague, Guillaume Apollinaire, Paul Lacroix, illustré par Gustave Doré, Editions Interferences, 2010 (ISBN 978-2-909589-20-6)
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