Joachim de Flore

Joachim de Flore
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Joachim de Flore. Miniature du XIVe siècle

Joachim de Flore, né à Celico (Calabre) vers 1130, mort le 30 mars 1202, était un moine cistercien et un théologien catholique, à qui le martyrologe de Cîteaux donne le nom de bienheureux[1]. Dante Alighieri place l'abbé de Flore dans son paradis, à côté de Raban Maur et de saint Bonaventure : « Auprès de moi, dit celui-ci, brille Joachim, abbé de Calabre, doué de l'esprit prophétique » (Paradiso, XII, 139-141)[2].

Sommaire

Biographie

Jeunesse et pèlerinage

Joachim naît au royaume de Naples, dans un bourg nommé Celico en Calabre vers l'an 1130. Son père, qui était le notaire en ce lieu, lui fait étudier les lettres humaines jusqu'à l'âge de quatorze ans. Le regardant comme celui qu'il croit devoir être le soutien de sa famille, il le place honorablement à la cour du roi de Naples[3].

Joachim est d'abord page à la cour de Roger de Sicile. En quittant Naples, il prend la résolution d'embrasser la vie monastique, mais il ne veut le faire qu'après avoir visité les lieux saints. Il part en pèlerinage aussitôt, suivi de plusieurs pèlerins qu'il entretient tout au long du voyage. Après avoir visité Jérusalem, il se dirige vers le mont Thabor où il demeure pendant quarante jours. Il y fait sa demeure d'une ancienne citerne, et c'est au milieu des veilles et des prières sur le théâtre de la transfiguration, qu'il conçoit l'idée de ses principaux écrits : La Concorde de l'Ancien et du Nouveau Testament, l’Exposition de l'Apocalypse, et le Psaltérion à dix cordes[4].

Retour en Calabre

Rentré dans sa patrie, il embrasse la vie monastique, et après un court séjour dans le couvent de Sambuccine, il prend l'habit blanc des moines de Cîteaux, dans le monastère de Corazzo, dont il deviendra l'abbé. Son ardeur pour l'étude et la méditation ne s'accordant pas avec les soins que demandaient l'administration de son monastère, il obtient la permission de se démettre de sa charge[5].

Joachim se retire alors avec un religieux du nom de Rainier, au milieu des montagnes, dans un lieu nommé Flore et situé dans les environs de Cosenza. C'était là, au sein d'une nature âpre et sauvage, qu'il veut passer le reste de ses jours, seul et uniquement livré à ses méditations. Mais, comme Abélard sur les bords de l'Ardusson, il se voit bientôt entouré d'un si grand nombre de religieux, attirés par sa réputation de sainteté, qu'il se voit presque obligé de fonder un monastère : il le soumet à l'observance de Cîteaux, cependant de façon plus étroite et plus sévère[6].

Le monastère de Flore reçoit de grands biens de la part de l'empereur Henri VI, ainsi que de sa femme l'impératrice Constance. On lui offre de nouveaux établissements, dont le premier fut à Caselubert, le second à Tassitano, et le troisième fut appelé le « monastère de Marc ». Cette congrégation s'augmentant, Joachim dresse des constitutions qu'il fait approuver par le pape Célestin III, en 1196[7].

Il passe les nuits et les jours à écrire et à dicter. « J'écrivais, dit son secrétaire Lucas, jour et nuit sur des cahiers ce qu'il dictait et corrigeait sur des brouillons, avec deux autres moines qu'il employait à la même besogne. » C'est au milieu de ces travaux que la mort le frappe, le 30 mars 1202, à l'âge de 72 ans. Ses restes sont transportés à l'abbaye de Flore[8].

Suite de l'abbaye de Flore

Article détaillé : Floriens.

Le pape Innocent III, condamnant le traité de Joachim sur la Trinité dans le concile de Latran, en l'an 1215, ne prononça rien contre la personne de l'abbé Joachim ni contre son monastère, « parce que, dit ce pape, il avait ordonné par un écrit signé de sa main que l'on remît au Saint-Siège ses ouvrages, et que dans cet écrit il avait déclaré qu'il croyait fermement tout ce que l’Église romaine croit ». Nonobstant cette déclaration du pape Innocent III, quelques-uns ne laissèrent pas d'inquiéter les religieux de Flore, les soupçonnant d'hérésie aussi bien que leur fondateur. Mais le pape Honorius III prit leur défense, et par une lettre qu'il écrivit en l'an 1217, il défendit d'attaquer davantage ces religieux sur le fait d'hérésie. Comme on ne cessait point de calomnier ces religieux à ce sujet, et qu'on traitait toujours leur fondateur d'hérétique, le même pape adressa en l'an 1221 une bulle à l'archevêque de Cosenza et à l’évêque de Bisaccia, par laquelle il leur ordonnait de faire publier dans toute la Calabre qu'il regardait l'abbé Joachim comme orthodoxe et attaché à la foi catholique ; que l'observance qu'il avait instituée était très-salutaire, et qu'ils eussent à punir ceux qui auraient la témérité d'attaquer cet ordre et de lui faire insulte[9].

Les inspirateurs

Un de ses guides fut saint Jean l'Évangéliste. Joachim trouvait dans saint Jean une direction pleinement en harmonie avec ses propres aspirations spirituelles. L'Évangile qui porte le nom de l'apôtre avait pour but d'opposer la gnose chrétienne aux doctrines gnostiques qui surgissaient de toutes parts, et qui étaient autant d'hérésies gagnant chaque jour du terrain. Dans ses Épîtres il combat les auteurs de ces doctrines, il leur applique la dénomination d'Antéchrist, que Joachim prodigue à son exemple. L'Apocalypse, fut le texte favori de ses méditations[10].

Quant à la notion d'Évangile éternel, elle vient d'Origène : « Il faut laisser aux croyants le Christ historique et l'Évangile, l'Évangile de la lettre, mais aux gnostiques seuls appartient le Verbe divin, l'Évangile éternel, l'Évangile de l'esprit » (In Math.)[11].

Aussi, saint Benoît, le grand promoteur de la vie monastique en Occident, fut celui qui agit le plus fortement sur le fondateur du couvent de Flore, mais son action diffère entièrement de celle des précédents. Saint Benoît fut véritablement son maître et son modèle, son précurseur dans la mise en œuvre du plan de vie exposé dans l'Évangile éternel[12].

Il ne faut pas chercher dans l'abbé de Flore un docteur du moyen-âge, un scolastique, ni même un théologien à la manière de Pierre Lombard ou de Thomas d'Aquin ; malgré son respect pour le dogme, il n'est pas toujours orthodoxe, et sa façon d'interpréter l'Écriture le conduit à diriger d'amères critiques contre les sommités les plus élevées de la hiérarchie catholique. Cependant, le plus grand nombre de ses ouvrages furent composés à la sollicitation des papes de son temps, comme on le voit par une lettre de Clément III, imprimée en tête du Traité de la Concorde. À la suite de cette lettre, Joachim rapporte que les papes Lucius III et Urbain III l'avaient également encouragé dans la même voie (avertissement en tête du Traité de la Concorde)[13].

L’Exposition de l'Apocalypse

Astrologie et nombres

Dans la première partie de ce livre, Joachim est amené à repousser toute la science des philosophes, qu'il appelle les « poètes des gentils » (poëtiæ gentilium). Délaissant le sens habituel de la formule de l’Apocalypse : « Ainsi parla celui qui tient les sept étoiles dans sa droite », il cherche à en pénétrer un sens caché. Il assimile les sept corps planétaires aux sept personnages qui se partagent dans l'Écriture la durée des temps, depuis la création jusqu'à saint Jean-Baptiste. Ainsi, Adam est assimilé à Saturne, Vénus à Noé, Jupiter à Abraham, Mercure à Moïse, Mars à David, le Soleil à Élisée et la Lune à saint Jean-Baptiste. Ces personnages forment une suite de précepteurs divins qui renouvellent le cours des siècles, et suivent leur marche dans la durée indéfinie[14].

Il cherche à démontrer le sens caché de certains nombres, en faisant abstraction de toute philosophie ancienne. Ainsi, « On sait qu'il faut cinq sens pour rendre parfait le corps de l'homme, et que sept vertus sont nécessaires pour la perfection de l'âme ; ôtez un sens, et l'homme extérieur est imparfait ; une vertu de moins, l'homme intérieur sera au-dessous de ce qu'il doit être » (I, ch. 13). Il attribue au nombre cinq l'homme extérieur, ou le corps, et au nombre sept l'homme intérieur, ou l'âme[15].

Les trois règnes du monde

Au début de son Exposition, Joachim reproduit l'idée fondamentale de son système, à savoir, la division du gouvernement du monde en trois règnes. Le premier, celui du père, va depuis le commencement du monde jusqu'à l'avènement du fils ; le second, celui du fils, commence à Zacharie, père de Jean, et va jusqu'à saint Benoît, avec lequel s'annonce le troisième. À ces trois règnes correspondent trois états de l'humanité : au premier âge appartient l'ordre des conjoints par le mariage, et qui n'ont d'autre fin que la propagation de l'espèce ; l'ordre des clercs n'est pas né pour créer selon la chair, mais pour propager la parole de Dieu, il est le type du second âge ; enfin l'ordre monastique procède de l'un et de l'autre : à l'un il doit l'existence, et par l'autre les hommes se préparent à la vie qu'ils doivent embrasser, il est le couronnement de la destinée de l'homme (Introduction)[16].

Le dernier âge lui-même a trois périodes : celle de la lettre de l'Évangile, celle de l'intelligence spirituelle, celle enfin de la pleine manifestation de Dieu. Si Joachim croit à l'avenir prochain de l'Évangile éternel, c'est que les monastères de l'ordre se sont multipliés. Saint Benoît, en organisant, comme il le fit, la vie monastique, n'avait pas seulement donné aux religieux le moyen d'échapper à la paresse et à tous les vices qu'elle enfante, en rendant obligatoire le travail des mains et de l'esprit, obligation qui fit des bénédictins les défricheurs de l'Europe ; il voulait conduire au but vers lequel tendait Joachim, rendre l'homme parfait et l'amener à trouver déjà en ce monde un avant-goût de la patrie céleste (I, ch. 3)[17].

« De même que la lettre de l'Ancien Testament semble appartenir au Père, par une certaine propriété de ressemblance, et au Fils la lettre du Nouveau Testament ; de même l'intelligence spirituelle, qui procède de tous les deux, appartient au Saint-Esprit. D'après cela, l'âge où l'on s'unissait par le mariage fut le règne du Père ; celui des prédicateurs est le règne du Fils; et l'âge des religieux, ordo monachorum, le dernier, doit être celui du Saint-Esprit. Le premier avant la loi, le second sous la loi, le troisième avec la grâce. »

— Joachim de Flore, Introduction à l’Exposition, ch. 5[18].

Il y a trois sortes d'écritures divines : la première était pour le premier âge du monde, c'est l'Ancien Testament ; la seconde est la nôtre, c'est le Nouveau Testament ; la troisième résulte des deux autres, elle consiste dans l'intelligence de l'Esprit. L'une est pour les enfants, l'autre pour les adolescents, la dernière doit enivrer les cœurs d'amour. Et cette Écriture sainte du dernier âge, c'est l'Évangile éternel (III, ch. 10)[19].

L'Évangile de l'amour

Si le livre de l'Évangile éternel, tel qu'on l'attribue à Jean de Parme, n'est pas de nom dans les écrits de Joachim, il y est clairement de fait, car cet évangile n'est autre chose que celui de l'amour. Cet amour qui doit enivrer les cœurs, bien qu'il ait un caractère intérieur et sacré, garde cependant quelque chose d'humain et d'accessible. C'est en montrant ce qu'est la haine qu'il fait sentir ce que doit être cet amour, racine et couronnement à la fois de toutes les vertus, comme la haine lui paraît le plus odieux et le plus irrémissible de tous les vices. Il ne s'étonne pas que la haine soit exécrable aux yeux de Dieu, quand chez les hommes il n'y a rien de plus criminel, rien de plus odieux[20].

« Qu'ils écoutent la vérité, dit-il avec hauteur, ceux qui veulent être les disciples de la vérité. Il ne sera rien remis à celui qui pèche contre le Saint-Esprit, ni dans le présent, ni dans l'avenir, parce que le Saint-Esprit c'est l'amour de Dieu; celui qui n'a pas l'amour n'a pas l'esprit. L'amour cherche l'amour, et comme il ne peut être où est la haine, l'Esprit n'est pas où n'est pas l'amour. La haine enracinée dans un cœur c'est la mort, c'est elle qui fit de Caïn l'assassin de son frère. »

— Joachim de Flore, Ve partie de l’Exposition[21].

Cet amour qui a Dieu pour objet distingue la doctrine de Joachim de tant de doctrines analogues, qui conduisaient facilement, lorsqu'elle étaient mal comprises, à divers débordements (ce qui est souvent le cas des doctrines ésotériques mal comprises). En effet, pour que l'amour divin embrase tous les hommes, pour qu'ils brûlent de son feu, il est une vertu essentielle et indispensable, la pureté, la chasteté du cœur en même temps que celle du corps. Ici se montre le côté polémique de l'œuvre de Joachim. Se laissant aller à sa douleur, il adresse aux moines les reproches les plus véhéments sur leur mollesse et leur hypocrisie. Il les accuse d'oublier la chasteté pour se rendre coupables d'infamies dont l'infection monte jusqu'au ciel (I, ch. 3). C'était en pensant à eux qu'il disait que ce monde était l'enfer d'en haut; c'était pour les arrêter par la crainte qu'il plaçait principalement en Sicile l'entrée de l'enfer qui attend les coupables (I, ch. 5)[22].

Le Grand Prophète

Puis, de la critique qu'il vient de faire des désordres du cloître, Joachim passe à celle de la société catholique, et surtout de ses chefs spirituels. Il n'est pas inutile de s'arrêter un moment sur cette partie de son œuvre. Un des caractères du prophétisme chez les Hébreux était une hostilité ouverte contre les rois et contre les prêtres ; ils semblaient avoir reçu de Dieu une mission particulière et ne relever que de Lui seul ; ce caractère, on le retrouve chez Joachim. Celui qui se nommait lui-même le Grand Prophète prend parti pour les petits contre les grands, pour les faibles contre les forts. Quand il lance l'anathème sur ceux qui oublient leur devoir, il plaide pour les victimes de ces infidèles, de ces apostats déguisés, comme il les nomme ; il plaide contre eux la cause du ciel[23].

Un autre trait de ressemblance avec les prophètes de l'Ancien Testament, c'est qu'il n'avait pas plus qu'eux l'intelligence des affaires et des intérêts terrestres ; les besoins des temps, les exigences de la politique lui échappaient entièrement. Joachim prenait trop volontiers les murs de son couvent pour les bornes du monde. Aussi, de même que les prophètes, rompant pour ainsi dire avec la terre, se jettent avec foi dans l'idéal du royaume spirituel, de même Joachim se forme un idéal qui n'est pas dans cette vie. Arrivé là, il se sépare de ses prédécesseurs. Ils ne sont plus pour lui que les hommes du premier âge ; ils ont accompli leur mission, c'est à lui de remplir la sienne ; et il ne peut le faire qu'en nettoyant la voie, qu'en poussant dehors les « marchands du temple »[24].

Babylone

Il sépare avec soin la véritable Église, qu'il désigne sous le nom de Jérusalem, de celle des méchants, qu'il flétrit du nom consacré de Babylone (V, ch. 3). Cette Babylone, c'est la Rome anarchique, l'église charnelle, la grande marâtre qui nage sur les eaux (I, ch. 3). Ce sont les prélats auxquels est confiée la conduite des peuples, et qui pour plaire aux hommes méprisent les ordres de Dieu. À leur suite, marchent les marchands de la terre, qui s'enrichissent en trafiquant du royaume de Dieu. Ce sont les faux prêtres et les hypocrites, qui convoitent les avantages temporels, pour qui toute vertu est dans les joies de la chair, et qui veulent la richesse pour vivre dans les délices (I, ch. 18)[25].

Cependant, il ne s'empresse pas de les condamner. Animé de cet amour qui le porte vers tous, il ajoute que ceux qui s'égarent ainsi dans des plaisirs mortels peuvent renaître à la vie, en quittant Babylone pour rentrer dans Jérusalem. Malheureusement, ce ne sont pas seulement quelques évêques, quelques prêtres qui sont impliqués dans le négoce de Babylone ; il y a aussi des abbés, des moines, des religieux, c'est-à-dire des hommes qui en prennent le nom[26].

Le mal vient de plus loin et de plus haut, il faut donc monter jusqu'au faîte de l'édifice social et religieux; c'est là que règnent sur le monde le pape et l'empereur, car le pape aussi est roi, et même plus que l'empereur, parce qu'il est roi des âmes, et que le Christ est tout ensemble homme et Dieu. Au spectacle des luttes et des schismes qui depuis longtemps désolaient et scandalisaient le monde chrétien, le Grand Prophète ne craignait pas de dire : « De même que la bête qui s'élève du bord de la mer annonce un roi puissant et impie, qui sera semblable à Néron, et pour ainsi dire empereur de toute la terre ; de même celle qui montera de la terre figurera quelque grand prélat, semblable à Simon le magicien ; il sera comme un pontife sur la terre, il sera l'Antéchrist. » Il ne laisse subsister aucun doute sur ce dernier personnage, c'est l'antipape, quels que soient son nom et son époque. Quant au premier, on pourrait croire qu'il veut parler d'un roi sarrasin, peut-être par simple comparaison, ou plutôt pour formuler sa pensée, car ailleurs il indique assez clairement l'empereur Henri IV[27].

Le Psalterium decem chordarum

Dans le premier livre, Joachim fait la critique du système trinitaire de Pierre Lombard qui conçoit un nature unique des trois Personnes Divines. Pour Joachim, le mystère de la Trinité peut être symbolisé par un psaltérion décacorde : un trapèze, sur le sommet duquel se tiendrait le Père, et aux extrémités inférieures le Fils et l'Esprit ; puis un cercle intérieur, représenté par la caisse de résonance du décacorde, symbolisant l'unité[28].

Dans le second livre, Joachim montre la concordance des trois Personnes Divines avec les trois ordres composant le peuple chrétien : l'ordre des conjoints par le mariage — lié à la figure du Père —, l'ordre des clercs — lié à celle du Fils —, et enfin l'ordre des moines qui est lié à la figure de l'Esprit[29].

Le Traité de la Concorde

« Moi, Joachim, au milieu du silence de la nuit, à l'heure, je crois, où le lion de Juda ressuscita d'entre les morts, plongé dans la méditation, une lumière subite éclaira tout-à-coup mon intelligence, et à moi se révéla la plénitude de la science de ce livre, et l'esprit de l'Ancien et du Nouveau Testament. »

— Joachim de Flore, préface du Traité de la Concorde[30].

Dans ce livre, il met en regard des faits de l'Ancien Testament ceux qui se sont accomplis sous la nouvelle loi, et il esquisse à grands traits le tableau de l'empire romain depuis la naissance du Christ jusqu'à l'invasion des barbares ; ensuite jusqu'à la chute de l'Empire d'Occident et l'établissement de Théodoric, sans oublier Symmaque et Boèce. Plus il avance vers son époque, plus les faits se pressent ; après Narsès, les Lombards, Mahomet et Charlemagne, viennent les événements et les hommes qui touchent à son siècle : la guerre des investitures, Grégoire, les empereurs de la maison salique, saint Bernard et les hérésies qui se montrent ou qui s'annoncent. Il ne pouvait pas ne pas mentionner celles qu'on vit se répandre dans les premiers siècles de l'Église ; aussi parle t-il d'Arius, de Sabellius et d'autres hérésiarques, en leur opposant leurs principaux adversaires, parmi les docteurs grecs et latins : saint Hilaire, saint Ambroise, saint Augustin, saint Jérôme. Ces hérésies, il a soin de les mettre en regard des sectes dissidentes chez les Juifs, tels que les Saducéens et les Pharisiens[31].

Dans l'accord qu'il veut trouver entre les deux Testaments, il cherche avec un soin minutieux ces oppositions des hommes et des faits, qui supposent une symétrie que l'histoire ne donne pas. C'est là le procédé matériel de sa méthode, procédé qu'il pousse quelquefois jusqu'à la puérilité, mais qui sort chez lui d'un principe plus sérieux, et dont tous ses écrits sont le développement, à savoir : que les âges de l'humanité se reproduisent en se perfectionnant jusqu'au règne de l'Évangile éternel. Cependant : « De même, dit-il, que dans une forêt un grand nombre d'arbres se ressemblent par le tronc et diffèrent par les rameaux et les feuilles ; de même, semblables dans leur ensemble, les deux Testaments sont différents par les détails ; vouloir tout ramener à une seule loi de concordance serait une folie ; il ne faut pas exiger la ressemblance et l'accord là où ils ne sont pas, mais où ils sont » (livre IV)[32].

Dans la Genealogia, une note datée de 1176, Joachim précise le système de la concordance. L'Ancien Testament est représenté sous la forme d'un arbre généalogique, un figuier, sur lequel est greffée une vigne qui symbolise le Nouveau Testament. Le figuier grandit pendant quarante-deux générations, d’Abraham à Azarias. La vigne court autour du figuier pendant vingt et une générations, d'Azarias à Jésus Christ, puis s'élève seule pendant quarante deux autres générations, de la venue de Jésus Christ à son retour lors de la fin des temps[33].

« Si le jour suprême me trouve encore vivant, puissé-je combattre le bon combat pour la foi de Jésus-Christ et, dans la compagnie des confesseurs de Jésus-Christ qui vivront alors, monter au royaume des cieux. Amen. Amen. Amen. »

— Joachim de Flore, dernières lignes du Traité de la Concorde[34].

De unitate et essentia Trinitatis

Dans ce traité, l'abbé Joachim reproche à Pierre Lombard un passage des Sentences d'après lequel il existe en Dieu une essence divine (livre I, D. IV, c. 3), commune aux trois personnes, qui n'est ni generans, ni genita (D. V, c. 1) ni procedens. L'abbé de Flore en déduit que Pierre Lombard, ajoutant cette somme aux trois personnes, enseigne l'existence en Dieu non pas d'une Trinité, mais d'une quaternité[35]. Le pape Innocent III, condamnera ce traité dans le concile de Latran, en l'an 1215[36].

Le Liber de vera philosophia

Le Liber, attribué à Joachim, est une autre œuvre polémique dirigée contre le livre des Sentences de Pierre Lombard. Elle reprend les principes que Gilbert de la Porrée avait développés dans ses Commentaires sur Boèce. Il débute par une distinction entre la personne et la nature, entre le quod est et le quo est. Appliquant ces règles à la notion de Dieu, l'auteur distingue les personnes divines (quod est) de la nature ou divinité (quo est). De même que l'homme existe par l'humanité, de même les personnes divines existent par la divinité ; toutefois, tandis qu'il y a autant d'humanités que d'hommes, les personnes divines doivent leur existence à une seule et même divinité[37].

D'après le Liber, le mot Trinité a deux sens. Il peut être entendu de la propriété par laquelle chacune des personnes est una ex tribus, mais aussi il signifie la collection des trois personnes. Dans l'un et l'autre cas le mot Trinité ne s'entend que des personnes; il ne s'applique pas à la nature divine. La distinction entre la nature et la personne sert aussi de fondement à la christologie de l'auteur. Quand il dit que Dieu et l'homme sont unis dans le Christ, il n'entend pas enseigner l'union de Dieu et de l'homme (quod est), mais l'union de leurs natures, divinité et humanité (quo est)[38].

En résumé tout ce système repose sur la distinction de la nature (quo est) et de la personne (quod est). Grâce à cette distinction, l'auteur se flatte de guider sa barque au milieu des écueils les plus dangereux. Sabellius et Arius, dit-il, sont tombés dans des erreurs, pour avoir confondu nature et personne. Sabellius n'admet qu'une personne parce qu'il n'admet qu'une nature ; Arius admet trois natures parce qu'il admet trois personnes. Les mêmes conséquences se sont produites dans le domaine de la christologie. Nestorius et Eutychès ne veulent voir dans le Christ qu'une nature comme ils n'y voient qu'une personne: le premier supprime la nature divine, le second supprime la nature humaine. C'est par suite d'une confusion analogue qu'Abélard efface, autant qu'il le peut, la distinction des personnes dans la Trinité, et que Pierre Lombard, non content de perpétuer cette erreur, expose, en ce qui concerne l'Incarnation, un enseignement qui rappelle les doctrines d'Eutychès[39].

C'est un fait bien connu que le concept grec de la Trinité va droit aux personnes sans s'arrêter d'abord à l'unité de la nature. Au contraire, saint Augustin et ses disciples latins conçoivent d'abord l'unité de l'Être divin pour passer ensuite aux personnes, qu'ils expliquent volontiers par des analogies tirées des puissances de l'âme humaine, où les processions se font par voie de pensée et d'amour. Visiblement, l'auteur essaie de combattre la notion latine et scolastique en lui opposant la notion grecque de Trinité[40].

Né en Calabre, c'est-à-dire en un pays qui de son temps contenait encore de très nombreuses églises fidèles au rite grec, il y passa une partie de sa vie ; nous savons d'ailleurs qu'il fit un long séjour en Orient. Ce Latin qui, vivant en pays grec, ne pouvait manquer de savoir le grec, était plus que personne amené à s'intéresser au sort de l'Église d'Orient, à essayer d'aplanir les différends qui divisaient les deux Églises, à travailler à leur réunion[41].

Les Commentaires sur Jérémie

Dans ces Commentaires, adressés à l'Henri VI, il prédit que l'Église charnelle, appelée la Nouvelle Babylone, sera frappée de trois fléaux ; à savoir : dans ses biens temporels, par la perte de l'Empire d'Allemagne ; dans sa doctrine, qui sera corrompue par les « hérétiques », surtout par les Cathares, et, en troisième lieu, par le glaive des « infidèles », principalement des musulmans. Il ajoute qu'après que cette Église charnelle aura été presque entièrement détruite, Jésus-Christ la renouvellera[42].

L'auteur se considère comme un « second Jérémie » qui au lieu de prophétiser sur la captivité de Juda à Babylone, annonce ce qui va advenir de l'Eglise romaine. Il fait le parallèle entre Nabuchodonosor et le Saint-Empire, entre les papes et les rois de Juda. L'œuvre est empreinte d'un sentiment d'urgence : la captivité de l'Eglise, la montée d'un nouvel ordre spirituel doivent survenir très prochainement, certainement peu après l'année 1200 (« ab anno 1200 et ultra michi suspecta sunt tempora et momenta »)[43].

Les apocryphes

Le plus remarquable de tous les livres qu'on écrivit pour répandre ces idées, fut celui d'un anonyme qu'on suppose généralement être le franciscain hérétique Gérard de Borgo San Donnino, brûlé à Parme le 18 juillet 1300. Son livre, qui se répandit à Paris vers 1254, et qu'il intitula : Introduction à l'Évangile éternel, fut mis par lui sous le nom de Joachim. Il y enseignait entre autres les erreurs suivantes : Le Nouveau Testament doit disparaître comme l'Ancien ; après l'année 1260, il n'aura plus de puissance, et les hommes seront dans un état de perfection. Innocent IV, puis Alexandre IV, en 1256, condamnèrent ce nouvel Évangile, qui, l'année précédente, avait été censuré à Anagni par le cardinal dominicain Hugues de Saint-Cher. Quelques années plus tard, en 1260, le concile d'Arles condamna les partisans de l'Évangile éternel[44].

On peut croire que toutes les prophéties qui ont circulé sous le nom de Joachim ne sont pas de lui, et que les jugements sévères qu'ont portés sur son compte Thomas d'Aquin et Vincent de Beauvais, tiennent à ce qu'ils ne connaissaient pas ses écrits. Il paraît très-probable, en effet, qu'on mit sous le nom de Joachim une foule de prophéties qu'il n'avait point faites, mais que son renom de sainteté pouvait aider à propager. Suivant ces prophéties, le monde était à la veille d'un âge d'or, tout plein de félicité, quoique de peu de durée, qui allait venir aussitôt que l'Église serait purifiée par les justes châtiments du ciel. L'auteur des Commentaires sur les Révélations du bienheureux Cyrille, qui n'est pas Joachim, mais doit lui être de peu d'années postérieur, « prédisait la venue d'un antéchrist mystique, précurseur du véritable antéchrist »[45].

Le Tractatus super quatuor Evangelia est une sorte de concordance des quatre évangiles, à l'image de sa première Concordance. Cette œuvre inachevée doit beaucoup au De Consensu Evangelistarum de saint Augustin[46].

Le Liber Figurarum ou Livre des figures est parvenu jusqu'à nous grâce à un manuscrit retrouvé par Mgr Leone Tondelli dans la bibliothèque du séminaire épiscopal de Reggio Emilia, avec quelques traités authentiques de Joachim. Dante aurait eu sous les yeux une page du manuscrit de cette collection de figures d'inspiration joachimite lorsqu'il dit :

« Dans la profonde et claire subsistance
du haut foyer, trois cercles m'apparurent,
de trois couleurs et d'une contenance;
comme iris en iris me semblait l'un
miré en l'autre; et le tiers semblait feu,
respirant des deux parts égale ardence. »

— Dante Alighieri, Paradiso, XXXIII, 115-120, traduction d'André Pézard.

De même, l’m oncial qui se transforme en aigle du chant XVIII pourrait être inspiré des figures V-VI du manuscrit de Reggio[47].

Liste des œuvres

Les écrits de l'abbé Joachim sont très-nombreux, surtout si l'on y comprend ceux qu'on lui attribue sans que leur authenticité soit suffisamment établie. Joachim cite lui-même les principaux dans la recommandation qu'il adressa à ses amis de soumettre ses ouvrages au pape, s'il mourait avant d'avoir eu le temps de le faire. Cette recommandation précède la préface de son Traité de la Concorde de l'Ancien et du Nouveau Testament. On compte de nombreux ouvrages de Joachim de Flore, authentiques ou prétendus authentiques[48] :

  1. L’Exposition de l'Apocalypse, en huit livres. (Venise, 1527.)
  2. Le Psalterium decem chordarum, en trois livres. (Venise, 1527.)
  3. Le Traité de la Concorde de l'Ancien et du Nouveau Testament, en cinq livres. (Venise, 1519.)
  4. Des Commentaires sur Isaïe et sur quelques chapitres de Nahum, Habacuc, Zacharie et Malachie. (Venise, 1517.)
  5. Des Commentaires sur Jérémie. (Venise, 1519.)
  6. Un Commentaire sur Ézéchias, mentionné dans la bibliothèque de Cîteaux.
  7. Un Commentaire sur les révélations du bienheureux Cyrille. (Venise, 1517.)
  8. De unitate et essentia Trinitatis.
  9. Un Traité des sept sceaux.
  10. Des prophéties sur quinze papes, et d'autres qui n'ont pas été publiées.
  11. Le Liber Figurarum, écrit aux environs de 1230, publié par Mgr Leone Tondelli en 1940.
  12. Le Tractatus super quatuor Evangelia, publié par Ernesto Buonaiuti en 1930.
  13. L’Adversus Judeaos, dont Joachim lui-même nous apprend qu'il en est l'auteur (Avertissement, en tête du Traité de la Concorde).
  14. Le De articulis fidei.
  15. Un important Commentaire sur la règle bénédictine.
  16. Le Genealogia, cité par Potestà.
  17. Le Liber de vera philosophia, cité par Fournier.

Postérité

Ses écrits inspirèrent profondément Jean de Parme, Pierre de Jean Olivi, Ubertin de Casale. Joachim semble également avoir inspiré les Vaudois et les Albigeois. Dans la suite, presque tous ses écrits, et notamment les prophéties, furent imprimées dans la première moitié du XVIe siècle, époque de la Réforme et de troubles religieux : là puisèrent les réformateurs allemands, ainsi Thomas Munzer et Luther[49].

D'après Christophe Colomb, une prophétie de Joachim de Flore annoncerait que c'est d'Espagne que viendrait le nouveau David, assimilé au roi d'Espagne lui-même. « Jérusalem et le mont Sion doivent être réédifiés par la main d'un Chrétien... L'abbé Joaquim dit que celui-là doit venir d'Espagne »[50].

Au XIXe siècle, un nombre important d'auteurs se réclament de Joachim de Flore et de l’Évangile éternel : Jules Michelet, Edgar Quinet, George Sand, Giuseppe Mazzini, Ernest Renan, George Eliot, Matthew Arnold, Walter Pater, Joris-Karl Huysmans, William Butler Yeats, Léon Bloy, et d'autres[51].

Dans les discussions philosophiques durant le XXe siècle concernant les racines de la « crise de la modernité », le nom de Joachim de Flore et ses idées réapparaissent, notamment dans les œuvres de Eric Voegelin, Jacob Taubes, et Karl Löwith[52]. Un autre penseur du XXe siècle, Ernst Jünger, voit dans Joachim un précurseur des systèmes de la philosophie de l'histoire, jusqu'à celui d'Oswald Spengler. Si d'après la doctrine joachimienne des trois âges, dans le premier âge les choses arrivent carnaliter, dans le second literaliter, et dans le troisième spiritualiter, Jünger pense que le terme literaliter pourrait être, dans notre contexte, remplacé par celui d’historique[53].

Bibliographie

  • R.P. Hélyot, Dictionnaire des ordres religieux, Paris, 1847 / Google Livres.
  • Xavier Rousselot, Joachim de Flore, Jean de Parme et la doctrine de l'évangile éternel, Paris, 1867 / Google Livres.
  • Louis Lescœur, Le règne temporel de Jésus-Christ, Paris, 1868 / Google Livres.
  • Paul Fournier, Joachim de Flore et le Liber de vera philosophia, Paris, 1899 / Gallica.
  • Henry Mottu, La manifestation de l'Esprit selon Joachim de Fiore, Paris, 1977 / Google Livres.
  • Henri de Lubac, La Postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris, Lethielleux, 1979-81 / Compte-rendu du tome I et du tome II in Persée.
  • Jean Devriendt, Le Psaltérion à dix Cordes de l’abbé Joachim de Flore, thèse de doctorat à la faculté de théologie de Strasbourg, 2001.
  • Gian Luca Potestà, « Joachim de Flore dans la recherche actuelle », Oliviana, 2006 / Revue Oliviana.
  • Hugo Saint-Hilaire, Joachim de Flore & Martin Luther, Vol. I de la trilogie "Le Troisième Règne", Joliette (Québec), 2010.

Notes et références

  1. Hélyot, p. 457.
  2. Rousselot, p. 122.
  3. Hélyot, p. 457.
  4. Rousselot, pp. 13-17.
  5. Rousselot, p. 17.
  6. Rousselot, p. 18.
  7. Hélyot, p. 459.
  8. Rousselot, pp. 27-28.
  9. Hélyot, p. 462.
  10. Rousselot, pp. 60-61.
  11. Rousselot, p. 59.
  12. Rousselot, p. 62.
  13. Rousselot, p. 31-32.
  14. Rousselot, pp. 37-39.
  15. Rousselot, pp. 39-40.
  16. Rousselot, pp. 74-75.
  17. Rousselot, p. 77.
  18. Rousselot, p. 77.
  19. Rousselot, p. 82.
  20. Rousselot, p. 84.
  21. Rousselot, p. 85.
  22. Rousselot, pp. 85-87.
  23. Rousselot, pp. 88-89.
  24. Rousselot, p. 89.
  25. Rousselot, pp. 92-93.
  26. Rousselot, p. 94.
  27. Rousselot, pp. 94-95.
  28. Potestà, § 27.
  29. Potestà, § 28.
  30. Rousselot, p. 66.
  31. Rousselot, p. 35.
  32. Rousselot, pp. 35-36.
  33. Potestà, § 18.
  34. Émile Gebhart, L'Italie mystique, Paris, 1890, p. 77 / Gallica.
  35. Fournier, p. 20.
  36. Hélyot, p. 462.
  37. Fournier, pp. 4-6.
  38. Fournier, pp. 7-8.
  39. Fournier, p. 9.
  40. Fournier, pp. 16-17.
  41. Fournier, p. 26.
  42. Rousselot, p. 29.
  43. Robert Moynihan, The development of the « pseudo-Joachim » commentary « super Hieremiam », 1986, cité in Mélanges de l'Ecole française de Rome, n° 98, pp. 118-119 / Persée.
  44. Lescœur, pp. 340-341.
  45. Lescœur, pp. 339-340.
  46. Mottu, p. 49.
  47. Leone Tondelli, Il libro delle figure dell'abate Gioachino da Fiore, Torino, 1940, cité in Bibliothèque de l'école des chartes, n° 103, pp. 249-253 / Persée.
  48. Rousselot, pp. 28-31 & Mottu, pp. 38-40.
  49. Rousselot, p. 32.
  50. Christophe Colomb, le Livre des prophéties, Grenoble, 1992, p. 173 / Google Livres.
  51. Marjorie Reeves, Warwick Gould, Joachim of Fiore and the Myth of the Eternal Evangel in the Nineteenth Century, Oxford, 1987, cité in Archives des sciences sociales des religions, n° 64, pp. 320-321 / Persée.
  52. Sylvie Courtine-Denamy, Le souci du monde, Paris, 1999, p. 138 / Google Livres.
  53. Ernst Jünger, Le mur du temps, Paris, Gallimard, 1963, p. 312.

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