Histoire De La Folie

Histoire De La Folie

Histoire de la folie

Sommaire

L'intervention des mauvais esprits

Pour lhomme primitif, la pluie, le vent, la chaleur ou le froid viennent récompenser ou punir. La maladie est envoyée par des êtres surnaturels invisibles ou provoquée par les pratiques magiques des ennemis. Le comportement anormal du malade mental sexplique par lintervention de mauvais esprits, de forces mauvaises et démoniaques qui ont pris possession de la personne. Comment influencer ces démons pour faire reculer la maladie ? En sy prenant comme avec les humains, par des incantations, des prières, des menaces, par la soumission et lexpiation. (Cf. le chamanisme.)

Pour les Hébreux, cest un seul dieu qui régit la santé et la maladie. «Cest moi qui fais mourir et qui fais vivre, quand jai frappé, cest moi qui rends la santé», dit le Deutéronome. La maladie est destinée à punir lhomme de ses péchés et la guérison est un attribut de la divinité. «Yahvé te frappera de délire, daveuglement et dégarement des sens», dit encore le Deutéronome. Les démons qui provoquent la folie ne font quobéir aux ordres de Dieu.

Parmi les croyances qui vont de lhomme primitif à lépoque moderne, est apparu, pendant la Grèce antique et la Rome antique, un courant de rationalité scientifique basée sur lobservation. Au Ve siècle av. J.-C., Pythagore a été le premier à dire que le cerveau est lorgane de lintelligence humaine et le siège des maladies mentales. Puis Platon affirme que le principe vital du corps est lâme. Le conflit existant entre les appétits inférieurs, désordonnés, et les fonctions organisatrices supérieures de la raison, constitue le fondement de la psychologie platonicienne.

Au IVe siècle av. J.-C., Aristote décrit le contenu de la conscience. Se fondant sur lobservation introspective, il distingue ainsi entre la sensation, la conation (effort par lequel la volonté se détermine) et laffectivité. Aristote considère que la pensée dirige la conation vers lobtention du plaisir et lélimination de la douleur. Pourtant, la raison, lintelligence active ne sauraient elles-mêmes être expliquées car elles sont absolues : elles ne dépendent pas de lexpérience. Comme pour Platon, la raison est dorigine divine.

Pendant lAntiquité grecque et romaine, les philosophes ne se contentent donc plus dobserver le monde qui les entoure, ils se mettent à sobserver eux-mêmes, à décrire leur propre fonctionnement. Mais leur observation sarrête commence le domaine réservé à la divinité.

Cicéron, Ier siècle av. J.-C., est peut-être le seul auteur de lAntiquité à avoir exprimé que lhomme est seul responsable de son propre comportement, normal ou morbide. Pour lui, ce nest pas dieu qui brouille lintelligence et cause la maladie mais bien lerreur de lhomme lui-même et cest la philosophie qui peut le guérir.

Un autre Romain, Soranus (93-138 après J.-C.), a combattu la démonologie et fait usage de tout traitement dont lexpérience avait montré la sûreté ou lefficacité. Selon lHistoire de la psychiatrie, écrite en 1966 par Alexander et Selesnick, Soranus estimait pouvoir réduire létat de malaise des malades mentaux en parlant avec eux de leurs occupations ou dautres sujets susceptibles de les intéresser. Soranus a réduit au minimum lusage des médicaments et des autres méthodes physiques, pour souligner limportance de la relation existant entre le médecin et son patient.

En 312, lempereur Constantin, après sa victoire contre Maxence ("Par ce signe tu vaincras"), fait du christianisme la religion officielle de lempire. Désormais les intérêts de lÉglise se confondent avec ceux de lÉtat, pour le meilleur ou pour le pire.

Cest en 354 que naît Saint Augustin, en Afrique romaine, dune mère chrétienne, sainte Monique, dont linfluence sur son fils se révéla plus forte que celle de son père voluptueux. Saint Augustin a décrit, dans ses confessions, son conflit intérieur entre son amour de Dieu et son désir de donner libre cours à ses passions charnelles. Ce livre introspectif est en fait une psychanalyse réalisée sans psychanalyste et représente une étape importante du développement de la psychologie. Pour dominer ses passions, lhomme doit se livrer à un examen rigoureux de lui-même mais aussi bénéficier de laide surnaturelle de la grâce divine.

« Le fou est celui qui dit en son cœur que Dieu nexiste pas »

Puis les invasions barbares, les épidémies de peste, les famines, les tyrannies, linsécurité généralisée, les malheurs de toutes sortes ont poussé les hommes à rechercher un réconfort dans les croyances surnaturelles. Les pratiques magiques, mystiques et démonologiques font alors un retour en force et le christianisme apporte à lhumanité souffrante le message despoir quelle attendait, celui dune vie meilleure dans lau-delà. Le dogme chrétien prédomine dans tous les domaines de la vie, y compris la santé. Les saints protègent contre les maladies, les prêtres chrétiens soignent les corps et les âmes, les malades se réfugient dans les églises, les monastères et les hôpitaux construits à proximité.

Il semble que, pendant le Haut Moyen Âge, lesprit chrétien de charité ait profité aux malades mentaux auxquels il apportait soutien et réconfort. Selon certains auteurs, lassistance apportée aux malades à cette époque était supérieure à celle pratiquée aux XVIIe et XVIIIe siècles. Mais, au fil des siècles, au fur et à mesure que simpose le dogmatisme chrétien, se développent la démonologie et lexorcisme.

« Le fou est celui qui dit en son cœur que Dieu nexiste pas », dit le Psaume 53. Le fou, cest donc lathée. Et le chapitre 20 de lApocalypse précise que le diable a été enchaîné pour mille ans mais quil doit être ensuite relâché pour un peu de temps. Cest donc au début du deuxième millénaire que son règne peut commencer. Le diable choisit sa proie, pénètre en elle et la personne est possédée. « Le diable peut arrêter complètement lusage de la raison en troublant limagination et lappétit sensible, comme cela se voit chez les possédés », dit saint Thomas dAquin.

Les causes de la possession sont les péchés. Cela peut être le péché du possédé lui-même, souvent la luxure ou le blasphème, mais aussi le péché dun membre de la famille ou dun proche. Par exemple, un mari dit à son épouse : « Va au diable ! » et celle-ci sent instantanément le démon entrer en elle par son oreille. Souvent aussi, lorsquaucune faute majeure ne peut être reprochée à la personne qui perd la raison, cest le péché de lhumanité en général que le possédé doit expier.

Les hommes aussi bien que les femmes peuvent être saisis par Satan, dont le but est de nuire à toute lespèce humaine : chevaliers, gens du peuple, moines et prêtres, vieillards, adultes ou enfants. Pour une fois, tout le monde se trouve logé à la même enseigne.

On lutte contre la possession par lexorcisme. Le Moyen Âge compte un très grand nombre de saints dont les exorcismes sont notamment décrits dans les Acta Sanctorum. Saint Antoine est lun des plus connus, mais il en existe beaucoup dautres, de notoriété plus ou moins locale. Cest donc le démon que lÉglise et les théologiens combattent dans la personne du possédé, ce dernier étant dabord considéré comme une victime. Le besoin de spiritualité est si grand quaujourdhui encore chaque diocèse est doté dun exorciste prêt à intervenir dans les cas avérés de possession. Comment ces exorcistes daujourdhui distinguent-ils les cas de possession de ceux de maladie psychique ? Ce sujet mériterait une étude approfondie.

Lamalgame entre sorciers, hérétiques et malades mentaux

Mais il arrive aussi que ce soit lhomme qui recherche le commerce avec le diable. On a alors affaire à un sorcier. Dès le XIe siècle, des sorcières sont brûlées vives. Ce nest pas lÉglise mais lopinion publique qui est à lorigine de la répression : face à un malheur survenu sans raison apparente, la foule en impute la responsabilité à une sorcière supposée.

À partir du XIIIe siècle, lautorité ecclésiastique prend le relais, notamment parce que les sorcières senquièrent de lavenir auprès des démons alors que lavenir est réservé à Dieu. La répression sabat. Les sorcières et sorciers seront, dans toute lEurope, torturés, excommuniés, mis au pilori, fouettés, emmurés, brûlés vifs.

Au XIIIe siècle aussi se produit lamalgame entre sorciers, hérétiques et malades mentaux. En 1239 et 1245, des Cathares accusés de sorcellerie sont condamnés par les tribunaux de lInquisition. En 1258, le pape Alexandre IV confie officiellement aux inquisiteurs italiens la répression de la sorcellerie.

Or ces prétendus sorciers sont souvent des patients psychiques, ou du moins des gens au psychisme fragile. Voilà ce quen dit Muriel Laharie, auteur française qui a écrit un livre documenté sur la folie au Moyen Âge :

« Leurs transes, leurs expériences oniriques et leurs hallucinations (favorisées parfois par la consommation de plantes ou de champignons hallucinogènes) entrent dans le cadre détats hystériques ou dépressifs, ou bien de psychoses délirantes, aiguës ou chroniques. Mais leur mythomanie, leurs affabulations, leurs discours naïfs, confus ou incohérents sont expliqués par une pseudo-alliance avec le diable. »
«... Sous les tortures, de malheureuses femmes déséquilibrées et impressionnables avouent nimporte quel crime. (…) La «chasse aux sorcières», qui battra son plein seulement à partir de la fin du XIVe siècle, connaît ainsi ses premières manifestations à lépoque féodale. Elle doit être, à lévidence, replacée dans le contexte de lexclusion dont sont victimes au XIIIe siècle à la fois les hérétiques et les fous dans leur ensemble ; la folie ayant simplement, dans ce cas précis, pris le masque de la sorcellerie. »

Les humanistes

Dès le XIVe siècle, les premiers humanistes (Dante, Boccace et Pétrarque) vont sattaquer aux doctrines rigides et autoritaires des scolastiques et substituer à lautorité de lÉglise celle des anciens. Mais la renaissance scientifique na vraiment commencé que lorsque les hommes se sont trouvés de nouveau capables de faire davantage confiance à leurs propres expériences quà celles des anciens, au temps des génies de la Renaissance tels que Copernic, Bacon, Léonard de Vinci, Machiavel, Montaigne, Érasme.

Au début du XVIe siècle, Thomas Platter, chevrier haut-valaisan illettré, quitte sa vallée natale pour mener dans toute lEurope une vie dadolescent gyrovague et chapardeur. Il survit aux maladies, au froid, à la faim ainsi quaux brutalités policières et à celles de ses camarades de rencontre. Il se fixe finalement à Bâle, il monte une imprimerie, se convertit au protestantisme puis étudie la médecine. Il devient lun des grands intellectuels humanistes de son temps. Son fils, Félix Platter (1536-1614), suit la voie paternelle et accomplit ses études de médecine à Montpellier. De retour à Bâle, il sefforce de classer les maladies mentales et applique des méthodes précises dans lobservation des malades. Il passe beaucoup de temps dans les prisons, sont enfermés de nombreux malades mentaux. Il considère que la plupart des maladies mentales sont dues à des lésions du cerveau mais, bon calviniste, estime que les fantasmes sexuels sont le résultat de lintervention du diable ou dun châtiment de Dieu.

Jean Wier (1515-1588), un Hollandais, a lutté pour démontrer que les sorcières étaient des malades mentales et devaient être soignées par des médecins au lieu dêtre interrogées et brûlées par des ecclésiastiques. Il publia en 1563 son De praestigiis daemonorum (De limposture des démons) qui réfute point par point le Malleus maleficarum (Le marteau des sorcières), qui est un code de la chasse aux sorcières, ouvrage pornographique élaboré en 1487 par deux Allemands.

Certains des contemporains de Wier le surnommèrent «Weirus hereticus» et son livre fut mis à lindex par lÉglise. Paracelse, à Einsiedeln en 1493, a aussi pris clairement position contre les principes des brûleurs de sorcières.

Le grand renfermement

Article détaillé : Histoire de la psychiatrie.

L’«Histoire de la psychiatrie» parle du XVIIe siècle comme de lâge de la raison et de lobservation parce que ce siècle a développé la tradition empirique et permis une approche plus réaliste de la psychiatrie. Les maladies mentales ont aussi été arrachées un peu plus à la superstition et aux erreurs doctrinales, par exemple avec le philosophe Spinoza (1632-1677).

Mais, pour les patients psychiques de cette époque, la vie quotidienne a sans doute été davantage marquée par un décret de 1656 de Louis XIV créant à Paris lHôpital Général. Divers établissement préexistants (la Salpêtrière, Bicêtre, la Pitié, etc.) sont regroupés sous une administration unique baptisée lHôpital Général. Le but est dy enfermer tous les pauvres de Paris pour les éduquer et les mettre au travail. Cette mission est confiée à des directeurs nommés à vie « qui ont tout pouvoir dautorité, de direction, dadministration, commerce, police, juridiction, correction et châtiment sur tous les pauvres de Paris, tant au-dehors quau-dedans de lHôpital Général. » Le décret royal ajoute : « Auront pour cet effet les directeurs : poteaux ; carcans, prisons et basses-fosses dans ledit Hôpital Général et lieux qui en dépendent comme ils aviseront, sans que lappel puisse être reçu, des ordonnances qui seront par eux rendues pour le dedans dudit Hôpital… »

Cest le début de ce que Michel Foucault a appelé le grand renfermement, dont allait hériter le XIXe siècle médical. Mais, en 1656, les objectifs de lHôpital Général nont rien de médical. Cest en fait un instrument du pouvoir pour contrôler les mendiants, les malades mentaux et les invalides qui hantent les rues de Paris. Cela nempêche pas le préambule du décret royal daffirmer : « Considérons ces pauvres mendiants comme membres vivants de Jésus-Christ et non pas comme membres inutiles de lÉtat. Et agissons dans la conduite dun si grand œuvre non par ordre de police, mais par le seul motif de la charité. »

Le 13 mai 1657, on chanta une messe solennelle du Saint-Esprit dans léglise de la Pitié et le 14, lenfermement des pauvres fut accompli sans aucune émotion, cest en tout cas ce quaffirme une brochure anonyme publiée vingt ans après.

Il faut dire que, sur les 40 000 pauvres dénombrés à Paris au début de 1656, 35 000 senfuirent de la capitale pour se réfugier en province avant lentrée en vigueur du décret. Seuls 4 ou 5 000 mendiants incapables de fuir, « eurent le grand bonheur de trouver retraite à lHôpital ». Cette structure étend bientôt son réseau sur toute la France. En 1676, un nouvel édit du roi ordonne la création dun Hôpital Général dans chaque ville du royaume.

Lasile

Jean-Étienne Esquirol a retrouvé, un siècle et demi plus tard, après la Révolution française, ces mendiants et malades mentaux enfermés pour leur bien :

« Je les ai vus nus, couverts de haillons, nayant que la paille pour se garantir de la froide humidité du pavé sur lequel ils sont étendus. Je les ai vus grossièrement nourris, privés dair pour respirer ; deau pour étancher leur soif et des choses les plus nécessaires à la vie. Je les ai vus livrés à de véritables geôliers, abandonnés à leur brutale surveillance. Je les ai vus dans des réduits étroits, sales, infects, sans air, sans lumière, enfermés dans des antres lon craindrait de renfermer des bêtes féroces, que le luxe des gouvernements entretient à grands frais dans les capitales. »

Sil est vrai que Pinel a désenchaîné les patients des asiles parisiens, il ne faut pas croire que cela a signifié, en France, la fin de la contention à légard des patients psychiques. Les patients sont restés enfermés dans les asiles, avec la panoplie des traitements médico-baroques plus ou moins sophistiqués pratiqués pendant tout le XIXe siècle. Ce qui frappe, quand on étudie cette époque, cest que la plupart des traitements prétendument thérapeutiques sont aussi utilisés pour intimider, terroriser et punir, pour faire régner lordre dans lasile.

Tels sont notamment les bains froids ou chauds prolongés, les purgatifs et émétiques, les saignées, les irritants, le fauteuil rotatoire, le bain de surprise, les attachements, les isolements, les galvanisations et autres électrothérapies. Les médecins eux-mêmes ne craignent pas de le dire. Par exemple, dans un ouvrage paru en 1859, un certain Dr Teilleux écrit :

« Lélectricité offre aussi lavantage immense de pouvoir être employée comme agent de coercition. Depuis notre séjour à Maréville, nous nous sommes très bien trouvés des électrisations que nous avons données avec lintention de réagir contre lesprit dindiscipline. »

Le film : Vol au-dessus d'un nid de coucou, montre que ces pratiques ont perduré fort longtemps. (Cf. le livre de Pierre Morel, psychiatre, et Claude Quetel, historien : Les médecines de la folie).

Pourtant, dans toute lEurope, se fait jour la volonté politique daméliorer le sort des malades mentaux internés. Pestalozzi fut lun de ceux qui luttèrent contre les traitements inhumains qui leur étaient infligés. Dans le canton de Vaud, le Grand Conseil vote en 1810 la création dun hospice des aliénés. A Lausanne, on aménage une ancienne propriété située au Champ-de-lAir, en bordure de la route de Berne « dans une situation très agréable et très salubre, dont la vue embrasse tout le bassin du Léman ».

En 1830, le directeur du Champ-de-lAir, Charles-Albert Perret-Porta, a sous ses ordres trois infirmiers, deux infirmières, une cuisinière et un boulanger. Voici ce quil dit de son asile, qui accueille à ce moment une centaine de malades :

« Les dortoirs ou chambres à coucher sont au nombre de 32, 18 pour les hommes, 14 pour les femmes. Il y a de plus trois chambres fortes qui servent momentanément de séjour à laliéné furieuxCe sont des cellules solidement boisées, que lon peut rendre complètement obscures. Une seule est munie dune double grille intérieure en fer ; pour les cas les barreaux ordinaires deviendraient insuffisants. »
« La plupart des dortoirs sont des chambres riantes et gaies, plafonnées et à parois glacées, peintes en jaune. Elles contiennent de un à quatre lits. Les malades ne les occupent guère pendant le jour, à moins dêtre alités. Elles sont toujours aérées, et on y observe la plus grande propreté. On dirait, en visitant ces cellules, quelles appartiennent à des personnes dont on respecte les habitudes, qui tiennent à une bonne éducation… »
« Une chambre de bains située au rez-de-chaussée est encore un établissement nouveau, aussi indispensable aux soins de propreté qu'au traitement des aliénés. »

Linstitution psychiatrique

Cest au milieu de XIXe siècle que sont construits en Suisse les grands hôpitaux qui ont marqué lhistoire des patients psychiques et celle de la psychiatrie : le Burghölzli à Zurich, Préfargier à Neuchâtel en 1849, la Waldau à Berne en 1855, Cery à Lausanne en 1873. Ces institutions vont être reconnues par la faculté de médecine, développer et appliquer des traitements à la fois plus scientifiques et plus humains : la psychologie, lergothérapie, les médicaments calmants. Les grands noms suisses sont Eugène Bleuler, Auguste Forel, Jean Piaget, Hermann Rorschach, Adolph Meyer. Malheureusement pour les patients, ces institutions nont pas toujours su éviter des aventures dangereuses comme celle de la psychochirurgie, errances dapprentis sorciers prétentieux et irresponsables (Gottlieb Burckhardt, 1888, Préfargier).

Un rapport de 1874, concernant Cery, montre à quel point le vent a tourné. Il y est fait état dun certain nombre dévasions mais, celles-ci étant liées à une plus grande liberté laissée aux malades, cest un petit mal pour un grand bien. Laugmentation du personnel, ajoute le rapport, a permis de réaliser ce que chacun souhaitait depuis longtemps : la suppression graduelle des moyens de rigueur telles quentraves, camisoles de force, douches par contrainte, etc.

Le directeur type est un médecin énergique, bienveillant et paternaliste, qui habite linstitution avec sa famille et se bat pour obtenir de lÉtat les moyens financiers nécessaires pour un meilleur traitement des malades. Cery a eu longtemps des problèmes dadduction deau, à cause de sources insuffisantes. Est-ce pour cette raison que lhôpital consomma, par exemple en lannée 1900, 28 720 litres de vin blanc et 700 de rouge? On achète pourtant une machine à préparer leau gazeuse et la limonade.

XXe siècle

Cest au début de notre siècle que survint ce quil convient dappeler la révolution psychanalytique. Sigmund Freud, en Moravie en 1856, dune famille de commerçants israélites, obtient son grade de docteur en médecine à luniversité de Vienne en 1880. Dès le début de sa carrière, il veut comprendre la maladie mentale avant de la soigner et se met à observer les phénomènes dune manière systématique. Il réussit ainsi, pour la première fois, à expliquer le comportement humain en termes psychologiques dans une théorie fondée sur lobservation et et non seulement sur lhypothèse.

Si la notion dinconscient ne date pas de Freud, il lui a donné un sens particulier en linvestissant du rôle de siège des pulsions de vie, de mort et sexuelles, ainsi que dexpériences accumulées dans la petite enfance et même avant la naissance. La psychanalyse, méthode dont il est le père, est le moyen qui permet de comprendre, de déchiffrer les messages de linconscient. Pour lui, lanalyse des rêves, quil a beaucoup développée, est la voie royale qui mène à linconscient. Avec Freud, on peut comprendre la folie comme un comportement dicté par les forces refoulées de linconscient.

En Suisse, Carl Gustav Jung divergea des théories de Freud en introduisant la notion dun inconscient collectif.

En 1912, pendant que Freud développait sa théorie psychanalytique, le prix Nobel de médecine était attribué à un chirurgien et physiologiste français, Alexis Carrel. en 1873 dans une famille de la grande bourgeoisie lyonnaise, il était devenu directeur de lInstitut Rockefeller de New York. En 1935, Carrel publie un ouvrage qui connaît un grand succès dédition: «Lhomme cet inconnu». Que dit Carrel ?

«Il y a encore le problème non résolu de la foule immense des déficients et des criminels. Ceux-ci chargent dun poids énorme la population restée saine. Le coût des prisons et des asiles daliénés, de la protection du public contre les bandits et les fous est, comme nous le savons, devenu gigantesque.

»Un effort naïf est fait par les nations civilisées pour la conservation dêtres inutiles et nuisibles. Les anormaux empêchent le développement des normaux. Il est nécessaire de regarder ce problème en face.

»(...) Il ne faut pas hésiter à ordonner la société moderne par rapport à lindividu sain. Les systèmes philosophiques et les préjugés sentimentaux doivent disparaître devant cette nécessité. »

Ces thèses sur linégalité biologique des individus saccordaient avec les thèses racistes des nazis. En octobre 1939, Hitler décréta leuthanasie des malades après examen critique de leur état pathologique par des médecins. Ses acolytes Bouhler et Brandt constituèrent une équipe de médecins et lopération T4 pût commencer en janvier 1940. Près de 100 000 personnes, principalement des patients psychiques et handicapés mentaux, furent euthanasiées en Allemagne, puis dans les territoires occupés à lEst. Ces «bouches inutiles», comme disaient les nazis, furent exterminées par gazage, piqûres ou administration de médicaments à doses mortelles. Les corps étaient incinérés et les proches étaient informés du décès que lon liait à des causes inventées, par exemple des épidémies.Mais le secret fut éventé et les familles, ainsi que des ecclésiastiques protestèrent. Hitler dut arrêter le programme deuthanasie, du moins en Allemagne, en août 1941.

Si lopération T4 des nazis est connue, on sait moins quen France, environ 40 000 malades mentaux sont morts de faim et de froid dans les asiles psychiatriques pendant la Seconde Guerre mondiale. Le tableau suivant montre laugmentation des décès, sans augmentation de la morbidité, à lHôpital psychiatrique de Clermont, au nord de Paris.

AUGMENTATION CONSIDÉRABLE DU NOMBRE DES DECES SANS AUGMENTATION DE LA MORBIDITÉ

Décès de 1938 à 1944 avec, en regard, ceux de la population traitée

Année - Décès - Population traitée:

1938 - 267 - 5093

1939 - 316 - 5405

1940 - 630 - 5153

1941 - 1067 - 4015

1942 - 636 - 3201

1943 - 562 - 3733

1944 - 641 - 3313

1945 - 248 - 2930

Cette augmentation de la mortalité dans les asiles français ne correspond pas à une augmentation générale de la mortalité en France pendant la même période. Bien que beaucoup de gens aient souffert de la faim, la mortalité a peu varié sauf dans les zones qui ont subi des bombardements. Mais, selon les décisions du gouvernement de Vichy, les asiles psychiatriques ont été strictement réduits aux rations officielles alors que, au-dehors, la population française pouvait compléter le rationnement par le marché noir ou le ravitaillement dit «familial». Lasile ne reçoit pas les suppléments alimentaires alloués aux autres établissements hospitaliers.

Le 29 octobre 1941. la Société médico-psychologique a interpellé les pouvoirs publics en déclarant notamment que «dans certains hôpitaux psychiatriques la ration alimentaire est nettement inférieure à ce qui est nécessaire pour le maintien de la vie».

Dans son livre publié en 1988, «Le train des fous», Pierre Durand conclut que les autorités de Vichy connaissaient la situation, au moins depuis le second semestre de 1941. Les services compétents étaient alertés. Quont-ils fait pour éviter lextermination? Rien. Cest donc sciemment que Vichy a mis en application les théories criminelles dAlexis Carrel, lequel est mort le 11 novembre 1944.

Après la guerre, 1952 voit lapparition du premier neuroleptique, le Largactil. Nombre de médecins ont cru que lon avait enfin trouvé le remède miracle qui allait définitivement résoudre les dysfonctionnements du cerveau. Pour dautres, les neuroleptiques savèrent nêtre quune camisole chimique. Il nempêche que le visage de la folie a changé daspect. Si les patients sous neuroleptiques adoptent une démarche un rien robotisée, parfois appelée par les patients «le pas de Cery», cela na plus rien à voir avec le patient agité, hurlant et gesticulant dans tous les sens.

Au début des années 1960, sous le nom dantipsychiatrie, se développe aux Etats-Unis et en Europe une contestation fondamentale de la psychiatrie classique hospitalière, qualifiée dasilaire. On se souvient de Ronald Laing et David Cooper en Angleterre, Franco Basaglia en Italie, Thomas Szasz aux Etats-Unis. Selon ces auteurs, la psychiatrie nest quun banal instrument de contrôle social fondé sur la coercition et paré des plumes de la science médicale.

En France, le médecin Lucien Bonnafé refuse les options extrémistes mais soutient le mouvement désaliéniste en instaurant la psychiatrie de secteur.

Le discours sociologique antipsychiatrique pur et dur a sombré à la fin des années 1980, rattrapé par les réalités de la maladie mentale. A noter limmense fiasco de la tentative italienne de désinstitutionalisation psychiatrique. Dans le reste de lEurope, la psychiatrie hospitalière a résisté à des attaques polémiques extrêmement violentes, continuant dabriter et de soigner, en période de crise, les patients et leurs souffrances.

Aujourdhui, chimiothérapie et psychothérapie sont deux aspects complémentaires et indissociables du traitement en psychiatrie auquel vient sajouter enfin la psychiatrie sociale ou la psychiatrie de secteur, qui prend en compte lenvironnement du patient, les proches, lemployeur, les amis.

liens internes

Bibliographie

  • Franz G. Alexander et Sheldon T. Selesnick, Histoire de la psychiatrie - Pensée et pratique psychiatriques de la préhistoire à nos jours. trad. G. Allers, J. Carré et A. Rault. Librairie Armand Colin. Paris, 1972.
  • Franco Basaglia (sous la direction de). Linstitution en négation - Rapport sur lHôpital psychiatrique de Gorizia, traduit de litalien par Louis Bonalumi. Éditions du Seuil, 1970.
  • André Cellard, Histoire de la folie au Québec, 1600-1850. Éditions du Boréal. Montréal, 1991.
  • Patrick Coupechoux : "Un monde de fous. Comment notre société maltraite ses malades mentaux" Ed Seuil, 2006
  • Pierre Durand, Le train des fous. Éditions Messidor. Paris, 1988.
  • Henri Ey : "Neurologie et psychiatrie , Ed: Hermann, 1998, ISBN 270566372X
  • Michel Foucault, Histoire de la folie à l'âge classique. Éditions Gallimard, 1972.
  • Marcel Gauchet : "Le sujet de la folie. Naissance de la psychiatrie", précédé "De Pinel à Freud", Calamann -Lévy
  • Ian Goldstein "Consoler et classifier. L'essor de la psychiatrie française", Préf. de Jacques Postel , Ed Les empêcheurs de penser en rond, 1997, Traduit par Francoise Bouillot, ISBN 2843240069
  • Muriel Laharie, La folie au Moyen Age. XIe - XIIIe siècles, préface de Jacques Le Goff, Le Léopard dOr, 1991.
  • Georges Lanteri Laura : "La chronicité en psychiatrie" Ed: Les empêcheurs de penser en rond / Synthélabo, 1997, ISBN 2843240077
  • Eugène Olivier, Médecine et santé dans le pays de Vaud au XVIIIe siècle - 1675-1798 deuxième partie. Bibliothèque historique vaudoise XXXII. Librairie Payot. Lausanne, 1962.
  • Arno J. Mayer, La «solution finale» dans lhistoire, traduit de langlais par Marie-Gabrielle et Jeannie Carlier. *Éditions La Découverte. Paris, 1990.
  • Pierre Morel, Claude Quétel, Les médecines de la folie. Éditions Hachette. 1985.
  • Christian Müller "De l'asile au centre psychosocial" Payot, Psyché, Lausanne, 1997
  • François Hugli, thèse présentée à la Faculté de médecine de lUniversité de Lausanne, direction professeur Chr. Muller. «Essai sur la folie du capitaine Louis Reymond, de la Révolution au Champ-de-lAir». 1982, Lausanne.
  • Claude Secrétan, Lhôpital de Cery, 1873-1973. Librairie Payot. Librairie de LUniversité. Lausanne, 1973.
  • Jean Steinauer, Le fou du Rhône - Documents sur la crise psychiatrique genevoise. Tout Va Bien-hebdo. ADUPSY. Genève, 1982. (voir l'Asile de Bel-Air )
  • Gladys Swain, Marcel Gauchet : "Dialogue avec l'insensé - A la recherche d'une autre histoire de la folie" Éd.: Gallimard, 1994, ISBN 2070739082
  • Gladys Swain, Marcel Gauchet: "La Pratique de l'esprit humain. L'Institution asilaire et la révolution démocratique", Éd: Gallimard 1980 ISBN 2070205401
  • Jean-Noël Missa: Naissance de la psychiatrie biologique. Histoire des traitements des maladies mentales au XXe siècle, PUF, 2006, ISBN 2130551149
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