Contribution à la généalogie de la morale

Contribution à la généalogie de la morale

Généalogie de la morale

La Généalogie de la morale. Un écrit polémique (Zur Genealogie der Moral. Eine Streitschrift) est une œuvre du philosophe Friedrich Nietzsche publiée en 1887. Elle se compose de trois dissertations :

  • I. « Bon et méchant », « bon et mauvais »
  • II. « La « faute », la « mauvaise conscience » et ce qui lui ressemble
  • III. Que signifient les idéaux ascétiques ?

Sommaire

Situation

L’auteur dans son époque

La fin du XIXe siècle, après la guerre franco-allemande de 1870 à laquelle Nietzsche participe comme infirmier volontaire, est l’époque de la construction des grands empires coloniaux : un champ illimité de perspectives semble s’ouvrir pour le commerce et l’industrie. L’idéologie du progrès, née au siècle des lumières peut dès lors supplanter le pessimisme chrétien (l’homme est pécheur, le monde est une vallée de larmes, etc.) ; les développements de la science appliqués à l’industrie et à la médecine laissent entrevoir l’ouverture d’une ère de bonheur pour l’humanité. Pourtant, dans le même temps, les anarchistes et autres nihilistes ébranlent, par leurs critiques et leurs actions, « la tranquillité du troupeau ». Nietzsche attaque, par ses écrits, les idoles et les croyances mystificatrices d’une humanité domestiquée : « Il n’y a de liberté que pour les âmes guerrières… L’ homme devenu libre foule aux pieds cette sorte de bien être méprisable dont rêvent épiciers, chrétiens, vaches, femmes, anglais et autres démocrates. » .

L’œuvre dans son contexte philosophique

Publiée en 1887, la Généalogie de la morale porte, comme premier sous-titre : «Un écrit polémique » et également : « Pour servir de complément à un récent ouvrage : par delà le bien et le mal

Dans cette œuvre Nietzsche entend :

  • dépasser les limites du criticisme de Kant qui s’est arrêté « avant la critique de la religion et de la morale».
  • donner les clés conceptuelles pour déchiffrer certains de ses aphorismes : c’est l'un des textes les plus systématiques de Nietzsche.
  • régler ses comptes avec son ancien maître Schopenhauer (Le monde comme volonté et comme représentation) qui avait stigmatisé le vouloir vivre comme absurde et dans le triste pessimisme de la vie.

Ce dernier point souligne que c’est d’abord contre le christianisme qu’est écrite la Généalogie de la morale ; en effet, pour Nietzsche, en tant que le christianisme déprécie la vie (la vraie vie est dans l’au-delà de la vie), il est une morale d’esclave exprimant l’impuissance et le ressentiment. Or la morale chrétienne est devenue (par l'action des prêtres) la morale tout court, et ses idéaux sont maintenant repris par les penseurs démocrates et socialistes : les valeurs d’altruisme (service désintéressé d'autrui), d’abnégation (sacrifice de soi), d’humilité (effacement, dévalorisation de soi) sont celles qui conviennent au troupeau humain pourvu d’instinct grégaire ; elles constituent de ce fait même l’idéologie de la décadence, du refus de la vie (l’illusion d’une vie dans l’au-delà : l’au-delà de la vie c’est-à-dire la non vie, le néant), de la haine retournée contre soi (« Le désolant refrain du mea culpa » comme idéologie de la culpabilisation).

La Généalogie de la morale est aussi une remise en cause de la morale utilitariste ou plus exactement d'une représentation répandue à son sujet, à savoir celle d'une morale identifiant le bien à l’utile immédiat et égoïste et souvent caricaturée au moyen d'expressions telles que : morale d’épiciers, de notaires, d’ « hommes du bénéfice » tous non créateurs.

Ces morales conduisent la race humaine au déclin et à la disparition de la culture ; il faut, selon Nietzsche, leur opposer une éthique de l'amour de la vie, de la maîtrise de soi et de la création de soi, et du risque ; opposer à la moraline régnante des faibles, des esclaves, une éthique de maître qui glorifiera la volonté de puissance (affirmation de soi) qu’ Ainsi parlait Zarathoustra avait présenté.

Impact et postérité de l’œuvre

Cette description au vitriol des “valeurs” de notre monde comme morale d’esclave, cette assimilation des idéaux démocratiques et socialistes à une morale d’impuissant, cette glorification de la vie, du corps et de la force susciteront des réactions violentes et diverses :

  • Max Scheler : Le chrétien, désigné comme homme du ressentiment, accusera (mais la Généalogie de la morale avait montré que l’accusation est justement un symptôme du ressentiment !) Nietzsche de falsifier la doctrine chrétienne ; mais Scheler se contente de répéter un catéchisme, il passe à côté de la philosophie de Nietzsche et ne produit pas une critique philosophique.
  • Sigmund Freud reconnaîtra sa parenté avec Nietzsche mais nie, d’après Jones, toute influence. L’ homme du ressentiment condamné sans répit à revivre un passé frustrant est proche du névrosé ; la peur devant la vie, devant la nouveauté, est la manifestation d’une ancienne blessure que l’homme dissimule dans une entreprise incessante d’auto-mystification. L’hypothèse topique de Freud présente des coïncidences avec le schéma nietzschéen. Mais parmi les proches de Freud un Nietzschéen authentique[citation nécessaire] Otto Rank (La volonté de bonheur) produit une critique nietzschéenne de Freud en lui reprochant :
    • une conception trop réactive de la vie psychique, c’est-à-dire l'ignorance des forces actives de l’Inconscient .
    • le caractère fade et terne de l'idée de sublimation, qui montrerait une vision nihiliste de la volonté créatrice et artiste : il y a là une impossibilité à concevoir et à provoquer une transmutation.
    • de ne parvenir point à se dégager de la mauvaise conscience et de la culpabilité.
    • un acharnement scientiste de Freud à voir la religion comme une illusion, un fait que Nietzsche aurait, lui, clairement perçu chez nombres de penseurs du XIXe siècle.

Les nazis eurent, comme le remarque Gilles Deleuze, avec l’œuvre de Nietzsche des rapports ambigus : ambigus parce qu’ils aimaient à s’en réclamer, mais ne pouvaient le faire sans tronquer des citations, falsifier des éditions, interdire des textes principaux (cf. P.M. Nicolas De Nietzsche à Hitler, Ed. Fasquelle, 1936). L'usage de Nietzsche pour les nazis relève de la recherche d'une pensée philosophique annonciatrice du National Socialisme. En revanche Nietzsche lui-même n’avait pas de rapports ambigus avec le régime bismarckien ( « L’esprit allemand : depuis dix-huit ans, contradictio in abjecto. » Le Crépuscule des idoles), ni avec le pangermanisme ( «… ce peuple s’est délibérément abêti, depuis près d’un millénaire : nulle part on n’a jamais abusé plus vicieusement de ces deux grandes drogues de l’Europe, l’alcool et le christianisme. » Idem.), ni avec l’antisémitisme ( « Ne fréquentez personne qui soit impliqué dans cette fumisterie éhontée des races. » Lettres à Fritsch). Enfin, la condamnation de toute forme de nationalisme est permanente dans l'œuvre de Nietzsche.

De nos jours, la tendance est de considérer que Nietzsche est, avec Marx et Freud, le philosophe qui a vraiment su le mieux percer à jour les véritables ressorts de la conduite des hommes, que, sous le couvert d’intentions morales, ceux-ci se gardent bien de regarder en face. La pensée de Nietzsche a trouvé un fort écho dans les travaux de Michel Foucault et de Gilles Deleuze.

Ceci est un résumé de la Généalogie de la morale (1887), de Friedrich Nietzsche.

Résumé court

  • Les idéaux moraux ne sont pas issus de la transcendance d’un Bien ou d’un Vrai en soi, mais de certaines conditions physiologiques, psychiques et historiques (la conscience morale est la résultante du jeu même des instincts et pulsions à l’œuvre dans le psychisme).
  • Les idéaux moraux, issus de la mauvaise conscience et du ressentiment, affects morbides et esclaves de la faiblesse négatrice de la vie, ont une valeur non pas supérieure, mais négative et avilissante, antivitale.

Plus précisément :

  • La morale chrétienne actuelle (contemporaine de Nietzsche) est née de la révolte des esclaves contre les aristocratiques.
  • La haine des faibles est très forte à l'égard d'eux-mêmes, de leur peur de l'existence et du monde tel qu'il est. Cette position psychologique n'est pas tenable. Le ressentiment est un renversement psychologique qui permet de dévier cette haine vers quelque chose d'autre et ainsi de se soutenir soi-même. Ce quelque chose est ce qui rappelle aux faibles leur propre faiblesse : la vie des forts. Les esclaves retournent l'opposition bon / mauvais créée par les maîtres en une opposition bon / méchant où le « bon » désigne le faible.
  • Les idéaux ascétiques sont le symptôme d'une volonté, la volonté de néant, de négation de la vie. Ils sont l'expression de l'instinct de conservation des faibles, lequel se manifeste par un désir de « vivre autrement ».
  • Ce qui est insupportable, ce n'est pas la souffrance mais le fait qu'elle n'ait pas de sens. L'idéal ascétique console les souffrants en donnant un sens à la souffrance.
  • La volonté de néant, attestée par la vigueur des idéaux ascétiques, est due à la force de la volonté : l'homme préfère encore vouloir le néant plutôt que ne rien vouloir.
  • Est "Fort" (ou "maître" ou "aristocrate") une personne qui accepte l'existence dans son entier (le fait même qu'elle existe sans raison, ses joies, ses peines) et qui, face à ses faiblesses, perçoit le réflexe de ressentiment comme une faiblesse et une lâcheté, et lui préfére le travail sur soi (au lieu de l'accusation des autres), la sculpture de soi étant une exaltation de sa propre force.

Résumé long

Préface

1 Nous sommes des inconnus pour nous-mêmes.

2 Pour l’essentiel, les pensées de ces traités sont celles de Humain, trop humain. Le philosophe est comme un arbre qui dispense ses fruits – et qu’importe s’ils déplaisent.

3- Histoire de mes réflexions.

4 Envie de les divulguer suite à la lecture du livre de Paul Rée.

5 Ce qui me tenait à cœur à l’époque était la valeur de la morale, du « non égoïste », des instincts de pitié, de négation de soi et de sacrifice de soi que Schopenhauer avait habillés d’or.

6 Nous avons besoin d’une critique des valeurs morales, il faut remettre une bonne fois en question la valeur de ces valeurs elle-même. Et si le bon était mauvais, régressif, dangereux, trompeur ; un poison, un narcotique au moyen duquel le présent vivrait aux dépens de l’avenir ? Si bien que ce serait la faute de la morale si l’on n’atteignait jamais une puissance et une splendeur suprêmes, en soi possibles, du type homme ?

7 Il n’y a pas de chose qui mérite davantage d’être prise au sérieux que les problèmes de la morale. Ce mérite sera peut-être récompensé un jour par l’autorisation de prendre ces problèmes avec gaieté d’esprit.

8 Un aphorisme ne doit pas seulement être lu, mais aussi interprété. Pour cela (pratiquer la lecture comme art) il faut presque être vache : il faut savoir pratiquer la rumination.

Premier traité : « Bon et méchant », « bon et mauvais »

1 Pourquoi les psychologues anglais cherchent à montrer la bassesse de l’homme ? J’espère qu’ils agissent dans le seul but de la vérité. Pourquoi les philosophes anglais ont pour objet l'élaboration de l'histoire de l'émergence (et non la généalogie) de la morale, autrement dit un point de vue opposé à celui de l'auteur ou du moins assez différent pour que celui-ci en fasse une critique acerbe.

2 Ils manquent d’esprit historique. Leur thèse : à l’origine les actes non égoïstes ont été loués par ceux à qui ils profitaient, puis cette origine a été oubliée et les actes non égoïstes sont restés tenus pour intrinsèquement bons. Nietzsche refuse cette idée : pour lui le jugement moral émane des bons (nobles, puissants). Pathos de la distance = pulsion de l’aristocratie consistant à maintenir des clivages (s’oppose à l’instinct grégaire). C’est ce pathos de la distance qui les pousse à créer des valeurs (thèse du 1er traité). Le sentiment d’une espèce supérieure est l’origine de l’opposition bon / mauvais. Bon pas lié d’emblée à non égoïste.

3 Autre critique : comment oublier l’utilité ? La thèse de Spencer (selon laquelle le bon est l’utile) est tout aussi fausse, mais cohérente au moins.

4 Étymologie : il y a eu un glissement de sens (vers la guerre de Trente ans) : les mots qui signifiaient simple, commun, se sont mis à signifier mauvais, bas, tandis que les mots aristocratique et noble ont évolué de la désignation d’un statut social vers une valeur axiologique.

6 Cas d’une aristocratie sacerdotale (relative aux prêtres) : le remède (ascèse) est pire que le mal (la neurasthénie provoquée par les habitudes morbides des prêtres). C’est chez les prêtres que l’âme humaine s’est faite profonde et méchante – donc intéressante.

7 Les Juifs, ce peuple de prêtres, s’est vengé des guerriers par un renversement de leurs valeurs, dans un acte de vengeance suprêmement spirituel. À l’encontre de l’identité axiologique des aristocrates (bon = noble = puissant = beau = heureux = aimé de Dieu), les Juifs ont risqué le retournement avec une cohérence terrifiante, faisant des faibles les bons. Avec les Juifs commence le soulèvement d’esclaves en morale – soulèvement qui a aujourd’hui remporté la victoire.

8 De la haine juive a surgi le nouvel amour. Bien que la crucifixion fût le fait des Juifs, c’est sous son signe que leurs valeurs ont triomphé.

9- Réaction d’un philistin.

10 Le soulèvement d’esclaves en morale commence avec le fait que le ressentiment devient créateur et enfante des valeurs. Toute morale noble dit oui à soi, la morale des esclaves dit non au non soi. C’est ce non qui est son acte créateur. Cette morale a besoin d’un monde opposé et extérieur, elle est fondamentalement réaction. La morale noble commence par le positif, elle est condescendante, presque douce avec le vulgaire. L’action de la morale d’esclaves est fondamentalement réaction : elle a besoin d’un extérieur. L’homme du ressentiment hait son ennemi, le considère comme méchant, contrairement au noble qui le respecte. La morale d’esclave se construit d’abord sur le concept de méchant ; par opposition, le bon est son ennemi, c’est-à-dire le faible.

11 Dans la morale noble au contraire c’est le concept de "bon" qui est spontané, créé à partir de soi-même, et crée ensuite la notion de "mauvais", tandis que la notion de "méchant" est l'idée originale à partir de laquelle on tirera la nouvelle conception de "bon". Les instincts de réaction et de ressentiment sont les authentiques instruments de culture. Nous souffrons de l’homme, du fait que l’homme est devenu inoffensif, que l’homme apprivoisé et médiocre se ressent comme le but, le sommet et le sens de l’histoire.

12 Ce que je ne supporte pas : que quelque chose de raté s’approche de moi. Il n’y a plus d’homme qui donne la foi en l’homme, car il n’y a plus d’homme qui fasse encore peur. C’est le nihilisme : nous sommes fatigués de l’homme.

13 On fait de la faiblesse (ou de la force) le résultat d’un choix, d’une liberté, en scindant fallacieusement la volonté en deux substances, l’être et l’agir, alors qu’elles ne font qu’un.

14 La morale des faibles change la faiblesse en vertu. Dimension divine de cette morale.

15 Les faibles veulent être forts ; ils savourent d’avance le spectacle de la punition des damnés.

16 Combat entre deux systèmes de valeurs : « bon et mauvais » contre « bon et méchant ». Ce combat est symbolisé par la lutte entre Rome et la Judée ; autres exemples de forts : Renaissance italienne, Napoléon ; faibles : christianisme originaire, Réforme, Révolution française.

17 Je veux – il faut vouloir – que le combat reprenne entre morale des forts et morale des faibles. Il faut faire une histoire des concepts moraux. Considérer en soi, d’emblée, que le bien-être du plus grand nombre possède plus de valeur que le bien-être du plus petit nombre, c’est ce que je laisse à la naïveté des philosophes anglais. La tâche d’avenir du philosophe est de déterminer la hiérarchie des valeurs.

Second traité : « Faute », « mauvaise conscience » et phénomènes apparentés

1 L’oubli est une force active. La mémoire vient après, comme une contre-faculté. Elle permet la promesse. Pour cela il a fallu apprendre à calculer, à anticiper l’avenir ; il a fallu que l’homme lui-même devienne calculable pour pouvoir se porter garant de lui-même comme avenir.

2 Cela constitue la longue histoire de la provenance de la responsabilité. Grâce à la moralité des mœurs et à la camisole de force sociale, l’homme a été rendu calculable. Le fruit de la société montre ce dont la morale est le moyen : l’individu souverain, autonome, sur-moral ; l’homme doué d’une volonté propre, indépendante, qui a le droit de promettre. Supérieur à tout ce qui n’a pas le droit de promettre. Il suscite confiance, peur et respect. Cette domination de soi lui confère la domination des circonstances, de la nature et de toutes les créatures de volonté plus courte et moins fiable. L’instinct dominant de tels hommes, on l’appelle conscience.

3 Usage du châtiment pour inculquer la mémoire.

4 Le concept moral fondamental de « faute » vient du concept matériel de « dette » ; le châtiment s’est développé à titre de représailles, sans idée de liberté. On châtiait sur le coup de la colère. Idée d’équivalence entre dommage et douleur.

5 Dédommagement = sentiment de bien-être, volupté de faire le mal pour le plaisir, jouissance d’exercer des violences. Compensation = mandat autorisant la cruauté.

6 Cela entraîne l’association des idées de faute et de souffrance. La souffrance peut compenser une dette car faire souffrir procure un grand plaisir. Spiritualisation et déification de la cruauté qui traverse l’histoire de la culture supérieure et qui, en un sens, la constitue ; cf. BM, 229. Voir souffrir fait du bien, faire souffrir plus de bien encore. Sans cruauté, pas de fête. Et dans le châtiment, il y a tant de fête !

7 Quand l’humanité n’avait pas encore honte de sa cruauté, la vie sur terre était plus gaie qu’aujourd’hui. La honte de l’homme à l’égard de l’homme accroît le pessimisme. Le pessimiste croît dans la douilletisation et non dans les âges méchants. À l’époque la souffrance ne faisait peut-être pas aussi mal qu’aujourd’hui. Ce plaisir pris à la cruauté persiste peut-être aujourd’hui. Ce qui révolte ce n’est pas tant la souffrance que le fait qu’elle n’ait pas de sens. Avant on lui donnait du sens, on la justifiait, on justifiait le « mal » par un tour de passe-passe. Pour y parvenir aujourd’hui il faudrait d’autres inventions auxiliaires. Puis invention du dieu contemplant la lutte morale ; invention de la liberté. Un monde déterministe aurait été lassant pour les dieux.

8 Le sentiment de faute, d’engagement personnel a trouvé son origine dans la relation la plus originelle qui soit, celle entre vendeur et acheteur, créancier et débiteur. Mesurer, échanger, troquer. C’est la première pensée de l’homme. Par généralisation on a dit : toute chose a son prix. La justice est l’arrangement entre deux puissances semblables, et, avec de moins puissants, la contrainte à un arrangement.

9 Relation de la communauté aux membres = relation du créancier au débiteur. En cas de rupture du contrat, bannissement.

10 Avec l’augmentation de sa puissance, la communauté devient moins sévère. Au contraire, on défend le fautif contre ceux qu’il a lésés. Toute transgression est considérée comme susceptible d’être acquittée en un sens : on sépare le criminel de son acte. Idée d’une société assez forte pour ne pas punir. Perspective d’autosuppression de la justice.

11 La justice ne vient pas du sentiment réactif (ressentiment) ; au contraire, c’est le sol qu’elle conquiert en dernier. La justice essaie de mettre un terme au ressentiment. L’instauration de la loi entraîne l’œil victime à estimer l’acte de manière toujours plus impersonnelle. Il n’y a de juste et d’injuste qu’à partir de l’instauration de la loi. La justice souveraine et générale est hostile à la vie.

12 Le « but du droit » (dissuasion, vengeance) est la dernière chose dont il faille faire usage pour l’histoire de l’émergence du droit. La fonction ne dit rien sur l’émergence (biologie, etc.). Les buts ne sont que des signes indiquant qu’une volonté de puissance s’est rendue maîtresse de quelque chose de moins puissant et lui a imprimé à partir d’elle le sens d’une fonction. Tout progressus se fait par des sacrifices. Pas hasard ou adaptation mais volonté de puissance.

13 Châtiment : acte durable, but variable. Aujourd’hui le concept de châtiment ne présente pas un seul sens mais toute une synthèse de sens (mettre hors d’état de nuire ; acquittement du dommage ; isolement d’un trouble pour empêcher son extension ; dissuasif ; compensation des avantages dont le coupable avait bénéficié ; élimination d’un élément qui dégénère ; fête ; fabrication de mémoire…).

14 Nietzsche refuse la croyance populaire selon laquelle le châtiment aurait la propriété d'éveiller chez le coupable le sentiment de faute. En réalité le véritable remords est rare et le châtiment refroidit et endurcit, il aiguise les sentiments d'aversion et augmente la force de résistance. C'est précisément le châtiment qui a le plus retardé le développement du sentiment de culpabilité et c'est l'aspect des procédures judiciaires et exécutives qui empêche le coupable de condamner en soi son méfait car il voit commettre au service de la justice, puis approuver la même espèce d'actions. Les actions ne sont donc pas condamnées et réprouvées en soi mais seulement dans certaines circonstances et sous certaines conditions

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16 Mauvaise conscience = profonde maladie dans laquelle l’homme a sombré lorsqu’il se trouva prisonnier de l’envoûtement de la société et de la paix. Les instincts qui ne se déchargent pas vers l’extérieur se tournent vers l’intérieur : intériorisation de l’homme ; inhibition. La société se protège contre les anciens instincts par le châtiment, qui produit le retournement des instincts de l’homme sauvage (hostilité, plaisir pris à la persécution, à l’agression, à la destruction) contre lui-même : voilà l’origine de la mauvaise conscience. Déclaration de guerre aux instincts anciens. Avec le retournement d’une âme animale contre elle-même se produit quelque chose de si nouveau, profond, inouï, énigmatique, plein d’avenir, etc., que l’aspect de la terre s’en modifia de façon essentielle. Un spectacle trop subtil, merveilleux, paradoxal pour être insignifiant. Cela éveille un intérêt, une tension, un espoir, presque une certitude, comme si avec lui s’annonçait quelque chose, comme si l’homme n’était pas un but, mais seulement un chemin, un pont, une grande promesse.

17 L’apparition de la mauvaise conscience a été un saut brutal, une rupture ; et ce dans la violence. Pas de contrat.

18 C’est la même force active qui bâtit des grandes œuvres et la mauvaise conscience : l’instinct de liberté, i.e. la volonté de puissance. Seulement, elle est dirigée contre soi et non contre les autres. Cette cruauté, sein maternel des événements idéaux et imaginatifs, a créé une profusion de beauté et d’acquiescement nouveaux et insolites, et peut-être la beauté. Celui qui se nie goûte le plaisir de la cruauté. La valeur du non égoïste a poussé sur cette cruauté.

19 La mauvaise conscience est une maladie comme la grossesse. Dette envers les ancêtres dans les sociétés primitives. La peur de l’ancêtre s’accroît avec la puissance du groupe, et l’ancêtre finit par être transfiguré sous la forme d’un dieu. Peut-être est-ce là l’origine des dieux.

20 Le sentiment de culpabilité s’accroît avec le sentiment de dieu. Le dieu chrétien, maximal, a suscité le maximum de sentiment de culpabilité sur terre. Aujourd’hui, avec le déclin de la foi, le sentiment de faute décline aussi.

21 Mais impossibilité d’éteindre la dette ⇒ idée de châtiment éternel, péché originel, nihilisme. Puis trait de génie du christianisme : dieu se sacrifiant lui-même pour la faute de l’homme, Dieu se faisant payer par lui-même, le créancier se sacrifiant par amour pour son débiteur.

22 L’homme interprète ses instincts animaux (asociaux) comme faute envers Dieu, il fait du non qu’il s’adresse à lui-même, à la nature, à la factualité, un oui à Dieu. Folie délirante de la volonté en matière de cruauté mentale : volonté de se trouver coupable à un point inexpiable.

23 Grecs : usage contraire des dieux : ils prennent le poids des fautes. Celui qui agit mal n’est pas mauvais, il est sot.

24 Pour ériger un sanctuaire, il faut en abattre un (je fais les deux). Faire fusionner avec la mauvaise conscience les penchants non naturels (aspiration à l’au-delà, etc.). Projet d’une plongée profonde au sein de la réalité pour en rapporter la rédemption à l’égard que la malédiction de l’idéal a fait peser sur elle. Il faudra que vienne un jour cet homme de l’avenir qui délivre à la fois de l’idéal passé et du nihilisme qu’il devait susciter.

25-

Troisième traité : Que signifient les idéaux ascétiques ?

1 L’idéal ascétique a tant signifié pour l’homme car la volonté humaine a horreur du vide, elle a besoin d’un but, elle préfère encore vouloir le néant plutôt que ne pas vouloir.

2- Sur Wagner.

3- Sur Wagner. Parsifal » Dieu, rédemption.

4 Séparer l’œuvre de l’artiste. L’artiste est le fumier sur lequel croît l’œuvre. L’artiste n’est pas ce qu’il cherche à représenter : Goethe n’est pas Faust ; irréalité de son existence la plus intime ; il fait parfois la tentative d’être réellement, ce que fit Wagner dans sa vieillesse.

5 Dans le cas d’un artiste, les idéaux ascétiques ne signifient rien, ou tant de choses différentes que ça revient à rien. Les artistes ne sont pas assez indépendants du monde pour qu’on s’intéresse à leurs évaluations : ils ne sont que les valets d’une morale, d’une religion ou d’une philosophie existante ; ils ne sont jamais autonomes, demeurer seul va contre leur instinct. Ainsi Wagner est derrière Schopenhauer. Vraie question : que signifie le fait qu’un véritable philosophe (un homme qui sait demeurer seul) rende hommage à l’idéal ascétique ? Schopenhauer a fait de la musique ce qui parle la langue de la volonté elle-même, ce qui entraîne un énorme accroissement de la valeur de la musique, lui donnant une place privilégiée en tant qu’accès direct à Dieu, à l’en-soi. Quoi d’étonnant alors que le musicien ait fini par s’exprimer en idéaux ascétiques ?

6 Schopenhauer s’est servi de la version kantienne du problème esthétique, mais sans la comprendre d’un œil kantien. Kant : ce qui plaît sans intérêt, contre Stendhal (le beau est une promesse de bonheur). Stendhal a raison (Pygmalion n’est pas nécessairement un homme non esthétique). Car Schopenhauer interpréta le « sans intérêt » de Kant de façon très personnelle : pour lui la contemplation esthétique exerce un effet qui s’oppose à l’« intérêt » sexuel, elle libère de la volonté. La pensée fondamentale de « la volonté et la représentation » – il ne peut y avoir de rédemption à l’égard de la volonté que par la représentation – a peut-être pour origine une généralisation de cette expérience sexuelle. Schopenhauer a décrit un unique effet du beau, l’apaisement de la volonté. Stendhal : le beau excite la volonté. Schopenhauer n’est en fait pas kantien, le beau lui plaît du fait d’un intérêt, le plus fort et personnel des intérêts : celui de l’être torturé qui échappe à sa torture. Première réponse : le philosophe rend hommage à l’idéal ascétique car il veut échapper à une torture.

7 Schopenhauer avait besoin d’ennemis pour rester de bonne humeur, il n’était pas pessimiste grâce à ses ennemis (sans eux, il le serait devenu). Sa colère était son bonheur. Le philosophe a une irritation et une rancune envers la sensualité (Schopenhauer est l’explosion la plus éloquente de cette rancune) et une affection pour tout l’idéal ascétique. Il faut interpréter ce fait (car toute chose en soi est plantée là, stupide à tout jamais). Toute bête recherche la puissance, l’optimum (et non le bonheur ; la recherche de la puissance mène souvent au malheur). Donc le philosophe abhorre le mariage, tout philosophe marié est un motif de comédie. L’idéal ascétique indique tant de ponts menant à l’indépendance… A la vue de l’idéal ascétique, le philosophe accueille d’un sourire un optimum de conditions propres à la spiritualité la plus haute et la plus audacieuse ; ce faisant, il ne nie pas l’existence, il dit oui à son existence et rien qu’à elle, quitte à ce que le monde périsse – pourvu que le philosophe soit, que moi je sois.

8 Les philosophes ne sont pas des juges impartiaux de la valeur de l’idéal ascétique. Ils pensent à ce dont ils ont besoin : liberté à l’égard de la contrainte, du vacarme ; la clarté d’esprit ; un air sain ; etc. Ils pensent à l’ascétisme gai d’un animal qui plane au-dessus de la vie plutôt qu’il ne s’y repose. Trois grands mots de l’idéal ascétique : pauvreté, humilité, chasteté : on les trouve chez tous les esprits féconds et inventifs. Ce ne sont pas des vertus (qu’importent les vertus pour cette espèce d’hommes) mais des conditions de leur existence dans ce qu’elle a de meilleur. « [Q]ui pense en mots pense en orateur et non en penseur ». Le philosophe fuit la gloire, les princes et les femmes. Pauvreté, non par volonté méritoire de se satisfaire de peu, mais parce que leur maître l’exige. Il ne joue pas les martyrs, ne souffre pas pour la vérité (cf. § 25 PDBM). « Tout artiste sait quel effet nuisible exercent les relations sexuelles dans les états de grande tension et de grande préparation spirituelle », car besoin de toute leur vigueur. Sublimation : la sensualité « ne pénètre dans la conscience que transfigurée et non plus sous forme d’excitation sexuelle. »

9 Un certain ascétisme fait partie des conditions favorables à la suprême spiritualité ; pas étonnant que les philosophes aient traité l’idéal ascétique avec prévention. C’est même tenue par cet idéal que la philosophie a fait ses premiers pas. Toutes les vertus du philosophe étaient, durant la période la plus longue, contraires aux exigences premières de la morale et de la conscience. Aujourd’hui, hubris à l’égard de la nature, de Dieu, de nous-mêmes. Avant : souffrance, cruauté, dissimulation, vengeance, négation de la raison = vertus ; bien-être, désir de savoir, paix, pitié = danger ; être objet de pitié, travail = ignominies ; démence = chose divine ; changement = immoral voué à donner naissance à la corruption.

10 Avant : mépris, méfiance des contemplateurs. Seul moyen de s’y opposer : faire peur. L’esprit philosophique a toujours dû commencer par emprunter le déguisement des types préalablement fixés du contemplatif (prêtre, magicien, devin, religieux en général) pour être simplement possible ; l’idéal ascétique a longtemps servi de forme de manifestation, de présupposé d’existence au philosophe, il lui fallait le représenter pour pouvoir être philosophe, il lui fallait y croire pour pouvoir le représenter. La position d’écart qui a presque réussi à se faire passer pour l’attitude de philosophe en soi est avant tout contingente. C’est le cocon originel du philosophe. Le monde actuel permet-il l’éclosion, la sortie du papillon ?

11 Le droit à l’existence du prêtre ascétique s’affirme et s’effondre avec l’idéal ascétique. Donc il est notre ennemi. Mais il ne saura bien se défendre contre nous, donc il nous faudra l’y aider. La question est la valeur que les prêtres ascétiques prêtent à notre vie : ils la rapportent à une existence d’un genre tout à fait différent à l’égard de laquelle elle est en relation d’opposition et d’exclusion, à moins qu’elle ne se tourne en quelque sorte contre elle-même, ne se nie elle-même, auquel cas (cas de la vie ascétique) elle est tenue pour un pont menant à l’autre existence. Le prêtre ascétique prospère partout. Il doit y avoir une nécessité de tout premier ordre qui fait croître et prospérer cette espèce hostile à la vie, il faut que ce soit dans l’intérêt de la vie même que ce type d’auto contradiction ne s’éteigne pas. Ressentiment de la vie ascétique : instinct et volonté de puissance qui veulent dominer non pas quelque chose dans la vie, mais la vie elle-même. Forme de vie très paradoxale, auto négatrice.

12 Si une telle volonté de contradiction en vient à philosopher, sur quoi déchaînera-t-elle son arbitraire ? Sur ce que l’on croit vrai et réel. Violence sur les sens, et aussi sur la raison. (On retrouve de cela chez Kant, selon qui on ne peut connaître les choses telles qu’elles sont en elles-mêmes, mais seulement telles qu’elles nous apparaissent.) (« Contemplation désintéressée » = monstre conceptuel et contresens) Gardons-nous de penser la « connaissance en soi » : cela exige de penser un œil sans direction, un monstre conceptuel d’œil. Il n’y a qu’un voir en perspective, qu’un connaître en perspective. Au plus on considère des points de vue (d’yeux, d’affects), au plus on est objectif. Mais supprimer la volonté n’est pas possible – ce serait castrer l’intellect.

13 D’un point de vue physiologique, la vie contre la vie de l’ascète est un non-sens, elle ne peut être qu’apparente. L’idéal ascétique résulte d’un instinct de protection et de salut propre à une vie en dégénérescence. L’idéal ascétique est en fait un artifice de conservation de la vie. Le prêtre ascétique est le souhait affirmé d’un être-autrement, d’un être-ailleurs. L’homme, l’insatisfait, l’inassouvi, à qui sa force contraignante ne laisse plus de repos. Les blessures qu’il s’inflige le contraignent ensuite à vivre…

14 La peur est bonne, le dégoût et la pitié sont mauvais, leur jonction produit le nihilisme. Les faibles sont un danger, ils minent notre confiance en la vie, en l’homme, en nous-mêmes. Mépris de soi = terreau du poison. On y hait l’aspect du victorieux. On n’avoue pas cette haine comme haine. La victoire des hommes du ressentiment serait quand les heureux se disent : « C’est une honte d’être heureux ! Il y a trop de misère ! » Que les malades ne rendent pas malades ceux qui sont en bonne santé, c’est ce qui devrait être le point de vue suprême sur terre ; ce qui exige la séparation entre sains et malades. Les sains ont autre chose à faire que de soigner les malades.

15 Ce ne peut être la tache de ceux qui sont en bonne santé que de s’occuper des malades, donc il faut des médecins qui soient eux-mêmes malades. C’est là le sens du prêtre ascétique, sa formidable mission historique. Son royaume est la domination de ceux qui souffrent. Il doit être malade et fort. Il combat contre les sains et contre l’envie envers eux : il méprise toute santé. Chasser la douleur grâce à l’affect. « Je souffre : il faut bien que ce soit la faute de quelqu’un. » Le prêtre ascétique lui dit : « C’est ta faute ! » La ligne du ressentiment est infléchie.

16 L’instinct guérisseur de la vie a à tout le moins tenté au moyen du prêtre ascétique de mettre les malades hors d’état de nuire. De séparer les malades (réunis dans l’Église) des sains. Note entre crochets se terminant par : « Avec une telle conception, on peut rester (…) le plus strict adversaire de tout matérialisme. »

17 Mais est-ce vraiment un médecin ? Il ne combat que la souffrance, non sa cause. Il console. (1) Assourdissement du sentiment de vie. Interprétations courantes de l’« hypnose bouddhique ». Bouddhisme, christianisme : on ne peut atteindre la rédemption par la vertu = leur seul réalisme. Chérissent l’absence de souffrance comme la valeur suprême.

18 (2) Activité machinale : travailler pour soulager la souffrance. (3) Petite joie. Joie de susciter la joie : amour du prochain = joie de la volonté de puissance : la supériorité accompagne toute bonne action. ⇒ (4) Organisation sous forme de troupeau. Les faibles tendent à une organisation en troupeau. Encouragée par les prêtres. Aversion de soi.

19 Ces moyens sont innocents. Moyens coupables : débauche du sentiment.

20 Le prêtre exploite à son profit le sentiment de culpabilité. « Péché » = le plus grand événement de l’histoire de l’âme malade = tour de passe-passe le plus dangereux et le plus funeste de l’interprétation religieuse. L’homme souffrant, avide de raisons et de remèdes, va voir le prêtre, qui lui dit de chercher la cause du mal en lui-même. Il doit comprendre sa souffrance comme un châtiment ⇒ la mauvaise conscience est partout

21 L’idéal ascétique a ruiné la santé, a aggravé la maladie.

22 L’idéal ascétique a ruiné le goût (critique du Nouveau Testament, éloge de l’Ancien ; tutoiement de Dieu = de mauvais goût, vulgaire).

23 Ce que signifie l’idéal ascétique. Aspect ultime et suprêmement terrible de cette question pour moi. Quelle est la force antagoniste à la volonté ascétique ? La vérité ? En fait la science n’a pas foi en elle-même. Elle est la forme la plus récente et la plus noble de l’idéal ascétique. La science n’a pas de but. Là où elle n’est pas idéal ascétique, la science est l’inquiétude propre à l’absence d’idéal. S’empêcher de voir quelque chose par la science, science comme moyen de s’engourdir. Bon nombre de savants ne craignent qu’une chose : prendre conscience.

24 Ces négateurs à l’écart, anti-idéalistes, esprits durs, droiture intellectuelle, héroïques, derniers idéalistes de la connaissance = rares héros. Se croient affranchis de l’idéal ascétique, mais c’est aussi leur idéal. Ils en sont la créature la plus spiritualisée, le bataillon le plus avancé. Ils sont loin d’être des esprits libres, car ils croient encore à la vérité. Volonté d’en rester au fait, au fait brut. Renonciation générale à l’interprétation (réarranger, falsifier). Ce qui contraint à la vérité c’est la croyance à l’idéal ascétique. La croyance à une valeur métaphysique, à l’en soi de la vérité. Il faut toujours une philosophie (une « croyance ») pour que la science en reçoive une direction, un sens. Le véridique affirme un autre monde (cf. GS fin § 344), donc nie ce monde. » Platon. Aucune philosophie n’a la moindre conscience du degré auquel la volonté de vérité requiert une justification. Il faut remettre en question la valeur de la vérité (cf. GS, § 344, et tout le 5e livre et la préface d’Aurore).

25 La science ne dépend pas assez d’elle-même pour être l’antagoniste naturel de l’idéal ascétique. Elle n’est pas créatrice de valeur. Elle ne s’oppose qu’à l’habillage de l’ascétisme. Science et idéal ascétique reposent tous deux sur la surestimation de la vérité, ou plus exactement sur la croyance au statut inappréciable, incritiquable de la vérité. Ne peuvent être combattus et remis en question qu’en commun. Art, dans lequel la volonté d’illusion a bonne conscience et s’oppose à l’idéal ascétique. C’est ce que perçut Platon. Platon vs. Homère. Assujettissement de l’artiste à l’idéal ascétique = la pire corruption de l’artiste, mais c’est très courant. Quand la science domine, la société est en déclin (cf. préface NT). La science rapetisse l’homme, mène au néant, i.e. l’ancien idéal. Toute science vise à extirper de sa tête le respect que l’homme a de lui-même. Les agnostiques adorent le point d’interrogation comme Dieu.

26 Je préfère encore les historiens nihilistes aux jouisseurs qui font les yeux doux à la vie et à l’idéal ascétique. Tout mon respect à l’idéal ascétique pour autant qu’il est honnête. Contrefaçon d’idéaux en Europe.

27* L’idéal ascétique n’a qu’une seule espèce d’ennemis véritables qui lui portent préjudice : les comédiens de cet idéal, car ils éveillent la méfiance. En tout autre lieu où l’esprit est à l’œuvre avec rigueur, il se dispense désormais d’idéal quel qu’il soit (on parle d’« athéisme ») – à sa volonté de vérité près. Cette volonté de vérité est cet idéal même, dans sa version la plus stricte, dépouillée : son noyau. L’athéisme inconditionné, probe, n’est donc pas l’antithèse de cet idéal ; il n’est que l’une des phases ultimes de son développement. C’est la catastrophe d’un dressage bimillénaire à la vérité qui finit par s’interdire le mensonge à la croyance de Dieu. Morale chrétienne ⇒ droiture intellectuelle à tout prix. Toutes les grandes choses périssent de leur propre fait, par un acte de suppression de soi : c’est ce que veut la loi de la vie, la loi du dépassement de soi. Ainsi le christianisme comme dogme a péri de sa propre morale. Ainsi le christianisme comme morale doit périr lui aussi – nous sommes au seuil de cet événement. La véracité chrétienne tirera sa conclusion la plus énergique, dirigée contre elle-même, quand elle demandera : « Que signifie toute volonté de vérité ? » Problème : quel sens aurait tout notre être sinon ceci qu’en nous la volonté de vérité en vienne à prendre conscience d’elle-même comme problème ? La volonté de vérité prenant ainsi conscience d’elle-même fera périr la morale. Le plus terrible, le plus problématique et peut-être le plus porteur d’espoir de tous les spectacles.

28* Sans l’idéal ascétique, l’animal homme n’avait jusqu’à présent aucun sens. Son existence sur terre ne recouvrait aucun but. Ce que signifie l’idéal ascétique : quelque chose faisait défaut, une formidable lacune enveloppait l’homme. Il ne savait pas se justifier, se dire oui, il souffrait du problème de son sens. Il souffrait aussi d’autre chose, c’était essentiellement un animal maladif. Mais son problème n’était pas la souffrance, mais la réponse à la question : « Pourquoi souffrir ? » L’homme ne dit pas non à la souffrance. Il la veut, mais dotée de sens. L’idéal ascétique offrait ce sens, et apportait une nouvelle souffrance, plus profonde, plus intérieure ; il plaçait toute souffrance dans la perspective de la faute. Mais l’homme était sauvé, il avait un sens. Tout cela était au fond volonté de néant (volonté dirigée contre l’homme, le matériel, le bonheur, aspiration à échapper à tout changement, devenir, souhait) – mais cela reste une volonté. L’homme préfère encore vouloir le néant plutôt que ne pas vouloir.

Compréhension

Le sujet

La valeur de la morale altruiste dominante semble évidente et il semble qu’il serait scandaleux ( « Malheur à celui par qui le scandale arrive. » ), sacrilège de la mettre en doute. Pourtant comment accepter de se plier à des valeurs transcendantes ? Qui dit leur transcendance ? Il ne saurait y avoir de limite à la critique philosophique, il faut donc procéder à la critique des valeurs morales y compris, surtout des plus sacrées. S’interroger sur la valeur des valeurs, c’est questionner les jugements de valeur qui les posent comme telles, c’est cesser de les considérer comme transcendantales, c’est dire que si elles ont été posées, on peut aussi les déposer, bref c’est chercher l’origine des valeurs et la valeur de cette origine, c’est en établir la généalogie, c’est-à-dire, « connaître les conditions et les milieux qui leurs ont donné naissance, au sein desquels elle se sont développées et déformées ». L’enquête, à la fois historique et philologique conduira Nietzsche à découvrir :

  • qu’il existe deux morales, celle des maîtres, des créateurs et celle des esclaves, des malades, des faibles, des impuissants.
  • Que la morale des esclaves a fini par triompher, que les faibles ont triomphé des forts en divisant par une fiction dans l’illusion de la liberté, de la culpabilité et de la responsabilité la puissance contre elle-même.
  • que le but réel de cette morale des faibles devenue dominante est de nier la vie, - que l’avatar moderne de cette morale des impuissants a pour origine Socrate et le christianisme (cf. le platonisme chrétien de Plotin) : le christianisme n’est qu’un platonisme pour le peuple.

L’ œuvre comporte trois dissertations successives :

1° dissertation : « Bon et méchant, bon et mauvais. »

« Bon et méchant, bon et mauvais »; i.e. opposition de l'évaluation des forts et des paralogismes du ressentiment.

Dans cette première dissertation, Nietzsche présente le ressentiment comme une « vengeance imaginaire » (G.M. I.7°), « une vindicte essentiellement spirituelle » (G.M. I.10). La constitution du ressentiment implique un paralogisme du type:

Les aigles sont méchants
or nous sommes le contraire des aigles
donc nous sommes bons, dit l’agneau logicien.

Où est le paralogisme ? L’agneau, le faible voudrait faire croire que lui se retient de manger l’aigle (fiction d’une force séparée de ce qu’elle peut) et que par conséquent il est bon alors que l’aigle est méchant parce qu’il ne se retient pas. C’est donc en toute rigueur que l’aigle pourrait répondre : « je ne suis pas méchant, je vous aime bien vous les agneaux. Rien n’est plus savoureux qu’un petit agneau. »

2° dissertation : « La faute et la mauvaise conscience et ce qui les rassemble »

« La faute et la mauvaise conscience et ce qui les rassemble », i.e. l’antinomie de la mauvaise conscience.

La mauvaise conscience, comme retournement de l’accusation contre soi ( « c’est ma faute, c’est ma faute, c’est ma très grande faute » = acte de contrition), comme culpabilisation ( l’aigle culpabilisé se reconnaît coupable) est un retournement de la force contre elle-même : elle est donc, par nature antinomique ( «L’antinomie s’exprime comme opposition de la morale et de la vie » ). En ce sens, elle est à l’origine de ce que Nietzsche appellera « le monde renversé ».

3° dissertation : « Que signifient les idéaux ascétiques ? »

L’idéal ascétique renvoie à la plus profonde mystification, celle de l’Idéal qui comprend toutes les autres, toutes les fictions de la morale et de la connaissance : il s’agit de la volonté de néant.

Ce plan reprend sur le mode ironique celui de Kant dans la dialectique transcendantale de la Critique de la raison pure (1. Des paralogismes de la raison pure. 2. L’ antinomie de la raison pure. 3. L’idéal de la raison pure.). C’est qu’il s’agit de réaliser la véritable critique car chez Kant la critique s’enlise en compromis : il faut remettre la critique sur ses pieds.

Les intentions de Nietzsche

Étudier l’origine des concepts : “bien et mal” et “bon et mauvais”

L’enquête étymologique en grec, en latin et en allemand : le bon désigne originairement la distinction, la richesse, ce qui est de bonne qualité, la noblesse. Le bon, si on en croit le grec, est celui qui est pleinement. Par suite le mauvais désigne le défaut d'être, l’impuissant, l’homme du commun ; le bon est celui qui est noble. L'opposition bien et mal a une toute autre origine : ils ont été forgés par des vaincus, devenus humbles par nécessité, les faibles qui ont appelé mal ce qui leur était nuisible, donc, en particulier, l’action des bons. Le point de départ de la morale des faibles est le paralogisme : tu es mauvais donc je suis bon. Il y a là une inversion qui, par le socratisme et le christianisme, va passer pour vérité première, absolue. Il faut donc, selon Nietzsche, renverser les valeurs pour remettre l’éthique sur ses pieds.

Opposer deux morales

  • la morale des esclaves qui, mus par le ressentiment, décrètent que les valeurs suprême sont la pitié, l’humilité, le pardon, l’altruisme. Ces valeurs conduisent à une dépréciation de soi, à la négation de la vie (volonté de néant, négation de la vie = nihilisme). La morale juive opère ce renversement en se posant en peuple élu, aimé de dieu, bon ; la morale chrétienne produit ce même renversement en décrétant la culpabilité de l'homme, et en plaçant la supériorité dans l'idéal imaginaire de ses adeptes (cf. le sermon sur la montagne in Évangile selon Matthieu est le point culminant de cette mystification).
  • La morale des maîtres procède d’une triomphale affirmation de soi, elle consiste dans la glorification de la vie sous tous ses aspects. Il s’agit de créer, d’agir et non d’ être agi.

Les concepts centraux

Le ressentiment

Le ressentiment est une réaction, jamais une action, vouée à l’échec car elle porte sur des événements passés : « Le ressentiment est la vengeance de la volonté envers son temps et son “il y avait” » (A.P.Z.). Cette vengeance reste symbolique (de l'ordre du discours), elle ne peut agir. L’homme malade du ressentiment, l’homme à la grande mémoire, qui ne parvient pas à digérer ses souvenirs, est un accusateur : c’est ta faute si je souffre, si je suis malheureux (imprécations du judaïsme). Puisque tout est de la faute de l’autre, le mauvais, l’autre lui doit une compensation (j’ai souffert donc j’ai raison, donc je mérite une récompense ! ). L’homme du ressentiment est, dès lors, l’homme du bénéfice, c'est une victime perpétuelle qui veut être payée.

Pour un approfondissement, on se reportera au livre II de Ainsi parlait Zarathoustra, chapitre De la rédemption. Nietzsche développe l'idée du contre-vouloir de la volonté, dans laquelle il enracine l'idée de l'éternel retour. Le ressentiment n'est pas seulement une simple conservation du passé : c'est le présent que ronge continuellement le passé. Pouvoir substituer "je le voudrai pour toujours" à un "cela fût" : ici réside la morale de Nietzsche décrite dans les Chant(s) de danse (A.P.Z.) : "Toute joie veut, de toute chose, l'éternité, la profonde, profonde éternité". La volonté qui se veut elle-même est la "grande santé".

La mauvaise conscience

La mauvaise conscience est à la fois le prolongement du ressentiment et son retournement contre soi : c’est l’intériorisation de la douleur. La mauvaise conscience s’exprime dans la culpabilité, le mea culpa, le désir d’un châtiment pour être pardonné de ses fautes : c'est l'idéologie chrétienne de la responsabilité-culpabilité.

L’idéal ascétique

La crainte de la vie se transmue, sur le plan philosophique, en volonté de vérité : la vérité à tout prix et surtout au prix de la vie. La vérité est une valeur non désintéressée qui a pour fonction de conserver à moindre frais une existence faible. À cette volonté chétive et rabougrie de vérité, Nietzsche oppose la volonté de puissance qui se manifeste essentiellement chez le créateur en tant qu’il a pour but d’ affirmer l’apparence, l’illusion, voire le faux, c’est-à-dire la vie. L’homme bon et grégaire méprise, dénonce l’art comme inutile, ou nuisible et immoral ; Nietzsche oppose à cette opinion le mot de Stendhal « Le beau est une promesse de bonheur », c’est-à-dire l’excitation de la volonté, le sentiment que la plénitude existe ici et maintenant. L’artiste nous donne l’exemple de l’amour de la vie, il détourne du goût morbide des arrière- mondes moraux et religieux, i.e. de la métaphysique.

Citations et jugements

Citations

  • « Nous avons besoin d’une critique des valeurs morales, et la valeur de ces valeurs doit d’abord être mise en question » G.M.Introduction 6
  • « La révolte des esclaves dans la morale commence lorsque le ressentiment lui-même devient créateur et enfante des valeurs : le ressentiment de ces êtres à qui la vraie réaction, celle de l’action, est interdite et qui ne trouvent de compensation que dans une vengeance imaginaire.» G.M. 1 ° dissertation
  • « Tandis que toute morale noble naît d’une triomphale affirmation d’elle même, la morale des esclaves oppose dès l’abord un “non” à ce qui ne fait pas partie d’elle-même, à ce qui est “différent”… et ce “non” est son acte créateur. » G.M. 1° dissertation
  • « Le péché est resté jusqu’à maintenant l’invention la plus néfaste dans l’histoire de l’âme malade. » G.M. 2° dissertation
  • « Cet homme de l’avenir qui nous délivrera à la fois de l’idéal actuel et de ce qui forcément devait en sortir, du grand dégoût de la volonté de néant et du nihilisme — ce coup de cloche de midi et du grand jugement, ce grand libérateur de la volonté qui rendra au monde son but et à l’homme son espérance, cet antéchrist et antinihiliste, ce vainqueur de Dieu et du néant il faut qu’il vienne un jour » G.M. 2° dissertation
  • « Partout où il y a des troupeaux, c’est l’instinct de faiblesse qui les a voulus, l’habileté du prêtre qui les a organisés. » G.M. 3° dissertation
  • « Voyez dans l’évolution d’un peuple les époque où le savant passe au premier plan, ce sont des époques de fatigue, souvent de crépuscule, de déclin.».G.M. 3° dissertation
  • « L’idéal ascétique a longtemps servi au philosophe d’apparence extérieure, de condition d’existence (…). Cette attitude particulière au philosophe qui le fait s’éloigner du monde, cette manière d’être qui renie le monde, se montre hostile à la vie… est avant tout une conséquence des conditions forcées, indispensables à la naissance et au développement de la philosophie : car pendant très longtemps, la philosophie n’aurait pas été possible sans un masque et un travestissement ascétique, sans malentendu ascétique. » G.M. 3° dissertation

Jugements portés sur l’œuvre

Chestov Léon  : « Pour Nietzsche le plus horrible, le plus douloureux fut de renoncer au monde de Socrate. Il semblait à Nietzsche qu’il devait renoncer au christianisme, mais il faut croire qu’il ne s’agissait pas de cela : il dut renoncer aux éléments hellénistiques du christianisme…» Pages choisies trad. Boris de Schloezer.

Laurent Daniel : « “La sagesse sert à nuire à la bêtise” disait Nietzsche et pour l’homme d’aujourd’hui c’est là un idéal plus que jamais valable. » La pensée de Nietzsche et l’homme actuel .Ed Privat

Ledure Yves : « La philosophie de Nietzsche se situe résolument et définitivement au-delà du christianisme. Elle se comprend comme l’aurore d’une nouvelle civilisation qui marquerait la fin de l’ère chrétienne en inaugurant une nouvelle histoire de l’Occident.» Nietzsche et la religion de l’incroyance Ed Desclée

Fink Eugen : « Fredéric Nietzsche est une des plus grandes figures du destin dans l’histoire spirituelle de l’occident, un être fatidique qui nous force à prendre des décisions finales, un terrible point d’interrogation sur le chemin — déterminé par l’héritage de l’Antiquité et deux mille ans de christianisme — où l’homme européen s’est trouvé engagé jusqu’à présent. Nietzsche conçoit le soupçon que ce chemin serait un chemin de l’erreur, que la pensée s’étant égarée un retour en arrière serait nécessaire, qui signifierait le rejet de tout ce qui jusqu’à présent était tenu pour “saint”, pour “bon” et pour “vrai”. » La philosophie de Nietzsche Ed de Minuit

Sojcher Jacques : « C’est ainsi que Nietzsche, l’éducateur, nous modifie, que ses livres emportent “au-delà de tous les livres”, que tout est encore, à partir de sa démesure, possible, ouvert, à venir. » La question et le sens Ed Aubier-Montaigne

Deleuze Gilles : « La philosophie des valeurs, telle que Nietzsche l’instaure et la conçoit, est la vraie réalisation de la critique, la seule manière de réaliser la critique totale, c’est-à-dire de faire de la philosophie “à coups de marteau”. » Nietzsche et la philosophie Ed. P.U.F.

Angèle Kremer-Marietti : « La généalogie est l'histoire de la filiation et de l'engendrement des valeurs et des concepts que des hommes ont élaborés pour "sélectionner" l'homme; ce qui veut dire : soit pour l'exploiter au service de quelques-uns, soit au contraire "pour promouvoir l'humanité entière". Ce savoir nouveau redonne aux valeurs supérieures leur sol originaire, tandis que la pratique se distingue du sens, et le sens surajouté à la pratique se remet en question et s'efface devant un nouveau développement possible de cet "animal aux caractères non définis" qu'est l'homme. » De la philologie à la généalogie, Contribution à la généalogie de la morale Ed L'Harmattan

Bibliographie

Liens externes

(Généalogie de la morale, I, §14 version audio/vidéo)

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