- Brown V. Board Of Education
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Brown v. Board of Education
Brown et al. v. Board of Education of Topeka et al. (en français : Brown et autres contre le bureau de l'éducation[note 1] de Topeka et autres) est un arrêt de la Cour suprême des États-Unis, rendu le 17 mai 1954 (arrêt 347 U.S. 483). Il est en général appelé simplement Brown v. Board of Education (Brown contre bureau de l'éducation). Il déclare la ségrégation raciale inconstitutionnelle dans les écoles publiques. Un arrêt complémentaire est rendu dans la même affaire le 31 mai 1955 (349 U.S. 294), et les deux arrêts sont aussi dits Brown I et Brown II. L'arrêt est sans doute la plus importante des décisions de la cour Warren[note 2]. Si techniquement, la décision Brown s'applique seulement au système d'éducation publique des États, l'arrêt Bolling v. Sharpe 349 U.S. 497 (1954), moins connu, est rendu le même jour et étend l'obligation au gouvernement fédéral.
Sommaire
Situation légale antérieure
À l'issue de la Guerre de Sécession commence la période de la Reconstruction. L'armée occupe les États du Sud et impose l'émancipation des Afro-Américains. Trois amendements à la Constitution sont adoptés :
- le XIIIe amendement (ratifié en 1865) interdit l'esclavage (sauf en tant que sanction pénale),
- le XIVe amendement (1868) dans sa section 1, accorde la citoyenneté à toute personne née aux États-Unis, interdit aux États toute atteinte à la vie, liberté, ou propriété des personnes sans une procédure légale (due process) et leur impose d'accorder à tous une même protection par la loi (equal protection). Les tribunaux lui donneront au cours du XXe siècle une interprétation très large. L'arrêt Brown v. Board of Éducation s'appuiera sur la clause d'equal protection. Le due process est une clause plus floue, qui a deux aspects. Le premier dit formel (procedural due process), donne des garanties de procédure dans toute atteinte de la propriété ou à la liberté, non seulement de la part de l'exécutif, qui doit s'appuyer sur des bases légales, mais aussi du législatif qui, lorsqu'il fournit ces bases légales, doit faire en sorte que les personnes éventuellement lésées disposent de recours suffisants, allant dans les cas les plus sérieux jusqu'à une procédure contradictoire. Le deuxième aspect, paradoxal, est dit matériel (substantial due process). Progressivement dégagé par les tribunaux, il donne des garanties positives aux personnes en amenant les tribunaux à censurer des atteintes manifestement déraisonnables à la liberté et à la propriété, ou disproportionnées par rapport aux objectifs poursuivis (l'appréciation de ce qui est ou non manifestement déraisonnable ou disproportionné variant selon les époques). Le due process était présent depuis le Ve amendement, et concernait le seul gouvernement fédéral. Le XIVe amendement l'étend aux gouvernements des États. C'est sa version fédérale (Ve amendement) qui fonde l'arrêt Bolling,
- le XVe amendement (1870) accorde le droit de vote aux Noirs. Plus précisément, suivant la formulation négative habituelle dans la Constitution, il déclare que le droit de vote ne peut être restreint en raison « de la race, de la couleur, ou d'une condition antérieure de servitude ».
En 1875, le Congrès adopte une loi des droits civiques (Civil Rights Act). Il s'agit d'un texte très bref qui interdit la ségrégation, dans de nombreux domaines. Pendant quelques années, la jurisprudence de la Cour suprême va dans le même sens. Le Civil Rights Act ne cite pas le domaine de l'éducation. En 1877, l'élection présidentielle est indécise. Les partis politiques négocient le nom du président, et un des éléments de l'accord est la fin de la Reconstruction. En 1883, la Cour suprême déclare le Civil Rights Act de 1875 non constitutionnel.
En 1896, avec l'arrêt Plessy v. Ferguson, la Cour suprême valide une loi de l'État de Louisiane qui impose la ségrégation dans les chemins de fer. La doctrine est habituellement résumée par l'expression separate but equal (séparés mais égaux). Dès lors que les deux races se voient offrir des conditions égales, la ségrégation est constitutionnelle, le Congrès ne peut l'interdire aux États. L'égalité est imposée par le XIVe amendement, mais la Cour suprême en donne une interprétation restrictive. L'arrêt mentionne explicitement l'éducation comme un des exemples de ségrégation les plus largement acceptés « y compris dans les États où les droits de la race colorée ont été le plus anciennement et le plus scrupuleusement respectés ». Seul le juge Harlan se prononce contre la décision dans une opinion dissidente restée célèbre. Bien que la décision Plessy réaffirme en revanche la stricte égalité des droits politiques, les Noirs du Sud se verront pratiquement interdit de vote, par des astuces légales, par la mauvaise volonté des autorités, ou par l'intimidation et la violence.
Après la Guerre de Sécession, les Noirs sont nombreux à émigrer vers le Nord industriel, où ils étaient peu présents auparavant. La ségrégation se développe dans l'ensemble du pays, quoiqu'à des degrés divers. Souvent, l'égalité des conditions est très relative.
Après la Première Guerre mondiale, sans remettre en cause la jurisprudence de Plessy, la Cour l'interprète plus strictement. La ségrégation n'est acceptable que si les conditions sont égales, et la Cour devient plus exigeante sur cette égalité. Elle impose l'admission d'un étudiant noir dans une université blanche, une première fois avant la guerre (arrêt Missouri ex rel. Gaines v. Canada en 1938), rejetant la proposition du Missouri de financer ses études dans un État voisin.
À l'issue de la Seconde Guerre mondiale, la question de la ségrégation devient pressante. La guerre a été gagnée contre un régime criminel fondé sur le racisme. Le mouvement de décolonisation qui s'amplifie a la sympathie du pays. Une classe moyenne noire a commencé à se développer. La ségrégation est de plus en plus souvent ressentie comme une anomalie, mais garde des défenseurs, et pas seulement dans le Sud profond. En 1948, la ségrégation dans les forces armées prend fin. La Cour suprême rend encore, en 1950 deux arrêts sur la ségrégation dans les universités : McLaurin v. Oklahoma State Board of Regents rejette les conditions imposées à un étudiant noir pour son admission dans une université antérieurement blanche : s'asseoir dans des emplacements séparés en classe, à la cafétéria, ou à la bibliothèque ; Sweatt v. Painter impose l'admission d'un étudiant Noir dans une université blanche, la nouvelle université du Texas réservée aux Noirs n'ayant entre autres pas le prestige de l'université blanche.
Les faits
En 1951, Linda Brown est une élève noire résidant à Topeka au Kansas qui se voit refuser l'inscription dans une école blanche toute proche de son domicile et doit s'inscrire dans l'école noire distante de plus d'un kilomètre. La loi du Kansas autorise, sans l'imposer, les villes de plus de 15 000 habitants à établir des écoles séparées. À Topeka, c'était le cas pour les seules écoles élémentaires. Le père de Linda Brown conteste la décision en justice. Il s'agit d'une plainte en nom collectif, (class action) : plusieurs plaintes portant sur les mêmes faits regroupées ; le nom de Brown est simplement le premier dans l'ordre alphabétique. La plainte est soutenue et en fait organisée par la NAACP (National association for the advancement of coloured people : association nationale pour le progrès des gens de couleur, qui est alors la principale organisation de défense des droits civiques) Thurgood Marshall, le principal avocat de la NAACP, et qui sera en 1967 le premier juge noir nommé à la Cour suprême plaide l'affaire. D'autres plaintes sont déposées dans d'autres États (Caroline du Sud, Delaware et Virginie) qui seront jointes à Brown devant la Cour suprême, ainsi qu'une à Washington qui donne lieu à l'arrêt distinct Bolling v. Sharpe (voir infra). Les plaignants fondent en partie leur argumentation sur la psychologie, l'impact sur les élèves de la ségrégation, ressentie comme une déclaration d'infériorité. Dans chacun des procès, ils font témoigner plusieurs experts.
La cour fédérale qui juge en première instance reconnaît que la ségrégation se fait au détriment des élèves noirs, mais se plie à la jurisprudence Plessy v. Ferguson, constatant que les deux écoles sont matériellement (substantially) égales en termes de bâtiments, de services, d'enseignement. En Virginie et en Caroline du Sud, les cours fédérales avaient constaté l'inégalité, d'ailleurs criante, des conditions d'enseignement, ordonné d'y remédier immédiatement, mais refusé l'admission des plaignants dans les écoles blanches. En Caroline, (affaire Briggs v. Elliott), l'affaire est entendue par trois juges, et l'un deux, Warding, rédige contre la décision de ses deux collègues une opinion dissidente très dure (« si c'est là la justice rendue par cette cour, je ne veux y avoir aucune part »). Il s'y indigne qu'on laisse les autorités se sortir d'affaire en reconnaissant qu'il faudra, quand les fonds seront disponibles, « changer quelques ampoules, tableaux, et remettre les sanitaires en état » et que par ce moyen, on refuse aux plaignants l'examen au fond de leurs droits constitutionnels. Il qualifie la solution séparés mais égaux de « fausse doctrine et boniment ». Dans le Delaware, la cour suprême de l'État avait ordonné l'admission immédiate des plaignants dans les écoles blanches. Toutefois, elle avait laissé ouverte la possibilité de réexaminer l'affaire après que les conditions respectives auront été égalisées. La cour suprême accepte de revoir tous ces jugements en appel. Le gouvernement fédéral, sous la présidence de Truman, intervient comme amicus curiae, c’est-à-dire une partie intéressée à l'issue du procès, notamment à la jurisprudence qui s'en dégagera, et qui fait connaître son opinion. Il plaide vivement pour l'inconstitutionnalité de la ségrégation, arguant de plus qu'elle nuit à l'image des États-Unis dans le monde et à leur politique étrangère. En 1952, les juges sont partagés : quatre pensent que la ségrégation est illégale, deux, dont le président Fred Vinson veulent réaffirmer la jurisprudence Plessy, les trois autres sont indécis. Ils reportent la décision à l'année suivante. Eisenhower succède à Truman, sans que le Département de la Justice ne change sa position sur l'affaire. À l'audience de 1953, la cour demande aux parties de lui présenter, pour sa session de 1954, des arguments sur les conditions de l'adoption du XIVe amendement, afin de déterminer quelles étaient les intentions des législateurs : elle constitue aux États-Unis le principal critère qui guide le juge dans l'interprétation de la loi. Entre-temps, Fred Vinson meurt et Eisenhower nomme Earl Warren pour le remplacer. Il souhaite la déségrégation, portant le nombre de ses partisans convaincus à cinq, la majorité de la Cour. Démontrant immédiatement son influence sur la cour, il parvient à convaincre tous ses collègues de s'y rallier.
L'arrêt de 1954
L'arrêt est adopté à l'unanimité des neufs juges. Il déclare que la ségrégation dans l'éducation est inconstitutionnelle et qu'il doit y être mis fin : « la doctrine separate but equal adoptée dans Plessy v. Ferguson n'a pas sa place dans le domaine de l'éducation ».
L'opinion de la Cour est rédigée par Warren. Il constate d'abord que le contexte historique de l'adoption du XIVe amendement ne permet guère de trancher, tant les opinions des législateurs étaient diverses sur la question[note 3] et rappelle que la cour avait d'abord interprété la clause d'égale protection strictement et interdit toute discrimination, avant d'en venir vers la doctrine séparés mais égaux. Il constate que l'éducation publique était quasi inexistante en 1896 et est devenue « peut être la plus importante des fonctions de l'État ». Vu l'importance qu'elle revêt pour l'avenir de l'enfant, il est clair que « si l'État choisit de l'offrir, il doit la proposer à tous dans des conditions égales », c'est le principe même de l'equal protection. Reste alors à déterminer si cette égalité est compatible avec la ségrégation. Warren rappelle des arrêts récents (voir ci-dessus) et affirme que ce qui vaut pour l'université vaut plus encore pour des enfants plus jeunes et plus vulnérables. Il reprend les termes de l'arrêt de la cour de district : « la politique de séparation des races est généralement interprétée comme dénotant l'infériorité des Noirs. Ce sentiment d'infériorité affecte la motivation des enfants à apprendre. [La ségrégation] prive [les Noirs] de certains avantages qu'ils tireraient d'un système scolaire racialement intégré ». Il tranche enfin : « quelles qu'aient pu être les connaissances en matière de psychologie à l'époque de Plessy v. Ferguson, les connaissances modernes valident largement [l'opinion de la cour de district sur l'infériorité]. Toute considération contraire dans Plessy v. Ferguson est rejetée » (dans Plessy v. Ferguson, la cour avait au contraire déclaré que si la ségrégation implique une infériorité, c'est « uniquement parce que la race colorée choisit de le percevoir ainsi »). Vient la décision : « des systèmes d'éducation séparés sont par essence inégaux. [Les requérants], en raison de la ségrégation contestée ici, ont été privés de l'égale protection de la loi ». Reconnaissant les difficultés pratiques de l'abolition de la ségrégation, la cour demande aux parties à l'affaire et aux autres parties concernées (le gouvernement fédéral et les 17 États qui pratiquent alors la ségrégation dans l'enseignement) de présenter pour la session de 1955 leurs conclusions sur les moyens d'y parvenir.
La jurisprudence Plessy v. Ferguson n'est pas explicitement rejetée : il n'est pas contesté que la ségrégation soit légale dès lors que les possibilités offertes aux deux races sont égales. Mais elle est vidée de sa substance, puisque, au moins dans le domaine de l'éducation pour ce premier arrêt, des systèmes séparés ne peuvent être égaux.
L'arrêt de 1955
La Cour avait tranché la question constitutionnelle en 1954. Dans son second arrêt, elle règle les questions d'applications. Entre-temps, le gouvernement, dans un nouveau mémoire, plaide pour le pragmatisme et la modération. Exceptionnellement, le président Eisenhower rédige lui-même une partie de la demande. Dans son arrêt, la cour casse les jugements des cours inférieures. Elle rend les autorités locales en charge de l'éducation responsables du processus de déségrégation et charge les tribunaux fédéraux d'en surveiller l'application. La cour reconnaît de probables difficultés d'applications, accepte d'éventuel délais, et choisit, pour préciser les délais acceptables, l'expression with all deliberate speed. L'expression, ambiguë, voire contradictoire, est difficilement traduisible, speed étant la vitesse, deliberate signifiant volontaire et assuré, mais aussi réfléchi voire lent, on peut la rapprocher de l'expression « se hâter lentement » en français.[note 4] Elle laisse ainsi beaucoup de temps ; la NAACP avait souhaité le terme forthwith, « immédiatement ». Mais les autorités doivent démontrer que les délais sont nécessaires et qu'elles s'appliquent de bonne foi à mettre en œuvre la décision aussitôt que possible. La Cour exige d'elles au moins un commencement rapide et crédible (a prompt and reasonable start) des mesures de transitions.
Bolling v. Sharpe
La décision Bolling v. Sharpe, oubliée dans l'ombre de Brown, concerne une affaire traitée par la Cour dans le même groupe et qui porte sur des faits similaires, à la seule différence qu'ils ont lieu à Washington, DC, la capitale fédérale, où l'éducation comme le reste dépend du seul gouvernement fédéral.
La Cour rend un arrêt distinct pour Bolling alors que les autres affaires cas sont joints à Brown, parce que le XIVe amendement s'applique aux États, et non au gouvernement fédéral, qu'il n'est donc pas possible de recourir ici à la clause d'equal protection et donc que le raisonnement de Brown ne peut s'appliquer tel quel. En revanche, le Ve amendement impose la clause de due process au gouvernement fédéral, comme le XIVe l'impose aux États.
Dans Brown I, Warren, après avoir tranché sur la base de l'equal protection, note « il n'est donc pas nécessaire de décider si la ségrégation viole aussi le due process » (les cours des pays de common law, dont la jurisprudence est contraignante doivent veiller à ne pas se prononcer sur des questions dont la réponse n'est pas nécessaire à la solution de l'affaire à juger).
Dans Bolling, il explique que la clause d'equal protection est plus précise que celle de due process, et qu'elle ne sont pas interchangeables. Cependant, « la ségrégation ne remplit aucun objectif gouvernemental légitime, et donc, impose aux enfants noirs de Washington une restriction qui constitue une privation arbitraire de liberté en violation de la clause de due process ». Et il termine : « au vu de notre décision interdisant aux États de conserver la ségrégation dans leur système éducatif, il serait impensable que la constitution en demande moins au gouvernement fédéral. »
Une décision politique
Les deux arrêts sont inhabituels dans leur forme. Celui de 1954, le plus important se distingue des habitudes de la cour par sa concision, alors qu'il s'agit d'un arrêt d'une importance extrême. Plus inhabituel encore le peu de référence tant à la constitution, qu'à des précédents : si Warren souligne que Plessy est une interprétation tardive du XIVe amendement, et rappelle que la jurisprudence récente de la cour va dans le sens de la décision Brown et que la cour n'a jamais formellement décidé de l'applicabilité de la doctrine separate but equal au domaine de l'enseignement, il se garde de remettre en cause formellement Plessy. La décision privilégie sans le détailler un argument de psychologie, qui pourrait sembler relever plus de l'appréciation du législateur que de celle du juge. Il prête ainsi le flanc à la critique d'une décision mal fondée et relevant plus des préférences politiques des juges que d'une analyse juridique. Non que les arguments juridiques manquassent forcément : ils figuraient déjà dans l'opinion dissidente jointe à Plessy par le juge Harlan, voire dans celle de Warding en Caroline du Sud et ont été amplement développés par la cour depuis. Mais la cour choisit de limiter strictement sa décision au domaine scolaire. Plus encore, elle décide, contre tout usage, de ne remédier que progressivement à une violation des droits constitutionnels des personnes, dans une concession aux nécessités pratiques, mais aussi à l'opinion. Personne, après que l'arrêt a été rendu, ne se trompe sur l'intention de la cour de mettre fin à la ségrégation. En rendant une décision courte, que la presse pourra reprendre intégralement, et en éliminant autant que possible toute complexité juridique de son arrêt, la Cour y donne, à dessein comme Warren le racontera par la suite, le plus grand retentissement. Mais cette décision partielle, sans qu'un principe constitutionnel soit clairement énoncé traduit aussi la prise en compte des limites politiques du pouvoir de la cour.
Les suites
Les premières réactions
Lors de son annonce, la décision est saluée par les grands journaux de la côte Est, tel le New-York Times ou le Washington Post. L'accueil dans le pays est en général favorable, la décision est même bien acceptée dans des États qui pratiquent une ségrégation limitée, notamment le Kansas. Dans le Sud au contraire, la décision provoque la colère. L'éditorial du Daily News de Jackson, dans le Missisippi est resté célèbre : « Il se pourrait bien que le sang coule dans bien des endroits dans le Sud à cause de cette décision, mais ce sont les marches de marbre blanc du bâtiment de la Cour suprême qui seront souillées par ce sang. Mettre des enfants Blancs et Noirs dans les mêmes écoles mènera au métissage, le métissage mènera aux mariages mixtes, et les mariages mixtes mèneront à l'abâtardissement de la race humaine ». Des gouverneurs s'engagent à s'opposer à la décision par tous les moyens légaux, dans certains États les législatures reprennent les mots de très anciennes querelles, parlant d'interposition ou de nullification, des termes utilisés dans les premières décennies du XIXe siècle quand les États disaient disposer du pouvoir d'invalider la législation fédérale. On appelle à la destitution des juges, voire à la suppression de la Cour elle-même. En 1956, des représentants et des sénateurs du Sud signent le manifeste du Sud (The Southern Manifesto) condamnant la décision de la Cour, « arbitraire ». Clairement minoritaire au Congrès, ne rassemblant même pas tous les parlementaires du Sud, ils parviennent souvent à ralentir le travail législatif vers la déségrégation, mais pas à l'infléchir durablement.
Le commencement de l'application
L'application de la décision Brown commence lentement, comme l'arrêt de 1955 le prescrivait. Les juges fédéraux siégeant dans le Sud font effectivement appliquer la décision, ce qui ne paraissait pas aller de soi à l'époque, les autorités locales doivent leur présenter des plans de déségrégation. Souvent ces plans renvoient la fin de la déségrégation à un terme lointain. Mais même le « commencement rapide et crédible » exigé provoque des troubles.
En 1957, alors que neuf élèves noirs doivent rejoindre le lycée central de Little Rock dans l'Arkansas, des émeutes éclatent, encouragées par le gouverneur de l'État Orval Faubus. Le président Eisenhower doit envoyer sur place mille hommes de la prestigieuse 101e division aéroportée et faire passer la garde nationale de l'Arkansas sous contrôle fédéral. Constamment harcelés, parfois violemment, les neuf élèves (« les 9 de Little Rock ») se voient affecter chacun un militaire de la 101e comme garde du corps. Le gouverneur choisit même un moment de faire fermer les écoles plutôt que d'accepter qu'elles soient multiraciales. Les tribunaux fédéraux ordonnent leur réouverture, la Cour suprême confirme. Des évènements similaires se produisent ailleurs, jusque tard dans les années 1960 : les autorités locales modifient leur législation, mais pas son esprit, ce qui permet des procédures dilatoires devant les tribunaux, et parfois précipitent la crise en fermant les écoles. Brown dit en effet que lorsqu'un État établit un système d'instruction publique, il doit le faire sans discrimination, mais rien ne dit qu'un tel système doit exister. Les États subventionnent alors des écoles privées réservées aux blancs, ce que les tribunaux rejettent. Encore en 1964, la Cour suprême (arrêt Griffin v. County School Board) ordonne la réouverture des écoles dans le comté du Prince-Édouard, en Virginie, alors que ce comté était partie à une des quatre affaires regroupées dans l'arrêt Brown.
Le mouvement des droits civiques
Le mouvement des droits civiques, emmené par des personnalités comme Martin Luther King, débute peu après l'affaire, avec le boycott des bus de Montgomery à partir du 1er décembre 1955. Il est difficile de dégager les contributions respectives des mouvements militants et des juges dans la déségrégation. Sans doute le mouvement aurait-il eu lieu sans l'arrêt Brown et au contraire, Brown et les autres arrêts sont eux le produit d'actes militants et de la patiente stratégie de la NAACP : avant l'arrêt Brown et plusieurs années après, il faut du courage pour un étudiant ou un élève Noir pour réclamer aux tribunaux son admission dans une école réservée aux Blancs et ensuite pour s'y rendre. Il est certain que le soutien des tribunaux fédéraux aide au mouvement des droits civiques, même si les tribunaux fédéraux ne sont accessibles qu'après une longue procédure, qui passe d'abord par des tribunaux locaux souvent hostiles. L'action des tribunaux comme le mouvement des droits civiques, de grande ampleur, non violent mais souvent confronté à la violence, ont poussé le Congrès à réagir, et à modifier la législation.
Les droits civiques garantis par la loi
Dès 1957, après la crise de Little Rock, le département de la justice prend l'initiative d'une nouvelle loi sur les droits civiques (Civil Rights Act), la première depuis 1875. Destinée à favoriser le vote des Noirs, mais peu ambitieuse, elle est réduite par le Sénat à une portée seulement symbolique. Ce n'est que sous la présidence et l'impulsion de Johnson qu'est voté le Civil Rights Act de 1964 qui rend illégale pratiquement tout forme de discrimination raciale, non seulement de la part des organismes publics, fédéraux ou locaux, mais aussi dans les relations commerciales et de travail. Les pouvoirs constitutionnel du Congrès sont utilisés à leurs limites pour cette loi, non seulement le pouvoir d'application du XIVe amendement mais aussi celui de régulation du commerce inter-État interprétée de la façon la plus large. La Cour suprême en valide le principe dans l'arrêt Heart of Atlanta Motel v. United States, dès décembre 1964. Le gouvernement fédéral, en conditionnant le versement de ses subventions, se substitue partiellement aux juges fédéraux par nature lents pour poursuivre la déségrégation dans les écoles. Le dispositif des droits civiques est complété en 1965 par le Voting Rights Act (loi sur le droit de vote) qui donne aux Noirs du Sud la possibilité réelle de voter, comme le XVe amendement l'imposait normalement.
Déségrégation effective ou intégration forcée ?
La question de la mixité raciale dans les écoles demeure jusqu'au milieu des années 1970. Le principe a été posé non seulement que les lois imposant cette ségrégation devaient disparaître, de même que toute politique destinée à la favoriser, mais qu'une fois ces lois abolies et ces politiques disparues, il fallait encore remédier à leurs effets. Or la ségrégation de fait dans l'habitat, souvent plus sociale que raciale mais aboutissant aux mêmes effets, favorise la persistance d'écoles monoraciales. Là où la ségrégation a été imposée dans le passé, les autorités doivent maintenant assurer la mixité. C'est ce que rappelle fermement la Cour en 1969 dans Green v. County School Board : le plan adopté par les autorités, qui laisse les parents choisir l'école de leurs enfants, est « intolérable ». La décision Brown II confie non pas aux parents, mais aux autorités, la responsabilité de démanteler la ségrégation. Reprenant les mots de Brown II, « Il est trop tard pour ne se hâter que lentement » (Time for mere deliberate speed has run out), le juge Black conclut pour la Cour « Aujourd'hui, la responsabilité de la commission est de proposer un plan qui ait des chances raisonnable de succès, et des chances raisonnables de succès maintenant ». En 1971, avec l'arrêt Swann v. Charlotte Mecklenburg County Board of Education, elle accepte, là où la ségrégation a existé, le principe de quotas raciaux et du « busing », l'organisation du transport des élèves vers l'école à laquelle ils ont été inscrits pour atteindre ces quotas. La question perd cependant peu à peu de son importance, même si encore aujourd'hui, des tribunaux jugent d'affaires liées à la déségrégation.
Discrimination positive
Article détaillé : Discrimination positive.Une autre question est venue au premier plan, celle de la discrimination positive (affirmative action) politique qui conduit beaucoup d'universités à favoriser de diverses manières l'admission d'étudiants appartenant aux minorités (Africains-américains, Femmes, ...).
D'autres étudiants, lésés, ont contesté ces politiques et la Cour a admis qu'il s'agissait aussi de discrimination. Elle invalide tout système qui établirait des quotas ou qui accorderait de trop fortes bonifications (University of California Regents v. Bakke, 1978). Mais dans ce même arrêt, elle reconnaît que la diversité de la population étudiante est un objectif légitime, y compris parce qu'elle contribue à dispenser une meilleure formation. Elle laisse la porte ouverte, sous la stricte surveillance des tribunaux, à un système qui pourrait prendre en compte l'appartenance à une minorité, parmi d'autres critères destinés à assurer la diversité, celle-ci ne pouvant s'entendre seulement comme diversité raciale. En 2003 un tel système, celui de la faculté de droit du Michigan, est pour la première fois validé par la Cour dans Grütter v. Bollinger.
Bibliographie
- (en) Richard Kluger, Simple Justice, Random House, New York, 1975 (ISBN 1400030617)
- (en) Jack Balkin (sous la direction de -), What Brown v. Board of Education should have said, New York University Press, New York, 2003 (ISBN 081479890X)
- (en) Raoul Berger, Government by the Judiciary: The Transformation of the Fourteenth Amendement, Liberty Fund, Indianapolis, 1997 (ISBN 0865971447)
- Elizabeth Zoller (sous la direction de -), Grands arrêts de la Cour suprême des États-Unis, Presses universitaires de France, Paris, juin 2000 (ISBN 2130507905).
De nombreux arrêts de la cour suprême des États-Unis brièvement présentés et traduits, avec le texte original en regard, dont Brown I
Les arrêts
- (en) Brown v. Board of Education 347 U.S. 493 (1954)
- (en) Brown v. Board of Education 349 U.S. 294 (1955)
- (en) Bolling v. Sharpe 347 U.S. 497 (1955)
Notes
- ↑ Le Board of Education ou School Board selon le lieu est aux États-Unis un organisme local, en général à l'échelle d'une ville ou d'un comté, chargé de l'enseignement scolaire. C'est un organisme collégial, ce qu'indique le terme board, qu'on peut traduire par bureau ou commission et il est en général élu. Ses responsabilités exactes peuvent varier selon l'État dans lequel il se trouve. Il est normalement chargé de la construction et de l'entretien des bâtiments, recrute et paye les personnels, notamment les professeurs, organise les transports scolaires. Ces tâches sont financées par des impôts qu'il a le pouvoir de lever.
- ↑ Il est d'usage de désigner par le nom de son président (Chief Justice) les périodes successives de la Cour suprême, du moins lorsque cette présidence marque l'histoire de la cour. Earl Warren fut le quatorzième président de la cour suprême de 1953 à 1969. La cour Warren se distingue par de nombreuses décisions en faveur des libertés individuelles et des droits civiques. Brown est la plus marquante.
- ↑ Un fort argument des partisans de la constitutionnalité de la ségrégation était que le même Congrès qui avait voté le XIVe amendement avait décidé de la ségrégation dans les écoles de Washington (la capitale est sous la responsabilité directe du Congrès).
- ↑ Les emplois antérieurs de l'expression with all deliberate speed par la Cour peuvent éclairer sons sens. Elle est apparue pour la première fois en 1911 dans l'arrêt Virginia v. West Virginia 222 U.S. 17, sous la plume du juge Oliver Wendell Holmes Jr.. Notant qu'« on ne peut attendre d'un État qu'il agisse avec la célérité d'un homme d'affaires », il autorisait l'État de Virginie-Occidentale à prendre tout le temps qu'il jugeait nécessaire, dès lors qu'il ne s'agissait pas d'obstruction, pour mettre en place une commission chargée de négocier une solution au litige qui l'opposait à la Virginie.
Références
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