Zhoobin Razani

Zhoobin Razani

Mansoor Hekmat

Mansoor Hekmat, pseudonyme de Zhoobin Razani, est un marxiste révolutionnaire iranien, né à Téhéran le 4 juin 1951 et mort à Londres le 4 juillet 2002[1]. Son nom est associé au communisme-ouvrier et plusieurs partis politiques irakiens et iraniens se réclament de sa pensée. Il était marié avec la militante féministe iranienne Azar Majedi.

Sommaire

La révolution iranienne (1978-1981)

Jeunesse et formation politique

Mansoor Hekmat, de son véritable nom Zhoobin Razani, est né au sein d’une famille de la classe moyenne de Téhéran, moderniste, laïque et discrètement hostile à la dictature du Shah. Son père est fonctionnaire, sa mère enseignante avant de devenir avocat, et sa grand-mère dirige un hôpital. Au début des années 1970, il étudie l’économie à Shiraz, dans le sud du pays[2].

En 1973, il quitte l’Iran pour poursuivre ses études en Grande-Bretagne. Il passe sa licence à Canterbury, son master à Bath avant d’entamer une thèse de doctorat sur « le développement du capitalisme en Iran », qu’il n’achèvera jamais : en 1978, la révolution contre le Shah éclate en Iran, et Zhoobin Razani retourne en Iran[2]. Le choix du sujet évoque la première œuvre de Lénine, « le développement du capitalisme en Russie », et l’intérêt qu’il porte déjà à cette question qui jouera un rôle crucial dans son analyse de la situation iranienne.

Dans ce contexte révolutionnaire, de nombreuses organisations d'extrême-gauche apparaissent. Parmi elles, un petit groupe formé dès 1978, nommé « Cercle marxiste pour l’émancipation ouvrière » par Zhoobin Razani et Hamid Taqvaee[2]. Le groupe se développe et va rapidement prendre le nom d’« Union des combattants communistes » (Ettehad-e Mobarezan-e Kommonist), qui publie le journal Besooy-e-Sosyalism, « Vers le socialisme »[3].

Article détaillé : Union des combattants communistes.

Le débat sur la nature de l’Iran et les tâches de la révolution

La majeure partie des courants de l’extrême gauche considère, en 1978, l’impérialisme américain, principal soutien du régime du Shah, comme l’ennemi principal, et le pays comme « semi-féodal et semi-colonial ». Dès lors, il leur semble approprié de soutenir la bourgeoisie nationaliste, qu’ils vont bientôt identifier avec les islamistes de l’Ayatollah Khomeini. L’alliance traditionnelle entre les mollahs, c’est-à-dire le clergé chiite, et les bazari, c’est-à-dire la bourgeoisie marchande, renforce cette identification.

Contre cette interprétation, Mansoor Hekmat et Hamid Taqvaee, rédigent en novembre 1978 des « thèses sur la révolution iranienne et le rôle du prolétariat »[4]. A l’aide des outils du Capital de Marx, ils y analysent au contraire l’Iran comme un pays capitaliste dépendant au sein du système impérialiste. Leur approche est fondée sur deux critères simples : la généralisation du prolétariat et le règne de la marchandise. Le salariat la forme principale du revenu de la majorité des iraniens, donc la forme d’exploitation commune ; la force de travail est devenue une marchandise : les relations sociales sont celles du mode de production capitaliste auquel l’Iran est pleinement intégré. Dès cette première publication, Mansoor Hekmat emploie une méthode d’analyse fondée sur les rapports sociaux au sens marxiste, c’est-à-dire des rapports de production.

Dans cet Iran capitaliste, toutes les strates du capital ont intérêt à la dictature existante sous le Shah. La « démocratie bourgeoise » y est impossible, et l’indépendance nationale, qui suppose l’existence d’un capital national, l’est tout autant. L’Union des militants communistes donc assigne au prolétariat la mission d’instaurer la république et la démocratie, qui, dans ces conditions, est directement anti-impérialiste, et pour cela, elle doit assurer son hégémonie sur les autres classes menacées par l’impérialisme (paysans, petite bourgeoisie urbaine en voie de décomposition). Le concept d’hégémonie[5] apparaît ici pour la première fois sous la plume de Mansoor Hekmat : il y fera par la suite fréquemment allusion, nommément ou non, chaque fois qu’il fera référence au fait que la classe ouvrière est seule à pouvoir transformer la société – et donc, que tous les problèmes sociaux doivent être abordés selon son point de vue.

L’Union des combattants communistes cherche effectivement à s’implanter en milieu ouvrier. Elle créé notamment un « comité pour l’unité ouvrière contre le chômage », qui édite son propre journal[6].

Le débat sur la guerre Iran-Irak

Article détaillé : Guerre Iran-Irak.

Lors de l’invasion de l’Iran par l’Irak en 1980, le régime de Khomeiny est incapable, seul, d’endiguer la révolution ; la contre-révolution passe donc par l’attaque irakienne. Mansoor Hekmat, dans un article rédigé quelques jours après les premiers bombardements, refuse toute forme de ralliement au régime, insistant au contraire sur l’armement indépendant des travailleurs en vue de la résistance. Son modèle reste celui de la lutte armée sous direction communiste, puisqu’il cite l’Albanie, la Corée et le Vietnam pour modèle[7]. Il propose une ligne de « défense de la révolution contre la guerre des capitalistes ». Cette ligne reste applicable aussi bien dans la zone soumise au régime islamique ou dans celle occupée par l’armée irakienne[7]. Dans une situation particulièrement difficile – l’invasion par une armée étrangère – il adopte donc une position marquée par des exemples historiques que ne renieraient pas les maoïstes, mais une pratique politique fort différente, puisqu’il rejette toute forme de nationalisme au profit d’une stricte orientation de classe.

Rejetant le pacifisme aussi bien que le « social-chauvinisme », il met l’accent sur l’importance de l’armement du prolétariat. Cette insistance sur le caractère strictement prolétarien du mouvement communiste est très marquée ; à l’inverse des maoïstes, qui insistent fréquemment sur les paysans, le mot même n’apparaît que rarement sous la plume de Mansoor Hekmat, si ce n’est pour souligner leur prolétarisation, leur intégration au capitalisme via le salariat[4]. Mais, étant donné l’importance de la question paysanne dans un débat structuré par le tiers-mondisme, il va toutefois y consacrer en janvier 1980, avec Mehdi Mirshahzadeh, une préface à un recueil d’article de Lénine sur la question paysanne[8], dans laquelle il se contente, avec force citations, de réaffirmer qu’on ne peut soutenir les luttes paysannes que si cela présente un avantage évident pour les luttes ouvrières.

Revenant sur la révolution iranienne dans un article de 1987, six ans après la vaste vague de répression qui a assis le pouvoir du régime islamique, Mansoor Hekmat précise cette opposition entre nationalisme de gauche et communisme prolétarien[9]. Il y constate, non sans amertume, qu’au XXe siècle, le mot socialisme sert de couverture idéologique pour trois choses : à l’est, au Capitalisme d'État ; à l’ouest, au réformisme ; dans le tiers-monde, au nationalisme. Mais nulle part, il ne désigne le mouvement de la classe ouvrière pour abattre et dépasser le capitalisme.

L'analyse de Mansoor Hekmat sur la révolution de 1978 en Iran

En Iran, selon lui, le socialisme a été, dès l’origine avec la formation du parti Tudeh en 1941, un mouvement qui visait à réaliser « l’unité nationale, le développement économique, la démocratie bourgeoise et les réformes sociales »[9], capable d’attirer à lui les classes moyennes iraniennes, pour lesquelles le voisin soviétique proposait un modèle de développement national réussi. Ce parti prosoviétique était au centre d’une coalition anti-fasciste, le « Front national, » qui éclata en 1953, lorsque le Tudeh hésita à soutenir pleinement le gouvernement nationaliste du docteur Mossadegh.

La disparition de cette coalition laissa émerger, dans l’espace politique laissé vacant, un nationalisme de gauche plus marqué, de coloration maoïste. La critique de l’URSS par Mao avait son pendant dans la critique du Tudeh par la gauche radicale, tandis que la caractérisation de l’Iran comme un pays « semi-féodal et semi-colonial » permettait de faire l’impasse sur le degré réel de développement des relations sociales capitalistes. L’ennemi principal, pour le maoïsme iranien, c’était le propriétaire terrien féodal, allié privilégié de l’impérialisme – ceci au moment même où l’échec programmé des réformes agraires amenait massivement les paysans à la prolétarisation urbaine. Leur programme était celui de tout nationalisme : développement par l’industrialisation et la gestion étatisée de l’économie, ce qui impliquait naturellement le renversement de la monarchie. La fascination pour les modèles chinois, mais aussi vietnamien et latino-américains, donnait une forme pratique à ce programme : la guérilla[9].

A l’approche de la révolution, l’échec des modèles cités, l’inadéquation d’une vision centrée sur la paysannerie, le désaveu de la guérilla par plusieurs de ses dirigeants emprisonnés, contribuèrent à discréditer le maoïsme. Mais ce sont les trois années de révolution elles-mêmes, de l’hiver 1979 à l’été 1981, qui mirent en échec les concepts avec lesquels ils tentaient de décrire la réalité iranienne, ceux de « bourgeoisie nationale progressiste » et de « petite-bourgeoisie anti-impérialiste ». Les maoïstes tout comme le Tudeh apportèrent leur soutien, plus ou moins critique, au régime islamique, se laissant illusionner par sa rhétorique anti-impérialiste et anti-américaine et les actions spectaculaires comme l’occupation de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran ; ils crurent y déceler la validation de leurs concepts théoriques. Bien sûr, certains se rendaient compte de la difficulté de concilier cette vision idéologique avec la réalité du régime, avec ses conceptions hyper-réactionnaires et avec la répression qu’ils subissaient eux-mêmes, d’où de nombreuses scissions au sein des organisations de la gauche radicale, transformant le paysage de la gauche radicale[9].

Selon l’analyse que Mansoor Hekmat développera par la suite, mais qui semble déjà fonder la base de ses convictions dès cette période, les partis de la gauche radicale avaient une faible influence directe sur le mouvement ouvrier. Ils ne disposaient pas de vastes organisations de masses, de syndicats influents et d’un ancrage profond dans la classe ouvrière en Iran. Celle-ci était massivement constituée de paysans prolétarisés et urbanisés récemment, sans lien avec les vieux secteurs où existaient les syndicats (ouvriers du textile, typographes). D’autre part, la sévère répression exercée par le régime du Shah avait interdit toute activité syndicale de masse[10]. Dans ces conditions, la classe ouvrière iranienne avait développée ses propres réseaux au niveau local. Ces cercles pouvaient avoir de la sympathie pour la gauche radicale, en raison de son opposition au régime, mais la réciproque n’était pas vraie, car le discours de ses organisations, dont les membres sont largement d’origine étudiante, s’adressait de manière abstraite au « peuple », à la « nation », pas à la classe ouvrière en tant que telle. Ce décalage devint de plus en plus flagrant[9].

Dans un article de 1995, Mansoor Hekmat est revenu sur la question de la révolution iranienne, au moment où une partie de la gauche iranienne en exil revoit drastiquement son jugement sur celle-ci, dans la débâcle intellectuelle qui suit l’effondrement du bloc soviétique[11]. Cette révision critique est pleine d’amertume pour ce qu’est devenue la révolution, c’est-à-dire un régime parmi les plus réactionnaires au monde. Mais c’est ce régime qui puise justement une partie de son discours dans celui de la gauche nationaliste, du Tudeh : l’anti-américanisme virulent, le refus de la modernité « occidentale ». Il a tiré profit de la soumission de cette gauche nationaliste à la religion, qu’elle n’a jamais réellement critiquée ou combattue. Ces positions timorées vis-à-vis des religieux ont permis d’écraser le mouvement ouvrier ; puis, en juin 1981, la répression massive contre le mouvement ouvrier et la gauche modifient la situation[9].

De la lutte armée à l'exil (1981-1991)

La lutte armée au Kurdistan d'Iran (1981-1984)

Article détaillé : Komala.

Les positions défendues par Mansoor Hekmat, qui se fait alors appeler Nader, sont discutées dans une partie de la gauche. Komala, une organisation marxiste-léniniste kurde, s’est rapprochée de l’Union des militants communistes. Lors de son congrès d’avril 1981, elle se rallie à son programme et propose un travail commun, qui vont déboucher sur une fusion en 1983. Pour échapper à la répression qui s'abat sur les organisations de gauche, à partir de 1982, les membres de l’Union des combattants communistes se réfugient dans la zone libérée par Komala au Kurdistan[3].

L'analyse de l'URSS

Contraint à l’exil à partir de 1984, Mansoor Hekmat revient en Suède, puis en Angleterre où il avait fait ses études d’économie. Alors que le bloc soviétique est en pleine mutation, il entame à partir de 1986 une série d’articles sur la nature de l’URSS. Cette question revêt alors une importance renouvelée pour la compréhension de la situation mondiale et, on va le voir, il amène à des conclusions importantes pour la définition même du communisme ouvrier.

Le débat entre Paul Sweezy et Charles Bettelheim sur la question de la caractérisation de l’URSS, publié par la New Left Review, va lui en donner l'occasion[12]. Dès le départ, l’Union des combattants communistes, puis le Parti communiste d’Iran s’étaient positionnés en dehors de l’influence soviétique ou chinoise, mais ce choix était lié, en définitive, à des désaccords avec les organisations qui subissaient l’influence de l’un ou l’autre pays « socialiste ». Cette fois, il s’agit bien de rentrer dans le vif du sujet, l’analyse de la nature de l’URSS.

Contre Sweezy, Mansoor Hekmat réfute l’idée d’un modèle du capitalisme qui s’identifierait historiquement avec le capitalisme occidental fondé sur la libre concurrence. Reprenant l’étude des textes de Marx, et notamment des Grundrisse, c’est-à-dire des manuscrits inédits ayant servis de matériaux à la rédaction du Capital, il ramène le capitalisme à ses bases fondamentales : l’exploitation du travail salarié en vue de la production de plus-value. Dans les Grundrisse, il puise l’idée que lorsque le capitalisme est en état de faiblesse, il s’appuie sur « les béquilles des anciens modes de production »[13], avant de les rejeter lorsqu’il se fortifie, puis lorsqu’il découvre qu’il est lui-même un obstacle à son propre développement, il tend à restreindre la libre concurrence, se perfectionnant en apparence tout en marchant vers sa propre dissolution. En URSS, la suppression de la propriété bourgeoise individuelle a permis l'industrialisation rapide des années 1930, avant de faire la preuve de son manque de flexibilité. C’est cette définition, fondée sur le maintien des relations de production capitaliste, qu’il emploiera par la suite comme fondement de sa critique de l’URSS. C’est une étape marquante de l’élaboration théorique du communisme-ouvrier, même si on peut en trouver la racine dès les textes de 1978 sur l’analyse du capitalisme iranien.

Mansoor Hekmat va ensuite réfléchir sur la question de l’état dans la période révolutionnaire. Son analyse suit de près celle de Lénine dans L'État et la Révolution[14] : l’état n’est pas au service de l’intérêt général, mais de la celui de la classe dominante. Mais cette définition, correcte dans une situation « normale », ne l’est pas dans une situation révolutionnaire[15]. La dictature du prolétariat n’est pas celle d’une classe économiquement dominante, mais d’une classe politiquement dominante. C’est un état contre l’économie existante, contre l’existence même des classes – et donc, contre la raison d’être de l’État.

Ce qui l’intéresse, c’est de savoir comment agir dans le cours de la révolution elle-même – et les fréquentes références qu’il fait à la situation iranienne montrent clairement ses préoccupations, même lorsqu’il parle de la Russie. Il examine donc comment, dans la révolution iranienne, les revendications économiques se sont transformées, au cours de la lutte, en exigences politiques : renversement de la monarchie, libération des prisonniers, contrôle ouvrier. Mais manque l’étape suivante : la constitution d’un gouvernement provisoire, en mesure de « briser la résistance de la contre-révolution ».

Cela l’amène à examiner ce qui apparaît, dans l’exemple russe, comme une contradiction. En effet, si « la multitude de la classe ouvrière apparaît directement dans ses organismes de pouvoir des masses, comme législateur, exécuteur des lois et juge », la pratique russe, aussi bien que les textes de Lénine lui-même, montre qu’en réalité, la dictature du prolétariat s’est identifiée à celle du parti, voire d’un individu. Cette évolution a été critiquée d’un point de vue « démocratique », dès cette époque, par divers tendances : communistes de conseils, opposition ouvrière, fraction du centralisme démocratique, critique reprises abondamment par la suite. Troublé par ce double discours, Mansoor Hekmat tente de le rationaliser, en proposant deux phases à la dictature du prolétariat. Dans la première, la tâche essentielle est d’exproprier la bourgeoisie – et pour cela, toute une gamme de politiques serait admissible – alors que la seconde serait fondée sur l’organisation du pouvoir la classe ouvrière par la démocratie directe, la direction des conseils ouvriers (soviets) sur l’économie et la société.

Cette position est inconfortable, et Mansoor Hekmat le sait. Comme il le remarque, « dans la discussion sur le contrôle ouvrier, les positions de principe des Bolcheviks (sur les points essentiels) ont consisté en la subordination des revendications sur le contrôle ouvrier à la base aux principes de cohérence, d’objectifs et d’autorité de l’état ouvrier. Dans la période critique 1917-1921, des formules éclectiques et peu convaincantes ont été mises en place. Dans la pratique, elles ont désappointé les meilleurs éléments du prolétariat industriel de Russie, qui se sont alors éloignés du Parti ». Dans les années 1923-28, alors que se déroulaient les grands débats économiques, alors que la guerre civile et les attaques étrangères été terminées, le prolétariat s’était retiré de la scène. Son analyse arrive alors à son point de rupture : comment expliquer l’échec de la révolution russe ?

Mansoor Hekmat va alors poursuivre sa réflexion, afin de proposer une critique socialiste, fondée sur les bases matérielles de l’échec de la révolution russe à construire le socialisme, qu’il oppose à la critique « démocratique »[16]. Il refuse explicitement les analyses courantes fondées sur l’arriération de la Russie ou sur son isolement international. Au contraire, il insiste sur l’échec de la classe ouvrière a transformer économiquement la Russie dans un sens socialiste. Avant la révolution, deux classes critiquaient l’arriération de la Russie, avec deux points de vue différents : la bourgeoisie et le prolétariat, qui en subissaient tous deux les conséquences néfastes. Elles avaient donc, de ce seul point de vue, un intérêt commun. Le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR), contrairement au populisme, met même explicitement l’accent sur la nécessité du développement de la Russie. Cette idée est sensible, non seulement chez les marxistes légaux et les Mencheviks, mais aussi dans l’admiration exprimée par les bolcheviks envers les défenseurs de la démocratie bourgeoise. Ainsi, la social-démocratie russe voit continuellement renaître dans ses rangs le national-modernisme, malgré ses liens avec le mouvement ouvrier international. Cet affrontement entre ligne bourgeoise et prolétarienne traverse le parti bolchevik lui-même[16].

La trajectoire impulsée par Lénine consiste en une suite de ruptures avec cette ligne bourgeoise, jusqu’à la dénonciation du social-patriotisme en 1914. Mais elle ne dépassera jamais la conception social-démocrate qui considère le socialisme comme l’abolition de la propriété privée et la centralisation et la planification de la production, l’accroissement des forces productives et de l’industrie. Dès le premier brouillon du programme rédigé par Plekhanov, cette conception domine. Elle hérite du déterminisme et du technicisme de la seconde internationale, et met de côté la question de la propriété commune et de l’abolition du travail salarié. Ce programme est, au fond, acceptable pour la bourgeoisie Russe, qui sait qu’elle doit trouver des solutions pour dépasser l’arriération de la Russie – ce n’est pas un hasard si parmi les fondateurs du marxisme russe, on va trouver le courant du « marxisme légal », qui se transformera rapidement en libéralisme bourgeois. Lorsque cette bourgeoisie se trouve discréditée dans la guerre, le programme social-démocrate demeure[16].

Dans le cours de la révolution, les acquis du bolchevisme et du léninisme en ce qui concerne l’indépendance de classe, sont balayés progressivement par l'incapacité à suivre un programme économique réellement différent de celui de la bourgeoisie, par l’absence d’une vision économique claire des tâches à réaliser. Dans la période post-révolutionnaire, l’idée qu’il faut « apprendre de la bourgeoisie » et augmenter la production domine, plutôt que la recherche de solutions nouvelles, non-capitalistes. Cette idée n’est pas spécifique à la Russie, mais à la seconde internationale, dont les conceptions économiques ne sont pas abandonnées malgré la rupture politique. Trotsky et Staline partagent l’idée que la propriété étatique des moyens de production est un critère du socialisme, et l’assimilent à la propriété commune, une conception non-marxiste qui a pourtant largement court dans la gauche internationale. Quand Staline réalisera le programme économique de l’opposition unifiée, Trotsky sera désarmé et incapable de comprendre la structure économique réelle de l’URSS[16].

Cette vision est également liée à un mécanicisme, qui veut que les changements sociaux ne fassent que refléter le niveau de forces productives. La fixation des bolcheviks (notamment Zinoviev) sur l’Allemagne, pays le plus industrialisé, en est l’un des aspects – et l’attente de la révolution allemande est l’un des signes de cette faiblesse. Dès lors, le « socialisme dans un seul pays » n’est rien d’autre que le retour de la pensée nationaliste bourgeoise. La lutte de classe s’est poursuivie dans la Russie révolutionnaire, mais en l’absence d’une organisation ouvrière, c’est la ligne nationaliste bourgeoise de Staline qui l’a emporté. Ce nationalisme n’est pas une idéologie, une superstructure, mais le fondement même de la bourgeoisie. La bourgeoisie acquière avec lui une puissance qui dépasse celle de ses membres disséminés dans l’administration. La bureaucratie apparaît, au départ, comme une solution de compromis, notamment par le retour partiel de l’administration civile et militaire du Tsar. Mais rapidement, elle devient un élément constant, capable d’assurer sa propre reproduction au sein du système. « La défaite de la révolution russe est un moment du développement de la société bourgeoise »[16].

Le jugement de Mansoor Hekmat sur le bolchevisme est donc nuancé. Contre les critiques de gauche, il maintient qu’il y a bien eu dictature du prolétariat, même si le prolétariat n’y participait pas dans son entier, parce que le Parti bolchevik était constitué des ouvriers les plus avancés. Son pouvoir est dispersé dans la société russe, au sein des nombreuses assemblées et conseils locaux. Le problème de fond n’est pas l’absence de démocratie politique, mais le fait que sans l’abolition du salariat et de la propriété commune, il n’y a pas de pouvoir ouvrier au niveau économique. La force du bolchevisme tient en deux éléments essentiels qui le distinguent de la social-démocratie européenne : l’internationalisme et la démocratie ouvrière. Il a sans doute commis de nombreuses erreurs, et on pourrait reprocher tel ou tel point à son programme ou à ses leaders, mais le point essentiel, c’est son manque de préparation pour le changement économique, l’absence d’un programme communiste[16].

Réémergence du mouvement communiste

Les transformations en URSS, avec la Perestroïka initiée par Mikhaïl Gorbatchev, constituent pour l’ensemble de la gauche mondiale un défi et un sujet d’interrogations et de révisions déchirantes. Mansoor Hekmat, qui voit dans l’URSS le soutien principal des mouvements « anti-impérialistes » qui habillent sous une phraséologie marxiste leur programme national-moderniste, s’intéresse de près à ces changements et à leurs conséquences pour le communisme ouvrier[17].

Pour lui, la période qui suit la seconde guerre mondiale a permis une expansion considérable du capitalisme, non seulement par les transformations introduites dans la production par la technologie, mais aussi par l’introduction de relations sociales capitalistes dans les ex-colonies, la généralisation de la condition prolétarienne et du salariat ; autrement dit, par la croissance des forces productives, la mise en place d’un réseau planétaire de production qui relie les travailleurs entre eux à l’échelle mondiale. Tous ces changements préparent le terrain pour le socialisme.

Dans les années de l’après-guerre, le modèle de l’économie de l’économie dirigée, avec un développement capitaliste organisé par l’état, semblait compétitif, capable de rivaliser avec le modèle libéral fondé sur l’initiative privé. Il était particulièrement attractif pour les bourgeoisies des pays les moins développés, puisqu’il mettait l’accent sur le développement de l’économie nationale par le biais des nationalisations et de la planification. Les régimes les plus conservateurs pouvaient alors se targuer de faire du « socialisme ». Mais même dans les pays développés, ce modèle étatiste occupait une position dominante, matériellement et idéologiquement.

Avec les années 1970, il connaît une grave crise d’adaptation aux mutations technologiques – que la bourgeoisie adopte comme réponse aux luttes ouvrières – qui frappe durement les pays les plus étatisés et les plus endettés, incapable de réagir efficacement. L’idéologie néo-libérale, qui exprime cette crise de restructuration à l’échelle mondiale, devient alors prépondérante, tandis que l’étatisme entre dans une impasse, entraînant dans sa chute toute l’idéologie de la gauche.

La désagrégation des socialismes bourgeois, que ce soit en URSS, en Chine ou dans les différentes tendances de la gauche, y compris les formes variées d’anti-impérialisme populiste du tiers-monde, n’est pas nécessairement favorable, en l’absence de toute tendance communiste organisée. Partant de ce simple constat, Mansoor Hekmat ne baisse pas les bras. Au contraire, il refuse énergiquement toute l’argumentation de la gauche occidentale, qui tend à considérer que – avec la désindustrialisation, les grandes fermetures d’usines et de secteurs entiers de production, la chute de la syndicalisation – la classe ouvrière aurait reculé dans la société, forçant la gauche à trouver des points d’appui ailleurs, dans l’écologie ou le pacifisme. Cette vision, d’un eurocentrisme borné, est fondée sur une illusion d’optique. En réalité, le prolétariat n’a cessé de croître dans le monde, avec la généralisation mondiale du travail salarié et de la condition ouvrière. Cette croissance a transformé l’échiquier politique et social des pays du tiers-monde, entraîné des mouvements sociaux importants un peu partout dans le monde, de l’Argentine à la Corée en passant par l’Iran et l’Afrique du Sud ; ce sont ces mouvements qui façonnent le monde actuel. Progressivement s’est formée une véritable classe ouvrière mondiale, dont la détermination sociale dépasse les identités ethniques ou nationales.

Cette conception est à rapprocher, que ce soit un emprunt direct ou non, du « retournement » du marxisme orthodoxe, objectiviste, par l‘ouvriérisme italien dès la fin des années 1950. Le moteur réel du capitalisme, ce n’est pas le mouvement propre du capital, mais la lutte constante de la classe ouvrière qui contraint de système à évoluer et à s’adapter sans cesse pour résister à cette pression. C’est pourquoi le communisme ouvrier n’est pas un mouvement nouveau, qui apparaîtrait à la faveur de la disparition de l’ancien mouvement communiste « officiel ». C’est le mouvement même de la classe ouvrière vers le communisme, qui a continué son existence à côté de ce dernier[18] . Il est important de comprendre que, pour Mansoor Hekmat, le communisme n’a rien a voir avec l’idée d’un monde futur idéal. C’est dans la lutte de classe que naît le mouvement communiste, parce que la simple confrontation quotidienne avec l’esclavage salarié amène chaque travailleur à la conclusion qu’il doit bien y avoir une autre solution, une autre façon de vivre en société que l’exploitation. Cette idée simple peut se cacher dans n’importe qu’elle revendication de la classe salariée, dans n’importe quel mouvement social, quels que soient les couleurs et les objectifs qu’il se donne[19] . Ce qui change, avec la chute du communisme « officiel », c’est que toutes les tentatives de subordonner le marxisme au nationalisme, à la démocratie, aux réformes ou à l’industrialisation sont condamnées à l’échec.

Mansoor Hekmat n’est pourtant pas hostile à l’idée même de réformes. La démocratie est pour lui un mot ambigu, qui se résume bien trop souvent à l’apologie de l’économie de marché, dans sa version libérale, ou de celle de l’état totalitaire dans sa version nationaliste[20]. Même dans les régimes démocratiques, les droits des travailleurs, les droits des femmes, ceux des noirs aux USA ou en Afrique du Sud, et ainsi de suite, n’ont été obtenus que par les luttes sociales, et ces mêmes régimes « démocratiques » les ont combattus par les moyens les plus anti-démocratiques. Hostile au nationalisme de gauche, Mansoor Hekmat n’accord pas, contrairement à une conception couramment répandue dans la gauche mondiale, à l’idée que l’indépendance nationale soit progressive en soi. Après tout, rappelle-t-il, les habitants de l’ex-Yougoslavie vivaient dans un confort et une paix bien plus grande avant leur séparation… Cela ne signifie pas un rejet systématique, mais une analyse fondée sur le critère du bien-être de la classe ouvrière et des femmes.

Mais au-delà, il sait bien que la plupart des luttes ne sont faites que de ça, que l’expérience quotidienne, c’est la nécessité immédiate d’améliorations sociales, d’augmentations des salaires ou des allocations chômage, les droits civiques ou l’égalité hommes-femmes. Considérer toutes ces luttes comme « réformistes », c’est se condamner à l’impuissance. Ce sont elles qui, en exprimant les revendications des travailleurs et des travailleuses, ont transformé la société capitaliste à l’échelle mondiale. Les courants qui opposent réforme et révolution ne font que témoigner leur caractère étranger aux préoccupations quotidiennes de la classe ouvrière. Cette critique s’adresse bien évidemment aux courants de l’ultragauche, avec lesquels Mansoor Hekmat diverge sur un point fondamental : pour lui, les communistes doivent s’investir dans toutes les luttes sociales, mener une véritable activité militante de terrain et refuser l‘isolement. Cela dit, la lutte pour les réformes n’est pas le réformisme : « Dans la lutte pour les réformes, notre mouvement ne se restreint pas à demander ce que la classe capitaliste considère comme possible. Les pertes et profits des soit disant intérêts de « l’économie nationale » et ainsi de suite, ne conditionnent ni ne restreignent nos revendications. Notre point de départ, ce sont les intérêts indiscutables des personnes, aujourd’hui. Si ces droits, comme la santé, l’éducation, la sécurité économique, le droit de grève, la participation directe et constante du peuple à la vie politique, la liberté face aux empiétements religieux, sont incompatibles avec la profitabilité du business et les intérêts du capitalisme, alors cela prouve seulement qu’il faut renverser le système tout entier »[21].

Cette idée, Mansoor Hekmat l’applique d’abord au Parti communiste d’Iran, dont il est encore le dirigeant quand il entreprend ce travail de défrichage théorique : il faut se débarrasser de tout ce qui est un reliquat du socialisme bourgeois, de l’étatisme et du nationalisme. C’est le sens qu’il donne au changement de dénomination, du « marxisme révolutionnaire » au « communisme ouvrier », mettant l’accent sur le caractère social et non seulement théorique de cette évolution. Au demeurant, il ne souhaite pas polémiquer outre mesure avec les différents courants de la gauche, qui aiment à citer Marx et Lénine à chaque instant : savoir quelle est la base sociale de leur vision du marxisme est plus important pour lui. Après tout, on a pu, en leur nom, bâtir des systèmes qui n’avaient rien à voir avec les aspirations de la classe ouvrière. Polémiquer avec les idéologies capitalistes, mener contre elle une véritable bataille idéologique, être capable de les critiquer efficacement, est plus important que de rivaliser avec les différentes sectes gauchistes.

Critiquer le nationalisme, le racisme, le libéralisme, le réformisme, le syndicalisme, est une tâche bien plus importante : « Le communisme ouvrier, comme forme de pensée, comme conception du monde, ne prendra aucune force dans la société sans dépasser la pensée bourgeoise à l’échelle sociale »[10]. Le mouvement communiste ne doit pas avoir peur d’affronter la société, il doit échapper à la marginalisation et le repli intellectuel, avoir pleinement confiance dans sa capacité à changer le monde. Cette confiance en soit part d’un principe simple : la révolution socialiste est possible, dans un avenir proche.

L'émergence du communisme-ouvrier (1991-2002)

Les conseils ouvriers et l’insurrection de 1991 en Irak

Article détaillé : Insurrection en Irak de 1991.

La ligne que Mansoor Hekmat s’est assigné dès la révolution iranienne, fondée sur la classe ouvrière seule, sert de fil directeur. Elle explique la continuité de sa pensée, mais surtout, et c’est bien plus important, ses ruptures. Son marxisme révolutionnaire des années 1978-91 n’est encore qu’un strict léninisme à base ouvriériste. Le communisme-ouvrier émerge d’une critique fondamentale de celui-ci. En 1985, il s’interrogeait sur les limites de la démocratie ouvrière chez Lénine. En 1992, juste après l’insurrection irakienne qui a vu la généralisation des conseils ouvriers à l’est et au nord du pays, il conclue : « En ce qui concerne les différentes formes d’organisations de la lutte de classe ouvrière, nous appartenons à la tradition des conseils. Nous sommes un parti qui défend les conseils comme la principale forme d’organisation et d’action directe des masses ouvrières » . Mansoor Hekmat exprime ainsi son option fondamentale : la confiance en la capacité de la classe ouvrière de s’organiser pour mener à bien son programme communiste. Les conseils ouvriers, ce sont les assemblées générales crées par les travailleurs eux mêmes pour conduire leurs luttes.

Comme chez les « communistes de conseil » des années 1920, on trouve chez Mansoor Hekmat une critique du syndicalisme. Il rejette explicitement la distinction, commune dans la vulgate marxiste, entre le syndicat qui représenterait l’activité spontanée de la classe ouvrière pour se défendre tandis que le parti en représenterait la forme politique consciente[10]. Cette séparation n’a jamais eu de réalité profonde, et dans tous les cas, n’en a plus aucune aujourd’hui. Le syndicalisme est indissociable du réformisme, c’est-à-dire d’une certaine forme de relation avec l’Etat fondée sur la recherche de la stabilité sociale. Le syndicalisme suppose un certain degré de légalité et de reconnaissance par l’Etat, et l’idée d’une amélioration progressive de la condition ouvrière. C’est d’ailleurs par l‘absence d’un véritable courant réformiste doté d’une base syndicale qu’il explique la formation des conseils ouvriers dans la révolution iranienne de 1978.

Mais son approche est globalement nuancée. Tout en dénonçant le corporatisme lié à l’organisation par métier et la bureaucratisation des syndicats, il rappelle, à partir de l’exemple de la grève des mineurs britanniques et des luttes ouvrières en Afrique du Sud, le rôle combatif de certains syndicats placés dans des conditions particulières. Il ne refuse pas la possibilité, pour les communistes, de militer dans les syndicats là où ils existent, mais considère la formation de conseils ouvriers comme l’expression propre du mouvement communiste. Et il note qu’en Europe occidentale, le recul de la syndicalisation s‘accompagne d’une recherche d’autres formes d’organisation des luttes.

L’insurrection de mars 1991 au Kurdistan d’Irak va permettre aux partisans de Mansoor Hekmat de jouer ce rôle de propagandistes des conseils ouvriers. Depuis plusieurs années, le Parti communiste d’Iran est en relation avec plusieurs groupes de la gauche irakienne. Komala dispose d’un camp militaire à proximité de Sulaymania, au Kurdistan d’Irak, avec défense absolue d’entrer en contact avec les opposants au régime de Saddam Hussein. Cela n’empêche pas Rebwar Ahmed, dirigeant de Lutte unie, organisation marxiste-léniniste originellement proalbanaise, de séjourner clandestinement à plusieurs reprises dans le camp. Le Courant communiste de Muayad Ahmad, qui dispose de peshmergas dans les montagnes du Kurdistan, s’inspire également de l’exemple prestigieux de Komala[22]. Dans le centre et le sud du pays, son influence s’exerce sur les jeunes militants clandestins du Parti communiste d’Irak, autour de Samir Adil. En 1990, ils feront un cours passage parle Courant communiste avant de fonder leur propre organisation, la Ligue pour l'émancipation de la classe ouvrière, qui connaîtra un certain succès dans l’organisation de grèves victorieuses – fait rarissime dans la « république de la peur » baasiste . D’autres groupes de moindre importance, comme « Octobre » ou le « Tocsin communiste », éditent des bulletins clandestins qui relaient en Irak les idées du Parti communiste d’Iran et les premiers débats sur le communisme-ouvrier[22].

Après avoir joué un rôle important dans le déclenchement de l'insurrection, les communistes se sont fait les plus propagandistes des shuras, les conseils ouvriers, et ont sans doute joué un rôle important dans leur mise en place. Ils y ont diffusé leurs propres mots d’ordre : pouvoir ouvrier, armement de la classe ouvrière, 35 heures… La lutte contre les nationalistes est sans concession : « le nationalisme est une honte pour l’humanité », proclament les bannières du Courant communiste. Bien que tous soient influencés par le Parti communiste d’Iran et les idées de Mansoor Hekmat, les groupes communistes ont étalés leurs divisions et leurs querelles tout au long de l’insurrection. Peu préparés à la révolution et à la prise du pouvoir qu’ils appelaient de leur vœux, ils ont manqué de sens politique et se sont trop souvent limités à un travail de propagande dans la classe ouvrière. Il faudra attendre 1993 pour qu’ils renoncent à leurs divisions et se fédèrent en un Parti communiste-ouvrier d’Irak, sur l’intervention de Mansoor Hekmat[22].

« L'aube cruelle du nouvel ordre mondial »

L’invasion en 1991 du Koweït par l’armée irakienne, qui va rapidement aboutir à la première guerre du Golfe, est ressentie immédiatement comme le signe d’une ère nouvelle. L’URSS en pleine décomposition n’est plus en mesure de jouer son rôle de superpuissance, et un monde unipolaire semble émerger de la guerre froide : le « nouvel ordre mondial », selon l’expression du président Georges Bush père. Mansoor Hekmat refuse de condamner cette invasion, considérant d’ailleurs le Koweït comme un vaste camp de travailleurs immigrés travaillant pour le compte des pays occidentaux sous le contrôle d’un système clanique et arriéré.

Mais il est hésitant quant aux conséquences de celle-ci, craignant qu’elle ne renforce en définitive le nationalisme arabe – l’islam politique lui semblant alors en déclin – et n’éloigne pour longtemps encore les travailleurs du socialisme[23]. Ce malaise dans l’analyse est révélateur à la fois de la crise du qui traverse alors le Parti communiste d’Iran dont il est encore le principal dirigeant, et de manière générale, la gauche mondiale, confrontée à un scénario nouveau, dont elle cherche à appréhender les contours. Le rôle de l’Islam politique semble encore incertain, à tel point que Mansoor Hekmat le considère comme un simple instrument de propagande au service du nationalisme arabe[24] et qu’en Iran, elle a renforcé la tendance national-islamiste contre le panislamisme[25] .

Rupture avec le parti communiste d'Iran

En 1991, Mansoor Hekmat décide de démissionner de toutes ses responsabilités à la direction du Parti communiste d'Iran et de retourner militer à la base. Il crée une « Fraction communiste ouvrière » au sein du parti, qui exprime les vues de la gauche anti-nationaliste. Celle-ci emporte un succès massif lors du congrès, où il est réélu à la direction. Mais à l’occasion de la première guerre du Golfe, le courant nationaliste kurde au sein du Parti communiste d’Iran, resté relativement silencieux jusque-là, se réveille, et propose – dans une motion proposée par le secrétaire général Abdullah Mohtadi – de soutenir l’Union patriotique du Kurdistan, qui est au même moment en train de négocier son rapprochement avec l’armée américaine[3].

Mansoor Hekmat est conscient que cette position n’exprime pas seulement l’avis de quelques nationalistes venus de Komala, mais les limites du parti lui-même. Il démissionne de nouveau, non plus de la direction, mais du parti lui-même. La majorité des militants décide de la suivre : ce n’est donc pas réellement une scission qui s’opère, mais un retrait à l’amiable, qui évite des affrontements. Rapidement après, le Parti communiste-ouvrier d'Iran est créé, sur la base du communisme ouvrier. Au sein de Komala, l’organisation au Kurdistan, la direction militaire se rallie pour l’essentiel au nouveau parti, mais la majorité des peshmergas (combattants) reste avec Abdullah Mohtadi[3].

Dès février 1992, Mansoor Hekmat a donné sa démission du Parti communiste d’Iran et commence à organiser sa fraction communiste-ouvrière en un nouveau parti, auquel il assigne un programme ambitieux : « Un-e véritable communiste aujourd’hui, est celui ou celle qui comprend l’urgence de la situation actuelle et la signification de son propre rôle. Le communisme aux marges de la société n’est pas le communisme. Etre sur la ligne de front de la résistance contre l’offensive mondiale de la bourgeoisie contre les idéaux humains, contre les réalisations sociales, organiser un front socialiste international des travailleurs et des travailleuses dans ce monde en turbulence, et travailler à la victoire du socialisme, voilà ce que c’est, être un-e communiste aujourd’hui »[26].

Durant soixante-dix ans, l’opposition ouvrière au capitalisme d’état était marginalisée, tandis que le conflit central qui occupait le devant de la scène opposait deux modèles alternatifs de capitalisme, et deux blocs impérialistes. Avec la disparition du bloc soviétique, le communisme ouvrier revient au devant de la scène, parce que l’affrontement entre les classes n’a plus d’autre issue possible.

Qu’est-ce que cela signifie ? Tout d’abord, qu’il ne faut pas se tromper de programme, ne pas reproduire les erreurs de la révolution russe. Le communisme ne peut triompher que s’il transforme les bases économiques de la société, s’il abolit le travail salarié et transforme les moyens de production et de distribution en propriété commune, s’il créé « une communauté mondiale, sans classes, sans discriminations, sans pays et sans états »[27]. Mansoor Hekmat revient régulièrement sur cet axiome du communisme ouvrier : par propriété commune, il n’entend jamais propriété d’état. L’étatisme est précisément l’échec de la révolution russe[25]. A partir de là, il est possible de dégager le marxisme de toutes les adaptations à des fins nationalistes, réformistes, tiers-mondistes, développementalistes et autres.

Qu’en est-il de la référence à Lénine ? Mansoor Hekmat admet qu’il a eu, pour l’essentiel, une compréhension correcte du marxisme, et été un leader socialiste de valeur. Il a eu le mérite de rompre avec le déterminisme de la seconde internationale et de mettre l’accent sur la possibilité du socialisme, donc sur la pratique révolutionnaire – qui ne peut se résumer ni au volontarisme, ni à la pratique conspirative. Il est donc une source d’inspiration, pour toutes celles et ceux qui ne « considèrent pas le socialisme comme une idée ornementale, mais comme une cause urgente et pratique »[27]. Pourquoi cet attachement de Mansoor Hekmat à sauvegarder Lénine, auquel il ne fait pourtant que de plus en plus rarement référence ? Il est intéressant qu’à l’occasion de ce tournant, de la scission qui amène la création du parti communiste-ouvrier, il éprouve le besoin de poser la question, même s’il répond en définitive – quoique de manière nuancée – en faveur du fondateur du bolchevisme. Il n’ignore sans doute pas que le révolutionnaire russe s’est prononcé, sans ambiguïté aucune, en faveur de la mise en place d’un capitalisme d’état dont il estimait qu’il serait une étape difficile à atteindre, et qu’il n’a jamais tenté d’aller au-delà du travail salarié. Mansoor Hekmat le sait d’autant mieux qu’il a déjà souligné les graves insuffisances de la social-démocratie russe en matière de programme économique[16].

Plus encore, il trouve dans Lénine un homme qui avait compris que la classe ouvrière seule était le moteur du capitalisme, la seule force capable de dénouer la situation Russe : « La contribution de Lénine a été de reconnaître le rôle joué par la volonté révolutionnaire de la classe ouvrière dans le mouvement matériel de la société capitaliste, et d’avoir apprécié les possibilités d’actions de la révolution ouvrière comme agent actif dans des conditions sociales objectives »[27].

Le rapprochement avec l’ouvriérisme italien, qu’il soit conscient ou non, n’est une fois de plus pas anodin, car ce courant avait perçu de la même manière que le mouvement de la classe ouvrière était le seul agent capable d’amener le capitalisme à son paroxysme, de briser les contraintes de l’arriération et de réaliser le marché mondial. Cette idée fait son chemin chez Mansoor Hekmat, elle donne corps à sa méfiance envers toute forme de nationalisme et d’arriération sociale, à son opposition résolue envers tout ce qui, au nom d’idéaux de gauche, ferait obstacle à cette dynamique dans laquelle le capitalisme créé les conditions de son propre dépassement.

La critique de la démocratie

Dans une longue interview publiée en 1993 dans International, la revue théorique du parti, Mansoor Hekmat va mettre au clair ses conceptions sur la question de la démocratie. Au début des années 1990, la question est plus que jamais d’actualité : disparition de la plupart des « démocraties populaires » liées à l’URSS, « conférences de démocratisation » en Afrique, chute des dictatures en Amérique latine, la démocratie représentative, « occidentale », triomphe dans 170 pays. Hekmat ne cache pas son scepticisme sur le système démocratique : « Il est possible, d’un point de vue démocratique, de demander la participation des femmes à l’armée US dans la guerre du Golfe, sans questionner le rôle et la place de cette armée dans l’opération, ou de protester contre la CIA parce qu’il n’y a pas assez d’amérindiens dans les rangs de sa direction », ironise-t-il[25]. Plus sérieusement, il ajoute : « Nous critiquons le libéralisme et la version libérale de la liberté. La démocratie libérale est une distorsion de la libération humaine. C’est une formule qui atomise les êtres humains dans leur relation au capital dans la sphère politique, et la légitimation de la dictature de la classe capitaliste comme quelque chose qui est au-dessus et au-delà du peuple. C’est un aspect essentiel de notre argumentation sur la démocratie, que nous devons systématiquement porter dans la société »[20].

Dans la démocratie libérale, le vote de la population détermine les choix entre des options, mais ces options en elles mêmes sont bornées par le soubassement capitaliste du système, qui échappe toujours à ce choix. Elle sert donc à légitimer ce système, à lui donner les apparences de la liberté. Au demeurant, la violence policière, la corruption et le gangstérisme, les restrictions du droit syndical, la soumission de la justice au pouvoir d’état, sont autant de témoignages du caractère formel de la démocratie libérale. Au demeurant, toutes les critiques portées sur le manque de démocratie dans les systèmes démocratiques, telles que l’absence de représentation proportionnelle, le coût élevé des campagnes électorales, l’irrévocabilité des parlementaires, passent elles mêmes à côté de la question fondamentale, celle du lien entre démocratie et capitalisme.

C’est pour cela que les organisations d’extrême gauche ont généralement peu de succès aux élections : « La raison, explique Mansoor Hekmat, c’est que les électeurs, et en premier lieu les larges masses travailleuses, ont une vision plus réaliste et moins illusoire de la place des élections et du parlement dans leur vie. Ils savent que les élections ne signifient pas des changements fondamentaux dans la société, que la classe propriétaire du pouvoir politique n’est pas déterminée par les élections, que le changement maximum qu’ils peuvent attendre du parlement, c’est d’aider une réforme locale, et que les élections ne portent pas sur la vie ou la mort du capitalisme »[20]. Dans ces conditions, que le « parti trotskiste du quartier » ne parvienne pas à gagner un siège sur quatre cent n’est pas un véritable problème[20].

Cette utilisation du concept de démocratie comme masque pour la domination de la bourgeoisie a également existé dans les « démocraties populaires ». Dans ce cas, c’est la phraséologie populiste du régime plutôt que l’existence de libertés civiques, qui est considéré comme démocratique en soit. Et dans le tiers-monde, la démocratie est généralement invoquée comme synonyme de développement industriel et de nationalisation de l’économie.

Dans tous les cas, la démocratie est une relation à l’Etat. Or, Mansoor Hekmat est très clair sur ce point : « Notre tâche historique n’est pas de démocratiser l’Etat, mais d’abolir les bases de son existence »[20]. Il rend au sérieux le principe marxiste d’extinction de l’Etat :« L’enseignement classique du marxisme parle de la propriété collective et l’implication collective de la classe productrice, ou des citoyens dans leur ensemble, dans le processus de production et de décision politique. La réduction de cette notion à l’étatisme est l’un des aspects qui sépare l’expérience soviétique de ce que j’appelle la tradition socialiste-ouvrière », répond-t-il à la journaliste californienne Suzie Weissman qui l’interroge sur le rôle de l’Etat dans l’économie[25].

La critique hekmatienne de l’étatisme tire ses origines de celle du populisme, dès la fin des années 70, et trouve sa prolongation dans celle de l’URSS. Pour la gauche traditionnelle, l’étatisation et la nationalisation sont la réponse à tous les problèmes, une réponse qui fait abstraction de l’implication réelle des producteurs dans la production et des citoyens dans la décision politique, et qui maintient sous le nom de socialisme la séparation fondamentale du capitalisme entre décideurs et exécutants. Le conseillisme d’Hekmat répond donc au formalisme démocratique.

La révolution socialiste est un objectif réaliste

L'un des traits caractéristiques de l'optimisme de Mansoor Hekmat, c’est qu’il ne reporte jamais la révolution et le socialisme dans un avenir lointain. Cela le pousse à prendre en considération la question de la contre-révolution avec le plus grand sérieux, non pas tant à l’intérieur du pays qu’à l’échelle internationale. Cette conception le pousse, sans fausse pudeur, à accepter l’idée du « socialisme dans un seul pays » : « L’accent que je met sur l’internationalisme ne signifie en aucun cas que je vois la révolution de la classe ouvrière est perdue si elle n’éclate pas à l’échelle mondiale. Je ne vois pas l’émergence du socialisme comme une grande explosion internationale simultanée. Dans le cours réel de l’histoire, il est bien plus probable que les travailleurs vont prendre le pouvoir en un lieu sans être assez forts pour le faire dans le reste du monde. Le socialisme ouvrier sera obligé de remplir son programme, à la fois politiquement et économiquement, dans son intégralité ici ou la, ou dans une combinaison de pays. Ce qui est vital, je crois, c’est que la classe ouvrière des autres pays, particulièrement ceux qui sont à l’avant-garde du militarisme bourgeois sur la scène mondiale, doivent avoir la conscience de soi et l’organisation internationale pour lier les mains à la bourgeoisie dans ce pays, l’empêcher d’adopter une politique d’intervention militaire. C’est pratique et atteignable »[20].

Cette conception, diamétralement opposée à celles des trotskistes et de la gauche communiste qui mettent plutôt l‘accent sur le caractère immédiatement mondiale de la révolution, est empruntée à Boukharine, une source discrète déjà notée de la vision que Mansoor Hekmat a de la révolution et de l’Etat. Il semble que, tout en considérant comme importante la création de partis communistes-ouvriers dans d’autres pays, il ait toujours plutôt misé sur le pôle d’attraction que constituerait de tels partis remportant des victoires significatives dans leurs bases existantes. Après tout, c’est l’aura de Komala et de sa résistance au régime de Khomeiny qui avait déterminé la création de groupes communistes-ouvriers en Irak, et aujourd’hui, c’est le rôle joué par le Parti communiste-ouvrier d’Irak dans le mouvement social dans ce pays qui attire l’attention de certaines formations politiques d'extrême-gauche sur ce courant.

Communisme ouvrier, universalisme et humanisme

Jusqu’ici, Mansoor Hekmat avait considéré le régime islamique d’Iran comme relativement isolé et ne considérait pas l’Islam politique comme une menace sérieuse. A partir de 1994, on sent un infléchissement de sa prise en compte du problème. Dans un bref article, il dénonce le gangstérisme islamiste, le terrorisme aveugle et, dans le même mouvement, la tolérance, voir la sympathie, avec laquelle la gauche « anti-impérialiste » regarde ce type d’actions[28]. Mais il considère encore l’Iran comme la seule source ce problème. C’est plutôt, à la lumière de la terrible expérience yougoslave, le nationalisme qui lui semble le plus grand danger ; il ne s’agit plus seulement du nationalisme de gauche, du populisme et de l’anti-impérialisme, qu’il a critiqué de longue date, mais de l’ethnocentrisme, d’un nationalisme fondé sur l’idée d’une « identité »[29] . L’expérience iranienne lui a appris que – dans un pays où, deux générations plus tôt, les filles allaient à l’école sans voile et les Mollahs passaient pour des parasites d’un autre âge – un prodigieux retour vers le passé était possible, une arriération sans limite. Il craint pour l’Iran une division qui s’appuierait sur les neuf nationalités, treize groupes ethniques et cinq groupes linguistiques qui y vivent. De plus en plus sensible à cette question d’un retour des idéologies les plus archaïques, il va consacrer de nombreux articles à l’ethnocentrisme et à l’islamisme. En 1993, est lancée une organisation satellite, la Campagne internationale pour la défense des droits des femmes en Iran. Mansoor Hekmat s’implique personnellement dans son développement[2].

La question du voile, fort sensible pour celles et ceux qui ont vécu la révolution iranienne et l’irruption réactionnaire de l’Islam politique, va retenir son attention. En 1997, une polémique oppose en Suède Rah-e- Kargar (Organisation des travailleurs révolutionnaires d’Iran) et le Parti communiste-ouvrier d'Iran à laquelle Mansoor Hekmat va participer directement[30]. Cette organisation de gauche, qui se prévaut de liens de longue date avec le mouvement féministe et anti-raciste scandinave, attaque les communistes-ouvriers pour leur campagne contre le port du voile (hejab) par les petites filles – dans un pays qui a fait du relativisme culturel le fondement de sa politique de l’immigration. Selon une argumentation appelée à un certain succès, ils protestent au nom de la liberté vestimentaire, et contre le caractère répressif et raciste de la lutte contre le hejab. Ce qui intéresse ici Mansoor Hekmat ce n’est pas de polémiquer avec une organisation concurrente, même s’il pratique ce sport à l’occasion – mais de dénoncer ce qui est au cœur de leur pensée, le relativisme culturel, et affiche au contraire son universalisme : « Nous sommes partisans de droits et de libertés égales et universelles pour tous et toutes, indépendamment du sexe, de la race, de l'appartenance ethnique ou autre. Nous ne nous considérons pas comme faisant partie intégrante d'une minorité »[30] .

Cet universalisme, qui va devenir l’un des thèmes majeurs du communisme-ouvrier dans les dernières années de la vie du révolutionnaire iranien, est opposé directement au relativisme de la société scandinave, qui considère précisément les immigrés comme une minorité à laquelle sont déniés la plupart des droits.

Cet universalisme l’amène à critiquer toute forme d’assimilation entre une population et une idéologie, comme l’appellation « société islamique » à propose de l’Iran[31]. L’Islam, et surtout tel qu’il est vu en occident, n’est pas partagé par l’ensemble de la société iranienne, la consommation de bière et la musique occidentale – deux activités prohibées – y étant plus courantes que la prière. Les tentatives d’un islam modéré, voire d’une sorte de « théologie de la libération » musulmane, se heurtent à aux réalités concrète d’une jeunesse qui ne veut plus d’Islam du tout. Il ironise sur cette idée : « ceux qui sont partisans d’une théologie de la libération ne sont pas préparés à vivre dans un pays dirigé par la théologie de la libération. Ils préfèrent vivre en France ou en Angleterre, et prescrire la théologie de la libération pour le peuple bolivien ».

Cette ligne universaliste du Parti communiste-ouvrier va s’accentuer, avec une résolution votée en 1999, qui met l’accent sur la lutte contre l’Islam politique – qui ne résume pas au fondamentalisme islamique, mais à l’ensemble des courants qui considèrent que l’islam devrait être la source principale de la pensée et de la pratique politique dans un état[32]. La laïcité, comprise à la fois dans un sens minimal la séparation de la religion et de l’état, de la religion et de l’éducation – jusqu’à un sens maximal – le droit pour la société de se protéger de la religion exactement comme le fait avec les maladies – devient alors l’un des thèmes portés par le Parti communiste-ouvrier, presque sa « marque de fabrique » dans une gauche moyen-orientale qui se refuse le plus souvent à condamner la religion dans son ensemble[33].

L’universalisme est intimement lié à l’humanisme dont Mansoor Hekmat se réfère expressément. Il est significatif que la citation la plus fréquemment mise en avant par ses partisans soit la suivante : « L’être humain est le fondement du socialisme. Le socialisme est le mouvement pour restaurer la volonté consciente de l’être humain »[27].

Contrairement à une conception courante dans les courants qui se réclament du marxisme, le communisme-ouvrier insiste clairement sur l’importance de la personne humaine, de l’individu. C’est ce qui l’amène, par exemple, à condamner expressément la peine de mort « terminologie de l’état pour le meurtre »[34]. Bien sûr, l’anti-étatisme de Mansoor Hekmat est un élément de cette opposition, mais le ressort final en est le respect absolu pour la personne humaine.

A l’opposé des auteurs socialistes qui abusent du vocabulaire du martyr, de la souffrance ou d’images militaires, Hekmat se situe le plus souvent dans le registre de la joie : « Le socialisme est une révolution pour le bonheur de l’humanité et pour mettre fins aux privations ; C’est une révolution contre la violence, qui a été jusqu’ici la nature de la société, une révolution de la liberté, de la joie et de la créativité du peuple »[20] .

« Un monde meilleur »

« Un monde meilleur », le programme qu’il va rédiger en 1994 pour le Parti communiste-ouvrier d'Iran, constitue une synthèse des positions essentielles du communisme-ouvrier. Son rédacteur a fréquemment insisté sur la notion de programme et sur l’importance de proposer des axes clairs, un véritable programme de gouvernement pour la révolution. Le texte est constitué d’un rappel, concis et clair, des principes généraux du marxisme, puis d’une liste de mesures transitoires. Certains passages sont directement claqués du Manifeste du parti communiste, comme pour mieux signaler le projet qui sous-tend un tel programme : « Le communisme ouvrier n’est pas un mouvement séparé de la classe ouvrière. Il n’a pas d’intérêts distincts de ceux de la classe ouvrière dans son ensemble. Ce qui le distingue ce mouvement des autres mouvements de travailleurs est, premièrement, que dans les luttes de classes dans différents pays, il se fait toujours le défenseur de l’unité et des intérêts communs des travailleurs du monde entier, et deuxièmement, que dans les différentes étapes de ces luttes, il représente les intérêts de la classe ouvrière dans son ensemble »[21].

Les mesures énoncées sont pour la plupart de portée générale – au sens qu’elles pourraient être proposées dans n’importe quel pays – tandis que d’autres sont spécifiques à l’Iran, notamment sur la question kurde ou sur l’élimination des pratiques religieuses réactionnaires.

« Le monde après le 11 septembre »

Lorsque commence l’année 2001, Mansoor Hekmat est de nouveau engagé dans la polémique avec les organisations de la gauche iranienne qui, après avoir soutenu – au nom de « l’anti-impérialisme » – l’Ayatollah Khomeiny, tourne ses espoirs vers le président Khatami et le mouvement « réformateur », dit du « 2eme Khorbad »[35]. Alors que ces organisations, comme le Tudeh et la fraction majoritaire des Feyadin fondent leurs espoirs sur l’évolution interne du régime islamique, le Parti communiste-ouvrier appelle à son renversement. Il considère cette chute comme imminente, et se prépare à y jouer un rôle important. Mansoor Hekmat n’a cessé de considérer la prise du pouvoir et la marche vers le socialisme comme les objectifs essentiels vers lesquels, en définitive, toute l’activité du Parti est tournée.

Cette opposition résolue lui permet d’apparaître comme un opposant sans failles et sans compromission, son rejet catégorique de l’Islam correspond aux aspirations de la jeunesse iranienne et son activité s’est renforcée dans la clandestinité. Du statut de groupuscule en 1978, il a atteint celui de grand parti de la gauche, avec une véritable audience via, notamment, son travail de propagande radiophonique et télévisée. La situation de crise économique et sociale en Iran facilite ce travail d’implantation, au point de pouvoir appeler à des piquets devant les bureaux de vote pour appeler à l’abstention, lors des élections présidentielles[36]. Celle-ci est, de fait, extrêmement massive, avec ou sans l’intervention des propagandistes communistes-ouvriers. Le régime islamique est obligé de l’admettre, même s’il se refuse encore à donner des chiffres. Malgré l’épisode « réformiste » de Khatami, qui a prolongé la durée de vue du régime, la République islamique ne bénéficie plus d’aucune base populaire et surtout, est massivement rejetée par toute une génération qui n’a pas connue la révolution de 1979, mais qui ne rêve que de liberté[37].

Cette analyse de l’imminence de la chute du régime n’amène pas Mansoor Hekmat à conclure en faveur de « l’unité de l’opposition », à laquelle appellent aussi bien les monarchistes que les Moudjahidin du peuple : « Nous voulons instaurer une république socialiste, et ça ne se fera pas en s’unissant avec les partisans de la liberté de marché, des Etats-Unis, de la monarchie et d’un Islam pasteurisé »[38] .

En une période donnée, le peuple identifie la gauche à l’un de ses courants, parce qu’il exerce une forme d’hégémonie – on a vu que ce thème « gramscien » était présent dans la pensée de Mansoor Hekmat dès les années 80 et qu’il n’a cessé d’être l’un des fils conducteurs de sa pratique – et cette forme de leadership ne se conquiert par une combinaison, une alliance au sommet entre organisations de l'opposition, mais par la victoire d’une ligne claire et simple à laquelle la population s’identifie.

Les attentats du 11 septembre 2001 confirment l’importance accordée par Mansoor Hekmat à la question de l’islam politique comme stratégie mondiale. Condamnant les attentats, il déclare : « Mettre fin au terrorisme est notre tâche. C'est notre tâche, car nous luttons pour l'égalité, les droits et la dignité des gens. Le terrorisme d'état finira avec la mise à bas des états terroristes. Le terrorisme non-étatique sera éradiqué en mettant fin aux épreuves de discrimination, d'exploitation et de privation qui mènent les gens au désespoir et en fait la proie des organisations réactionnaires et inhumaines. Il peut être éradiqué en dénonçant la religion, l'ethnicisme, le racisme et toutes les idéologies réactionnaires, qui n'ont aucun respect pour les gens. Notre réponse, c'est de nous battre pour une société libre, ouverte et égale, dans laquelle les gens, leur vie, leur dignité et leur bien être sont valorisées »[39] .

Affaibli par un cancer de la langue, Mansoor Hekmat, consacre ses derniers textes à la guerre d’Afghanistan, une guerre entre les deux pôles internationaux du terrorisme : les USA et l’Islam politique. Au-delà de la condamnation des deux camps, il amorce un thème qui va rapidement prendre, pour les communistes-ouvriers, une importance croissante avec l’occupation de l’Irak : la dénonciation du soutien d’extrême-gauche à l’islam politique et au terrorisme islamique, sous couvert d’ « anti-impérialisme »[40]. Bien sûr, il sait que les USA utilisent le prétexte de la guerre contre le terrorisme pour étendre leur domination mondiale, mais cela ne suffit pas à rendre toute opposition aux USA légitime. Il faut remarquer que, contrairement aux habitudes de l’extrême-gauche, Mansoor Hekmat n’emploie le mot « impérialisme » qu’en de rares occasions, à l’exception de ses premiers écrits – et n’utilise jamais « anti-impérialisme » que de manière négative. Pourquoi cela ? Une forme de méfiance vis-à-vis du contenu de ce terme, employé à tort et à travers par les nationalistes de gauche. Implicitement, il accepte – comme l’immense majorité des courants de la gauche – la définition de l’impérialisme comme capitalisme de l’ère des monopoles, popularisée par Lénine. Mais le plus souvent, ce contenu économique disparaît pour être confondu avec le militarisme, qui n’en est pourtant que l’un des aspects. Il devient quasiment synonyme de politique étrangère américaine. Cette réduction tend à faire disparaître l’antagonisme bourgeoisie / prolétariat au profit d’un antagonisme puissances impérialistes / peuples opprimés, sans compter le fait que rien ne justifie l’assimilation entre islam politique et luttes de libération nationales[41]. La révolution iranienne, avec le soutien désastreux de la gauche, au nom de cet « anti-impérialisme », à la République islamique de l’Ayatollah Khomeiny, est resté pour Mansoor Hekmat un critère de méfiance vis-à-vis de l’emploi de cette rhétorique. C’est en accord avec la définition économique de Lénine qu’il prend ses distances avec le « léninisme ».

De plus en plus, Mansoor Hekmat situe son cadre de réflexion au niveau global, et non plus seulement iranien. Dès les années 80, il a tenu à ce que la presse du Parti soit publiée en plusieurs langues autres que le farsi, et il insiste sur l’importance de publier dans la langue majoritaire du pays d’accueil des militant-es dans l’émigration : anglais, allemand, suédois, turc, outre le farsi, le kurde et l’arabe. Son ambition non-dissimulée est que le communisme-ouvrier cesse d’être un « phénomène » moyen-oriental pour devenir, à l’échelle mondiale, une réémergence du mouvement communiste.

Mansoor Hekmat, mort d’un cancer en juillet 2002, est enterré à Londres, au cimetière de Highgate, à quelques pas de la tombe de Karl Marx[42].

Références

Notes

  1. Haleh Afshar, « Mansoor Hekmat, Humanitarian Marxist frustrated in his dreams for Iran », The Guardian, 20 juillet 2002.
  2. a , b , c  et d Soheila Sharifi (2003), « Portrait of a leader, Mansoor Hekmat (1951-2002) »
  3. a , b , c  et d Hamid Taqvaee (2003), « Qui était Mansoor Hekmat ? »
  4. a  et b Mansoor Hekmat, “The Iranian Revolution and the Role of the Proletariat”, 1978.
  5. Voir la généalogie du concept proposée par Perry Anderson (1978), Sur Gramsci, Maspero.
  6. Mansoor Hekmat (1981), « Populism in the Minimum Programme: A Critique of ‘What the Fedaeen-e-Khalgh Say’ »
  7. a  et b Mansoor Hekmat et Hamid Taqvaee (1980), “The invasion of the Iraqi Regime and our tasks”.
  8. Mansoor Hekmat et Mehdi Mirshahzadeh (1980), « Lessons from Lenin's Approach to the Revolutionary Peasants Movement ».
  9. a , b , c , d , e  et f Mansoor Hekmat(1987), « Nationalisme de gauche et communisme ouvrier : Un examen de l’expérience iranienne ».
  10. a , b  et c Mansoor Hekmat (1988), « Mass organizations of the working class ».
  11. Mansoor Hekmat (1995), « The History of Undefeated: a few words on the commemoration of the 1979 revolution ».
  12. Mansoor Hekmat (1986), « Marginal notes on the recent Sweezy-Bettlheim debate ».
  13. Karl Marx, Grundrisse, « Chapitre du Capital », 10/18 , vol. 3. , p. 261.
  14. Lénine, L’État et la révolution.
  15. Mansoor Hekmat (1985), « State in revolutionary periods ».
  16. a , b , c , d , e , f  et g Mansoor Hekmat et Iraj Azarin (1988), « Experience of workers revolution in Russia: outlines of a socialist critic ».
  17. Mansoor Hekmat (1988), « The international situation and state of communism ».
  18. Mansoor Hekmat (1989), « Our differences: Interview about worker-communism ».
  19. Mansoor Hekmat (1992), « Les caractéristiques fondamentales du Parti communiste-ouvrier ».
  20. a , b , c , d , e , f  et g Mansoor Hekmat (1991), « Democracy: Interpretations and realities » ; (Traduction partielle en français).
  21. a  et b Mansoor Hekmat(1999), « Un monde meilleur ».
  22. a , b  et c Nicolas Dessaux, Résistances irakiennes. Contre l’occupation, l’islamisme et le capitalisme, L’échappée 2006.
  23. Mansoor Hekmat (1991), « About the crisis in the middle-east ».
  24. Mansoor Hekmat (1991), « The gory dawn of the New World Order ».
  25. a , b , c  et d Mansoor Hekmat (1991), « End of the cold war and prospects for worker-socialism ».
  26. Mansoor Hekmat (1992), « Challenges that Communism faces today ».
  27. a , b , c  et d Mansoor Hekmat (1992), « Marxism and the world today ».
  28. Mansoor Hekmat (1994), « Islamic terrorism ».
  29. Mansoor Hekmat (1996), « Federalism is a reactionary slogan ».
  30. a  et b Mansoor Hekmat (1997), « L'islam, les droits des enfants et le voile-gate de Rahe Kargar ».
  31. Mansoor Hekmat (1999), « is Part of the 'Lumpenism' in Society ».
  32. Mansoor Hekmat (1999), « Iran will be the Scene of a Mass Anti-Islamic Offensive ».
  33. Mansoor Hekmat (2001), « Ascension et chute de l’Islam politique ».
  34. Mansoor Hekmat (1999),«  Death penalty. The most deplorable form of deliberate murder ».
  35. Mansoor Hekmat (2001), « Islamic republic without Khatami ».
  36. Mansoor Hekmat (2001), « Elections day: a day of protest ».
  37. Mansoor Hekmat (2001), « We represent the majority ».
  38. Mansoor Hekmat (2001),«  People must choose. A discussion on the Opposition’s unity ».
  39. Mansoor Hekmat (2001), « Mettre fin au terrorisme est notre tâche ».
  40. Mansoor Hekmat (2001), « The world after September 11. Part one / The war of terrorists ».
  41. Mansoor Hekmat (2001),«  The world after September 11. Part two / Where is the ‘civilized world’? ».
  42. Photographie de la tombe de Mansoor Hekmat.

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