Pierre Boulez

Pierre Boulez
Pierre Boulez
Pierre Boulez lors d'une conférence de presse au Palais des beaux-arts de Bruxelles le 25 octobre 2004.
Pierre Boulez lors d'une conférence de presse
au Palais des beaux-arts de Bruxelles le 25 octobre 2004.

Naissance 26 mars 1925
Montbrison, Drapeau de France France
Activité principale Compositeur, chef d'orchestre
Style Musique contemporaine
Années d'activité depuis 1945
Collaborations Ircam, Orchestre symphonique de la BBC, Orchestre philharmonique de New York, Ensemble intercontemporain
Œuvres principales

Pierre Boulez est un compositeur, pédagogue et chef d'orchestre français né à Montbrison dans la Loire le 26 mars 1925.

Il est une personnalité influente du paysage musical et intellectuel[1] français contemporain.

Sommaire

Le compositeur

Il reçoit des cours de piano à l’âge de sept ans. Après des études secondaires à Montbrison dans une institution catholique, il est admis en classe de mathématiques spéciales à Lyon puis décide de s’installer à Paris en 1942 pour se consacrer définitivement à la musique. Il est l'élève d'Olivier Messiaen en 1944 en classe d'harmonie au Conservatoire de Paris qu'il quitte brutalement au printemps 1945 pour aller étudier le sérialisme avec René Leibowitz. Mais jugeant son enseignement trop rigide quant à l’application des techniques héritées de la seconde école de Vienne, il prend également ses distances avec ce dernier dès l'automne suivant et finit assez vite par retrouver une complicité avec Messiaen : « Echanger Messiaen contre Leibowitz, c’était échanger la spontanéité créatrice, combinée avec la recherche incessante de nouveaux modes d’expression contre le manque total d’inspiration et la menace d’un académisme sclérosant » racontera-t-il plus tard à Antoine Goléa.

Il compose durant cette époque sa Première Sonate pour piano (1946) qui, plus encore que la Sonatine pour flûte et piano, effectue la synthèse des influences récentes du jeune compositeur. Puis se trouvent ses cantates Le Visage nuptial et Le Soleil des eaux, appuyées sur des poèmes de René Char et souvent décrites comme sa période lyrique, ainsi que sa Olivier Messiaen (1949), Boulez s’oriente vers un sérialisme généralisé à d'autres paramètres que les hauteurs dans Polyphonie X et surtout dans l'austère mais fondamental flipper d’abord confronté aux ricochets chaotiques des billes contre les obstacles - certes contraignants mais non moins ludiques - qu’il finit par apprivoiser par des actions bien senties pour en extraire un mode de jeu plus personnel.

Avec ses « Deux études » pour bande magnétique, Boulez poursuit sa quête d’un sérialisme plus généralisé en se livrant à des expériences au studio de musique concrète de Pierre Schaeffer mais l’entente avec ce dernier n’est pas aisée du fait de leurs préoccupations esthétiques radicalement opposées autant que le seront leurs ouvrages respectifs : Penser la musique aujourd'hui et le Traité des Objets Musicaux, qui n’œuvrent pas dans les mêmes sphères de l’écoute. « Je te raconterai toutes les engueulades que j’ai eues avec Schaeffer : ce serait matière à un énorme in folio ! » rapporte-t-il à John Cage en 1953 lors de leurs échanges épistolaires avant que la prise de conscience de leurs propres divergences esthétiques finisse elle aussi par avoir raison de leur amitié par-delà l’Atlantique.

Pierre Boulez et Maurizio Pollini après une exécution de la 2ème sonate à la Salle Pleyel, Paris, Janvier 2009

À cette époque, la conviction qu’éprouve Boulez de se trouver à un tournant de l’histoire de la musique (tant au niveau des langages qu’en matière de technologies) s’affirme de plus en plus au travers de propos ou d’écrits pour le moins tranchés ou provocateurs :

Ainsi, dans l’article au titre assassin « Schönberg is dead » publié dans la revue anglaise The Score, Boulez porte un regard lucide mais très critique sur le père de la musique à douze sons, pourtant décédé depuis peu, lui reprochant en substance d’avoir un langage certes novateur mais dont les ressorts intérieurs n’ont pas su suffisamment selon lui se libérer des amarres de la rhétorique classique, entraînant de ce fait des tensions contradictoires dans les éléments du discours musical. Puis dans un autre article titré « Éventuellement » paru dans la Revue Musicale, il déclare haut et fort que « Tout musicien qui n’a pas ressenti – nous ne disons pas compris, mais bien ressenti - la nécessité du langage dodécaphonique est INUTILE. Car toute son œuvre se place en deçà des nécessités de son époque ».

Dans ces écrits publiés respectivement en février et mai 1952 puis repris en 1966 dans ses Relevés d’apprenti, Boulez cherche surtout à « dissocier le phénomène sériel de l’œuvre de Schönberg » davantage qu’à rejeter en bloc l’héritage de ce dernier dont il deviendra en fait un des plus brillants interprètes. Il y précise que la technique sérielle n'est pas un décret mais une constatation, un aboutissement historique plutôt que le postulat hasardeux que se plaisent à y voir les détracteurs. Inspiré par Webern chez qui il admire la façon inédite de structurer l’espace sonore, de « le fibrer en quelque sorte » mais également séduit par le couplage hauteur/timbre au sein des pièces pour piano préparé de John Cage, Boulez tente lui aussi d'explorer de nouveaux modes combinatoires en synthétisant les apports de la seconde école de Vienne en matière d’atonalité à ceux de Stravinski et de Messiaen relatifs au rythme et au timbre. Composé en 1954, on peut considérer Le Marteau sans maître comme le fruit de toutes ces réflexions. Comme le rappelle le musicologue Célestin Deliège[3], Boulez y fait usage d'une technique personnelle de multiplication de complexes sériels dont l’importance ira grandissante dans son évolution stylistique et qui lui permet d’allier cohérence interne et souplesse d'écriture. C'est également par ce procédé qu'il s'écarte davantage du style pointilliste et presque expérimental de Polyphonie X, pièce qu'il finira d'ailleurs par renier. Ainsi, la grande inter-dépendance des relations de hauteur, de rythme et de timbre font du Marteau sans maître - où il retrouve René Char - une œuvre emblématique, probablement l’une de ses plus achevées, des plus closes. Pourtant, l’imbrication complexe des neuf pièces qui la composent évoque déjà l’image du labyrinthe dont il finira les années suivantes par rendre les parois plus amovibles avec la notion d’œuvre ouverte, apparemment aux antipodes de celle d’achèvement.

En effet, en réaction aux techniques de composition aléatoire chez John Cage auquel il reproche, dans ses Relevés d’apprenti, l’usage peu contraignant d’un « hasard par inadvertance », Boulez introduit une part de hasard nettement plus contrôlé dans ses œuvres dès 1957 en laissant à l'interprète le choix d'interpréter ou non certains fragments, ou de changer leur ordonnance, influencé en cela par la typographie particulière du poème "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard" et du "Livre" de Stéphane Mallarmé. Sa Stockhausen l’une des premières œuvres ouvertes. Avec son écriture en chausse-trappes et ses « attaques par en dessous » (comme les qualifie le musicologue Dominique Jameux), cette sonate semble vouloir sortir de ses gonds comme pour mieux faire sauter les verrous du langage sur lequel elle s’appuie. Elle se veut ainsi la plus anonyme possible, ne renvoyant qu'à elle-même et exige de son interprète à la fois précision et distanciation.

Boulez introduit également une dose d'aléatoire les cinq années suivantes – au cours desquelles il s’installe en Allemagne - dans son Pli selon pli, cycle de cinq pièces sur des poèmes de Mallarmé et aboutissement de cette période créatrice, bien qu'il en fera une révision dans les années 80 en réduisant la part aléatoire et en remaniant profondément le 4ème mouvement. Il s’y nourrit autant de Webern que de Debussy, trouvant dans leur style respectif un sens de l’ellipse, une synergie entre syntaxe instrumental et structure musicale qui lui rappellent l’écriture mallarméenne : « adéquation parfaite du langage à la pensée, n'admettant aucune déperdition d'énergie », écrivait-il à propos du poète dans ses Relevés d’apprenti. À l'inverse de la 3e sonate qui vise l'anonymat, cette œuvre de grande envergure sous-titrée "portrait de Mallarmé" est parfois considérée, par la synthèse esthétique qu'elle incarne, comme un autoportrait du compositeur ; introduite par un violent accent tutti, la matière musicale s'y déploie par pans successifs - pli selon pli - à la manière d’un éventail auquel Boulez la compare parfois, dévoilant une texture sonore cernée de silences, ces derniers incarnant moins des pauses que des points de tension qui tiennent le discours en embuscade puis finissent, dans une dialectique étirement/rupture, par le précipiter vers sa fin abrupt. La trajectoire globale de l’œuvre s’apparente ainsi à « une dentelle [qui] s’abolit » (sonnet utilisé dans le mouvement central). Dans les nombreuses compositions où il fait appel à des poètes tels Stéphane Mallarmé, René Char ou E. E. Cummings, Boulez s’inspire autant du contenu que de la structure des poèmes, ces derniers irriguant le discours musical en même temps qu’ils sont comme phagocytés ou dissous par lui, « à la fois au centre et absent » de la composition, expression qu’aime à citer Boulez en paraphrasant Henri Michaux.

Durant toutes ces années 50-60, il est un grand pédagogue, à Darmstadt, à la Musik Akademie de Bâle et à l'université de Harvard puis dans les années 60-70, alors que son rôle de chef d’orchestre l’accapare de plus en plus, Boulez explore également de nouvelles pistes en matière de composition :

dans Figures-Doubles-Prismes, il s’intéresse davantage à l’aspect spatial de l’orchestration en faisant voyager les accords de timbre d’un groupe d’instrumentistes à l’autre et dans Domaines ou Rituel in memoriam Bruno Maderna, il s’écarte nettement de la disposition frontale classique en projetant le discours musical dans l’espace de la représentation scénique ; démarche que le musicologue Philippe Albèra rapproche (dans l'Encyclopédie pour le XXIe siècle) de l’éclatement de l’écriture dans ses œuvres ouvertes, d’autant que ces deux pièces autorisent une certaine flexibilité au chef qui les dirige. On peut considérer Rituel comme l’œuvre la plus accessible mais aussi la plus jouée de Pierre Boulez, son « Boléro » en quelques sorte (mais dont les dernières mesures engendrent puis imposent le silence plutôt qu’un crescendo triomphateur).

Durant cette même époque, il écrit Eclat/Multiples, œuvre charnière dont la 1ère section « Eclat » avec ses instruments résonnants n’est pas sans rapport avec l’atmosphère éthérée de Pli selon pli ni même avec ses préoccupations aléatoires (le chef donnant l’ordre ou non d’exécuter telle ou telle partie instrumentale) tandis que le segment « Multiples » préfigure le style plus compact des œuvres à venir. Cette partition illustre parfaitement les concepts chers à Boulez de « temps lisse » - libéré de la mesure, comme en apesanteur - et de « temps strié » - plus contraint sur le plan du rythme et de la forme - qui furent définis dès 1963 dans Penser la musique aujourd'hui puis souvent évoqués par la suite dans ses Leçons de musique au Collège de France de 1976 à 1995 (disponibles aux éditions Christian Bourgois). Ces notions sont indépendantes de celles d’atonalité ou de tonalité et peuvent même opérer simultanément sur des plans orchestraux différents ; elles rejoignent les préoccupations d'un Paul Klee auquel le compositeur consacra le livre Le pays fertile en 1989. L’œuvre « Eclat/Multiples » prolonge la pièce autonome « Eclat » et est considérée par son auteur comme une œuvre inachevée, en devenir, susceptible d’accueillir une 3ème partie.

Cette manière qu'a Boulez de réviser ses pièces donne souvent l'impression d'un manque de sûreté dans l'acte compositionnel alors que c'est précisément de l'inverse dont il s'agit :

rejoignant une fois de plus Paul Klee, Pierre Boulez explique dans ses Leçons de musique qu'il se donne des règles pour le plaisir de les transgresser. Ainsi, les contraintes liées aux langages dodécaphoniques, sérielles, etc... incitent son imagination à prendre des chemins que peut-être elle n'aurait pas pris sans elles ; ce qui lui permet précisément de ne pas s'enfermer dans un système c'est-à-dire de "traverser l'écran" pour faire allusion à l'article que le philosophe Michel Foucault écrivit en 1982 à propos du compositeur[4]. D'autre part, lorsqu'il fait une nouvelle version, cela ne veut pas dire que l'ancienne est indigne d’intérêt mais qu'elle contient un potentiel de développement qu'il juge utile de (ou dommage de ne pas) poursuivre. Par analogie, on peut dire que Boulez voit chaque œuvre comme une cellule vivante dans une boîte de Petri ; elle est susceptible d'évoluer, mais pour une étape donnée de la composition, c’est une cellule entière que l’on a dans la boîte et non pas simplement une ébauche. Autrement dit, l'avant-dernière ou l'avant-avant-dernière version de telle ou telle partition représentait déjà une œuvre en soi. Répons, composé dans les années 80, en est un très bon exemple et incarne un nouvel aboutissement dans son parcours esthétique : grâce à la grande complétude architectonique de ses dimensions harmoniques et thématiques (perceptible dès les premières mesures), cette œuvre souvent qualifiée de « spirale » par son auteur dispose de tous les atouts pour se déployer sans se disperser ; elle a connu de multiples versions et a même donné naissance à deux pièces « satellites » intitulées Dérive 1 et Dérive 2, cette dernière ayant également connue plusieurs remaniements. Cette faculté qu’à l’écriture chez Boulez de se nourrir d’elle-même pour se développer au-delà d’un cadre formel préétabli lui fit rapprocher sa démarche du concept philosophique de «Rhizome» défini en 1976 par Deleuze et Guattari[5]. Dans la même logique, on peut citer également « Incises » courte pièce pour piano dont l’extension pour ensemble instrumental donna Sur incises aux dimensions nettement plus vastes ou encore les Notations pour orchestre qui dérivent de ses notations pour piano de 1945 sans en être pour autant l’orchestration.

En fait, derrière toutes ces considérations se trouve une question plus fondamentale qui a toujours intéressé Boulez : qu'est-ce au juste qu’une œuvre « achevée » ? Boulez ne considère pas ses partitions comme des reliques sacrées et les changements qu’il y opère sont moins des corrections que des approfondissements. Il a besoin de poursuivre sa quête intérieure mais c'est aussi la partition qui lui renvoie des idées, dans un jeu de va-et-vient. D’une certaine manière, la part "aléatoire" de la Ircam, lieu de recherche et de création musicales qu'il fonde en 1969 dans le cadre du centre Georges-Pompidou ou la Cité de la musique, salle d’orchestre dont il a influencé le projet vers une plus grande modularité (ce qu’il avait déjà tenté en vain lors de la construction de l’opéra Bastille) : dans les deux cas, il s’agit d’optimiser l’environnement technologique afin de ne pas étouffer ni circonscrire l’invention musicale et même de la stimuler en favorisant l’éclosion de nouveaux territoires esthétiques (à l’instar de l’ajout d’une 3ème pédale lançant les bases du piano moderne au XIXe siècle). Ainsi, loin de mener à une impasse, l’antagonisme apparent entre l’idée de créer un « environnement » et la volonté de « ne rien circonscrire » pousse au contraire ces instituts à se reconfigurer sans cesse au gré des projets ou des concerts; des « œuvres architecturales ouvertes » en quelque sorte. Il n'est donc pas étonnant de retrouver cet intérêt boulezien pour les formes mobiles autant dans la structure en mosaïques[6] toujours renouvelées de sa pièce ...explosante-fixe..., créée à New York en janvier 1973 puis remaniée dans les départements de l’Ircam, que dans la façon dont il envisageait la fonction et l’imbrication de ces derniers la même année lors de la rédaction du Programme définitif de l’Institut, insistant, comme le rappelle Peter Szendy, sur « le principe de non-fixité, à savoir qu’une structure doit inéluctablement évoluer vers une autre ». C’est un peu dans le même esprit - le rejet de toute forme de sclérose - qu’il avait exprimé sa colère en 1966 via les colonnes du nouvel observateur à propos de la réorganisation de la vie musicale française proposée par André Malraux[7] puis, de façon plus anecdotique, qu’il avait ironiquement suggéré en 1967 à un journaliste du Spiegel sa volonté de « brûler les maisons d’opéra »[8] avec en tête le souci d’y apporter un second souffle mais aussi d’en décloisonner le public.

Le musée du Louvre a proposé durant l’hiver 2008-2009 une exposition intitulée «Pierre Boulez. Œuvre: Fragment» établissant par le biais de lectures croisées entre des œuvres musicales, littéraires et musicales d’artistes des XIXe siècle et XXe siècle un portrait du compositeur autour de 4 thèmes : « esquisse et aboutissement », « le fragment et le tout », « filiation et rupture » et « l’œuvre en suspens », les manuscrits de Pierre Boulez servant de fil conducteur.

Le chef d'orchestre

Pierre Boulez lors des Donaueschinger Musiktage 2008 avec l'Orchestre symphonique de la SWR de Baden-Baden et Fribourg-en-Brisgau.

Pierre Boulez est devenu chef d’orchestre moins par vocation première que par nécessité.

C’est pour gagner sa vie, comme il le raconte à Jean Vermeil, qu’il officie aux ondes Martenot d’abord aux Folies Bergère en 1945 puis parmi les musiciens de la fosse du Théâtre Marigny à partir de 1946 sous le patronage de la Compagnie Renaud-Barrault pour y jouer les musique de scène. Dans le domaine de la direction, son premier maître est Roger Désormière, pour qui la précision et la transparence sont les plus nobles qualités de cet art[9]. En 1953, soucieux de faire entendre la musique moderne dans de bonnes interprétations mais surtout exaspéré par ce qu’il entend ailleurs, « toutes griffes dehors » pour reprendre l'expression de Jean-Louis Barrault[10], il organise avec ce dernier et sur la base du mécénat privé, les concerts du « Petit Marigny » dans la petite salle du théâtre où sa programmation d'avant-garde va devenir le Domaine musical. Mais la difficulté à trouver des chefs disponibles pour la création contemporaine le contraint à diriger lui-même les œuvres, d'abord pour des petites formations instrumentales. Il commence à diriger des ensembles plus vastes en 1957 à Cologne où Hermann Scherchen non préparé, le laisse diriger son Visage nuptial. En 1958/1959, suite à l’invitation pressante d’Heinrich Strobel, directeur de la station de radio du Südwestfunk, il prend résidence à Baden-Baden pour seconder le chef Hans Rosbaud (ce dernier, désormais affaibli par la maladie, y créa Le Marteau sans maître quelques années plus tôt le 18 juin 1955). Boulez le remplacera au pied levé pour de grands concerts orchestraux à Donaueschingen les 17 et 18 Octobre 1959 où il entame sa véritable carrière de chef; carrière qui se poursuivra à la Résidence de La Haye[11] puis au Concertgebouw d’Amsterdam, notamment après la mort de Rosbaud. Elle se confirmera à Paris en 1963 où il se charge d’abord de la commémoration du cinquantenaire du Sacre, dont l’enregistrement sera récompensé par l'Académie du disque, puis des représentations de Wozzeck dans une brillante prestation qui facilitera son engagement à Bayreuth en 1966 pour la production de Parsifal. Il devient alors de plus en plus difficile pour le jeune chef de refuser les offres qu’on lui propose à la tête des plus grandes formations et les contrats vont désormais s’enchaîner avec l'Orchestre de Cleveland en 1967 puis avec l'Orchestre symphonique de la BBC de 1971 à 1975 en alternance avec l'Orchestre philharmonique de New York de 1971 à 1978 et plus tard avec l'Orchestre symphonique de Chicago en 1995.

Son répertoire de prédilection correspond avant tout aux œuvres des compositeurs qui ont nourri son propre imaginaire et qu’il évoque le plus souvent dans ses articles, à savoir Debussy, Stravinski et les musiciens de la seconde école de Vienne : Schönberg, Berg ainsi que Webern dont il enregistre l’intégrale à deux reprises. Boulez est également particulièrement connu pour ses interprétations de Ravel, Bartók et Varèse. Quant à Mahler, peu fréquenté au début de sa carrière, il enregistre en 1970 Das Klagende lied et en 1994 débute l'enregistrement de l'intégrale de ses symphonies. Mais là aussi, l’intérêt qu’il y porte est motivé par ses propres préoccupations de compositeur à l’époque où il enseigne au Collège de France, attribuant aux symphonies mahlériennes « une forme narrative qui crée au fur et à mesure les articulations formelles dont elle a besoin pour progresser et se déterminer », tandis que germe dans son esprit le développement en « spirale » de Répons.

Boulez dirige bien sûr le répertoire plus contemporain comme celui de Luciano Berio, György Ligeti ou Elliott Carter mais il ressent pour cela le besoin d’avoir un ensemble de solistes qui puissent s’adapter à toutes sortes de stylistiques : son contact avec les orchestres et les institutions de la musique à l’étranger, en particulier avec le London Sinfonietta, lui inspire l’idée de l'Ensemble intercontemporain (EIC), crée en 1976, avec l’appui de Michel Guy alors secrétaire d’État aux affaires culturelles. Grâce à son installation dans les locaux de l'Ircam puis plus tard dans ceux de la Cité de la musique, cet ensemble composé d’une trentaine de musiciens collabore étroitement avec les compositeurs et va devenir l’un des plus remarquables en matière d’interprétation des œuvres du XXe siècle et du XXIe siècle, poursuivant et perfectionnant pour ainsi dire l’aventure du Domaine Musical depuis plusieurs décennies.

Après les productions de Wozzeck et de Parsifal, l'intérêt de Boulez pour l'opéra reste vivace. Il enregistre pour CBS Pelléas et Mélisande en 1969 puis Moïse et Aaron en 1975. L’année suivante, il est invité à diriger la Tétralogie à l'occasion du centenaire de sa création, au Festival de Bayreuth avec la mise en scène théâtrale et très incarnée de Patrice Chéreau; représentations qui feront d'abord scandale par la façon dont elles bousculent l'Establishment en s'écartant de l'imagerie et de l'interprétation traditionnelles puis qui seront reprises avec un succès grandissant les quatre années suivantes, jusqu’en 1980. Boulez trouve quand même le temps en 1979 de créer Lulu d'Alban Berg à l'Opéra de Paris dans la version complétée par Friedrich Cerha. En 1992, Il reprend Pelléas et Mélisande à Cardiff avec le metteur en scène Peter Stein qu'il retrouve en 1995 à Amsterdam pour une nouvelle production de Moïse et Aaron. Puis il dirige de nouveau Parsifal en 2004 dans la mise en scène controversée de Christoph Schlingensief. Interrogé sur les idées iconoclastes de ce dernier, il déclarera « il vaut mieux avoir trop d’imagination que pas assez ».

Dans sa carrière, il lui arrive de collaborer avec des personnalités d’autres domaines artistiques comme les chorégraphes Pina Bausch, Maurice Béjart ou lors du spectacle équestre « Triptyk » de Bartabas. Il dirige également des compositeurs que l’on imagine plus éloignés de son domaine de prédilection comme Frank Zappa ou plus récemment Bruckner, Karol Szymanowski, Leoš Janáček et son opéra « De la maison des morts » pour lequel il retrouve Patrice Chéreau, et même André Jolivet à l’occasion du centenaire de la naissance du compositeur que Boulez avait pourtant surnommé « Joli Navet »[12] dans son irrévérencieuse jeunesse!…

En 1988, dans le cadre du festival d'Avignon, il dirige Répons en plein air à la carrière Boulbon et est le compositeur invité du centre Acanthes, à Villeneuve-lès-Avignon, où il donne une série de cours de direction d'orchestre à de jeunes musiciens[13]. Soucieux de transmettre son expérience, il dirige également à plusieurs reprises des ensembles tels que l'Orchestre des jeunes Gustav Mahler ou celui de l’Académie du festival de Lucerne qui permettent à des apprentis-musiciens de se familiariser avec le travail collectif et à la vie professionnelle.

Boulez porte un regard de compositeur sur les œuvres qu’il dirige : conscient des procédés d'écriture qui sous-tendent ses propres compositions (souvent élaborées du stade cellulaire, local vers un niveau plus global), il sait faire également le chemin inverse devant les partitions des autres ; son analyse des différents réseaux de structures rythmiques du Sacre du printemps dans « Stravinski demeure » en 1951 a en effet magistralement prouvé sa clairvoyance face au texte musical, sa capacité à en extraire l’essence. Son style de direction, souvent qualifié d'analytique, n’oublie pas que chaque note, chaque accord participe de la beauté de l’œuvre. On peut même ajouter que son style de programmation, souvent conçu chez lui de façon thématique et structurée, donne à chaque œuvre sa raison d’être au sein du concert. «Il faut avoir vis-à-vis de l’œuvre que l'on écoute, que l'on interprète ou que l'on compose, un respect profond devant l'existence même. Comme si c'était une question de vie ou de mort» : en déclarant cela, Pierre Boulez semble aborder chaque œuvre comme un organisme vivant qui préexiste à son incarnation dans les esprits ou dans la salle de concert. Face à son pupitre, il n’est pas rare qu’il cesse de battre la mesure, les bras joints le long du corps, donnant l’impression que l’œuvre jouée, telle une entité autonome, n’a plus besoin de lui dans ses moments-là. Mais à l’inverse, dès que l'interprétation perçue s'écarte un peu de sa vision globale de l’œuvre, son oreille absolue réputée infaillible alliée à la rigueur de sa gestique (où la classique baguette est bannie au profit d’une plus grande expressivité de la main) lui permettent aussitôt de remettre l’instrumentiste « fautif » sur le droit chemin.

Compositions

Le fait que de nombreuses compositions de Boulez soient en permanence « inachevées » (3e sonate, Livre pour quatuor), qu'elles aient subi de nombreux remaniements (Pli selon pli, ...explosante-fixe...), ou qu'elles aient été reniées par leur auteur (Polyphonie X) rend l'établissement d'un catalogue un peu compliqué. Cependant certains estiment qu'il est passionnant d'entendre une même œuvre sous ses différents aspects.

  • 12 notations pour piano (1945), ensemble de courtes pièces faisant douze mesures (le chiffre 12 se référençant au dodécaphonisme).
  • Sonatine pour flûte et piano (1946)
  • 1946)
  • 1948)
  • Le soleil des eaux pour voix et orchestre (1950-1965)
  • Structures pour deux pianos, livre I
  • Livre pour quatuor à cordes (1949) (orchestré partiellement sous le nom de Livre pour cordes)
  • Polyphonie X pour orchestre (1951)
  • Le Marteau sans maître pour voix et cinq instruments (1954)
  • 1956-1957)
  • Poésie pour pouvoir pour récitant, orchestre et bande magnétique (1958)
  • Le visage nuptial pour voix et orchestre
  • Pli selon pli pour soprano et orchestre (1957-1962, importante révision de Improvisation III en 1989), constitué de Don, Improvisations sur Mallarmé I-III et Tombeau.
  • Structures pour deux pianos, livre II (1956-1961)
  • Domaines (1968) versions pour clarinette seule et pour clarinette et ensemble
  • Figures-Doubles-Prismes pour orchestre (1957-1968)
  • Éclat/Multiples (1965-1970)
  • Rituel in memoriam Bruno Maderna (1974-1975) pour orchestre en huit groupes
  • Messagesquisse (1976-1977) pour violoncelle solo et six violoncelles, dédié à Paul Sacher
  • Répons pour six solistes, orchestre et dispositif électronique (1981-1988)
  • ...explosante/fixe... œuvre « ouverte » à la mémoire d'Igor Stravinski, ayant existé sous diverses versions depuis 1972, la dernière en date étant pour flûtes, orchestre et dispositif électronique 1991-1993
  • Cummings ist der Dichter pour chœur et orchestre (1970, révision en 1986)
  • Notations pour orchestre (dérivées des Notations pour piano). Cinq de ces pièces ont été élargies : I-IV (1980) et VII (1998)
  • Dérive pour 6 instruments (1984)
  • Incises pour piano (1994/2001)
  • Sur incises (1996/1998) pour 3 pianos, 3 harpes et 3 percussions-claviers
  • Dialogue de l'ombre double pour clarinette et dispositif électronique (1985)
  • Mémoriale pour ensemble (1985) (dérivé de ...explosante-fixe...)
  • Anthèmes pour violon seul (1991) (dérivé également de ...explosante-fixe...)
  • Anthèmes 2 (1997) pour violon et dispositif électronique
  • Une page d'éphéméride (2005) pour piano
  • Dérive 2 pour onze instruments (1988/2006)

Discographie sélective

Distinctions

  • Ernst von Siemens Music Prize 1979, Allemagne
  • Sonning Award 1985, Danemark
  • Polar Music Prize 1996, Suède
  • Wolf Prize 2000, Israël
  • Grawemeyer Award 2001, États-Unis (pour Sur incises)
  • Glenn Gould Prize 2002, Canada
  • Yale University's Sanford Medal
  • Kyoto Prize 2009 (arts et philosophie)
  • Edison Award 2010 (musique classique)

Bibliographie

Ouvrages de Pierre Boulez

  • Penser la musique aujourd'hui, 1963
  • Relevés d'apprenti, Le Seuil, Collection " Tel Quel ", 1966
  • Par volonté et par hasard, entretiens avec Célestin Deliège, Le Seuil, 1975
  • Jalons (pour une décennie) : dix ans d'enseignement au Collège de France (1978- 1988). Textes réunis et présentés par J.J. Nattiez, préface posthume de Michel Foucault, Paris, Christian Bourgois, Coll. Musique/Passé/Présent, 1989, 452 p.
  • Le pays fertile - Paul Klee, Gallimard, 1989
  • Correspondance, Pierre Boulez/John Cage, Christian Bourgois, 1991
  • Eclats 2002, Entretiens avec Claude Samuel, Mémoire du livre.
  • Leçons de musique, en trois tomes : I - Imaginer, II - Regards sur autrui, III - Enseignements au Collège de France et reprise des textes des Relevés d'apprenti, Christian Bourgois

Ouvrages sur Pierre Boulez

  • Jonathan Goldman, The Musical Language of Pierre Boulez, Cambridge University Press, 2011
  • Véronique Puchala, Pierre Boulez : à voix nue, Lyon, Symétrie, 2008
  • Dominique Jameux, Pierre Boulez, Fayard
  • Entretiens avec Michel Archimbaud par P. Boulez (Poche - 24 novembre 1980)
  • Incidences...Pierre Boulez par Philippe Gontier (MF editions-2006)
  • Padilla, Alfonso, Dialéctica y música. Espacio sonoro y tiempo musical en la obra de Pierre Boulez, Suomen Musiikkitieteellinen Seura, Acta Musicologica Fennica 20, Helsinki, 1995.
  • Jean Vermeil, Conversations de Pierre Boulez sur la direction d’orchestre, Plume, 1989.
  • Jésus Aguila, Le Domaine musical : Pierre Boulez et vingt ans de création contemporaine, Fayard, 1992, 506 p.
  • Jean-Jacques Nattiez, Musiques - une encyclopédie pour le XXIe siècle, Actes sud, 2003
  • Jean Boivin, La Classe de Messiaen, Christian Bourgois, 1995
  • Antoine Goléa, Rencontres avec Pierre Boulez, Julliard, 1959
  • Peter Szendy, Lire l'Ircam, Ircam-Centre Pompidou, 1996, p.94
  • François Porcile, Les conflits de la musique française 1940 - 1965, Fayard, 2001

Liens externes

Notes et références

  1. Ainsi, en 1960, il compte au nombre des signataires du Manifeste des 121.
  2. Lors d’une conférence prononcée à Darmstadt en 1963, Boulez reviendra longuement sur la genèse de ce 1er livre qui fut également source de malentendus !
  3. Célestin Deliège : Cinquante ans de modernité musicale - De Darmstadt à l'Ircam
  4. : Pierre Boulez, l'écran traversé
  5. Dans « Mille plateaux » édité en 1980, Deleuze avait lui-même emprunté à Pierre Boulez les notions de temps lisse et de temps strié dans un cadre plus large.
  6. Colloque international organisé par l’Ircam et l’École normale supérieure : on y trouvera une interview de Boulez où il évoque …explosante-fixe… mais aussi beaucoup d’autres choses (par exemple une certaine allergie à un autre Pape s'il en est : Jean-Luc Godard !)
  7. : Pierre Boulez, pourquoi je dis non à Malraux
  8. « Sprengt die Opernhäuser in die Luft! » : interview de Boulez par un journaliste du Spiegel le 25 septembre 1967
  9. Cf. le documentaire Pierre Boulez : A la recherche d'un temps futur (Arte SWR, 2005).
  10. Un témoignage de Jean Louis Barrault sur les débuts de Boulez au theâtre Marigny
  11. Une archive de la télévision suisse romande : Boulez en répétition avec l'Orchestre de la Résidence de La Haye
  12. Propos rapporté le 8 mars 1958 dans Les potins de la Commère de France-Soir d'après le livre Les conflits de la musique française de François Porcile
  13. Bref reportage d'Antenne 2 sur Boulez à Avignon
Précédé par Pierre Boulez Suivi par
Colin Davis
Chef principal, Orchestre symphonique de la BBC
1971–1976
Rudolf Kempe
George Szell
Directeur musical, Orchestre philharmonique de New York
1971–1978
Zubin Mehta
Aucun
(création de l'orchestre)
Chef principal, Ensemble InterContemporain
1976–1978
Michel Tabachnik
Rudolf Serkin
Prix Ernst von Siemens
1979
Dietrich Fischer-Dieskau

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