Guerre de l'oreille de Jenkins

Guerre de l'oreille de Jenkins
Guerre de l'oreille de Jenkins
War of Jenkins' Ear map-fr.svg
Les batailles de la guerre de l’oreille de Jenkins
Informations générales
Date 1739 - 1748
Lieu Caraïbes
Floride
Georgie
Issue Status quo ante bellum victoire espagnole
Belligérants
Empire espagnol Empire espagnol Union flag 1606 (Kings Colors).svg Royaume de Grande-Bretagne
Commandants
Blas de Lezo
Manuel de Montiano
Andrés Reggio
Edward Vernon
James Oglethorpe
George Anson
Charles Knowles
Guerre de l’oreille de Jenkins
Batailles
Porto Bello — Saint Augustine — Carthagène — Santiago de Cuba — Panama — Bloody Marsh — Louisbourg — Bahamas — Glorioso — La Havane

La guerre de l’oreille de Jenkins (appelée par les Espagnols Guerra del Asiento) dura de 1739 à 1748, eut lieu principalement dans les Caraïbes et vit s’affronter les flottes et troupes coloniales du royaume de Grande-Bretagne et de l’Espagne. À partir de 1740 débuta la guerre de Succession d’Autriche, avec laquelle la guerre de « l’oreille de Jenkins » se confondit. Cette guerre peu connue vit mobiliser des forces immenses pour l’époque, se solda par des pertes humaines et matérielles énormes, fut un désastre pour la Grande-Bretagne, et n’aboutit qu’au retour au statu quo ante bellum.

Sommaire

L’« asiento » et la détérioration des relations hispano-britanniques

Une frégate espagnole remorquant une prise britannique.

Les Espagnols ne pratiquaient pas la traite des noirs (achat, transport, et revente des esclaves) mais, vu l’étendue de leur domaine colonial, achetaient un nombre considérable d’esclaves d’origine africaine. Aussi l’asiento (le monopole de la traite des noirs) était-il concédé à une nation étrangère : France, Portugal, ou Grande-Bretagne. Lors de la signature du traité d'Utrecht, l’asiento pour les colonies espagnoles fut concédé à la Grande-Bretagne, pour une période de 30 ans. Par ailleurs, l’importation de marchandises britanniques dans les colonies espagnoles était sévèrement contingentée. Un seul navire de marchandises britanniques (le navio de permiso) pouvait venir décharger, une fois par an. Cette semi-autorisation, et l’avidité de la South Sea Co. (qui avait le monopole de la traite), des contrebandiers indépendants, et aussi de la haute société créole pour les produits manufacturés d’origine britannique entraîna le développement de la contrebande. Pour lutter contre ce trafic, il fut convenu (au traité de Séville de 1729) que tout bateau espagnol, même appartenant à un armateur privé, pouvait faire office de garde-côte, et inspecter tout bateau de commerce britannique croisant dans les eaux espagnoles. Ce "droit de visite", et la confiscation des marchandises de contrebande qui s’ensuivait souvent, révulsait les Britanniques, qui criaient au piratage, et réveillait le vieil antagonisme datant de l’époque élisabéthaine.

En 1731 un navire contrebandier britannique, le Rebecca, fut ainsi arraisonné dans les eaux espagnoles. Le capitaine espagnol, nommé Julio Leon Fandino saisit au collet le capitaine anglais, Robert Jenkins, lui trancha une oreille, et lui dit :

« Porte-la à ton roi, et dis-lui que je lui ferai la même chose si je le vois par-ici ! ».

Cependant, en Grande-Bretagne, industriels et commerçants cherchaient à élargir les débouchés pour leurs produits manufacturés issus de la révolution industrielle naissante, et le désir d’hégémonie britannique sur tout le bassin atlantique se renforçait.

Voltaire, après avoir décrit l'asiento et le navio de permiso dans son Précis du siècle de Louis XV (chapitre 9), analyse la montée de la tension en Grande-Bretagne (chapitre 27), sous l'action du lobby industriel qui prétend n'être préoccupé que de l'équilibre des forces européennes : « cette balance, bien ou mal entendue, était devenue la passion du peuple britannique ; mais un intérêt plus concret était le but du ministère de Londres. Il voulait forcer l'Espagne à partager le commerce du Nouveau Monde ».

En 1736, José Patiño Rosales, ministre rigoureux et intègre qui gouvernait l'Espagne depuis 10 ans et exerçait un rôle de modérateur auprès du roi Philippe V d'Espagne, mourut. La querelle put alors s'envenimer. Une ultime tentative de conciliation échoua à la Conférence du Prado en 1738.

En 1739, huit ans après l’incident de la Rebecca, le parti belliciste et les parlementaires tories (parti d’opposition au premier ministre whig Robert Walpole), ourdirent une manœuvre : ils appelèrent Jenkins à comparaître devant la Chambre des communes.

Jenkins raconta son histoire, demanda justice et montra le bocal à cornichons contenant son oreille. Les parlementaires unanimes poussèrent un cri d’indignation , invoquèrent le casus belli, rappelèrent que l'armada espagnole avait été défaite par la Royal Navy en 1718 au Cap Passaro, exigèrent que l’honneur britannique soit lavé de l’insupportable affront. Walpole, qui était partisan de la paix, fut forcé de déclarer la guerre à l’Espagne, le 23 octobre 1739.

La première attaque britannique (22 novembre 1739)

L'attaque de Porto Bello par Vernon
Article détaillé : Destruction de Porto Bello.

La première cible britannique fut Porto-Bello, petit port de la Nouvelle Grenade (actuellement au Panama), et non le grand port de La Havane, d’où partaient les gros galions chargés de métaux précieux, et qui était donc trop bien défendu. Six vaisseaux de ligne sous le commandement de l’amiral Edward Vernon écrasèrent la bourgade mal défendue et prise au dépourvu, qui fut ensuite mise à sac. Ce coup d’essai (une des premières applications de la « politique de la canonnière ») fut déclaré « victoire » et célébré sans retenue en Grande-Bretagne : on frappa des médailles commémoratives, rebaptisa « Portobello Road » le boulevard Green Lane où se tenait un marché de fripes bien connu des Londoniens, chanta pour la première fois God save the King en présence du roi George II, lors d’un banquet offert en l’honneur de l’amiral Vernon. La conquête de l’empire colonial paraissait assurée et le nationalisme triomphait, exacerbé par les nouvelles gazettes où abondaient les caricatures ridiculisant les Espagnols et les gravures prenant à témoin les mânes de Cavendish, Raleigh et Drake.

Bombardement des forts de Porto Bello par la flotte de Vernon, le 22 novembre 1739 (Samuel Scott (1702-1772))

Cependant les Espagnols cherchaient une parade aux attaques britanniques : ils mirent en alerte leurs troupes coloniales et renforcèrent les défenses de leurs ports. Ils réorganisèrent aussi leur acheminement des métaux précieux : au lieu de centraliser le transport dans les grands ports de Vera Cruz, Cartagène et surtout La Havane, et d’utiliser de gros galions, ils chargèrent de nombreux petits bateaux dans plusieurs petits ports. Pour desservir leurs colonies du Pacifique, ils prirent la route maritime du Sud, par le cap Horn, au lieu de traverser l’isthme de Tehuantepec (de Vera Cruz à Acapulco) par les chemins muletiers.

Le tour du monde du Commodore Anson

(voir l'article détaillé : Voyage du Commodore Anson)

Encouragée par le succès du raid sur Porto Bello, la Grande-Bretagne voulut harceler également les colonies espagnoles du Pacifique, et réitérer un profitable exploit : la capture du « galion de Manille ». Elle confia au commodore George Anson, aristocrate bien en cour et habile marin, le commandement d'une flotte composée du navire de ligne HMS Centurion (de 60 canons et 400 hommes d'équipage), de quatre frégates, d'un sloop, et de deux navires de transport (pour les apparaux de rechange, les armes et munitions des marines, les provisions, et des marchandises "Made in England" qui devaient servir de monnaie d'échange).

L'escadre leva l'ancre en septembre 1740, trop tard dans la saison pour doubler le cap Horn pendant l'été austral. Elle essuya là-bas une série de terribles tempêtes. Deux frégates (la Pearl de 40 canons, et la Severn de 50) furent désemparées au point de devoir retourner vers la Grande-Bretagne.

Lord George Anson.

Plus tard, dans les « quarantièmes rugissants », alors que l'escadre tirait des bords contre le vent pour chercher à s'élever dans l'Ouest, une autre frégate, la Wager (Défiante), de 28 canons, fut jetée à la côte du Chili. Les marins survivants, après s'être mutinés , abandonnérent leur capitaine et ses officiers , et quelques uns parvinrent à revenir dans l'Atlantique à bord d'une embarcation de fortune . Les officiers furent recueillis par les indiens alakalufs, puis capturés par les Espagnols et internés aux iles Chiloé. Un jeune midship de la Wager, John Byron, rédigea une récit de ces aventures.

Après avoir manqué se jeter sur le Cap Noir car on pensait s'être assez élevé dans l'Ouest , l'escadre continue à s'éloigner du Horn , puis mêt cap au Nord . Une tempête disperse les navires , qui arrivent en ordre dispersé aux îles Juan Fernandez en juin 1741. Les navires sont en piteux état, comme les hommes; il ne reste d'ailleurs que 335 hommes sur les 1900 jack-tars (Jack-le-goudron) qui prirent la mer en septembre 1740. Les causes de cette hécatombe sont : le scorbut (qui ouvre la porte aux infections diverses), la mauvaise qualité de l'eau et de la nourriture (qui sont de plus rationnées), le manque d'hygiène et la promiscuité, les dures conditions de vie à bord, le surmenage également, car les effectifs sont réduits.

Au mouillage sur Isla Mas-a-tierra, la plus à l'Est des Îles Juan-Fernandez, les rescapés reprennent des forces, puis entament les réparations qui vont bon train. On marche à pied (la grotte de Selkirk[1] fut notamment un but d'excursion), on collecte des vivres frais, on pêche, on chasse éléphants de mer et chèvres. Les autres navires de l'escadre, rescapés du Horn, finissent par arriver en piètre état à Juan-Fernandez. La frégate Gloucester, en particulier tourne pendant un mois autour de l'île sans pouvoir en approcher suffisamment pour y jeter l'ancre, tant son équipage est décimé.

Quittant Juan-Fernandez, les navires à peu près réparés avec leurs équipages requinqués remontent vers le Nord, dans le sillage des corsaires d'Élisabeth Ire, puis longent la côte du Pérou. Anson surprend et met à sac (14 & 15 novembre 1741) la petite ville côtière de Païta (près de l'actuelle frontière entre le Pérou et l'Équateur). Il monta ensuite la garde devant Acapulco en attendant le passage du galion de Manille, mais en vain : les Espagnols le retiennent à quai.


Avant de mettre cap à l'Ouest avec le Centurion et la Gloucester pour traverser le Pacifique, Anson a abandonné plusieurs navires qui étaient en trop mauvais état, et dont l'équipage était devenu trop insuffisant : en particulier le sloop Tryal (Essai), le bateau de transport (un pink nommé Anna), et des navires de prise, dont un gros marchand espagnol qui avait été rebaptisé Prise du Tryal. Ensuite, la Gloucester fait eau au point qu'elle doit être abandonnée. C'est le Centurion, seul, manœuvré par les hommes transférés des autres bateaux, qui traverse le Pacifique : près de couler car il a une grosse voie d'eau, son équipage décimé par le scorbut, il arrive à Tinian, une petite île de l'Archipel des Ladrones (les Mariannes), oû l'équipage peut se raffraichir.

Le Centurion reprend ensuite sa route vers l'ouest, et arrive à Macao, et Anson doit négocier âprement avec les Chinois pour obtenir des provisions et faire caréner et réparer son navire. Il annonce ensuite son départ pour l'Europe, mais en fait repart croiser le long des côtes des Philippines, à l'affût du « galion de Manille » . Près du cap Espiritu Santo, le Centurion finit par rencontrer le galion. La Nuestra Senora de Covadonga se rend après un combat bref mais meurtrier (20 juin 1743) : Anson a refusé le combat à l'abordage auquel les Espagnols s'attendaient, et a utilisé la puissance et la précision de son feu pour écraser l'ennemi.

Anson retourne à Macao, obtient à nouveau des Chinois de quoi s'armer pour le long cours, vend le galion et sa cargaison, ne garde que le plus précieux du butin, et repart en toute hâte vers l'Ouest : il doit passer avant que la nouvelle de la prise du galion n'atteigne Madrid et la France. Chargé de richesses jusqu'aux écoutilles (rien qu'en argent, les Britanniques ont pris sur le galion près d'un million et demi de grosses « pièces-de-huit » en argent, valant chacune huit réaux espagnols) le Centurion taille sa route, relâche au Cap, double le cap de Bonne-Espérance le 11 mars 1744, remonte l'Atlantique en se jouant de la chasse franco-espagnole, et touche la Grande-Bretagne, sous les ovations et le grand pavois, le 15 juin 1744.

Capture de la Nuestra Señora de Covadonga (Samuel Scott (1702-1772))

Le butin du galion est porté en triomphe, Anson le circumnavigateur est couvert d'honneurs, reçu par le roi George II, adulé par la presse qui l'égale à Sir Francis Drake. Son exploit occulte les pertes humaines et matérielles (plus de 1700 personnes, 90% des équipages, sept navires sur huit), et aura pour conséquences d'intensifier l'activité des corsaires français et espagnols des deux côtés de l'Atlantique, faisant pâtir le commerce britannique. Quant au partage de l'énorme butin rapporté, il aurait pu se faire facilement, puisqu'il ne reste que 188 survivants, mais il donnera lieu à d'âpres disputes devant les tribunaux. Finalement chaque homme d'équipage survivant touchera pour sa part de prise environ 300 £ (environ 45 000 livres sterling actuelles). Le commodore Anson recevra 91 000 £ (plus de 14 000 000 de livres actuelles); il pourra faire rénover le château familial, se faire élire député (de 1744 à 1747). Il sera nommé vice-amiral après sa victoire au cap Finisterre, élevé à la pairie, deviendra Premier Lord de l'Amirauté (1752-1762), et travaillera à renforcer et réorganiser la Royal Navy. Son action permettra à la Grande-Bretagne de devenir par la suite la première puissance maritime du monde.

En 1748 parut A voyage around the world, la relation de la circumnavigation d'Anson, rédigée par son chapelain Richard Walter. L'ouvrage, sobre, précis et objectif, sera très apprécié et aura un impact certain, tant dans le milieu maritime (il révèle de nombreuses notions nouvelles, donne des vues des aterrages et des cartes des mouillages, et confirme les théories de Edmond Halley sur la déclinaison magnétique) - que dans le milieu littéraire de l'époque (il promut le mythe du bon sauvage).

L’aide française

Elle fut demandée par l’Espagne, qui invoqua les clauses du Pacte de famille (1733). Le cardinal Fleury envoya en 1740 aux Caraïbes une escadre de 22 navires de guerre, sous l’amiral d’Antin. Mais les Français, affaiblis par les maladies tropicales et manquant d’approvisionnement, restèrent le plus souvent en rade de Saint-Domingue, à peu de distance de la Jamaïque. Les ordres reçus par d'Antin n'étaient d'ailleurs pas de livrer bataille à la Royal Navy, mais d'aider les Espagnols. Objectif réussit car Vernon, inquiet, dû diviser ses forces pour se prémunir d'une éventuelle attaque française. La tension franco-anglaise fut très vive. Une corvette française fut saisie près de Saint-Domingue et un petit groupe de vaisseaux fut attaqué (sans succès) par les Anglais qui disaient les avoir confondu avec des bâtiments espagnols. La rupture définitive entre la France et l'Angleterre n'intervient qu'en 1744, avec la guerre de Succession d'Autriche.

Sur le continent Nord-Américain

Les opérations à Bloody Marsh et Gully Hole Creek

Espagnols et Britanniques s'affrontèrent aussi à la frontière de la Floride (colonie espagnole) et de la Géorgie (colonie britannique portant le nom du roi britannique) où eut lieu une série d'escarmouches indécises, menées avec l'aide des tribus indiennes et des colons. D'ailleurs les Britanniques mettront fortement leurs colons à contribution : un contingent d'entre eux, attiré par l'or espagnol, sera recruté en Virginie et en Vermont lors de l'expédition contre Cartagène. Des 3 000 qui partiront, bien peu reviendront. En Amérique, les Britanniques occupèrent la localité de Saint-Augustine, puis repoussèrent la contre-attaque espagnole à la bataille de Bloody Marsh ("Marécage sanglant") en 1742. La Floride changea de mains plusieurs fois, et sera finalement plus tard échangée par les Espagnols contre les villes de La Havane et de Manille, que les Britanniques réussissent à occuper à la fin de la Guerre de Sept Ans. Elle ne restera d'ailleurs britannique que de 1763 à 1781, les Espagnols commandés par le gouverneur Galvez la reprenant pendant la guerre d'indépendance américaine.

L’affrontement majeur : le siège de Cartagène-des-Indes

Attaque de Carthagène
Article détaillé : Siège de Carthagène des Indes.

Cartagène (aujourd'hui en Colombie) était avec Vera-Cruz et La Havane l'un des trois grands ports d'où étaient exportés les métaux précieux vers l'Espagne. La Grande-Bretagne décida de frapper un grand coup en mars 1741, en prenant la ville et en en faisant un port britannique. Des moyens techniques et humains énormes furent mis en œuvre à partir de La Jamaïque: 186 navires (dont 29 vaisseaux de ligne), portant 2 620 canons, amenaient à pied d'œuvre 31 000 hommes[2] (15 400 marins de la Royal Navy, 2 000 fantassins, 6 000 hommes de l'infanterie de marine, 5 000 marins de commerce, 3 000 soldats coloniaux et 1 000 noirs recrutés dans les plantations). La ville n'était défendue que par 6 vaisseaux de ligne et 3 300 hommes : 1 100 fantassins, 400 hommes de l'infanterie de marine, 300 miliciens, 600 marins, 600 archers indiens et 300 macheteros (esclaves noirs coupeurs de canne, armés de leur machette). La partie semble donc jouée d'avance.

L'amiral Edward Vernon

Mais l'expédition britannique souffrait de deux handicaps notables. D'ordre logistique tout d'abord : il était très difficile d'entretenir et d'approvisionner à grande distance une armée et une flottes aussi énormes, surtout sans point d'appui ni chantier naval ni ressources à terre. Par ailleurs, leur commandement bicéphale fut un gros handicap pour les Britanniques : la mésentente régnait entre l'amiral Vernon, commandant de la flotte, et Wentworth, commandant les forces d'invasion.

Après avoir intensivement bombardé Cartagène pendant deux semaines, les Britanniques lancèrent, le 5 avril 1741, leurs vagues d'assaut : des centaines de chaloupes déversèrent les assaillants sur les plages, ainsi que de l'artillerie légère, pour attaquer la position avancée de Boca Chica. Elle tenait le chenal d'entrée dans la lagune et était défendue par ses batteries et les six vaisseaux de ligne espagnols. Les Espagnols défendirent leurs casemates avec acharnement, puis reculèrent en combattant pied-à-pied, pendant que deux de leurs vaisseaux se sabordaient et bouchaient le chenal. L'élan des Britanniques fut brisé, l'assaut tourna court. L'ordre vint de se rembarquer pour se regrouper et pénétrer ultérieurement dans la lagune. La deuxième tentative d'attaque frontale, du côté de la mer, fut couplée avec une attaque de diversion, menée du côté terre. Elles échouèrent toutes deux, les Britanniques perdant 600 hommes.

Blas de Lezo

La tactique élaborée par le commandant espagnol, Don Blas de Lezo, se montra donc efficace : il avait décidé de maintenir une défense élastique autour de Cartagène en attendant le début de la saison des pluies, qui devait commencer début avril, et qui désorganiserait à coup sûr l'armada britannique. Don Blas de Lezo, vieux stratège expérimenté et tenace (militaire de métier, perclus de blessures de guerre, borgne, manchot et unijambiste, il avait été affectueusement surnommé Medio-hombre, le « Demi-homme » par ses hommes) tirait parti de tout. Le terrain l'aiderait : il savait que les plages basses de sable mou, les marécages, les roselières et la lagune peu profonde allaient freiner le déploiement de l'artillerie débarquée, les évolutions de masse de l'infanterie britannique et l'accès des bateaux ennemis. Il prévoyait que les Britanniques éprouveraient rapidement de grandes difficultés à approvisionner leurs troupes et leurs équipages, et à entretenir leurs bateaux. Il savait que, une fois les pluies tropicales arrivées, la chaleur, l'humidité saturante, les moustiques, l'insalubrité d'un camp improvisé inondé de trombes d'eau, la boue paralysant l'artillerie et les fantassins britanniques lourdement équipés, et par là-dessus la survenue d'épidémies de maladies tropicales seraient les meilleurs alliés des Espagnols.

En effet, face à une garnison espagnole bien à l'abri derrière ses remparts récemment rénovés, habituée au climat et soudée derrière son chef par la discipline et l'intérêt commun, le corps expéditionnaire britannique ne tarda pas à offrir un spectacle affligeant: vaisseaux mal entretenus ou à l'abandon faute de personnel, troupiers affamés, malades, démoralisés (les pertes furent en moyenne de près de 300 hommes par jour), commandement divisé face à des troupes elles-mêmes hétéroclites (allant des highlanders aux esclaves noirs), équipements aussi mal adaptés au climat que la plupart des hommes. Ainsi, les 3 000 colons du Vermont et de Virginie périrent presque tous de maladie[3].

Le pire fut cependant l'absence de coordination dans le commandement, due aux conflits entre l'amiral Vernon et le général Wentworth. Ainsi, quand ce dernier voulut lancer un assaut général contre Carthagène, l'amiral lui refusa l'appui-feu des canons de ses navires: à cause des haut-fonds de la lagune, ils ne pourraient, disait-il, s'approcher assez des murailles pour assurer leur tir uniquement sur les défenseurs. Un assaut, lancé dans la nuit du 14 avril 1741, échoua parce que les échelles étaient trop courtes : les assiégés tirèrent à bout portant dans la masse d'assaillants empêtrés dans les douves au pied des remparts, puis sortirent en furie et massacrèrent tous les survivants.

Quand les pluies s'intensifièrent, le camp fut transformé en bourbier. Les Britanniques décidèrent de replier tout le monde sur les bateaux. Mais là, la promiscuité et le manque d'hygiène firent s'étendre les maladies. Finalement, à la mi-mai 1741, au bout de 67 jours, devant la démoralisation générale et les énormes pertes (18 000 hommes) dues moins aux combats qu'à la famine et aux maladies (scorbut, gangrène, tuberculose, dysenterie, paludisme, fièvre jaune), les Britanniques complètement groggy[4] décidèrent d'abandonner le siège et de rentrer à La Jamaïque. Ils furent même obligés d'incendier et de couler 50 de leurs navires, trop délabrés et trop pauvres en hommes pour les manœuvrer.

Cependant, en Grande-Bretagne, la nouvelle d'une écrasante victoire était parvenue alors que les Espagnols résistaient encore tenacement dans la citadelle et le fort San Felipe de Barajas. Comme en 1739, la Cour exulta, des médailles commémoratives furent frappées, la presse se répandit en louanges, des gravures montrèrent entre autres allégories Don Blas de Lezo en soldat ingambe agenouillé devant Lord Vernon. Toute l'euphorie retomba à l'annonce du désastre, le roi George II interdit qu'on mentionne désormais Carthagène. L'amiral Vernon ne rentra pas immédiatement en Grande-Bretagne: il préféra laisser l'émotion retomber et prit son temps pour rédiger un rapport dans lequel il rejetait toute la responsabilité du désastre sur Wenworth. Celui-ci, pour essayer de se racheter, se lança dans une tentative d'invasion de Cuba : le débarquement à Guantanamo (18 juillet 1741), qui fut à nouveau un échec total.

Les résultats du conflit

La nouvelle du désastre fut occultée en Grande-Bretagne dans un premier temps, puis fut noyée dans l'annonce du début de la Guerre de Succession d'Autriche. À partir de 1742, la lutte entre l'Espagne et la Grande-Bretagne se déplaça vers l'est, mais la Royal Navy affaiblie ne put assumer son rôle en Méditerranée qu'avec retard : 25 000 soldats espagnols purent ainsi être transférés en Italie.

La mer des Caraïbes restait espagnole, et la Grande-Bretagne le vit bien en 1776, pendant la Guerre d'Indépendance Américaine, quand Bernardo de Galvez, gouverneur de la Louisianne , fondateur de Galveston, s'appuyant sur les places fortes du Golfe du Mexique paralysa son action dans le Sud de l'Amérique du Nord. Le transfert des métaux précieux continuait, la réputation des Espagnols sortait grandie du conflit, qui n'avait été pour la Grande-Bretagne qu'un désastreux coup d'épée dans l'eau.

Le retour au statu quo ante fut entériné par le Traité d'Aix-la-Chapelle (1748). L'Espagne laissa même l' asiento et le navio de permiso à la Grande-Bretagne, qui lui revendit d'ailleurs deux ans plus tard le reliquat de ses droits pour la somme de 100 000£ au Traité de Madrid de 1750.

Cependant, la Grande-Bretagne allait poursuivre avec sa ténacité proverbiale sa course à la suprématie maritime et coloniale : la guerre de Sept Ans (1756-1763), en plus de nombreuses possessions françaises, lui apportera l'occasion de se venger de l'Espagne alliée des Français. Elle prendra enfin La Havane et Manille, mais, devant l'impossibilité de réduire les îles de Cuba et des Philippines, elle échangera ces deux capitales contre la Floride.

Caricature britannique

La Royal Navy reconquerra tardivement son prestige face à la flotte espagnole : victoires navales britanniques du cap Saint-Vincent, de la baie d'Algéciras (1801), du cap Finisterre et de Trafalgar (1805), avant l'opération d'invasion des colonies espagnoles d'Amérique du Sud (1806-1807) qui sera le dernier conflit entre le Royaume-Uni et l'Espagne coloniale (et sera d'ailleurs encore un échec pour les Britanniques).

Cette guerre « de l'oreille de Jenkins », lancée sur un prétexte dérisoire par le lobby impérialo-mercantile britannique débuta sur fond de traite des Noirs et contrebande, entraîna d'énormes pertes matérielles et humaines (29 000 morts au moins) et se solda par un retour au statu quo ante bellum. Seul le spectaculaire périple de Anson fut un léger succès nautique. Si l'on cherche les bénéficiaires de cette guerre, on ne voit guère que les fabricants de médailles et la jeune presse britannique. Ses caricaturistes, graveurs, écrivains, libellistes et pamphlétaires trouvèrent là l'occasion d'exalter le nationalisme britannique, mais jetèrent aussi les fondations d'un puissant contre-pouvoir démocratique. Finalement, c'est la gouaille populaire qui eut le dernier mot : comme les Français purent dire qu'ils s'étaient battus « pour le roi de Prusse », les Britanniques, en surnommant par dérision ce conflit « guerre de l'oreille de Jenkins » sous-entendirent qu'ils n'avaient pas gagné dans cette affaire plus que la valeur d'un petit bout de cartilage.

Notes et références

  1. Alexander Selkirk, matelot qui fut marooned (abandonné par punition) sur Juan-Fernandez par Dampier. Il y vécut seul de 1704 à 1709, et son aventure inspira des récits, et en particulier le roman réaliste " La vie et les étranges aventures de Robinson Crusoë" de Daniel Defoe, qui parut en 1720 et connut un grand succès.
  2. Pour revoir un opération amphibie de pareille ampleur, il faudra attendre le débarquement allié en Normandie.
  3. Un des chefs des colons virginiens, Lawrence Washington, demi-frère de George Washington, survécut au siège de Cartagène, et aux épisodes ultérieurs (débarquement sur Cuba, combats en Géorgie...) de la Guerre de l'Asiento.
  4. Edward Vernon, qui était toujours vêtu d'un habit de gros-grain(soie côtelée) fut surnommé Grogg dans la Royal Navy. C'est lui qui institua plus tard l'usage de diluer avec de l'eau et du jus de citron la ration de rhum à laquelle les marins avaient droit, ce qui fut en somme plutôt bénéfique.

Sources

  • Articles Wikipédia en anglais et espagnol sur " Guerre de l'oreille de Jenkins" - Siège de Carthagéne" - "Anson"- etc.
  • Dictionnaire Larousse 6 vol. - Encyclopédie Larousse 20 vol.


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Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Guerre de l'oreille de Jenkins de Wikipédia en français (auteurs)

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