Serpent dans la culture

Serpent dans la culture
Vishnu chevauchant Garuda

En Inde et dans toutes les régions avoisinantes, depuis laube de la civilisation indienne, le serpent joue un rôle-clé, et fait lobjet dune grande vénération et des cultes les plus divers ; et le bouddhisme comme le jaïnisme lont même adopté comme symbole.

Les adeptes de Vishnu attribuèrent aux serpents une auréole maléfique et les firent affronter Krishna, ou encore Garuda, loiseau-monture de Vishnu. Le frère lui-même de Krishna, Baladeva (ou Balarama) est censé être une incarnation de Ananta, le grand serpent sur lequel repose Vishnu. Et que ce soit sous la forme du cobra lové autour de Shiva ; dAnanta ou de Shesha, le serpent originel ; de Kaliya, le serpent géant vaincu par Krishna; de la Kundalini du tantrisme ; ou des Naga, mi-serpent mi-humains vénérés avant même les Aryens ; le serpent joue un rôle primordial dans la mythologie indienne.

Mais il est intéressant de voir la place également importante quil occupe dans la symbolique.

Sommaire

Cultes et festivités

Près de Madras, à Mahabalipuram, un lingam (symbole phallique de Shiva) de pierre mesurant 3 mètres est gardé depuis 13 siècles par un cobra à sept têtes. Dans les cultes populaires, le cobra tient une grande place et son effigie orne souvent les pierres appelées Gramadevata, ou divinités du village, placées sous les banyans. Ainsi, au début de la saison des pluies, dans le Rajasthan, au Bengale et au Tamil Nadu, on lui rend chaque année un culte particulier, en offrant du lait et de la nourriture aux serpents. Le Naga-panchami est le nom de cette fête célébrée le cinquième jour après la pleine lune ouvrant le mois de Shravan (juillet-août). C'est le seul jour de l'année l'on ne craint pas de rencontrer un serpent.

A Battis Shirale, dans le Maharashtra, cette fête prend même les proportions dun grand festival, personne ne craint les serpents censés être pacifiques ce jour- (rappelons quune morsure de cobra attaque le système nerveux et paralyse le système respiratoire jusquà la mort).

Naga et cobras

Daprès lhistorien indianiste Louis Frédéric, les serpents sont dans la plupart des croyances locales des génies du sol, des esprits chtoniens (cest-à-dire associés à la terre et au bas, contrairement aux esprits célestes) possédant la terre et ses trésors. Mais à lencontre de toutes les autres catégories de serpents (sarpa), les cobras sont ceux qui animent le plus les mythologies indiennes, ils sont divinisés et munis dune véritable personnalité. Ainsi sont-ils très souvent associés au culte de Shiva, qui dans certaines de ses représentations en tient un enroulé sur lun de ses bras gauches. Et dans ces représentations, les cobras ne sont autres que les naga, divinités chtoniennes au buste humain et au corps de serpent et considérées comme des esprits des eaux dans tous les folklores de lAsie, notamment en Extrême-Orient ils sont figurés par les dragons. En fait, dans liconographie traditionnelle indienne, les naga sont généralement représentés avec une tête humaine munie dun capuchon de cobra. Ils peupleraient les patala, régions souterraines des enfers, gardant les trésors du sous-sol. En compagnie de leurs femelles, les nagini (particulièrement réputées pour leur grande beauté), ils sadonneraient à la poésie. Car les naga passent pour être dexcellents poètes. Ils sont même considérés comme les princes de la poésie : censés avant tout être les maîtres des nombres, ils seraient donc, de ce fait, passés tout naturellement maîtres dans lart de la métrique poétique. Et sils sont également les princes de larithmétique, cest, comme le dit la légende, parce quils sont au nombre de mille. Autrement dit, par leur fécondité extrême, les naga symbolisent la multitude indénombrable. Et comme la métrique cest aussi et surtout la régulation du rythme, ils sont quelquefois mis en association avec le rythme des saisons et des cycles du temps.

Le cobra, quant à lui, est un long serpent, ses dimensions variant de un mètre à un mètre cinquante.

Et cest par allusion à cette longueur considérable que les hindous lont rangé parmi les démons appelés mahonaga (grands serpents). Mais cest le cobra royal (qui mesure jusquà 2 mètres) que lon a choisi tout naturellement pour diriger la tribu.

Plusieurs noms lui ont été donnés en tant que roi des naga : Vâsuki, Muchalinda, Muchilinda, Muchalinga, Takshasa, Shesha, etc., auxquels de nombreux mythes sont attachés. Par exemple, dans la mythologie brahmanique, cest sous le nom de Vâsuki que le roi des naga aurait été utilisé par les deva (les dieux) et les asura (les anti-dieux) comme corde pour faire tourner le Mont Meru sur son axe, afin de faire baratter la mer de lait et en extraire le nectar de limmortalité, lamrita. Autre exemple, une légende bouddhique veut que le roi Muchilinda ait protégé de la pluie et des inondations le Bouddha, alors en profonde méditation, en lui faisant un haut siège de ses anneaux repliés et en formant un abri de son capuchon à sept têtes de cobras.

Shesha

Mais le nom qui revient le plus fréquemment est celui de Shesha. Figuré quelquefois comme un être à sept têtes de serpent, celui-ci est représenté le plus souvent comme un serpent à mille têtes. Et cest pourquoi le terme de Sheshashirsha (tête de Shesha) signifie bien souvent mille en tant que mot-symbole numérique. Selon sa propre étymologie, Shesha, cest le vestige, celui qui reste (à la suite de la destruction de lunivers). On lappelle dailleurs Adi Shesha (de Adi, commencement). Car Shesha, cest aussi et surtout le serpent originel, de lunion de Kashyapa et Kadru (limmortalité). Et comme il avait épousé Anantashirsha (la tête dAnanta), cest-à-dire le «commencement de léternité», Shesha, selon les cosmologies et mythologies indiennes, est donc ainsi devenu à la fois le fils de limmortalité, le vestige des univers détruits et le germe de toutes les créations futures.

Ananta

Le roi des naga représente ainsi la nature primordiale, la durée sans limite de léternité et limmensité sans bornes de linfini. Shesha nest donc autre quAnanta : cet immense serpent flottant sur les eaux primordiales du chaos originel et de l’«océan dinconscience», et sur les anneaux duquel Vishnu, couché, se repose entre deux créations du monde ; cest que ce dernier donne naissance à Brahma qui surgit de son nombril.

Kaliya vaincu par Krishna

Mais Ananta, cest aussi le grand prince des ténèbres. Chaque fois quil ouvre sa gueule, un tremblement de terre se produit. Et cest bien lui qui, à la fin de chaque kalpa (cycle cosmique de 4 320 000 000 dannées), provoque, en crachant, le feu destructeur de toute création de lunivers. Or, Ananta, cest également Ahirbudhnya (ou Ahi Budhnya), le fameux serpent des profondeurs de locéan qui, selon la mythologie védique, serait des eaux sombres. En plus de génie du sol et desprit chtonien possédant la terre et ses trésors, le serpent apparaît donc ainsi comme un esprit des eaux (aptya) vivant dans les mondes inférieurs (patala).

A leur manière, certains mythes indiquent clairement cette ambivalence de la nature du reptile, comme la légende qui rapporte lhistoire de Kaliya, le roi des naga de la rivière Yamuna ; cest un serpent à quatre têtes aux proportions monstrueuses, qui, vaincu par Krishna, alors âgé de cinq ans seulement, était allé se réfugier dans les profondeurs de locéan.

Dans ce mythe, il faut noter cette allusion aux quatre têtes du roi des naga, alors que celui-ci, sous le nom de Muchalinda, est souvent muni de sept capuchons de cobra (concept exporté et fermement institué au Cambodge), lorsquil ne sagit pas des mille têtes dAnanta.

Symbolique numérique

Le choix de ces attributions numériques nest certainement pas au hasard. En fait, dans ces allégories, les sept têtes de Muchalinda représentent le royaume souterrain des naga, chacune étant associée à lun des sept enfers qui constituent les mondes inférieurs. Inverses des mondes supérieurs, les Enfers se situeraient en effet juste en dessous du Mont Meru, le centre de lunivers, composé lui-même de sept faces, orientée chacune vers lun des sept océans (saptasagara) et vers lune des sept îles-continents (sapta dvipa).

Il est donc fait appel ici au caractère essentiellement céleste du symbole ainsi mis à contribution : Muchalinda nétait autre en effet que le serpent originel, celui- même qui aurait engendré la nature primordiale. Car le Mont Meru, montagne mythique et sacrée des religions indiennes, qui se trouve ainsi associé symboliquement au nombre sept, reçoit ses feux précisément de létoile polaire (α Ursae Minoris), la dernière des sept étoiles de la Petite Ourse, située exactement sur la même ligne que cet «axe du monde».

Les quatre têtes de Kaliya représentent, en revanche, la nature essentiellement terrestre de lespèce rampante. Et on sait que dans la pensée mystique indienne, la terre correspond symboliquement au nombre quatre, celle-ci étant en effet mise en correspondance avec le carré, lui-même associé aux quatre points cardinaux. Par contre, les mille têtes de Shesha-Ananta symbolisent à la fois la multitude indénombrable et la durée éternelle.

Quant à la lutte évoquée plus haut entre Krishna et le roi des naga, elle est elle-même lexpression mystique de la rivalité entre lhomme et le serpent. Or, cette dualité homme-serpent est justement exprimée dune manière très symbolique dans la littérature védique (notamment dans le Chhandogya Upanishad), Krishna, le Noir, non encore divinisé, est un simple érudit ou encore un asura (cest-à-dire un anti-dieu). Mais dès lors quil est rangé parmi les divinités du panthéon hindou, il devient la huitième incarnation (avatar) de Vishnu, avant même de devenir le bienfaisant protecteur de lhumanité.

Mais cette dualité sexprime aussi de manière numérique, car le rang attribué à Krishna en tant quincarnation de Vishnu est égal à 8, soit exactement la valeur mystique du naga. Le naga, on la vu, est en effet considéré non seulement comme un génie du sol, un esprit chtonien possédant la terre et ses trésors, mais aussi et surtout comme un symbole aquatique ; cest un esprit des eaux vivant dans les enfers. Or, la terre a 4 pour valeur symbolique. Et comme dans la pensée mystique indienne, leau (en sanskrit : jala) a également pour valeur 4, lambivalence du serpent sexprime donc bien par la relation : naga = terre + eau = 4+4=8. Cette valeur se trouve confirmée par le fait que les naga se reproduisent par couples et évoluent toujours en compagnie des nagini leurs femelles ; ce qui donne bien le nombre 8 comme résultat de la multiplication symbolique de 2 (le naga et sa nagini) par 4 (la terre ou leau). Et cest pourquoi la désignation générique de cette espèce est devenue un mot-symbole de valeur numérique égale à 8.

Symbolique cosmogonique

Mais en plus de son caractère terrestre, le serpent symbolise aussi et surtout la nature primordiale. En effet, «les enfers et les océans, leau primordiale et la terre profonde ne forment quune matière première, une substance primordiale, qui est justement celle du serpent. Esprit de leau première, il est lesprit de toutes les eaux, que ce soit celles du dessous, celles qui courent à la surface de la terre, ou celles du dessus». Ainsi le serpent est-il lié à la froide, gluante et souterraine nuit des origines : «Tous les serpents possibles, écrit Hermann von Keyserling, forment ensemble une unique multiplicité primordiale, une indénombrable chose primordiale, qui ne cesse de se détériorer, de disparaître et de renaîtreLe serpent symbolise donc la vie. En effet, quelle est donc cette chose primordiale sinon la vie dans sa latence, ou, comme le dit Keyserling, la couche de vie la plus profonde ? Elle est le réservoir, le potentiel d proviennent toutes les manifestations. «La vie des bas-fonds doit précisément se refléter dans la conscience diurne sous la forme dun serpent», ajoute cet auteur, et il précise : «les Chaldéens avaient un seul mot pour Vie et Serpent». Pour René Guénon, le symbolisme du serpent est effectivement lié à lidée même de la vie ; en arabe, le serpent se dit al hayyah, et la vie al hayat». Et dajouter, ce qui est capital, qual Hay, lun des principaux noms divins, doit se traduire non par le vivant, comme on le fait souvent, mais par le vivifiant, celui qui donne la vie ou qui est le principe même de la vie. Le serpent visible napparaît donc que comme la brève incarnation dun Grand Serpent invisible, causal et atemporel, maître du principe vital et de toutes les forces de la nature. Cest un vieux dieu premier et viscéral que nous retrouvons au départ de toutes les cosmogenèses, avant que les religions de lesprit ne le détrônent. Il est ce qui anime et ce qui maintient. Sur le plan humain, il est le double symbole de lâme et de la libido: «Le serpent, écrit Gaston Bachelard, est un des plus importants archétypes de lâme humaine

Chakras du tantrisme indien

On retrouve bien sûr les images dans les représentations cosmologiques et mythologiques indiennes. Ainsi, dans les doctrines tantriques, la Kundalinî est le serpent de Shiva, source de toutes les énergies (shakti) sexuelles et spirituelles censées se trouver lovées à la base de la colonne vertébrale, sur le chakra de létat de sommeil. Et lorsque celle-ci séveille, «le serpent siffle et se raidit, et lascension successive des chakras sopère : cest la montée de la libido, la manifestation renouvelée de la vie» (L.Frédéric). Dailleurs, du point de vue macroscopique, la Kundalini a pour homologue le serpent Ananta, qui enserre de ses anneaux la base même de laxe de lunivers. Associé à Vishnu et à Shiva, celui-ci symbolise en effet le développement et la résorption cyclique, mais, en tant que gardien du nadir, il est le porteur du monde dont il assure la constance et la stabilité. Mais Ananta, cest dabord et surtout le serpent de linfini, de limmensité et de léternité.

En fait, toutes ces significations ne sont quautant dapplications, dans un domaine déterminé, du mythe du Grand Serpent originel, qui exprime ainsi lindifférencié primordial. Il est considéré à la fois comme le début et la fin de toute manifestation. Et ce nest dailleurs pas un hasard si la langue sanskrite a choisi le mot Shesha, le reste, pour désigner le serpent Ananta, car le naga à mille têtes est pour les indiens le vestige des mondes disparus ainsi que le germe des mondes à venir. Et cest ce qui explique justement limportance tant accordée dans bon nombre de mythologies et de cosmologies à la signification eschatologique du serpent (antiquité dÉgypte, de Chine, de Grèce, du Mexique, etc.).

Il y aurait beaucoup à dire sur la mystique et la symbolique du serpent, qui ont ainsi constitué une constante de la pensée humaine, dont lanalyse pourrait à elle seule monopoliser plusieurs articles de ce genre. Disons simplement, pour nous résumer, que lespèce rampante est mise en relation, depuis toujours, avec les idées de ciel, de corps céleste, dunivers, de nuit des origines, de matière première, daxe du monde, de substance primordiale, de principe vital, de vie, de vie éternelle même, dénergie sexuelle ou spirituelle.

Ouroboros

Elle correspond aussi aux idées de vestige des créations passées et de germe des créations futures, de développement et de résorption cyclique, de longévité, de multitude indénombrable, dabondance, de fécondité, dimmensité, de totalité, de stabilité absolue, de mouvement ondulatoire sans fin, etc.

Autrement dit, depuis un temps immémorial et chez tous les peuples de la terre, le serpent, en plus des symboles terrestre et aquatique, incarne la notion même de linfini et de léternité. A tel point que la représentation simplifié (lové sur lui-même se mordant la queue) dAnanta (qui, rappelons-le, signifie littéralement qui na pas de fin), a même inspiré louroboros, notre propre symbole de linfini en mathématiques.

Au fait, peut-être même que le serpent qui tenta Ève en Éden était un cobra...

Sources

L. Frederic, H. Keyserling, G. Ifrah, G.V. Joshi, Echos de l'Inde, & personnelles

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