Abel Chrétien

Abel Chrétien

Abel Chrétien (La Mure, 1919Antibes, 1972) est un sculpteur français au cœur du Dauphiné. Sa carrière s'est essentiellement faite sur la Côte d'Azur. Ses bustes ont fait sa renommée aux quatre coins du monde. Artiste prolifique à la personnalité atypique, dune vivacité inouïe, cultivant parfois les projets les plus audacieux sans aucun esprit darrivisme, ce Murois a séduit par son talent des industriels et financiers américains, des membres du Gotha en villégiature sur la Côte dAzur. Pour toutes ces raisons, il est important de retracer la biographie de ce sculpteur que le Musée matheysin de La Mure cherche à tirer de l'oubli.

Sommaire

Une jeunesse muroise

Abel Raymond Chrétien naît le 9 juin 1919, rue du Nord à La Mure (plateau matheysin, sud-Isère). Ses parents sont Abel Léon Alexandre Chrétien ( au Gua en 1893) et sa mère Andréa Marie Brachon (née en 1894, fille dun électricien, Emile Brachon) ; tous deux exercent le métier de coiffeur. Le salon et le logement se situent au niveau de lactuel n°81 de la rue Jean Jaurès. Abel a une sœur aînée, Simone, qui tint une mercerie dans la rue du Breuil. Nous navons aucun élément sur lenfance du jeune Abel. Les ciseaux du salon ne lintéressent pas, il les préféra au singulier, pour le bois. Son adresse en dessin semble vite repérée par Victor Miard, professeur de dessin au collège de La Mure. Ce sculpteur, peintre, dessinateur, affichiste est pour lui « un mentor aussi dévoué quéclairé ». LÉcole des Beaux-Arts lui est destinée mais il soriente vers la filière professionnelle. « Le Babel », comme on le surnomme conformément aux usages locaux, a 20 ans quand il entre à la mine comme dessinateur-géomètre après un passage à lécole technique de Vaucanson à Grenoble. Lapprentissage de la rigueur du trait lui sera bénéfique toute sa vie. Sa voie au sein de ce qui est encore la Compagnie des Mines de La Mure est toute tracée. Mais nous sommes en 1939Le soldat Chrétien est appelé sous les drapeaux (Armée de lAir). Un article de Nice-Matin affirme : « démobilisé en 1942, il échappe de justesse au Service du Travail Obligatoire en sembauchant comme mineur de fond puis il sengage dans lArmée Secrète (Vercors) ». Abel Chrétien rentre, en effet, à la mine le 1er décembre 1942 mais délaisse vite le pic pour les armes. Quelques années plus tard, il a loccasion de rendre hommage à lun des Résistants isérois. La guerre finie, Abel retourne aux Houillères. Le dessin technique côtoie la fantaisie et Le Mineur, mensuel du CEHBD : Comité dEntreprise des Houillères du Bassin du Dauphiné, sillustre de ses dessins humoristiques graphiquement inspirés de La Famille Illico (traduction française de Bringing Up Father, Comic strip américain créé en 1913). A partir de 1948, il croque ses contemporains. Ses caricatures sont réunies dans deux recueils : Pigés ! et sa suite Flore de Trou-sur-Jonche (alias La Mure, bien sûr) un coin « fort éloigné de notre capitale matheysine » plaisante-t-il dans lannonce publicitaire. Mais si ses dessins lui ont procuré une certaine popularité, cest la sculpture qui va le consacrer.

Des débuts impressionnants

De temps à autre, Abel délaisse le crayon pour sadonner au volume, il commence par sculpter des animaux domestiques. En 1947, probablement à loccasion dun salon, notre mineur croise le grand sculpteur Paul Landowski. Ce lauréat du Prix de Rome 1909 est directeur de lAcadémie de France à Rome puis directeur de lEcole des Beaux-Arts de Paris. On lui doit dinnombrables monuments et surtout le Christ Rédempteur qui domine la baie de Rio de Janeiro depuis 1931, année du centenaire de lindépendance du Brésil. Chrétien devient son élève, a priori au sens figuré : il adopte le style et la technique de Landowski. Ce sculpteur de renom compte parmi ses sculpteurs favoris avec Pierre-Marie Poisson, Aristide Maillol ou encore Paul Belmondo dont le style est particulièrement proche du sien. Chrétien est un adepte de lart académique, au figuratif fidèle -encore un peu raide- parfois teinté de symbolisme. On le classe comme « animalier » au Salon des Beaux-Arts à Paris son Chat jouant et Le Corbeau sont remarqués. Cependant nourri daspirations spirituelles, son art devient plus ambitieux en abordant la mythologie (Junon implorant, Faune souriant en bois brut) et lallégorie. LArt terrassant la Laideur dit aussi La Vérité triomphant de lErreur -un plâtre de 3m de haut- évoque Auguste Rodin. Le maître mouleur Agostinetti en fixa les empreintes dans latelier aménagé dans lancienne laiterie non loin de la Jonche. Lartiste expose chez lui, à La Mure, entouré de ses amis dont Victor Miard. Les Murois sont les premiers à admirer des œuvres bien vite expédiées par le train au Salon des Artistes Français à Paris. Chrétien maîtrise alors toutes les techniques (bas-relief, ronde-bosse, bois, terre, pierre) et ne craint pas lart monumental. Sa ville natale va tout particulièrement en bénéficier.

Des dons à La Mure

Le jeune Roger Franitch pose pour lui. Il devient Le Modèle, un nu fixant une réplique de son propre visage tenu dans sa main. Lœuvre est présentée au salon des Artistes français à lEcole des Beaux-Arts à Paris en mai 1950 après avoir été dévoilée dans Les Allobroges du 5 avril 1950. Elle décroche la médaille de bronze ! De retour de son escapade parisienne, que faire de lœuvre primée ? A la fin de lété 1950, lartiste propose aux élus murois cette « sculpture de pierre, grandeur nature, (…) moyennant 100 000 francs ». Le Conseil municipal accepte, « considérant quil serait équitable dencourager ce jeune artiste, enfant de La Mure » ; une délégation doit étudier lachat et son emplacement. Le hall de lHôtel de Ville est désigné. Vu le prix, cette vente ressemble davantage à un cadeau (1 000 nouveaux francs) ! Dautres œuvres sont destinées à la ville : le Conseil accepte le don de La Cotte-Rouge (protestante muroise qui aurait combattu les catholiques lors du Siège de La Mure en 1580) en 1953 (disparue). Puis en 1954, Abel Chrétien sollicite un emplacement pour son Coup de Grisou. Commande de Charbonnages de France, Coup de Grisou est montré pour la première fois à Grenoble, place Victor-Hugo le 15 octobre 1954. Cette œuvre de 2,50 m de haut et pesant près de 8 tonnes est souvent considérée comme un monument à la gloire des mineurs. Elle est offerte à la ville en échange des frais de pose. « Le pied de la Rue des Alpes », sur la RN 85, est proposé mais « pour des raisons desthétique et dordre financier », on soriente vers le jardin de ville lœuvre demeure.

Sculpter l'Obiou ?

La sculpture monumentale neffraie pas notre Murois, nous lavons vu. Lart cyclopéen lattire également à tel point quil envisage de tailler la face nord de l'Obiou (sud-Isère) ! De retour de Rome dans la nuit du 13 novembre 1950, un DC4 canadien sécrase tuant les 58 pèlerins et membres déquipage. Secouriste après le crash dun avion canadien contre ce mont du Dévoluy (2790 m), il lui vient lidée de façonner, à coup de dynamite et de marteau piqueur, un « masque » de plusieurs dizaines de mètres de haut, à la manière des présidents du Mont Rushmore aux Etats-UnisCe « mémorial » prendrait place à lextrémité orientale de la Casse Fouira. Lévêché de Québec est consultéLe projet naboutit pas. Chrétien abandonne car une commande se profile : la statue du Commandant Nal.

Immortaliser les Résistants

En 1950, Abel Chrétien est contacté par le Comité des Amis du Commandant Nal. Louis Nal, disparait en juin 1949. Ce chef du Maquis et ses hommes ont détruit le Polygone dArtillerie et la caserne de Bonne à Grenoble en 1943). Cette figure iséroise vient de décéder des suites de la guerre au cours de laquelle les deux hommes se sont rencontrés. Lartiste refuse toute rémunération pour sa statue. Taillée dans un bloc de 13 tonnes, elle est prévue pour lEsplanade ou sur les nouveaux boulevards à Grenoble. La sculpture est finalement posée à La Tronche -après bien des péripéties- face à lhôpital militaire (Place du Commandant Nal aujourdhui). Curieusement, elle est signée « Chrétien de Chanterel ». Lartiste a mené des recherches généalogiques lui révélant un aïeul, bâtard de Louis XI : un monsieur de Chanterel ou de Chantarel... Sa « griffe » habituelle reste cependant « Abel Chrétien ». Mais au début de sa carrière, il semble quil nait pas signé son travail. Notre région a généré de nombreux Résistants et victimes de guerre. Très vite, quelques-uns ont été commémorés par des stèles illustrées de leur portrait. Le ou les auteurs de ces visages -bustes ou bas-reliefs- sont inconnus mais hasardons-nous à en attribuer quelques-uns à notre artiste, ancien résistant lui-même. Le style du buste du jeune Yves Turc devant lécole Pérouzat à La Mure comporte des caractéristiques proches de celle de Chrétien : visage classique un peu raide mais au modelé gracieux contrastant avec des parties laissées brutes, une pratique « chrétienne ». A La-Motte-dAveillans, le médaillon en bronze du Préfet Albert Reynier ne semble pas être de la main du Murois car les traits sont trop stylisés. En revanche, le bas-relief dAlbert Rivet sur la mairie de la commune ressemble à sa production, tout comme le visage dEdmond Gallet sur la route dEntraigues.

Entre Matheysine et Provence

Tout en étant sociétaire des Artistes français, Abel Chrétien demeure employé des Houillères dans ces années 1950. Son burin pneumatique ne taille plus lanthracite mais sert toujours la mine dans les manifestations publiques : sculptures décoratives pour lexposition des industries minérales à Paris, 1955 (pavillon de Charbonnages de France), exposition du 150e anniversaire des Mines de La Mure les 22 et 23 mai 1957 dans les nouveaux locaux de la Société La Mure, avenue Alsace-Lorraine à Grenoble etc. Nationalisées en 1946, les Houillères du Bassin du Dauphiné se dotent dinfrastructures pour la convalescence et les vacances des employés. Un immeuble est ainsi acquis à Vence (06: la Maison du Mineur. Abel Chrétien y taille un mineur en bois (disparu). Il exerce comme moniteur de 1955 à 1960 tout en revenant régulièrement sur le plateau revoir la famille et les amis de la toute jeune Association Sportive du Bassin Minier (1955) dont il est un membre actif. « Le Babel » est aussi un ardent supporter de rugby.

Dautres activités lui donnèrent loccasion de sillustrer. Les foires de La Mure font de lui un affichiste dans la lignée de Victor Miard. Vers 1950, une partie de lancienne laiterie est convertie en atelier. Chrétien partage les locaux avec le Judo-Club mais la cohabitation est plutôtsportive ! Un matin, lartiste découvre son matériel, ses œuvres disparues ou en morceaux. Lart martial contre lart plastique ? La gendarmerie doit calmer les esprits, mais Abel Chrétien saisit la Justice. Parmi les destructions, y aurait-il La Varappe, colossal et fier montagnard et La Cotte-Rouge ? Pour La Varappe, ont posé pour la tête, Claude Chameroy, beau-frère du peintre Claude Garanjoud, et le cafetier Chanal (place Béthoux à La Mure) pour le corps. Chrétien répond aussi à des commandes particulières : le visage des cinq enfants du pharmacien Dubreuil (alors rue des Fossés) en un seul bloc, des bustes individuels pour les tombes de quelques notables murois : Paul Decard, ancien maire (†1954), Manuel Montaner (†1956), Henri Astrua (†1984). Si le buste en bronze dHenri Astrua a été modelé du vivant du modèle, nous ignorons si les autres ont été exécutés de façon posthume, leur hiératisme le laisse supposer. Sur le plan personnel, Abel se marie en 1944 avec Raymonde Hustache à Saint-Laurent-en-Beaumont ; deux enfants naquirent de cette union : Henri et Elisabeth. Le domicile familial est à La Mure mais Abel part travailler chaque semaine en Provence sa renommée est croissante.

« Well, je veux faire votre fortune, vous viendrez aux USA… »

La réputation de Chrétien a devancé sa prise de fonction à la Maison des Mineurs en 1955 ; Nice lui a décerné le Grand Prix de la Ville quatre ans plus tôt. Lartiste, à létroit dans sa villa de fonction, prospecte ateliers et lieux dexposition. Il travaille dans une annexe du Domaine Saint-Martin à Vence et dans le grenier du Vieux-Moulin à Cagnes-sur-Mer, dirigé par lexubérant « Nestou ». Ernest Valéry, surnommé « Nestou » avait créé lOrdre des Chevaliers du Vieux-Moulin. Chevalier lui-même, Chrétien fut le parrain de l’[Aga Khan] et assista aux intronisations dHussein de Jordanie, dElizabeth Taylor etc. Ces établissements comme lEden-Rock du Cap dAntibes -autre lieu dexposition- sont très prisés des touristes étrangers dont beaucoup de chefs dEtat, des membres du Gotha et des vedettes du cinéma. Les œuvres exposées par Abel Chrétien ne manquent pas dattirer lattention de la clientèle huppée, grâce à linfluente Eve Barande, ambassadrice de la Courtoisie française. A lEden Rock, séjournent un industriel de Minneapolis, Jules Ebin et son épouse. Le buste quAbel fit de Mme Ebin à lété 1958 éblouit le mari. Ce dernier écrit à lartiste lannée suivante : « On vous attend ici (…) jai une douzaine de commandes pour vous ! ». Un premier voyage a donc lieu en octobre 1959, puis en 1965, en Californie en 1967la presse américaine sextasie sur ce Français aussi prolifique que talentueux. « Magnats de lindustrie, de lhôtellerie, de la politique, de la presse, des arts »… tous se larrachent ! Reçu tel un Maître, Chrétien doit dailleurs improviser une conférence sur lhistoire de lart devant un parterre de jeunes filles de bonne famille. La presse photographie les modèles à côté de leur effigie et sextasie sur sa capacité de modeler sept bustes en huit jours : trois en Angleterre et quatre en France. Notre Murois se prête volontiers aux photos et aux interviews, mais en français. Les commandes affluent proportionnellement à la notoriété et à lassurance de lartiste. Abel Chrétien est proposé à la Maison Blanche pour réaliser le portrait du nouveau président : John F. Kennedy. Cette période coïncide avec la préparation de lExposition Internationale de New-York de 1964/65. (Une de ces -rares- expositions internationales a lieu à Grenoble en 1925 : « Exposition Internationale de la Houille Blanche et du Tourisme » à lemplacement du Parc Paul Mistral.) Le Murois est retenu parmi six sculpteurs internationaux pour immortaliser une trentaine de scientifiques majeurs. Mais la commande est suspendue suite à lassassinat de Kennedy en novembre 1963. Lyndon B. Johnson, investi dans la foulée, est élu en 1965 avec Hubert Humphrey comme vice-président. Consolation pour Chrétien, ce Humphrey, deuxième personnage de lEtat posa pour lui. On ignore se trouve lœuvre et si elle a bien existé. Une coupure de presse annonce sa création prochaine mais nous nen connaissons pas de photos et les bustes connus de Humphrey ne sont pas signés « Chrétien ».

Le divorce avec les Houillères

Le succès dAbel Chrétien contrarie la direction des Houillères. Dispute, brouille ? Le moniteur de Vence est « remercié » en des termes visiblement blessants pour celui qui a tant fait pour limage de la mine. Laffaire se règle au tribunal Abel Chrétien remporte le procès intenté à son employeur. Notre Murois qui vit bien désormais de son art prospecte un nouveau logement équipé dun atelier. Après un passage à Vallauris, non loin de la maison de Charles Trenet, il loue un vaste atelier face à la baie dAntibes au début de 1958. Trois ans plus tôt, le peintre abstrait Nicolas de Staël y avait séjourné sept mois avant de mettre fin à ses jours en 1955. Avant Nicolas de Staël, latelier a servi à Hélène Dufau (1869-1937), peintre et affichiste à qui on doit une partie du décor de La Sorbonne. La vue somptueuse est très appréciée des clients. Abel y restera jusquà la fin de sa vie en 1972.

Picasso, Léger, Giacometti etChrétien ?

Sur les remparts dAntibes, un sculpteur heureux succède donc à un peintre maudit. Les arts et les sciences sont en pleine effervescence : musique Pop, conquête spatiale, Nouvelle Vague au cinéma, haute couture (le pantalon dYves Saint-Laurent, la minijupe de Courrèges, la robe en lamée de Paco Rabanne), ballets de Maurice Béjart, Pop Art etc. La région est propice à la création dans ses années 1960 : à Mougins vit Picasso ; André Malraux inaugure la fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence (résidence artistique de Giacometti, Braque, Miro…) ; le Musée Fernand Léger a ouvert à BiotChrétien peut-il -veut-il ?- intégrer ces grandes centres dart, « rivaliser » avec ces maîtres de lart du XXe siècle ? Malgré sa prestigieuse clientèle et quelques commandes publiques monumentales, Abel Chrétien paraît ignoré des institutions artistiques. Hormis galeries et salons, aucun musée hexagonal nexpose la sculpture de Chrétien, sauf erreur de notre part. Son talent nest pas en cause, chacun reconnaîtra lhabileté de lartiste à saisir lexpression la plus juste de ses sujets. Mais il demeure un classique dans une époque qui exalte le modernisme dans tous les domaines. La sculpture est en pleine mutation : Calder ou Giacometti bouleversent les codes quand les Nouveaux Réalistes (César, Arman…) imposent leurs objets compressés, accumulés, éclatésdans la lignée de lUrinoir de Marcel Duchamp. Chrétien a t-il le tort dêtre un siècle trop tard ? Comme au XIXe siècle, la bourgeoisie industrielle, intellectuelle et artistique accourt chez lui pour sacheter une postérité dans le bronze. Chrétien vit des achats de mécènes et de quelques commandes publiques à but commémoratif (Sidney Bechet, Monument aux Rapatriés dOutre-Mer dans le cimetière dAntibes). Il est pourtant des amateurs éclairés qui apprécient aussi bien Brancusi, Henry Moore que Chrétien et, parmi ceux-ci, lAméricain dorigine lettone Joseph H. Hirshhorn (1899-1981).

« Jo» Hirshhorn est un des clients les plus illustres dAbel Chrétien. Ce millionnaire, incarnation du self-made man, est aussi mécène et collectionneur. En 1966, il rend visite à Picasso dans son mas Notre-Dame-de-Vie à Mougins. La même année, « le Roi de lUranium » fait don de sa considérable collection artistique au gouvernement fédéral américain via la Smithsonian Institution à Washington DC pour constituer un musée inauguré par Richard Nixon en 1969. Lors de ses voyages sur la côte azuréenne, lindustriel et son épouse séjournent eux aussi à lEden-Rock du Cap dAntibes. Naturellement Chrétien sculpte leur busteaujourdhui dans les réserves du Hirshhorn Museum à Washington. Hors du genre du portrait, lart abstrait et symboliste dAbel Chrétien sadresse à un public averti. Il faut souligner que notre artiste ne reste pas confiné à la sculpture figurative. Ses dessins expérimentent un art abstrait fait dassemblages géométriques chargés de symboles souvent inspirés du répertoire religieux. Idem en sculpture : Athéna, une sorte de totem, devait parachever le nouveau lycée mixte dEtat dAntibes en 1963 (aujourdhui, le lycée Jacques Audiberti). Mais larchitecte ayant consommé les crédits alloués à lartiste, la maquette resta dans latelierIl est donc bien difficile de sécarter de ce qui a fait sa réputation : le portrait modelé en ronde-bosse. Pour Robert Buson, alors correspondant à Nice-Matin : « Abel Chrétien a refait le geste ancestral qui insuffle la vie dans la forme. Il fixe les traits caractéristiques de son modèle dun seul regard et laisse ensuite son talent créateur lui donner une âme dans une surprenante rapidité dexécution. ». Lessentiel de son œuvre reste une importante production de bustes en bronze remarquables en France et à létranger, plus particulièrement aux Etats-Unis.

Abel Chrétien, un personnage

Attardons-nous sur lhomme. Son physique dabord : mince (cest un montagnard assidu), élégant, soigné même, une fine barbe bien taillée, la raie sur le côté puis des cheveux plus longs poivre et sel à la fin de sa vie. Son regard bleu et vif exprime une personnalité entière, un caractère « bien trempé ». Montagnard dans lâme, par une forte volonté, il sengage en dépit des risques : Armée secrète (Vercors et Oisans), secours en montagneQuelques anecdotes attestent quil ne se laisse pas « marcher sur les pieds » : conflit avec les judokas, rixes avec les supporters de Rugby adverses ou encore cette vive réaction que son fils Henri nous a rapportée. Abel Chrétien a fixé dans la terre le portrait de quelques vedettes du Showbiz français telles que Bruno Coquatrix, le fondateur de lOlympia ou Alexandre de Paris, le coiffeur des stars (1922-2008). Ce dernier a travaillé avec les plus grands créateurs de la haute couture française. Ami de Cocteau, il est le coiffeur du Gotha (la Duchesse de Windsor, la Princesse [Grâce de Monaco]), des stars du cinéma (Greta Garbo, Sophia Loren ou Elizabeth Taylor pour Cléopâtre) ou encore de [Jackie Kennedy], lorsquelle séjourne en France avec son mari, le Président américain. Alexandre de Paris est fait Chevalier de la Légion dHonneur, puis Chevalier des Arts et Lettres. Ce Cannois souhaite aussi avoir son buste mais il eut le malheur de vouloir retoucher lœuvre à linsu de lartiste qui ne reconnaît plus son travail. Le coiffeur sattira alors les foudres de Chrétien qui refusa de lui livrer son portrait et en jeta lépreuve dans sa caisse demballage : exit les sept copies prévues pour les succursales dAlexandre ! Intransigeant sur sa création, on le sait aussi déterminé dans sa production. Pour exécuter la tête de Sidney Bechet, des documents doivent lui parvenir. Agacé du retard, Chrétien achète deux disques et sculpte le musicien daprès les photos des pochettes. Lœuvre a été déplacée et se trouve aujourdhui dans le square Sidney-Bechet toujours à Juan-les-Pins. Le jazzman sy était remarié en 1951. Inauguré le 7 juillet 1960 en marge de louverture du premier festival européen de jazz dAntibes-Juan-les-Pins, lœuvre a été reproduite en 2008 à La Nouvelle-Orléans, ville natale du clarinettiste. Autres traits de son caractère : le désintéressement et la loyauté, comme nous lavons vu, notamment envers sa ville natale et ses compagnons darmes. Cest enfin quelquun épris de bonté et de spiritualité.

« Du Spirituel dans lArt »

Son fils Henri nous parle de cet aspect fondamental de la personnalité de son père, concrétisé dans un livre : « Pour ceux qui lont connu, son humanité profonde frappait immédiatement ». « On le sentait homme tranquille, en ce sens quil paraissait avoir dominé bien des tentations. La gloire, lapparat nétait rien pour lui ; lart était rite dexistence, dans lacception noble du terme, cest-à-dire accomplissement raisonné et conscient de ce qui doit se faire quand la dispense dun talent fut votre lot. A. Chrétien sculptait et dessinait parce quil devait assumer cette responsabilité et que loutil, que la providence lui avait attribué, était chargé de signification. » écrivait Michel Gaudet, critique et journaliste. Un confrère Robert Buson notait : « la sculpture a permis à lartiste de montrer librement la diversité de ses dons, daffirmer laudace et la vigueur de son tempérament, néanmoins imprégné de tendresse et de sensibilité. [..] Le sculpteur nest plus esclave de la matière. Il la fait naitre à une autre condition. [..] Ce qui distingue lartiste cest précisément cette ample vision sur les trésors de lhumanité, cette possibilité de survol infini. Abel Chrétien est sans aucun doute lun des plus attachants sculpteurs daujourdhui, lun de ceux qui ont su conserver à la forme naturelle toute sa présence de chair et desprit ». Cest dans la perspective du chemin de sa vie quil faut considérer lœuvre dAbel Chrétien. De ses premières créations taillées dans le marbre et le bois, brassées dans la « bonne glaise » des tuileries de La Mure jusquà son ouvrage Forme et Silence, tous les commentateurs soulignent son attachante et profonde personnalité. Ses réalisations témoignent dune haute spiritualité : il saccomplissait dans la sculpture et percevait limmense chance quil avait héritée. Son art se nourrissait de ses profondes réflexions sur la vie. En 1972, Abel Chrétien rentre de son -dernier- voyage aux Etats-Unis, chargé de commandes de sculptures pour un galeriste à Carmel en Californie. Dans ce même temps, se concrétise lidée dun ouvrage qui doit illustrer la quintessence même de sa vie.

Forme et Silence, le message dun artiste

Son dernier livre (Forme et Silence, Imprimerie Offset Graphique, Clamart, 1972. Photos noir et blanc dHenri Chrétien) réunit ses réflexions sur lArt et la Vie illustrées des reproductions dœuvres personnelles issues de son fonds datelier (dessins, peintures, sculptures)[1]. Il demande à son fils Henri, photographe, de compléter les illustrations en photographiant les œuvres disponibles. La maquette achevée, léditeur choisi, Abel Chrétien découvre alors quil est gravement malade. Deux mois après, il disparaît brutalement. Son épouse, ses enfants et amis contrôlent la publication posthume.. Le succès est tel que le tirage ne peut satisfaire toutes les demandes. Les pages dévoilent ses pensées relatives au Beau, à lAmour, à la Simplicitédes réflexions propres à un homme attiré par la Sagesse et la Spiritualité de toutes origines, en quête de lui-même dans une lutte permanente entre Lumière et Ténèbres. Cette opposition transcende sa vie personnelle pour « réintégrer le paradis perdu de sa divine origine ». Dès son plus jeune âge, il cherche à mettre dans son œuvre « lexpression la plus juste de lui même, une pensée, une émotion et les puissances dun symbole » souligne DRAIM (alias Victor Miard) auquel le jeune artiste attribue les mérites de son talent : ainsi La Vérité triomphant de lErreur représente un athlète qui terrasse une figure allégorique. Cette œuvre encore, Le Modèle (hall de la mairie de La Mure), réalisée en taille directe : cet homme qui se regarde lui-même nous évoque le célèbre précepte « Connais-toi toi-même et tu connaitras lUnivers et les Dieux ». Plus tard aussi, son projet de sculpture monumentale -Athéna- pour le lycée dAntibes conjugue symboles abstraits et figuratifs issus dune sagesse ancestrale et ordonnés selon les lois du Nombre dOr. Les pensées acquises au cours de ses travaux ou des circonstances de sa vie tracent un voyage poétique peuplé de signes visant à dévoiler le sens profond de la vie au-delà des apparences, une odyssée vers lInvisible dont nous sommes tous les voyageurs. LArt est une force qui oblige à se transformer continuellement et à dépasser la création artistique. Celle-ci peut devenir une expérience spirituelle dévoilant à lêtre humain, dans ses métamorphoses intérieures, la Lumière qui lanime et le libère de sa condition humaineIl accède ainsi à une vision qui ouvre la porte sur les réalités dune vie éternelle. Délicates ou fortes, figuratives ou abstraites, ses représentations désirent exprimer la richesse du silence intérieur et du dépassement de soi, délivré de ses peurs, de ses doutes. La vertu de lélévation de lâme qui retrouve dans son unité, entre les mondes intérieur et extérieur, le sens du Sacré et de lEternité. Ainsi, dans ses représentations figuratives (une roulotte dans la nuit, un paysage de forêt, de vieilles rues anonymes et vides, une chaise sous une mansarde, une cabane sous la neige…) la palette paraît sombre, le décor brumeux, latmosphère froide. Abel Chrétien peint volontairement la solitude pour illustrer la traversée dun désert intérieur qui conduit à la simplicité essentielle de la vie. Dans ses œuvres symbolistes, un homme sélève au-dessus de la ville et de son humanité vers les cieux lumineux de la clairvoyance, la femme en se détachant de ses liens terrestres renaît à une vie céleste, lhomme, en mourant à lui-même, retrouve son éternité dêtre. « La méditation dAbel Chrétien ne cherche point labsolu dans des schèmes » nous dit Michel Gaudet. « Elle se veut terrienne quant à linspiration ; on sent que ce sculpteur devait adorer la vie, non dans un sens païen ou pour une jouissance, mais pour ce quelle peut apporter de plus beau quand on sait la saisir. [Le message de lartiste] sécoule au long de son livre comme un grand poème de vie dont la mort nest ni terme ni contraire [...] Comme tel nous devons le conserver, comme tel nous devons lapprécier. Cest ainsi que nous rendrons hommage à sa mémoire. »

Abel Chrétien meurt à 53 ans le 22 août 1972 à Antibes, moins dun an après la disparition de son père. Sa mère ne lui survit que six mois. Linhumation a lieu à La Salle-en-Beaumont « en présence de la famille et de quelques intimes » précise un article de Nice-Matin. On y lit aussi quune exposition itinérante était en préparation, en plus de la sortie de son livre. Chrétien a travaillé jusquau bout de ses forces. Sa personnalité, ses motivations, son engagement humain lui ont attiré des amitiés profondes dans tous les milieux quil côtoyait. Un important cercle relationnel sétait développé autour de lui bien quil fût resté indépendant, en marge du « système » artistique courant. Lambiance de création, damour et le sens profond de la vie qui régnait dans son atelier profitaient avec bonheur à sa famille, à ses proches et à tous ceux qui le connaissaient, y compris sa clientèle. Son épouse Raymonde est décédée lors de lété 2009, elle vivait toujours dans latelier à Antibes.

Aujourdhui, que reste-t-il de la carrière de celui que la presse qualifiait de son vivant de « sculpteur le plus connu du monde » ou de « busiest and best-known portrait sculptors in France » ? Avec les souvenirs de ses proches et de ses contemporains murois, nous conservons des œuvres, bien sûr. Mais le nom de lartiste, lui, senfouit chaque jour davantage dans loubli. « Abel Chrétien » nest plus guère mentionné au bas des rares reproductions de ses œuvres sur internet ou sur les cartes postales. Passées les limites de la Matheysine, peu de gens connaissent ce personnage et cest toute une nouvelle génération à qui nous devons le faire découvrir ne serait-ce que pour sauvegarder et valoriser les œuvres localisées. Le Coup de Grisou est en mauvais état ( est la main manquante ?), la tête du mineur de lancienne cantine des Houillères doit être épargnée par les travaux futursAvec la peinture de Claude Garanjoud (1926-2005) et de Pierre Pelloux (1903-1975), les écrits de lhistorien dart Marcel Reymond (1849-1914), la musique dOlivier Messiaen composée en Matheysine et les bustes dAuguste Davin, Abel Chrétien appartient à la grande famille des créateurs su Sud-Isère que le Musée matheysin semploie à sauver de loubli. Fait extraordinaire, à lexception de Messiaen, tous ces artistes sont originaires de la Matheysine ou du Beaumont, se sont connus et réciproquement estimés.

Œuvres

Il est impossible de dresser la liste des œuvres dAbel Chrétien : beaucoup sont aux Etats-Unis dans des collections privées. En plus des sculptures citées dans le texte, nous nous contenterons den mentionner quelques-unes visibles en France :

  • Monument funéraire de Pierre Merly, Maire dAntibes, cimetière de la ville
  • Monuments des Rapatriés dOutre-mer, cimetière dAntibes
  • Monument funéraire de Jean Poirier, industriel, cimetière dAntibes
  • Bas-relief dédié à Henri Dunant, fondateur de La Croix-Rouge, à La Brigue (06)
  • Enfin, la Librairie Stendhal à Grenoble possédait, il y a quelques années, un buste de Stendhal en terre cuite


Prix :

  • Lauréat du Salon des Artistes français (médaille de bronze en 1949 ou 1950 selon les sources)
  • Sociétaire des Artistes français
  • Grand Prix de la ville de Nice en 1951
  • Médaille dargent des Arts, Sciences et Lettres en 1961

Sources

  • Guillaume Benoist, « Abel Chrétien, sculpteur dâmes » Mémoire dObiou n°16, revue des Amis du Musée matheysin, mai 2011.
  • Press-book compilé par Henri Chrétien peu après la mort de son père. Photographe, il a réuni des images et des coupures de presse françaises et américaines. Lalbum a été remis par Isabelle Chrétien à la ville de La Mure puis retrouvé au musée.
  • Les citations sont tirées de la revue de presse réunie par Henri Chrétien : treize articles de 1950 à 1972, issus des Allobroges, du Dauphiné Libéré, de Nice-Matin, de LEspoir et des journaux américains non identifiés.
  • Registres des délibérations du Conseil municipal de La Mure
  • Abel Chrétien, Forme et silence, imprimerie Offset Graphiques, Clamart, 1972.
  • Jean Garnier, Chronique des Mines de La Mure, 2001.
  • Jean GARNIER, La Mure autrefois, 2004.

Références

  1. Paragraphe enrichi par Henri Chrétien

Wikimedia Foundation. 2010.

Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article Abel Chrétien de Wikipédia en français (auteurs)

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