- Le bruit et l'odeur (discours de Jacques Chirac)
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Pour l’article homonyme, voir Le Bruit et l'Odeur pour l'album de Zebda.
« Le bruit et l'odeur » est une expression extraite d'un discours de Jacques Chirac prononcé le 19 juin 1991. Connue comme Le Discours d'Orléans, cette allocution fut prononcée à l'occasion d'un dîner-débat du RPR à Orléans, devant 1 300 militants et sympathisants. Chirac était alors président du Rassemblement pour la République (le RPR) et maire de Paris, et son discours portait sur un éventuel recadrage de la politique d'immigration française.
Le bruit et l'odeur en question désignaient des désagréments supposément causés par les personnes immigrées en France.
L'expression est restée célèbre, rappelée comme témoignage des conceptions racistes qui imprégneraient nombre de personnalités politiques qui ne se réclament pas de l'extrême droite.
Sommaire
Contexte
Le thème de l'immigration n'est pas un sujet sensible pour la droite parlementaire française jusqu'au milieu des années 1980. Malgré le chômage croissant des années 1970 qui stoppe l'immigration de travail, le gouvernement de Jacques Chirac a instauré le regroupement familial en 1976 qui permet aux immigrés déjà présents sur le territoire de faire venir leur famille, et ceci dans le cadre de diverses politiques de relance.
Toutefois, la société française commence à se préoccuper de la modification sans précédent de la structure ethnique de la population[1], ce qui explique la percée de l'extrême droite, qui fait de la lutte contre l'immigration l'un de ses leitmotivs. Cela modifie la configuration politique. À partir du milieu des années 1980, le Front national (FN) remporte des succès électoraux importants : le parti obtient pratiquement 11% aux élections européennes de 1984, fait son entrée à l'Assemblée nationale lors des élections législatives de 1986 et son candidat Jean-Marie Le Pen a plus de 14% au premier tour de l'élection présidentielle de 1988.
Jacques Chirac modifie alors ses positions sur la politique migratoire. Lors d'un entretien à Franz-Olivier Giesbert, le 22 juin 1985, il indique, au sujet de la percée du FN : « […] Pour le moment, tout ça n’est pas bien grave. Il y a un type, Le Pen, que je connais pas et qui n’est probablement pas aussi méchant qu’on le dit. Il répète certaines choses que nous pensons, un peu plus fort et mieux que nous, en termes plus populaires. […][2] » Lors d'un discours à Marseille, le 10 mars 1988, le même orateur indique : « Si je ne peux pas l’admettre [la multiplication des réactions racistes et xénophobes], je peux le comprendre[3]. » Jusqu'au discours d'Orléans, Jacques Chirac a exprimé son adhésion à une vision multiethnique et multiculturelle de la France : en tant que premier ministre en 1987, il l'affirme « pluraliste et multiraciale[4] ».
Le discours
Le 19 juin 1991, au cours d'un dîner-débat du RPR, Jacques Chirac prononce le discours qui contient l'expression le « bruit et l'odeur ». Voici un extrait[5], portant sur l'immigration :
« Notre problème, ce n'est pas les étrangers, c'est qu'il y a overdose. C'est peut-être vrai qu'il n'y a pas plus d'étrangers qu'avant la guerre, mais ce n'est pas les mêmes et ça fait une différence. Il est certain que d'avoir des Espagnols, des Polonais et des Portugais travaillant chez nous, ça pose moins de problèmes que d'avoir des musulmans et des Noirs […] Comment voulez-vous que le travailleur français qui habite à la Goutte-d'or où je me promenais avec Alain Juppé il y a trois ou quatre jours, qui travaille avec sa femme et qui, ensemble, gagnent environ 15 000 francs, et qui voit sur le palier à côté de son HLM, entassée, une famille avec un père de famille, trois ou quatre épouses, et une vingtaine de gosses, et qui gagne 50 000 francs de prestations sociales, sans naturellement travailler ! [applaudissements nourris] Si vous ajoutez à cela le bruit et l'odeur [rires nourris], eh bien le travailleur français sur le palier devient fou. Et il faut le comprendre, si vous y étiez, vous auriez la même réaction. Et ce n'est pas être raciste que de dire cela. Nous n'avons plus les moyens d'honorer le regroupement familial, et il faut enfin ouvrir le grand débat qui s'impose dans notre pays, qui est un vrai débat moral, pour savoir s'il est naturel que les étrangers puissent bénéficier, au même titre que les Français, d'une solidarité nationale à laquelle ils ne participent pas puisqu'ils ne paient pas d'impôt ! [...] Il faut que ceux qui nous gouvernent prennent conscience qu'il y a un problème de l'immigration, et que si l'on ne le traite pas et, les socialistes étant ce qu'ils sont, ils ne le traiteront que sous la pression de l'opinion publique, les choses empireront au profit de ceux qui sont les plus extrémistes[6],[7]. […] [Au sujet des épiciers de proximité] La plupart de ces gens-là sont des gens qui travaillent, des braves gens ; on est bien content de les avoir. Si on n'avait pas l'épicier kabyle au coin de la rue, ouvert de 7 heures du matin à minuit, combien de fois on n'aurait rien à bouffer le soir[8] ? »
Analyse
Le discours d’Orléans utilise des termes chocs stigmatisants (« overdose », « une vingtaine de gosses », « le bruit et l’odeur ») dans une démarche se posant en parler franc et en courage (« exprimer tout haut ce que beaucoup pensent tout bas »), réservée jusqu’à la fin des années 1980, soit un passé très récent, au discours populiste du Front national[9]. Il omet opportunément de rappeler que c'est Jacques Chirac lui-même qui a signé le décret sur le regroupement familial.
Il joue sur le mécanisme de l’identification, mettant en scène deux voisins à la vie tout à fait différente : l’un né sur place qui peine à vivre avec deux salaires de classe moyenne, et l’autre signalé à la fois comme étranger et oisif, vivant dans l’illégalité puisque polygame, et profitant des failles de l’administration. L'orateur ne précise pas si cette scène est réelle ou imaginée. La distance entre l’auditoire orléanais et le lieu désigné (un des quartiers les plus populaires de Paris) maintient cette ambiguïté. En tant que maire de Paris à cette époque, l’orateur est perçu comme crédible concernant sa connaissance des HLM parisiens. Dans ce cas extrême, « le travailleur français devient fou », probablement étouffé par un sentiment d’injustice. Certaines personnes disent que[réf. nécessaire] cette injustice alléguée, dont il n’est pas certain qu’elle existe réellement, permet de passer sous silence toutes celles subies par les immigrés en France.
L’ancien Premier ministre rappelle que « […] ce n’est pas être raciste que de dire cela ». Jacques Chirac reprend également la distinction entre vagues d’immigration, les plus anciennes étant généralement plus proches géographiquement et intégrées depuis longtemps donc progressivement mieux acceptées, au contraire des plus récentes. Ici, les immigrés d’Europe sont opposés à ceux d’Afrique, et par là-même les chrétiens aux musulmans, et les Blancs aux Noirs non Antillais (« Il est certain que d'avoir des Espagnols, [...] travaillant chez nous, ça pose moins de problèmes que d'avoir des musulmans et des Noirs. »)[10]
À partir de cette parabole, Jacques Chirac tire des conclusions politiques qu'il présente comme claires : l’impossibilité de poursuivre le regroupement familial qu'il avait autrefois décidé, le problème de la polygamie, et plus généralement l’existence d’un problème réel de l’immigration, susceptible de favoriser la montée des extrêmes. Certaines personnes disent que[réf. nécessaire] le registre ici est beaucoup plus affectif que rationnel, et que la réalité de l’immigration en France à cette époque était très éloignée d’une description qui est, d'après ces personnes, volontairement biaisée pour susciter une forme de scandale parmi l’auditoire.
Les réactions
Précisions de Jacques Chirac
Le lendemain, Jacques Chirac pose la question de pourquoi Jean-Marie Le Pen devrait avoir « le monopole de souligner les vrais problèmes » (l'immigration) et affirme que sans intervention des socialistes sur le problème « les choses empireront au profit de ceux qui sont les plus extrémistes[8] ». Quelques jours plus tard, Jacques Chirac revendique d'avoir renoncé à la langue de bois et d'avoir « exprimé tout haut ce que beaucoup pensent tout bas[11] ».
Réactions politiques
Ce discours a eu de fortes résonances dans la presse, notamment Le Monde[8],[11], L'Humanité[12]. En effet, jusque là, les positions de Jacques Chirac en particulier et de la droite parlementaire en général au sujet des problèmes liés immigration n'étaient pas exprimées de manière radicale, une formulation laissée à l'extrême droite. Quelques réactions politiques à ce discours sont :
- Jean-Marie Le Pen (Front national) : « [Je suis] surpris qu'on m'emprunte mon discours, tout en continuant à me diaboliser. Les Français préféreront toujours l'original à la copie[13]. »
- Édith Cresson, (Parti socialiste, alors premier ministre) : « Je suis choquée, mais pas surprise[6]. »
- Gérard Longuet (Parti républicain) : « Jacques Chirac a parlé cru, mais parlé vrai. […] Il s'est fait le porte-parole de tous ceux qui trouvent que les merguez, c'est bien, mais pas tous les jours[14]. »
- Simone Veil (Union pour la démocratie française) : « [Je suis triste du] dérapage de Jacques Chirac, qui n'est pas raciste. Lorsque l'on emploie des arguments extrêmes, qui sont de Monsieur Le Pen, en réalité les gens votent pour lui[15]. »
- Bruno Mégret (Front national) : « [En] conséquence des propos de Jacques Chirac, le RPR doit se déclarer prêt à des accords électoraux avec le FN contre la gauche pour les échéances de 1992-1993[7]. »
Le MRAP porte plainte contre Jacques Chirac pour incitation à la haine raciale, mais est débouté le 26 février 1992 par le tribunal de grande instance de Paris[16]. Au cours de ce procès, Jacques Chirac était défendu par Patrick Devedjian.
Conséquences politiques
Même s'il a été entamé au milieu des années 1980, en particulier avec la loi dite Pasqua[17], ce moment marque un tournant à partir duquel la droite parlementaire tente d'utiliser le thème politique de l'immigration, jusque-là chasse gardée de l'extrême droite. Deux jours après le discours, l'explication figure dans Le Figaro : « L'immigration est devenue un enjeu électoral. Le laxisme du pouvoir devant les affrontements de banlieue conforte les positions du Front national, et celles du Parti socialiste. Car les électeurs gagnés par Monsieur Le Pen feront défaut à l'opposition parlementaire aux prochaines élections[18]. » Pour Yann Cugny[7], ce qui ressemble à un dérapage (comme l'exprime Simone Veil) au cours d'un discours informel est davantage un positionnement politique calculé, exprimé de manière populaire, afin de regagner du terrain face au Front national, voire à rallier certains de ses cadres[19], et de déborder la gauche sur un thème qu'ils auraient du mal à reprendre.
Le discours prononcé par le président d'un parti de gouvernement, en particulier l'expression marquante « le bruit et l'odeur », est une levée de tabou en ce qui concerne le traitement politique de la situation migratoire en France. Hervé de Charette parle d'intégration du FN dans la vie politique française[19].
L'expression « le bruit et l'odeur » reste longtemps collé à la peau de Jacques Chirac ; comme le note le quotidien belge La Libre lors de sa réélection à la présidence de la République en 2002 : « Il combattit Le Pen mais mit des années à faire oublier le « facho-Chirac » qui stigmatisait « le bruit et l'odeur des étrangers »[20]. »
Quinze ans après le discours, l'expression continue d'être employée par la presse de gauche dans le but de dénoncer les politiques immigratoires fermes, lorsqu'elle les juge motivées par le racisme et la xénophobie[21].
Reprise de cette expression
- L'expression a été abondamment reprise dans les milieux associatifs[22].
- Le groupe de musique Zebda, engagé politiquement et dont les membres sont issus de l'immigration, a fait de l'extrait de discours une chanson et un album Le Bruit et l’Odeur (1995). Dans le film documentaire d'Éric Pittard (2002) sur les émeutes de 1998 à Toulouse, Le Bruit, l'odeur et quelques étoiles, les membres du groupe Zebda jouent leur propre rôle ; le groupe en a par ailleurs composé la bande-son.
- D'une manière générale, de nombreux rappeurs ont réutilisé cette expression dans leurs chansons (par exemple Al Peco dans sa chanson Monsieur l'ministre de l'intérieur, Booba dans sa chanson Tallac ou Iron Sy dans Président)
- Le groupe de rap Suprême NTM dénonce « ceux dérangés par les odeurs et les bruits » dans leur chanson Plus jamais ça en 1995.
- Les rappeurs Aelpéacha et MSJ, dans leur album commun Le Lubrifiant (2010), reprennent un extrait du discours, plage 11 : Vous auriez la même réaction, en guise d'introduction à leur titre reggae Nous on aime parfumer)
- L'expression est reprise dans le film Astérix & Obélix : Mission Cléopâtre (d'Alain Chabat) par Panoramix à propos de la disposition des cuisines du palais que fait construire l'architecte Numérobis.
- Le discours de Jacques Chirac est repris et commenté par Karl Zero dans son film : Dans la peau de Jacques Chirac (2006).
- L'expression est parfois reprise de manière ironique par les écologistes au sujet de la voiture[23].
- Le groupe de rap La Rumeur fait allusion à l'expression dans sa chanson On m'a demandé d'oublier sur le maxi Le Franc-tireur.
- À Grenoble, une fresque a été réalisée par des graffeurs sur le périphérique, on peut y voir des caricatures de Chirac et Le Pen, et au milieu la phrase « Le bruit ou l'odeur ».
- Patrick Timsit y fait allusion dans son sketch sur le racisme issu de son spectacle The one man stand-up show.
- Le groupe Les Mauvais Langues y fait allusion dans leur chanson Joyeux bordel de leur album Ça manque un peu de chaleur (2008) : « (...) On aime le bruit et les odeurs (...) ».
- Le groupe Ministère des affaires populaires y fait également allusion dans sa chanson Elle est belle la France extraite de l'album Debout la d'dans ! (2006) et dans une autre chanson Faudra faire avec extraite de l'album Les bronzés font du ch'ti.
Références
- Johannes Gehringer, « Immigration ou invasion » Le discours politique en France sur l'immigration, section 1.1.2, mémoire de maîtrise soutenu en 1995 à l'Université de Vienne
- Franz-Olivier Giesbert, Jacques Chirac, éd. du Seuil, « Points », 1995, p. 419
- Le Monde du 12 mars 1988 « À Marseille, Monsieur Chirac se propose de « régler en cinq ans » les problèmes de l'immigration »,
- Le Monde du 15 septembre 1987 La fin de la visite du premier ministre aux Antilles. La France est une société « pluraliste et multiraciale » déclare le chef du gouvernement,
- Extrait du discours de Jacques Chirac du 19 juin 1991, sur le site de l'Institut national de l'audiovisuel
- Réactions au discours de Jacques Chirac du 19 juin 1991, sur le site de l'Institut national de l'audiovisuel
- Délinquance et émeutes urbaines : Traitement médiatique et politique, Yann Cugny. Section Politique et Société, Séminaire « Histoire contemporaine de la société française », 2002–2003
- Le Monde du 21 juin 1991 Régis Guyotat, Le débat sur l'immigration Le maire de Paris : « Il y a overdose » ,
- Johannes Gehringer, op. cit., section 3.4.5.5
- Johannes Gehringer, op. cit., section 7.1
- Le Monde du 22 juin 1991 « Au RPR : dire tout haut ce que chacun pense tout bas »,
- Porteurs de haine, L'Humanité du 21 juin 1991
- Le Figaro du 21 juin 1991 cité par Yann Cugny
- Le Figaro du 22 juin 1991 cité par Yann Cugny
- Simone Veil, Le Figaro du 22 juin 1991
- Les « odeurs » et Chirac : la justice ne sent rien », L'Humanité du 27 février 1992 «
- 9 septembre 1986 relative aux conditions d'entrée et de séjour des étrangers en France (texte sur légifrance) Loi n° 86-1025 du
- Le Figaro du 21 juin 1991, cité par Yann Cugny Charles Rebois, dans
- Le Monde du 2 juillet 1991 note qu'au Parti républicain, des contacts avaient été pris avec des cadres frontistes par le biais d'anciens d'Occident et cite Hervé de Charette : « Le FN est désormais intégré dans la vie politique française. […] le problème principal, c'est Le Pen. Mais beaucoup des siens sur le terrain ne demandent pas mieux que de prendre des places à nos côtés. »
- Jacques Chirac réélu, La Libre du 5 mai 2002
- À droite, le bruit et l'odeur de la xénophobie », Libération du 25 avril 2006 «
- Uni(e)s contre une immigration jetable. Voir par exemple le site d'
- Le bruit et l'odeur », sur le site Carfree France «
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