Isocrates

Isocrates

Isocrate

Isocrate, en grec ancien Ἰσοκράτης / Isokrátês (Athènes 436338 av. J.-C.), l'un des dix orateurs attiques. Il fut le fondateur d'une école de rhétorique célèbre, qui forma nombre d'orateurs. Son idéal de culture, qu'il appela "philosophie", enseignait que l'art de bien parler passait par l'art de bien penser. Il s'opposa aux sophistes et à Platon. Toute sa vie, il n'eut de cesse d'appeler les Grecs à l'union pour lutter contre l'ennemi héréditaire que représentaient les Barbares, à savoir les Perses. Souvent comparé à Lysias, il a su donner à la prose une valeur artistique, comparable à celle de la poésie, qui a servi de modèle à l'ensemble des orateurs antiques, aussi bien de langue grecque que latine.

Sommaire

Biographie

Jeunesse

Isocrate est né en 436 av. J.-C., dans le dème d’Erchia, en Attique, au cours de la 86ème Olympiade, sous l’archontat de Lysimakhos de Myrrhionte[1]. Il était fils de Théodoros et d’Hédyto, et avait deux frères, Télésippos et Diomnestos. Son père possédait des esclaves qui fabriquaient des flûtes : son commerce lui assura une fortune qui le faisait appartenir à la classe moyenne. Plus tard, des comiques, dont Aristophane, le raillèrent au sujet du commerce de son père. Les trois enfants reçurent une éducation de qualité. Isocrate assista à Athènes aux cours de Prodicos, de Teisias, de Théramène, de Gorgias (entre 415 et 403), lors d’un voyage en Thessalie, et assista aux discussions de Socrate.

Début de carrière

Cependant, si ses études le destinaient à la carrière politique, sa timidité et la faiblesse de sa voix l’empêchèrent de se présenter devant l’assemblée du peuple. En effet, Isocrate ne prononça jamais aucun discours. Toutefois, ses débuts étaient prometteurs ; en témoigne Platon, qui, dans le Phèdre, écrit à propos d’Isocrate : « il me semble supérieur à Lysias pour l’éloquence ». Pour pallier ses difficultés à s’exprimer en public, Isocrate se lance alors dans une carrière de logographe : il écrit des discours judiciaires sur demande. Il s’adonna à ce métier pendant une dizaine d’années, y gagnant une grande renommée, qui dépassa le territoire de l’Attique, puisque un Siphnien qui plaidait à Égine fit appel à lui (Éginétique). Mais son activité de logographe ne répondait pas à ses ambitions politiques : il abandonna alors sa carrière, et parla par la suite de l’éloquence judiciaire avec beaucoup de mépris[2].

Le professeur de rhétorique

Isocrate, à défaut de pouvoir s’adresser directement au public à cause de sa timidité, décide alors de fonder une école de rhétorique. Selon le pseudo-Plutarque[3], c’est d’abord à Chios qu’il ouvrit une école. C’est la seule source qui témoigne de l’existence de cette école. En revanche, le fait est avéré pour Athènes : c’est en 393 av. J.-C. qu’Isocrate ouvre sa propre école de rhétorique, école dont la notoriété fut immense. Désormais, Isocrate se consacre pendant les cinquante dernières années de sa vie à l’enseignement. Ses élèves furent nombreux, célèbres et vinrent de tout le monde grec pour assister à ses cours. On compte parmi ses élèves le stratège Timothée, les historiens Théopompe de Chios et Éphore de Cumes, Asclépiadès, Nicoclès, le roi de Chypre et fils d'Évagoras, Théodectès de Phasélis, Léodamos d’Athènes, Lacritos, les orateurs Hypéride, Isée, Lycurgue et Python de Byzance, orateur de Philippe, etc.

L’école d’Isocrate se situait près du gymnase du Lycée ; le maître faisait payer 1 000 drachmes son enseignement aux étrangers[4], alors qu’il était gratuit pour les Athéniens. Cependant, une anecdote concernant Démosthène, rapportée par le pseudo-Plutarque[5], laisse supposer qu’à une époque au moins, même les compatriotes d’Isocrate durent payer les leçons.

Dès ses débuts, Isocrate souligna la rivalité qui existait entre son enseignement et celui des sophistes, d’une part, et celui des élèves de Platon d’autre part. Une hypothèse fréquente consiste à dire que le Contre les Sophistes a été certainement l’introduction de ses cours. Isocrate a également marqué sa distance par rapport à ceux qu’il appelle les éristiques, à savoir les sectateurs de Platon, dont il refusait la spéculation abstraite, à Aristote, et aux physiciens du Ve siècle.

L’idéal de culture d’Isocrate fut nommé par le maître lui même philosophie, en grec ancien ϕιλοσοφία . Elle vise à la formation morale de l’homme et du citoyen par la pratique de l’éloquence. L’art de la parole passe par l’art de bien penser. La philosophie d’Isocrate s’oppose à celle de Platon en ceci qu’elle a une finalité pratique : « mieux vaut apporter sur des sujets utiles une opinion raisonnable (…) que sur des futilités des connaissances exactes », écrit Isocrate lui-même[6]. La philosophie est donc une éducation du citoyen : « je regarde comme sages les gens qui, par leurs opinions, peuvent atteindre le plus souvent la solution la meilleure, et comme philosophes ceux qui consacrent leur temps aux études qui leur donneront le plus vite cette faculté de réflexion. (…) à la fois l’éloquence et la réflexion apparaîtront chez celui qui montre à l’égard des discours un esprit plein de philosophie et d’ambition » [7].

L’enseignement d’Isocrate porte sur questions importantes de la vie sociale et politique. La morale classique y tient une part importante : respecter les ancêtres, observer la justice, honorer les dieux… Dans le Panathénaïque, son dernier discours, Isocrate donne les principes de la formation morale de l’homme : avoir un comportement honorable, une opinion adéquate aux circonstances, être capable de viser au pratique, être courtois, équitable, modéré, courageux face au malheur, maître de ses plaisirs ; ne pas être gâté par le succès et l’orgueil[8]. Il enseigne en outre l’art de composer un discours, dont l’ensemble est harmonieux. Isocrate a uni l’enseignement de la composition littéraire à celui des idées nécessaires au citoyen. L’immense réputation de son école en a fait le modèle des professeurs de rhétorique pour des siècles.

Cicéron, dans son De Oratore, compare l'école d'Isocrate au cheval de Troie, rempli des héros grecs.

La fin de sa vie

Pour ce qui est de sa vie privée, Isocrate a vécu avec une courtisane, Lagiské, avant d’épouser Plathané, veuve du rhéteur Hippias, dont il adopta un fils, Aphareus. Il mourut en octobre 338 av. J.-C., à 98 ans, sous l’archontat de Chairondas, après la nouvelle de la bataille de Chéronée, lors des funérailles des morts. Il fut enterré aux frais de l’État, au sud-ouest d’Athènes, près du gymnase du Kynosarge. Une statue de lui fut dédiée par Timothée, fils de Conon, devant le portique d’entrée à Éleusis : « Timothée admirant le commerce agréable et l’intelligence d’Isocrate a consacré aux déesses cette statue, œuvre de Léokharès »[9]. L’auteur anonyme de la Vie d’Isocrate (à distinguer de celle du pseudo-Plutarque) prétend qu’une sirène fut sculptée sur son tombeau pour représenter l’harmonie de sa parole.

Les idées politiques d'Isocrate

Parallèlement à son activité d’enseignement, Isocrate se lance dans le discours épidictique, c’est-à-dire dans l’éloquence d’apparat, pour diffuser ses idées politiques. Mais comme sa timidité l’empêchait d’intervenir directement dans les affaires politiques, il a recours au discours fictif. Même le pseudo-Plutarque est trompé par le Sur l’Échange, lorsqu’il prétend que c’est le seul discours qu’Isocrate prononça (Isocrate, 4). Isocrate emprunte le genre du discours épidictique à Gorgias et à Lysias, qui s’étaient déjà adressés aux Grecs réunis à Olympie, à cette différence près qu’il l’applique à la fiction. Isocrate crée alors le discours « hellénique et politique », composé d’histoire et de philosophie, comme il le définit dans le Panathénaïque (246).

Ses idées politiques sont fixées depuis le Panégyrique, dès 380 av. J.-C. : « il est impossible d’avoir une paix assurée si nous ne faisons pas en commun la guerre aux Barbares (Panégyrique, 173) ». Cette phrase résume à elle seule ce qui fut le leitmotiv d’Isocrate : l’union de tous les Grecs, et la lutte contre l’ennemi commun que représente la Perse. Seul a varié le personnage chargé de coordonner cette union panhellénique. L’hellénisme est pour l’orateur une communauté de civilisation, dont les intérêts sont également communs. Ces idées, relativement simples, sont inspirées par le siècle précédent : pour Isocrate, le bonheur et la paix dépendent de l’union des Grecs, mais les cités doivent toutefois garder leur indépendance. On voit donc qu’il n’y a pas de rupture avec le siècle de Périclès. Au contraire, il faut suivre l’exemple des anciens : les Grecs rassemblés devant Troie et la génération de la bataille de Marathon représentent pour Isocrate le modèle qu’il faut suivre. Une fois la Perse vaincue, il faudra coloniser toute l’Asie Mineure, pour défendre le domaine des Grecs et y envoyer les bannis et mercenaires, qui sont un fléau pour les cités.

Isocrate a défendu ces idées inlassablement pendant cinquante ans. Cependant, il est conscient des changements de son époque. En effet, le choix d’une puissance directrice, qui puisse coordonner l’union de tous les Grecs, est la condition nécessaire à la victoire sur les Barbares. Or, en fonction des événements, Isocrate modifie le choix de la puissance directrice : il propose d’abord Athènes, dès le Panégyrique, en 380 av. J.-C., avant de se tourner vers Sparte et Archidamos, vers Jason de Phères et la Thessalie, Denys le Jeune et la Sicile ou Nicoclès… Ses démarches se solvant par des échecs, Isocrate se retourne finalement vers Athènes en 356 av. J.-C.. Dans le Sur la Paix, il indique par quelles réformes politiques Athènes pourra reconstituer sa confédération avant de l’étendre à tous les Grecs. En 346 av. J.-C., grâce à la paix de Philocrate, Philippe intervient dans les affaires de la Grèce : Isocrate croit alors trouver l’homme qui pourra être à la tête de tous les Grecs. Il cherche la collaboration plutôt que la domination macédonienne.

Les idées politiques d’Isocrate furent tournées vers le panhellénisme, tandis que la politique intérieure fut relativement négligée. Même s’il ne vit pas son projet s’accomplir, s’il ne fut pas le grand homme politique qu’il eût aimé être, son influence ne fut pas nulle : la Ligue de Corinthe, créée par Philippe, aurait été impossible sans la propagande d’Isocrate.

Le style d'Isocrate

L’auteur anonyme de la Vie d'Isocrate prétend qu’il « imita Gorgias dans la recherche des terminaisons semblables et des mots de même son, sans aller cependant comme lui jusqu’à satiété. Il emploie des expressions claires, émouvantes et persuasives ; mais elles ne sont pas ramassées et agréables comme celles de Lysias. (…) Isocrate est continu dans ses sentences ; car avant d’avoir achevé une idée, il y enchaîne une autre sentence ».

Cicéron pour sa part reconnaît que, « supérieur en toutes choses à ses devanciers, Isocrate le fut surtout en ceci : le premier, il comprit que même dans la prose il doit y avoir du mètre et une certaine cadence, à la condition toutefois que soient évitées les formes du vers » (Brutus, 32).

La plus grande influence d’Isocrate fut sans conteste sa technique littéraire. Dans l’Evagoras (8-11) et dans le Sur l’Échange (46), il a prétendu que ses discours égalaient les œuvres poétiques. Le témoignage de Cicéron confirme cette prétention, d’autant plus que le juge n’est pas des moindres. Et en effet, Isocrate fut le modèle de la rhétorique pendant des siècles, par l’intermédiaire de l’éloquence cicéronienne.

Isocrate a porté une grande attention à la composition, vise à l’harmonie (ce que confirme la citation de la Vie d'Isocrate, quand elle prétend qu’Isocrate ne va pas jusqu’à la satiété), à la liaison des parties. Plus encore que l’ensemble, le détail est soigné et c’est son style qui caractérise le plus Isocrate : exactitude et pureté (Philippe, 4 : τὴν λέξιν ... ἀκϱιϐῶς καὶ καθαρῶς ἔχουσαν). La prose attique est en outre scrupuleusement respectée. On peut noter que les figures de rhétoriques sont assez peu nombreuses. Une des règles essentielles chez Isocrate est le refus de deux syllabes identiques qui se suivent : l’hiatus est proscrit. La construction de la période est aussi essentielle, on constate que l’organisation au sein de la période est primordiale, que les divers éléments sont harmonisés. Les périodes sont composées de parallèles (μέν...δέ), de balancements (οὐ μόνον, ἀλλὰ καί), d’oppositions (οὐκ...ἀλλὰ), de consécutives (τοσοῦτον...ὥστε)… Une seule phrase peut marquer les nuances de la pensée en utilisant toutes les ressources de la syntaxe grecque. Les critiques ont pu voir dans le style d’Isocrate une certaine monotonie. Cependant, grâce à l’entremise des orateurs romains, l’art de l’orateur a survécu jusqu’à nos jours.

Œuvre

Une soixantaine de discours lui étaient attribués dans l'Antiquité, dont la moitié seulement serait authentique : Denys d'Halicarnasse avance le chiffre de 25, Cécilius 28. Nous avons conservé six discours relatifs a l'activité de logographe, deux éloges, caractéristiques du goût sophistique pour les éloges paradoxaux, et ce que l'on pourrait appeler des manifestes politiques.

Six de ces discours sont liés à son activité de logographe. Ils ne sont pas signés du nom d'Isocrate, selon la règle du genre, et sont la propriété du plaideur. En effet, le propriétaire y parle à la première personne. Isocrate a très certainement publié les discours qui ont dû avoir une certaine importance : il les aurait conservés pour illustrer ses théories lors de l’ouverture de son école ; les six discours de logographe que nous possédons représentent donc un instrument d’enseignement réservé à l'école d'Isocrate. Tels sont leurs titres :

  • Contre Euthynous (-403 ou -402) : discours peu développé sur un procès en restitution de dépôt, intenté à la faveur d'un Nikias. Le demandeur n'a pas de témoins à présenter, Isocrate s'appuie sur la pertinence de son raisonnement.
  • Contre Callimaque (-402 ou -401) : demande d'exception (παραγραϕή), en vertu d'une loi instaurée par Archinos, interdisant de "rappeler le passé" suite aux luttes politiques de -403.
  • Contre Lochitès (entre -400 et -396) : procès pour une plainte privée pour coups et blessures. Seule la seconde partie est conservée, dans laquelle on trouve un procédé d'amplification, visant à montrer que l'intérêt de l'État est lié à celui du plaignant.
  • Sur l'attelage (-396 ou -395) : plaidoyer visant à défendre le fils d'Alcibiade. Alcibiade avait été accusé, après sa triple victoire olympique de -416, de ne pas restituer un des attelages victorieux qui lui avait été prêté. L'accusation fut reprise contre son fils dès sa majorité.
  • Trapézitique (entre -393 et -391) : plaidoyer pour une plainte contre un banquier refusant de restituer un dépôt. Le plaignant est originaire du royaume du Bosphore.
  • Éginétique (-390 ou -391) : procès sur une affaire d'héritage. Seul exemple de procès jugé hors de l'Attique. Traduit la renommée internationale d'Isocrate.

Figurent également quelques éloges, dont un Éloge d'Hélène (publié entre -390 et -380), et un Busiris (publié après -390), caractéristiques du goût sophistique pour les éloges paradoxaux. On peut y ajouter le Contre les Sophistes, publié aux alentours de -390, qui faisait certainement partie de l'enseignement d'Isocrate.

L'essentiel est constitué par ce qu'on pourrait appeler les manifestes politiques :

  • Panégyrique (Πανηγυρικός / Panêgurikós), -380
  • Archidamos (-365/-362)
  • Sur la paix (-356)
  • L'Aréopagitique (v.354), qui inspire plus tard Milton
  • Philippe (-346)
  • Panathénaïque (entre -342 et -339)

Ses autres œuvres sont le Plataïque, À Nicoclès, Nicoclès, Evagoras, Sur l’Échange. S'y ajoutent neuf lettres et quelques fragments. (dates et descriptifs à venir)

Sources antiques

  • Denys d'Halicarnasse, Jugement sur Isocrate.
  • Pseudo-Plutarque, Vie des dix orateurs, Isocrate.
  • Vie anonyme d'Isocrate.

Les textes sont disponibles à la CUF (Budé), dans le premier volume des Opuscules Rhétoriques de Denys d'Halicarnasse, et dans le premier volume des Discours d'Isocrate pour les deux dernières sources.

Bibliographie

  • Paul Cloché, Isocrate et son temps, Belles Lettres, Annales littéraires de l'université de Besançon, 1963 ;
  • Georges Mathieu, Les idées politiques d'Isocrate, Belles Lettres, 1965 ;
  • Suzanne Saïd, Monique Trédé et Alain Le Boulluec, Histoire de la littérature grecque, Presses universitaires de France, coll. « Quadrige », Paris, 1997 (ISBN 2-13-053916-5) .

Liens internes

Liens externes

  • Texte et traduction de Denys : [1]
  • Quelques textes et traductions de discours d'Isocrate : [2] (voir Isocrate)
  • Juxtalinéaire du Panégyrique à télécharger [3]

Notes

  1. Pseudo-Plutarque, 2
  2. sur l’Échange 2, 48-50
  3. pseudo-Plutarque (6)
  4. pseudo-Plutarque, 33
  5. pseudo-Plutarque (12-13)
  6. Hélène, 5
  7. Sur l’Échange, 271, 277
  8. Panathénaïque, 30-33
  9. pseudo-Plutarque, 27
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