Heidegger Et Le Nazisme

Heidegger Et Le Nazisme

Heidegger et le nazisme

L'adhésion du philosophe allemand Martin Heidegger au parti nazi en 1933 est l'objet de débats passionnés. Cet article propose un exposé des faits et des interprétations sur ces questions.

Sommaire

Faits et questions

  • Heidegger est considéré comme ayant appartenu à la mouvance de la « révolution conservatrice » anti-libérale proche du nazisme.
  • Heidegger a été un adhérent du parti nazi.
  • Les écrits de Heidegger ont une radicalité qui semble interdire tout engagement politique direct. Cette même radicalité a engendré chez ses auditeurs et lecteurs de multiples pensées novatrices éloignées de toute idéologie nazie.
  • Cependant, certains résultats de sa pensée l’ont pourtant autorisé à s’inscrire au parti nazi. Il importe de savoir lesquels.
  • Nommé recteur en 1933, Heidegger s’est mépris sur sa capacité à infléchir le nazisme et s’est retiré au bout de quelques mois de toute action politique.
  • Le parti nazi ne considérait pas Heidegger comme un militant fiable, il suspectait son œuvre et ses cours qu’il ne comprenait pas.
  • Heidegger n’a jamais témoigné d’antisémitisme dans ses écrits et son action. Hannah Arendt, philosophe américaine d’origine juive, avec laquelle il a eu une liaison alors qu’elle était son étudiante, a toujours témoigné son admiration et son affection pour lui.
  • Heidegger a affirmé que le nazisme était "un principe barbare", qu'il avait commis la plus lourde erreur de sa vie en s'inscrivant au parti nazi, tout en remettant en question l'idée que la démocratie était "le meilleur système politique". Quel sens trouver à son parcours?

Position et engagement nazis

En 1933 Heidegger rallie le parti nazi (NSDAP) pour lequel il vote dès 1932. Pour ne pas perdre de vue le climat de cette période en Allemagne, qui vit les nazis portés au pouvoir, et s'instruire de l'itinéraire philosophique et politique de Heidegger dans cette période trouble des commencements, suivie de la catastrophe, inimaginable et inanticipable en 1933, on se reportera à la remarquable biographie intellectuelle du philosophe par Rüdiger Safranski. La biographie de référence, qui fait autorité depuis sa publication en 1994 en Allemagne. La mieux documentée, et riche d'une restitution de la pensée heideggerienne, telle qu'elle s'est tissée au fil de l'histoire.

Safranski s'appuie sur les travaux d'investigation accomplis pour écrire la biographie intellectuelle de Heidegger, comprenant son rapport au nazisme, et qui précèdent son travail. Principalement ceux de Guido Schneeberger, 1962, Max Müller, 1988, Hugo Ott, 1988 et 1998, Victor Farias, 1987, et Elisabeth Ettinger qui a écrit l'histoire croisée de Hannah Arendt et Martin Heidegger, 1994, ainsi que l'autobiographie de Karl Jaspers, plus d'autres travaux encore tels que "Heidegger und das "Dritte Reich" par B. Martin, 1989... Ce qui indique que le travail d'investigation est, en Allemagne, largement avancé et remonte à un certain temps, la biographie de Schneeberger, par exemple, étant reconnue comme tout à fait éclairante. Tout cela qui fit dire à Peter Sloterdijk dans le récent colloque international sur Heidegger à Strasbourg (décembre 2004) que quels que soient les nouveaux documents qui puissent être exhumés concernant le rapport de Heidegger au nazisme "Les historiens en ont aujourd'hui terminé avec le cas Heidegger" au sens où "aujourd’hui 70 ans après les faits on ne peut plus s’attendre à voir surgir des témoins inconnus qui suggèreraient des réinterprétations quant à l’implication de Heidegger dans le N.S. avec le Rectorat, aussi bien pour les accusateurs que les défenseurs". Et, quoi qu'il en soit "Les archives ne révéleront pas l’interprétation à donner de cet engagement".

La révolution conservatrice

En 1933, Heidegger va prendre la charge de Recteur de l'Université de Fribourg, à laquelle on l'appelle. La première chose à faire est de lire les textes d'avant 1933 pour essayer de le situer politiquement.

Il apparaît alors que son vocabulaire et plusieurs thèmes qui s'y trouvent, en particulier celui de la terre, de l'enracinement dans le sol natal, du national, ainsi qu'une certaine poésie du terroir, faisant de la paysannerie et du paysan un modèle, doublés d'un discours pessimiste qui se laisse facilement comprendre en termes de déclin de la civilisation et de déclin de l'Occident, le rattachent à la pensée la plus conservatrice et au mouvement de la « révolution conservatrice » qui contribuera à préparer la place au nazisme (celui-ci national, socialiste — entendre populiste — et raciste, pour en donner les traits principaux) sans lui être assimilable toutefois, en particulier pour la dimension raciste et le désir d'élimination réelle, physique, des Juifs, qui en est parfaitement absente.

Pendant l'hiver 1932-1933, Heidegger se trouve en congé d'enseignement, retiré à la campagne où il étudie les présocratiques quand il est fait appel à lui, car les conflits font rage à l'Université entre les anciens et les nouveaux qui veulent prendre le pouvoir, les nazis. Le Recteur, un social-démocrate, est obligé de démissionner. Heidegger le remplace, au moment, bref, où il va croire à l'avenir de ce mouvement.

La période du Rectorat

La prise en charge de ses fonctions s'explique par le projet heideggerien de rénover l'Université allemande, supposée être le levier de la rénovation du pays et par delà la civilisation européenne déclinante, en réorganisant le domaine du savoir et de la science.

Il est appelé par l'ancien recteur social-démocrate Möllendorf. Heidegger œuvre à l'introduction la plus large possible du Führerprinzip dans l'université allemande (ce qu'atteste le télégramme qu'il envoie à Hitler le 20 mai 1933: "Je sollicite respectueusement l'ajournement de la réception prévue du bureau de l'Association des universités allemandes, jusqu'au moment où la direction de l'Association des universités sera assumée dans l'esprit de la mise au pas particulièrement nécessaire en son sein"[1]). Il forme, avec d'autres, comme Bäumler ou Krieck, l'avant-garde de cette réforme. Heidegger œuvre par exemple, avec Krieck, à la réforme des statuts de l'université dans le Land de Bade, qui fait de l'université de Fribourg le stade le plus avancé, dans toute l'Allemagne, de cette mise au pas (Hugo Ott, op. cit., p. 204-205).

Heidegger croit qu'une défense radicale de la science, telle qu'il l'entend et la redéfinit, comme ouverture sur l'être et non en prise sur l'étant, est susceptible d'être le fer de lance de cet effort pour sauver l'Allemagne. Il se représente l'Université et le cercle du savoir, comme l'avant-garde de la révolution, porteuse d'un redressement de la civilisation, grâce à une juste compréhension de la science. Les Grecs ont conçu et montré que la théorie est la plus haute réalisation de la pratique authentique. La grandeur de ce commencement grec est à retrouver, en reconstruisant un monde spirituel pour chaque peuple.

Heidegger s'imagine pouvoir spiritualiser le mouvement nazi qui commence — lui insuffler l'esprit qui lui manque — et le réorienter, en faire une œuvre de l'esprit : ce qui se lit dans le Discours du Rectorat — voir également à ce propos l'étude de Jacques Derrida "De l'esprit. Heidegger et la question" . La construction d'un nouvel ordre intellectuel était, selon lui, la mission de l'Université allemande. Dans le "Discours du Rectorat" il proclame que "l'essence de l'Université est la science". Il ne s'agit pas pour l'Université de fournir une formation professionnelle, mais de relever le niveau de spiritualité de l'Allemagne. Cette essence de la science s'est manifestée chez les Grecs et a été perdue de vue sous l'effet de l'obscurcissement de l'être par le règne l'étant. Son ami Karl Jaspers, qu'on ne peut soupçonner d'avoir été nazi, approuve ce Discours et s'accorde avec Heidegger sur le caractère supposé positif de la réforme national-socialiste de l'Université à cette époque.

Ce qui se lit dans son Discours du Rectorat prononcé en 1933 qui se double d'un « appel aux étudiants » qui les enjoint à la mobilisation en participant au service du travail et au service du savoir, conjugués au service militaire ; soit une mobilisation au service de la nation qui sera œuvre de l'esprit, de son avant-garde intellectuelle. Pour Heidegger, l'Université doit donner la ligne directrice de cette renaissance spirituelle. Il donne ainsi sa caution au régime hitlérien.

Il parle par ailleurs d'

« exploiter à fond les possibilités fondamentales de l'essence de la souche originellement germanique et de les conduire jusqu'à la domination »[2].

Karl Löwith rapporte que Heidegger ne faisait pas mystère de sa foi en Hitler[3].

En 1946 Jaspers reprend ses thèses sur la réforme de l'Université pour remédier au mal précédemment diagnostiqué : le morcellement en disciplines spécialisées, l'enseignement scolaire et l'impératif de professionalisme, le développement de la bureaucratie administrative et la baisse du niveau des enseignements, ce sur quoi il s'accorde avec Heidegger. Jaspers ce faisant, veut défendre l'aristocratie de l'esprit, tandis que Heidegger voudrait l'éliminer, car, sur une position révolutionnaire, ce dernier combat l'idéalisme bourgeois et le positivisme scientiste. Jaspers veut également préserver la philosophie des intrusions de la politique qui lui portent atteinte et ainsi il se trouve en désaccord complet avec Heidegger sur ce point de l'engagement — dans le mouvement nazi.

R. Safranski compare ce combat révolutionnaire via l'Université au mouvement de 67-68. Une sorte de "révolution culturelle" en somme.

Pour Heidegger, l'Université doit donner la ligne directrice de cette renaissance spirituelle. Et l'idéal révolutionnaire est le dépassement de la division entre le travail manuel et le travail intellectuel (objectif révolutionnaire qui n'est pas exactement celui de la supposée révolution national-socialiste, comme on sait). Heidegger ne quitte jamais le plan philosophique, quel que soit son engagement et quelles que soient ses illusions. Il veut faire advenir une révolution qui soit le fait de l'esprit, contre les idéologies politiques actuelles, établies sous l'effet de l'emprise mondiale de la logique technique. Une révolution qui soit celle de la science, au sens d'un rapport authentique à la connaissance et à la vérité [aletheia  : dévoilement] laissant ouvert le champ des possibles inscrits dans l'être, et s'opposant à la domination d'une conception positiviste de la science, accompagnée de l'arraisonnement par la technique . Heidegger voit avec le national-socialisme, au commencement, l'occasion d'échapper à une logique historiale : celle du nihilisme porté par la technique planétaire, effet de la métaphysique. [C'est en ce sens qu'il faut comprendre sa critique de la métaphysique]. Il sera très vite déçu dans son attente et sa tentative d'être actif en politique.

Il partage ainsi certains aspects de l'idéologie nazie, mais pas l'antisémitisme, ni l'aspect racial, ni son biologisme[4], ni sa mystique scientiste, ni son idéologie simpliste et techniciste, qu'il juge grossière, et qu'il imagine précisément pour cela, pouvoir transformer philosophiquement, ni son bellicisme conquérant qu'il ne voit pas, alors que tout le monde est au courant. Il regarde ailleurs, vers la Grèce ancienne, pour faire renaître une autre idée de la science et de la vérité. Heidegger se serait ainsi trompé par orgueil, surestimant jusqu'à la caricature l'intérêt de la philosophie (de sa philosophie) pour le mouvement politique qui s'empare de l'Allemagne et qui n'a rien de philosophique ni rien qui permette une renaissance de la vie de l'esprit et de la civilisation. Il ne voit pas le danger que d'autres déjà dénonçaient, mais une fois encore, les communistes (et sociaux-démocrates) et les Juifs sont seuls, ennemis, persécutés. [cf Rüdiger Safranski. Heidegger et son temps, chapitres 13, 14 et 15]

Lors de sa prise de responsabilité, Heidegger prononce un "appel aux étudiants allemands" qui s'achève ainsi "Seul le Führer lui-même est la réalité et la loi de l'Allemagne d'aujourd'hui et de demain". Il expliquera ensuite dans une lettre à Hans-Peter Hempel qui l'interrogeait sur cette fatidique phrase "qu'à l'origine et en tous temps, les Führer sont eux-mêmes dirigés — dirigés par le destin et la loi de l'histoire". Alors que vaut cette idée de Hitler incarnant un destin ? C'est ce que Hitler pensait lui-même. Heidegger aussi. Heidegger découvrait dans la révolution national-socialiste un événement métaphysique fondamental, un "renversement de notre Dasein allemand" dit-il en un discours (discours de Tübingen, 30 nov 1933 (cf R. Safranski, p 332-333). Cependant au total son enthousiasme politique d'un temps ne le porta pas plus loin que l'organisation d'un "camp de la science" avec étudiants et professeurs emmenés en excursion dans la montagne en une sorte de camp scout supposé inventer une nouvelle communauté spirituelle, entreprise jugée plus romantique — et dérisoire — que dangereuse par les observateurs.

Par ailleurs, il convient de noter que Ernst Krieck, fondateur et leader de l'organisation officielle (nazie) des professeurs allemands, qui avait la prétention de devenir le leader philosophique du mouvement nazi et supplanter Rosengerg et Baümler, les grands idéologues nazis [et piètres philosophes pour le coup] prônait un recours aux valeurs Blut und Boden, soit une métaphysique du sol et du sang pour remplacer la métaphysique de l'esprit, de l'intelligence, par les valeurs de la race : programme de politique culturelle que Krieck voulut imposer et à quoi Heidegger s'opposa. Heidegger ne partageait pas l'idéologie du sol et du sang. Le portrait que Heidegger trace de Krieck (un homme de convictions subalternes) marque sa distance avec ce dernier. Heidegger est en quête d'un sol nouveau (philosophique) qui n'est pas celui du sang et de la race comme chez Krieck. En revanche, il partage avec Baümler une pensée de la décision pure. (R. Safranski chap. 13)

Krieck qualifie pour sa part la pensée de Heidegger comme un "nihilisme métaphysique". Il écrit pour le dénoncer, accusant du même coup les écrivains juifs, animés de ce même nihilisme métaphysique, dit-il. Grave accusation puisque signifiant qu'elle "renferme un ferment de décomposition et de dissolution du peuple". [On reconnaît là le thème princeps de l'antisémitisme nazi, soit le Juif présenté comme danger de dissolution de l'unité nationale] Sur sa lancée Krieck reproche de plus à Heidegger de n'avoir jamais eu recours aux mots de peuple et de race dans Etre et Temps. (R. Safranski chap. 15).

Les rapports nazis sur Heidegger

En effet, d'une part, il défendit et aida ses propres étudiants juifs (voir témoignages de Jaspers, comme mentionné ci-dessous) qui lui demandèrent de l'aide pour quitter l'Allemagne, ainsi que des collègues juifs, dont il prit la défense lorsqu'ils furent menacés de licenciement. Nous avons sur ces points les témoignages de Jaspers. D'autre part, il interdit aux étudiants nazis d'apposer sur les murs de l'université l'affiche antisémite "Contre l'esprit antiallemand" [cf. Safranski chap 14] Il tente malgré tout, d'organiser sa révolution spirituelle. Encore faut-il préciser pour lever les calomnies récentes, que cet univers spirituel que Heidegger veut construire n'exclut personne et certainement pas les Juifs. On ne trouve chez lui aucune trace d'antisémitisme, ni racial, ni spirituel, à l'inverse de Krieck et Baümler précisément. Jaspers attestera, dans son rapport de 1945, de cette absence d'antisémitisme chez Heidegger dans les années d'avant 33.

Il n'interdit pas l'autodafé des livres juifs et marxistes hors les murs de son Université, n'en ayant pas le pouvoir (comme l'atteste le récit d'Ernesto Grassi dans "Macht des Bildes: Ohnmacht der rationalen Sprache", "Le feu crépitait devant la bibliothèque universitaire", ainsi que les témoignages directs recueillis par Hugo Ott dans "Martin Heidegger. Eléments pour une biographie", p. 195), il rappellera avoir interdit l'affichage contre les juifs, réclamés par les autorités dans son rapport de 1945 (voir la biographie de Rüdiger Safranski chap 14). Alors que le doyen de la faculté de droit nommé par Heidegger, Erik Wolf, est mis en difficulté par le ministère, Heidegger démissionne. Ce n'est que l'aboutissement de ce qu'il nomme lui-même "l'échec du rectorat". Il n'écrit plus. Il se consacre désormais à l'enseignement. Ses cours sont surveillés, ses œuvres retirées du commerce. Seul "Être et temps" est réimprimé, sans la dédicace de première page à son maître Husserl, suspendu de l'université depuis le 6 avril 1933 (avant que Heidegger n'ait pris ses fonctions au Rectorat, c'est une des raisons pour lesquelles son prédécesseur avait démissionné). Et s'il subit l'attaque des responsables nazis ayant en charge la surveillance de la philosophie, il verra un de ses textes publié via l'accord donné par Mussolini, convaincu par le philosophe Ernesto Grassi de laisser publier sa conférence sur Platon ("La doctrine de la vérité chez Platon") dans un ouvrage collectif dirigé par Grassi lui-même (en 1942), alors même que Rosenberg s'y oppose. C'est Goebbels qui trouve une position médiane : la conférence paraît mais ne doit être mentionnée dans aucun compte-rendu[5]. Il est empêché de se rendre à l'étranger pour des colloques et en particulier à Paris pour le tricentenaire de Descartes. Il n'a toutefois pas de problème à voyager à Zürich en 1935, puis à Rome 1936 où il rencontre Löwith à qui il redit sa foi en Hitler (cf. "Ma vie en Allemagne avant et après 1933").

Certains veulent voir dans les rapports nazis [retrouvés dans les archives du Ministère des Affaires étrangères] un point de vue favorable à Heidegger[6]. Car Heidegger, ne donnant aucun signe de résistance politique ouverte, n'est pas jugé dangereux.

Cependant de nombreux rapports nazis sur Heidegger montrent la défiance envers lui de la part des autorités nazies et le peu d'estime dont il bénéficia dans ces cercles. A peine quelques mois après avoir pris ses fonctions de Recteur, il découvre le mépris dans lequel le tenaient les nazis qui le ridiculisèrent lors de réunions qu'il avait organisées selon sa conception de la rénovation du travail intellectuel. Les professeurs de Fribourg le tenaient pour un illuminé (biographie de Rüdiger Safranski p. 380) Cependant il ne démissionne pas aussitôt, croyant encore un peu à l'utilité de sa mission.

Il acquit rapidement une mauvaise image auprès des nazis, qui ne comprenaient pas sa philosophie à la quelle ils ne voyaient aucune utilité pratique (voir rapport de Walter Gross cité par Rüdiger Safranski p. 382-383) et qui leur apparaissait, de plus, marquée par le judaïsme — voir le rapport de Krieck en 1934 accusant Heidegger de nihilisme : "Le sens de cette philosophie est l'athéisme déclaré et le nihilisme métaphysique généralement repésenté chez nous par les écrivains juifs, et donc un ferment de décomposition et de dissolution pour le peuple allemand" ref. : voir la biographie philosophique de référence de Rüdiger Safranski, p. 428 également. Les nazis ont vu en Heidegger, un héritier du judaïsme, parce que sa pensée leur échappait, comme en des lectures talmudiques signalant donc Heidegger en lecteur du Talmud, ironie de l'histoire (voir le rapport de Jaensch, cité dans la biographie de Rüdiger Safranski, p. 381). En politique son idéalisme l'empêcha d'être pris au sérieux (voir le rapport de Walter Gross précédemment cité).

Les rapports des nazis qui l'accablent sont là pour mesurer le décalage. Outre les attaques de Krieck, un rapport de Jaensch, psychologue nazi et ancien collègue, le qualifie de fou et l'accuse tout à la fois d'attirer les étudiants juifs du fait du caractère talmudique de sa pensée, quand un autre rapport l'accuse de n'être pas fiable et d'être susceptible de "retourner sa veste". Des postes sont proposés à Heidegger, en raison de sa renommée internationale. D'autres rapports négatifs encore sont produits. Walter Gross, chef de l'Office de politique raciale du NSDAP, inclut Heidegger dans ces professeurs aux "efforts pitoyables" pour "jouer les nationaux-socialistes". Gross insista même auprès de Rosenberg pour souligner le danger que représentait Heidegger, se référant à d'autres rapports internes faits par les nazis.

Également le rapport du Docteur Erich Jaensch, psychologue national-socialiste, à propos de Heidegger à l’attention de l’office Rosenberg (16 février 1934) : « Sa manière de penser (…) est exactement la même que celle de la chicanerie talmudique, de sinistre réputation, laquelle a toujours été ressentie par l’esprit allemand (…) comme lui étant particulièrement étrangère. (…) La philosophie de Heidegger va même encore beaucoup plus loin dans le sens de la vacuité, de la confusion, de l’obscurité talmudique, que les productions du même genre d’origine authentiquement juive. (…) Ce mode de penser talmudique, propre à l’esprit juif, est aussi la raison pour laquelle Heidegger a toujours exercé et continue d’exercer la plus grande force d’attraction sur les Juifs et les demi-Juifs. (…) Il a toujours eu dès le départ de son côté la propagande que lui ont faite les groupes juifs, parce qu’il a été perçu dès le début, à l’intérieur de l’“école phénoménologique” — laquelle fut fondée par un Juif (E. Husserl) et compte un très grand nombre de Juifs et de demi-Juifs parmi ses membres —, comme le futur chef de cette école, et salué comme l’héritier présomptif de Husserl. » (traduction de Gérard Guest citée dans l’ouvrage de Marcel Conche, "Heidegger par gros temps", 2004).

Il va donc démissionner moins d'un an après avoir pris ses fonctions, incapable de mettre ses idées en pratique (voir la biographie de Rüdiger Safranski chap 14) . Il vit alors dans une quasi-réclusion, il n'écrit plus, il se consacre désormais à l'enseignement, et ses cours sont surveillés, ses œuvres retirées du commerce. Il est, de fait, interdit de publication.

A partir de 1934, l'hostilité des nazis à son égard est établie [voir biographie de Rüdiger Safranski chap 14]. En témoignent, parmi d'autres traces, les rapports que firent sur lui les fonctionnaires nazis chargés d'informer les autorités — qui avaient conscience de son importance comme philosophe mais se demandaient s'il devait être interdit d'enseignement, au cas où il serait susceptible d'inspirer une opposition en tenant dans ses cours des discours subversifs. Les rapports en question établissent dans leurs compte-rendus que Heidegger doit être considéré comme inoffensif finalement, et laissé à son enseignement vu le caractère ésotérique, fumeux et quasiment incompréhensible dudit enseignement. Les rapporteurs nazis attribuèrent ce fait aux influences talmudiques nettement visibles sur sa pensée[7].

Ce que professait Heidegger ne correspondait pas à l'idéologie nazie et n'était d'aucune utilité (rapport de Walter Gross précédemment cité) : il s'était trompé en croyant à la révolution (le thème de la révolution, comme on le sait, disparaît assez vite du discours nazi, précisément après l'élimination des SA.). À partir du moment où Heidegger ne répandait pas ouvertement la subversion, comme ils se faisaient fort de le vérifier, il pouvait être laissé à son enseignement ésotérique. [8].

Quant à la démission du poste de Recteur, elle s'exlique d'abord par le peu d'écho rencontré chez les professeurs, par son idée de révolution spirituelle. Heidegger démissionna du fait du conservatisme du corps professoral, qui ne voulait pas le suivre dans la révolution du travail et de la formation de la pensée, qu'il voulait organiser, et également, du fait du désaveu du Ministère, qui n'entendait pas accomplir une révolution ayant pour avant-garde l'Université.

Ce qu'il pense du nazisme dès 1934, se trouve sous sa plume  : « Le national-socialisme est un principe barbare »[9].

En 1944, le docteur Eugen Fischer, promoteur de l'hygiène raciale, écrit à propos de Heidegger au gauleiter de Salzbourg que c'est un «penseur exceptionnel et irremplaçable pour [...] le parti [...]», ajoutant : «Nous n'avons pas tellement de grands philosophes [...] nationaux-socialistes.» [1].

Quels sont les enjeux politiques de sa philosophie ?

Le style souvent obscur ou peut-être allusif de ses cours durant la période nazie tient, en partie, à ce que ceux-ci étaient surveillés. Il se situait dans les hauteurs de la pensée dont il ne descendit jamais — ce qui lui fut précisément reproché. Heidegger employa toujours des moyens indirects pour œuvrer à une analyse du nazisme. Il ne produisit nullement une analyse politique, mais pensait en philosophe, à travers l'étude d'autres textes philosophiques, Nietzsche en particulier, sans désigner jamais un parti, ni une situation politiques. Sa méthode consiste à aller chercher dans l'histoire de la métaphysique occidentale, ce qui a fait s'emballer la raison portant en elle une volonté de puissance aveugle, pour en arriver à ce présent. En quelque sorte, en quoi consiste la déviation et l'accélération du mouvement par rapport au commencement grec. Son étude est celle de l'histoire d'une période des Temps Modernes, comme le fit Nietzsche avant lui. Il n'est pas question d'appel à la désobéissance à un pouvoir. Heidegger commence, à peine après l'échec du Rectorat, la méditation de cet échec, en diagnostiquant les traits d'un mouvement historial, le nihilisme, à partir du tournant pris par la science dans sa volonté d'emprise sur la nature. Étude qui débouchera sur les textes ultérieurs concernant la technique[10].

Le style difficile que revêtent ses Cours à cette époque conviendrait au caractère clandestin de la critique du nazisme qu'il entreprend. Il poursuivra cependant, cultivant son style obscur et indéchiffrable par les non-initiés, après la guerre, en « fin renard » (le terme de « renard » est de H. Arendt), sachant dissimuler ses options politiques derrière ses incursions savantes dans l'histoire de la métaphysique. Car, après sa démission du Rectorat, Heidegger se lance aussitôt dans ses Séminaires sur Nietzsche et sur Hölderlin, dans une étude critique de l'époque qui a produit le nazisme à travers l'étude du nihilisme qu'il élabore. Ce qu'il appela ensuite son « explication avec le nazisme », pour autant que celui-ci possède sa "vérité interne", comme il l'écrit dans son cours du semestre d'été 1935, à savoir le dévoilement de l'essence des Temps moderne comme le nihilisme à son comble de la technique planétaire[11]. Ce sont là les Séminaires qui apportent les analyses et notions susceptibles d'avancer dans la compréhension du nazisme. Ce que confirme, parmi de nombreux autres lecteurs de Heidegger, le philosophe matérialiste et spécialiste d'Épicure, Marcel Conche. Résistant, contemporain du nazisme et tout aussi clairement anti-nazi à l'époque qu'il est aujourd'hui, connu pour être un lecteur reconnaissant à Heidegger pour son apport, Conche reconnaît sa dette à l'égard de Heidegger, sans rien ignorer, ni de l'année de Rectorat, ni de la critique du nihilisme contemporain qui s'adresse au nazisme.

Son style, obscur et de plus en plus sophistiqué, lui permet aussi de ne pas se laisser situer aisément, ni politiquement, ni philosophiquement, et ainsi d'en jouer non sans habileté jusqu'à être insaisissable, insituable.

L'engagement de 1933 reste une tache compromettante dans la vie de ce penseur.

Cependant son travail, après la démission du poste de recteur, consiste d'abord à tenter d'élucider le phénomène historial qui a apporté le nazisme, lui-même degré supplémentaire du nihilisme. Heidegger tente, après l'echec du rectorat, de méditer l'essence du nihilisme européen, tout d'abord dans ses cours, à partir d'une interprétation de Nietzsche ("le desert croît") et de Hölderlin (le "temps de detresse"), qu'il arrache à leur appropriation par les nazis, et ensuite dans ses traités non-publiés dont fait partie Die Geschichte des Seyns (écrit pendant la péridoe 1938-1940) (Ga 69).

Voir précisément le paragraphe 61 (pp. 77-78), intitulé "Macht und Verbrechen" (Puissance et crime), qui dénonce ouvertement les planetarischen Hauptverbrecher : "Les criminels en chef planétaires, pour ce qui en est l'aître (Wesen), suite à l'inconditionnel asservissement qui est le leur à l'égard de l'effort fait pour s'emparer inconditionnellement de la puissance, sont tous à égalité entre eux. Les différences historiquement conditionnées qui se donne quelque importance lorsque on les fait passer au premier plan, ne servent jamais qu'à en travestir la criminalité sous l'aspect de l'inoffensif, tout en en présentant l'accomplissement comme "moralement" nécessaire dans l'"intérêt" même de l'humanité. / Les criminels planètaires de la toute dernière modernité dans laquelle seulement ils deviennent possibles, puis nécessaires, peuvent être comptés sur les doigts d'une seule main. "Aussi n'y a-t-il pas de châtiment qui puisse être assez grand pour dompter de tels criminels [...]. L'Enfer lui-même est trop petit [...] auprès de ce que ces criminels que rien ne retient portent ainsi à la ruine". (trad. G. Guest)

Durant ces cours, Heidegger rassemble de nombreux étudiants qui en témoigneront ensuite. Parmi ces témoignages nous avons celui de Walter Biemel, élève de Heidegger de 1942 à 1944, et spécialiste de son œuvre, et qui a écrit notamment « Le concept de monde chez Heidegger » (Vrin, Paris, 1950) qui fait toujours autorité.

Voici le témoignage de l’auditeur que fut Biemel, des cours tenus au cœur de la période nazie : « Pour la première fois, il me fut donné d’entendre de la bouche d’un professeur d’université, une violente critique contre le régime qu’il qualifiait de criminel. »[12]

« Il n’y a pas un cours, un séminaire où j’ai entendu une critique aussi claire du nazisme qu’auprès de Heidegger. Il était d’ailleurs le seul professeur qui ne commençât pas son cours par le Heil’Hitler réglementaire. À plus forte raison, dans les conversations privées, il faisait une si dure critique des nazis que je me rendais compte à quel point il était lucide sur son erreur de 1933 »[13].

D'après Bourdieu

En quoi son ontologie pouvait-elle convenir avec l'événement et la nature du nazisme ? Bourdieu tenta une explication sociologique (élitisme, mépris du monde citadin et de la vie qui y correspond) qui repose sur la conviction que toute philosophie peut se réduire à ses déterminations sociologiques, même si Bourdieu a vu que Heidegger réduit l'aliénation à l'aliénation ontologique, éclipsant de ce fait toute forme d'aliénation économique, politique etc.

D'après Lévinas

Lévinas, plus philosophiquement, plaida en faveur de l'hypothèse que la pensée de l'être est violence et qu'il faut laisser la place à l'autre, sous peine de reconduire le même (avec cette violence, précisément). Mais par « autrement qu'être » (titre d'un de ses ouvrages) il entend réintroduire la transcendance, le bien, au-delà de l'être, ce qui serait, selon lui, la condition de l'éthique, dangereusement absente de la pensée de Heidegger. Vraie question. Mais Derrida a pu montrer en quoi Lévinas force là la pensée de Heidegger (voir de Derrida : « Violence et métaphysique » in L’écriture et la différence, 1967.

Qu'y avait-il dans le nazisme de si fort, de si entraînant, pour faire croire, même à un admirateur des Grecs, qu'il y avait de ce côté quelque solution à la crise gravissime qui affectait le monde à ce moment ? Comment le nazisme a-t-il pu, à ses débuts, engendrer de l'espoir, se présenter comme crédible — à ceux du moins qui se sont ralliés un temps, à distinguer des nazis actifs. Comment le nazisme a-t-il pu avoir prise sur ceux qui ont connu comme un éblouissement, ou qui ont subi une fascination, intellectuellement surprenants tant ils furent erronés ? Ils n'étaient pas dotés d'une idée politique qui les en eût préservés, telle l'idée communiste, non plus qu'ils n'appartenaient à un groupe persécuté qui ne pouvait être entraîné, par définition. En effet, s'il n'y a rien à voir entre un véritable penseur tel Heidegger et de simples idéologues tels Baümler ou Rosenberg, qui servirent docilement le système et mirent leur plume au service du régime dans un esprit policier, comment comprendre que pareil mouvement ait pu tromper de si grands penseurs ? Cette question indique que la connaissance de ce que fut le nazisme est encore devant nous, comme une tâche susceptible d'éclairer le présent portant toujours la marque de ce qui est advenu avec le nazisme.

Autrement dit, tant qu'on n'aura pas éclairé cette question qui reste encore obscure concernant la nature profonde du nazisme, et compris ce qu'il révèle de notre époque pour qu'elle ait pu y être engouffrée dans le même aveuglement où se trouva toute l'Europe qui consentit à laisser faire Hitler, il est inutile de se donner la facilité narcissique de condamner les hommes qui, unanimement ou presque, c'est-à-dire comme un seul homme ou presque, suivirent Hitler, comme le fait remarquer avec acuité Jacob Taubes. Car ils virent en lui, dans un premier temps, un sauveur de l'Allemagne après la crise de 1929. Tous, sauf ceux que Hitler avaient désignés comme ses ennemis, bien sûr, c'est-à-dire les Juifs et les communistes. Car dans les premières années du régime, de 1933 aux années précédant la guerre, il ne faut pas oublier que Hitler redressa l'Allemagne économiquement, et politiquement la sortit du dictat de Versailles, reconstitua l'unité du pays, etc. Ne pas oublier non plus qu'il eut l'aval, à ses débuts, non seulement du Parlement allemand (République de Weimar) qui lui remit le pouvoir à une écrasante majorité, mais de la plupart des puissances et chefs politiques d'Europe jusqu'à l'Église catholique comprise à qui il fit bonne impression, dans sa lutte contre le communisme. [voir Rüdiger Safranski, bibliographie]

Mais encore, vu la place qu'occupe Heidegger dans l'histoire de la philosophie, soit l'importance qui lui a été accordée par certains, son engagement nazi exige qu'on aille voir dans sa philosophie même ce qui permet pareil accord avec celui-ci : quelle philosophie, quelles idées et positions cherche à récuser Heidegger quand il engage sa propre philosophie au service de ce mouvement destructeur et barbare dans lequel il voit la renaissance de la civilisation ? [voir Dominique Janicaud, cité en bibliographie]

Jacob Taubes rappelle que, dans leur engagement politique, Heidegger comme Schmitt, issus de la catholicité, étaient animés par un ressentiment les portant à vouloir briser ce qu'ils considéraient comme « le consensus libéral judeo-protestant », soit la culture libérale comprise comme le fruit des traditions protestante et juive (cf. Taubes : En divergent accord). Il est faux par conséquent d'incriminer « la bassesse ou la saloperie » précise Taubes. En clair, il y avait en Allemagne des luttes, y compris entre des idées, recouvrant des courants aux ancrages idéologiques qui allaient s'opposer, et qu'il serait stupide d'ignorer. Le rationalisme classique, représenté par les neo-kantiens et Cassirer, sa figure la plus brillante, était assailli par l'ontologie heidegerrienne, mettant en cause la raison et ses catégories, dans un renversement présenté comme radical. Mais les conflits d'influence étaient également de teneur théologique et politique. La "révolution conservatrice" contre la culture libérale, en somme. [voir Rüdiger Safranski, bibliographie]

D'après Lacoue-Labarthe

Philippe Lacoue-Labarthe, dans La fiction de politique (Christian Bourgeois, 1987), analyse la philosophie de Heidegger comme un « archi-fascisme ». Heidegger se serait impliqué en politique pour des raisons différentes que les dirigeants nazis. Son engagement, bien que temporaire, serait à la fois étranger à l'idéologie nazie commune, dont il a dénoncé la médiocrité et la barbarie, mais serait en fait mieux fondé que tout autre, parce qu'il aurait présenté dans sa pensée le fondement ultime du nazisme, son "archéologie". Cette analyse radicale soulève des questions. Jusqu'à quel point peut-on dissocier la forme concrète prise par une révolution, de ce qui est supposé être son élan premier, son esprit ? En d'autres termes, comment Heidegger imagine-t-il une révolution, haute et noble celle-ci, qui partirait du même élan que le nazisme ? Mais peut-on simplement réduire toute l'œuvre de Heidegger à une seule affirmation majeure pensée sous diverses formes ?

Certains voient dans ses propos les traces d'un nationalisme (incontestable) mettant par conséquent en cause, philosophiquement, l'universalisme. Rien cependant dans l'analytique du Dasein de Être et Temps n'existe, qui permettrait de dire que ces existentiaux dégagés par Heidegger ne sont pas universels. Mais si la question se pose à partir du moment de l'engagement en faveur du nazisme et tout ce qui va être formulé sur le « destin historial du peuple », et le « Dasein d'un peuple », là, les discours politiques que Heidegger prononce s'écrivent dans la langue de sa philosophie. Et là est le plus grand reproche qui peut lui être fait : avoir mis sa philosophie, sa pensée, son vocabulaire, au service de ce mouvement sur la voie de la destruction barbare. Il a compromis sa philosophie, avant de se reprendre et se réfugier dans le silence (dont il a fait la théorie). Il a, ce faisant, compromis la philosophie en l'engageant du mauvais côté de l'histoire, incontestablement.

Lévinas considèrera que l'ontologie heideggerienne se construit sur le refoulement de l'universalisme légué par le judaïsme : la pensée de l'être, soit l'héritage grec à retrouver, pour effacer l'héritage judaïque.

En revanche Marlène Zarader établit de manière tout à fait inverse, l'existence d'une filiation souterraine, non reconnue, d'une dette à l'égard du judaïsme in La dette impensée, Heidegger et l’héritage hébraïque. Comme Derrida l'avait fait avant elle, et s'en inspirant, Zarader permet d'affirmer qu'il est plus intéressant de travailler à débusquer l'impensé de Heidegger, ses lacunes, ses oublis, ce qu'il n'a pas aperçu, et donc, son appartenance à une des traditions, et ce malgré lui et malgré ce qu'il croit avoir récusé, (la métaphysique), que de condamner l'homme pour un engagement à l'évidence condamnable sans discussion et ainsi croire pouvoir se débarrasser de sa philosophie et de ses questions. Bref, il est plus utile et nécessaire de lire Heidegger, en philosophe, pour déjouer ses pièges, ou se jouer de ses masques, et ne pas se laisser égarer dans ses chemins de traverses qui ne mènent nulle part, en retournant contre ses textes son projet de destruction — de la métaphysique —, qui devient avec Derrida, déconstruction, pour montrer qu'on n'en sort pas, de cette tradition, non plus que de cette métaphysique que Heidegger prétend dépasser [Derrida] et d'autres traditions encore plus ignorées et jamais même évoquées [Zarader]. Voilà qui est plus intéressant, et plus utile surtout, que de réduire Heidegger à sa seule biographie où l'homme ne fut pas à la hauteur de sa pensée. Ce qui est le cas, bien souvent car seulement humain, trop humain.

Notes

  1. Cité par Hugo Ott, "Elements pour une biographie", p. 201
  2. Gesamtausgabe (œuvres complètes), t. 36-37, p. 89
  3. cf. Ma vie en Allemagne et après 1933.
  4. « Le corporel [Leiblichkeit] doit être transposé dans l’existence de l’homme.[...] la race et la lignée aussi sont à comprendre ainsi et non pas à décrire à partir d’une biologie libérale vieillie. » (GA tome 36-37 [1933-1934], Vom Wesen der Wahrheit, p. 178)
  5. Cf. Charles Alunni-Catherine Paoletti, "Heidegger et la piste italienne", Libération, 2 Mars 1988
  6. Le Magazine littéraire, mars-avril 2006, Heidegger et le nazisme, David Rabouin, p. 46.
  7. sur ce point cf. Marlène Zarader : La dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque, éd. du Cerf, 1990.
  8. voir la biographie philosophique de référence de Rüdiger Safranski cf. bibliographie
  9. in Schwarze Hefte, 1934
  10. voir par exemple in Essais et Conférences, l'essai sur la technique.
  11. « Ce qui aujourd’hui [en 1935] est colporté sous le nom de philosophie du national-socialisme, mais n’a pas le moindre rapport avec la vérité et la grandeur de ce mouvement [Bewegung] (c'est-à-dire avec la rencontre de la technique, dans sa dimension planétaire, et de l’homme des temps modernes), a choisi ces eaux troubles appelées ‘‘valeurs’’ et ‘‘totalités’’ pour y jeter ses filets ». Introduction à la métaphysique
  12. [Walter Biemel, Cahier de l’Herne Martin Heidegger, 1983.]
  13. [Walter Biemel, cité par Jean-Michel Palmier, Les écrits politiques de Martin Heidegger, Paris, éditions de l’Herne, 1968.]

Biographies : sur l'engagement politique

  • Hugo Ott : Martin Heidegger. Éléments pour une biographie, Payot, 1990.
  • Rüdiger Safranski : Heidegger et son temps, Livre de poche, 2000 (Grasset, 1996).
  • Dominique Janicaud : L'ombre de cette pensée, Jerôme Millon, 1990.
  • Philippe Lacoue-Labarthe : La fiction du politique, Bourgois, 1987.
  • Victor Farias, "Heidegger et le nazisme", Verdier, 1987.
  • Luc Ferry et Alain Renaut, Heidegger et les Modernes, Gallimard, 1988
  • Luc Ferry et Alain Renaut, Système et critique, édition révisée, Ousia, 1992
  • François Fédier, 1995: Martin Heidegger Écrits politiques 1933-1966, Éditions Gallimard, Paris. ISBN 2-07-073277-0
  • François Fédier, 1988, Heidegger. Anatomie d'un scandale, Robert Laffont, Paris. ISBN 2-221-05658-2
  • Jean-Michel Palmier, 1968, Les Écrits politiques de Heidegger, Éditions de l'Herne, Paris.
  • Emmanuel Faye, Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie, Albin Michel, 2005
  • Collectif, Heidegger à plus forte raison, Fayard, 2007.

Lectures de Heidegger : analyses de sa pensée

  • Theodor W. Adorno, Jargon de l'authenticité, Payot, Coll. Critique de la politique, Paris, 2003
  • Henri Meschonnic, Le Langage Heidegger, PUF, Paris, 1990
  • Henri Meschonnic, Heidegger ou le national-essentialisme, Laurence Teper éditions, Paris, 2007
  • Claude Romano, L’événement et le monde, PUF, Paris, 1998.
  • Claude Romano, L’événement et le temps, PUF, Paris, 1999.
  • Claude Romano, Il y a, PUF, Paris, 2003.
  • Emmanuel Levinas : En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger., Vrin, 1988.
  • Emmanuel Levinas : Totalité et infini, Livre de poche, coll. « Biblio-Essais », 1998 (1971).
  • Emmanuel Levinas : Autrement qu'être ou au-delà de l'essence, Livre de poche, coll. « Biblio-Essais »,1996 (1978).
  • Jacques Derrida : Violence et métaphysique. Essai sur la pensée d’Emmanuel Lévinas, publié en 1964 in RM&M et repris en 1967 dans L’écriture et la différence, Seuil, 1967.
  • Jacques Derrida : Marges de la philosophie, 1972. Ousia et Grammè. note sur une note de Sein und Zeit.
  • Jacques Derrida : De l'esprit. Heidegger et la question, Galilée, 1987.
  • Pierre Bourdieu : L'ontologie politique de Martin Heidegger, éd. de Minuit, 1988.
  • Marlène Zarader : La dette impensée. Heidegger et l’héritage hébraïque, éd. du Cerf, 1990.
  • Jean Beaufret : Dialogue avec Heidegger, vol. III, 1974 et IV, 1985, éd. de Minuit.
  • Jean-François Courtine : Heidegger et la phénoménologie, Paris, Vrin, 1990.
  • Françoise Dastur : Heidegger et la question du temps, PUF, Paris, 1990.
  • Françoise Dastur : La mort, Essai sur la finitude, Hatier, Paris, 1994.
  • Christian Dubois : Heidegger. Introduction à une lecture, Points, Seuil, Paris, 2000.
  • Didier Franck : Heidegger et le problème de l’espace, Les Editions de minuit, Paris, 1986.
  • Jean Greish : Ontologie et temporalité, PUF, Paris, 1994.
  • Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme, Jérôme Millon, Grenoble, 1990.
  • François Raffoul, A chaque fois mien, Galilée, Paris, 2004.
  • Jacques Taminiaux, Lectures de l’ontologie fondamentale, Essais sur Heidegger, Jérôme Millon, Grenoble, 1989.
  • Günther Anders : Sur la pseudo-concrétude de la philosophie de Heidegger, (Trad. par Luc Mercier), Paris, Sens & Tonka, 2003.
  • Alphonse De Waelhens : La philosophie de Martin Heidegger, coll. « Bibliothèque philosophique de Louvain », Editions de l’Institut Supérieur de Philosophie, Louvain, 1942.
  • Jeffrey Andrew Barash, Heidegger et le sens de l'histoire, Galaade, Paris, 2006

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