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Philosophie de l'éducation
Voir aussi pédagogie de la philosophie.
Sommaire
Le problème de l'enfant
Il y a de l'ambiguïté dans le rapport de la philosophie à la question de l'éducation. D'un côté, le projet philosophique se veut avant tout éducatif, il s'agit d'un questionnement sur le genre de vie qui convient à l'homme, capable de lui procurer le bonheur (Pierre Hadot). De l'autre, la philosophie ne s'est intéressée que tardivement, avec Jean-Jacques Rousseau, à la question de l'enfance. L'enfant a souvent servi de repoussoir (Platon). On y a vu l'expression d'une sorte de colonisation de l'enfance. L'enfant était une figure de l'Autre, de celui qui ne possède ni la raison ni la culture, au même titre que le Barbare. Descartes expliquait nos préjugés par ce que nous avons été enfants avant d'être hommes. Conception repoussoir, à laquelle pourtant la pédagogie revient, en proposant, à la suite de la maïeutique de Socrate et de Gaston Bachelard, de partir des représentations des enfants, mais pour les corriger.
Mais certains philosophes se veulent plus subtils et insistent sur un autre aspect. Il est bien connu que la philosophie valorise l'autonomie de la pensée, l'effort rationnel assumé en personne par le sujet. Ainsi, s'inspirant de l'historien Philippe Ariès, Marcel Gauchet explique dans "l'École à l'École d'elle-même" (in La Démocratie contre la démocratie) que c'est l'importance nouvelle conférée à l'autonomie de l'individu, à partir du XVIe siècle, qui est à l'origine du sentiment neuf de l'étrangeté de l'enfance. Il faut attendre Fichte pour que la liberté soit pensée dans l'intersubjectivité, appel par autrui au développement de l'Ego. C'est par cet appel à la liberté que Fichte définit l'éducation. Ainsi l'intersubjectivité n'est pas tant ce qui me limite, ou me contraint, que ce qui, pour ainsi dire, me fait grandir et m'humanise. Il n'est pas très étonnant alors, conclut par exemple Henri Dilberman, que la philosophie classique, qui ignore l'intersubjectivité et parfois le rôle du langage, ait du mal à penser l'enfant. Parfois elle en fait un adulte en réduction. Ou, pour être plus exact, bien qu'aucun philosophe n'ait jamais dit cela explicitement, des psychologues et des pédagogues, comme Claparède ou Dewey, reprochent à la philosophie classique d'avoir implicitement cette vision-là des enfants et de leurs facultés mentales. Ou bien encore, elle prive l'enfant de toute personnalité propre, il n'est que la promesse de l'adulte, voire une matière informe et passive. Souvent, enfin, on scinde l'enfant, et l'homme en général, en les deux aspects, la sensibilité, assimilée à la passivité, et la liberté (Kant). Schiller et Wilhelm von Humboldt ont cependant tenté de donner une place à la sensibilité et à l'esthétique dans le développement de la personne.
On remarque d'ailleurs que la pensée pédagogique a eu également du mal à tenir ensemble ces deux aspects, autonomie et besoin de l'adulte. La pédagogie se développe à partir de Rousseau, et culmine sans doute au XXe siècle dans ce qu'on appelle l'Éducation nouvelle. Elle a souvent exagéré l'indépendance de l'enfant à l'égard des adultes, soit parce qu'elle pensait le "grandir" de l'enfant comme une maturation biologique spontanée (Montessori), qu'il fallait protéger comme on protège la croissance d'une plante, soit parce qu'elle supposait que l'enfant était en soi libre, autonome, que c'étaient finalement les adultes qui infantilisaient les enfants (Célestin Freinet, Neill). Les aspects cognitifs de l'éducation, le savoir et la culture, ont été parfois assimilés à l'emprise des adultes sur les enfants, qui les empêche de penser par eux-mêmes. Ce que Freinet appelait la scolastique. Sans aller toujours jusque là, on a voulu autant que possible ramener le savoir au fonctionnement propre des enfants, à leurs intérêts et à leurs démarches spontanées (Rousseau, John Dewey).
L'enfant est en réalité à la fois un être qui pense, qui apprend, et une réalité biologique, qui se développe. Il n'est pas une matière que l'on transforme de l'extérieur, et cependant l'enfant n'apprend rien sans le secours de l'adulte (Philippe Meirieu). C'est là ce qui légitime l'autorité de l'adulte sur lui.
La réaction philosophique à la pédagogie et ses excès
De nombreux philosophes, et d'abord Alain, Hannah Arendt, ont réagi à ce qu'ils estimaient être des dérives. Ils inspirent encore aujourd'hui le courant républicain. Il y a donc eu ainsi, sinon par réaction à la pédagogie, du moins à ses excès, le pédagogisme, un intérêt accru de la philosophie pour l'éducation proprement dite, et non plus seulement sa dimension politique et sociale (Condorcet, Durkheim). Les notions de transmission, d'initiation, ont été remises au goût du jour. Olivier Reboul a voulu soumettre à la critique certains mots-slogans de l'Éducation nouvelle, comme l'École traditionnelle, la Vie, ou l'intérêt. Il a montré que l'on ne pouvait pas se contenter d'opposer l'École moderne à l'École de la soumission. Selon lui, l'Éducation est une entreprise inséparable de contradictions, qu'on ne peut pas supprimer, parce qu'elles font partie des données du problème. On éduque les enfants pour les émanciper, les conduire à vivre par eux-mêmes, mais cela suppose qu'ils ne sont pas encore libres, qu'il faut exercer sur eux un travail, les protéger des autres et d'eux-mêmes. L'adulte se doit de discerner à la place de l'enfant son intérêt véritable. Reboul ne rejette d'ailleurs pas la pédagogie, il entend la cantonner à la question des moyens. La philosophie, de son côté, se demande ce qui vaut la peine d'être enseigné, où, et pourquoi. Il répond que l'école se doit de transmettre des savoirs que l'on n'apprend pas ailleurs, des savoirs à long terme, qui ont une valeur générale, et même universelle. L'École ne se contente pas d'adapter les enfants à la société, elle n'en fait pas des outils, elle développe leurs capacités de penser, de sentir, d'agir. Leur Humanité.
Dans une toute autre perspective, qui se veut inspirée de Derrida, on peut souligner à quelle point la nouvelle pédagogie est prise, comme dans une pâte, dans la métaphysique de la présence, la survalorisation du propre, de l'immédiateté, de la vie, du concret, la condamnation de toute frustration ou effort, de tout repli sur soi réflexif. La culture ou le savoir, l'écriture, l'abstraction enfin, sont volontiers représentés comme mortifères, porteurs de mort. Le parallèle avec la critique derridéenne de la métaphysique est donc en effet assez frappant. "Soyez propre", écrit avec humour Nanine Charbonnel, serait ainsi le slogan de l'éducation nouvelle.
Enfin, on a parfois tenter de rendre ses lettres de noblesse à la notion d'imitation, de mimesis. L'enfant ne connaît pas encore l'objet du savoir. Il ne peut donc l'aimer, le convoiter, qu'au travers de l'adulte, de par un mécanisme de rivalité mimétique (René Girard). George Steiner se servira ainsi de cette catégorie pour interpréter les relations de maître et de disciple. Pour reprendre une expression que Lacan appliquait au psychanalyste et la théorie du transfert, le maître "n'est pas sans savoir". Ainsi, c'est moins le désir pour autrui qui constitue le pâle reflet du désir de l'Idée, comme le voulait Platon dans son Banquet, que cet amour, fait de fascination et de rivalité, qui constitue le savoir comme objet. Le triangle pédagogique se voit ainsi pensé dans d'autres termes que ceux de la philosophie des Idées, ou encore que ceux de la philosophie de la liberté de Fichte.
L'éthique de l'éducateur
Cette éthique se définit pour l'essentiel comme une éthique de la responsabilité, une éthique de la sollicitude à l'égard de l'enfant. Il doit non seulement être respecté, comme quiconque, mais encore il a besoin de l'éducateur pour s'humaniser, accéder à la liberté intellectuelle et à ses propres futures responsabilités.
La responsabilité pour l'enfant, qui est inachevé, est tout autant une responsabilité pour la culture, pour les valeurs. En effet, il n'y a pas de définition de ce qu'est l'humanité en dehors de la culture, c'est-à-dire sans le passage par les conceptions d'une société ou d'une époque données. Chaque éducateur est ainsi amené à se prononcer en personne sur ce qui vaut la peine d'être transmis. Faut-il par exemple préférer le mensonge rassurant à la vérité?
On le voit, c'est là moins la porte ouverte au relativisme qu'au scrupule éducatif. Où finit l'humanisation, où commence l'endoctrinement? Où finit l'éducation, où commence le dressage?
- Voir l'article sur Philippe Meirieu.
La responsabilité de l'éducateur le met nécessairement en danger. Il est en effet, en dernière analyse, son propre garant. Cette responsabilité est donc bien éthique, avant d'être réglementaire ou juridique. Comment agir efficacement sur l'enfant au nom de sa liberté? L'éduquer, et non pas seulement le former?
La question des valeurs
Nanine Charbonnel, pourtant proche d'Olivier Reboul, juge aberrant de réduire le domaine de la philosophie aux seules valeurs de l'Éducation. Elle craint que la philosophie se coupe ainsi des enjeux du terrain, se contente de saluer les couleurs, c'est-à-dire les valeurs, humanistes. Elle voudrait que les philosophes s'intéressent à l'histoire de l'Éducation, ou encore affrontent la question de la connaissance, développent une théorie de la connaissance. (Dictionnaire encyclopédique de l'éducation et de la formation.) De fait, on ne peut donc pas réduire la philosophie de l'éducation contemporaine à la seule question, plutôt révérencieuse, des valeurs. Elle se veut critique, y compris critique à l'égard de la critique pédagogique de l'éducation traditionnelle. C'est-à-dire à l'égard de la pédagogie nouvelle. Cette pédagogie dite nouvelle mérite d'être étudiée par les philosophes, et même d'être déconstruite par eux, au sens où il est nécessaire de montrer sur quelles oppositions, et disons-le, sur quelles nouvelles pseudo-évidences, elle repose.
Cependant, est-il vraiment inutile d'affirmer des valeurs? Reboul souligne que toute réflexion critique suppose de telles valeurs, que refuser par exemple l'ignorance, c'est faire du savoir une valeur. Éduquer, c'est forcément se rattacher à un projet, à un type d'homme qu'on estime, à tort ou à raison, meilleur qu'un autre. Mais les éducateurs n'apprécient pas forcément qu'on leur rappelle ainsi leurs responsabilités, et leur pouvoir. Sartre affirmait ainsi qu'un professeur n'a aucun pouvoir!
Il est toujours recommandé de se demander si tel ou tel courant pédagogique n'oublie pas, ou ne sous-estime pas, telle ou telle dimension de l'éducation, de l'enfant, de la condition humaine. C'est bien sûr qu'on estime que l'éducateur doit ouvrir l'enfant à cette dimension, jugée fondamentale, ou doit au contraire en tenir compte, mais pour l'endiguer. En éducation, il est peut-être plus difficile qu'ailleurs de distinguer ce qui est fait et ce qui est valeur.
Quand l'éducateur prétend partir des désirs de l'enfant lui-même, il fait sans doute le tri entre ce qu'il juge "égoïste", ou "violent", et ce qui lui semble porteur d'avenir, d'ouverture aux autres, au monde (Daniel Hameline). L'enfant lui-même sait, ou sent, qu'il répond en réalité à une attente de l'adulte. Il faut partir de l'enfant, et pourtant ne pas l'enfermer dans ce qu'il est. Anticipant sur les découvertes du psychologue Vygotski, Alain considèrait que l'éducation renvoie d'abord à l'enfant de demain.
Il y a des techniques éducatives, et pourtant l'essentiel de l'éducation échappe à la mesure, parce qu'il s'agit de la formation d'une personne, parce qu'on ne sait pas grand chose du fonctionnement du cerveau (Philippe Meirieu). Au fond, il s'agit d'assurer par l'Éducation la survie de la civilisation, et en même temps de sauver la chance de renouvellement, d'innovation que représente l'enfant (Hannah Arendt).
Bref, l'Éducation se définit moins par un système cohérent de valeurs que par des enjeux plus ou moins contradictoires, en tension les uns avec les autres. Ce que Reboul appelle des antinomies, des oppositions de thèses et d'antithèses, comme éduquer l'enfant pour lui-même, ou pour le monde tel qu'il est. C'est d'ailleurs en raison de ces tensions qu'il y a une place pour une réflexion et une action politiques. Si les valeurs sont incontournables en Éducation, on ne peut pas les distinguer de manière simpliste des moyens utilisés, qu seraient neutres, efficaces. La pédagogie n'est pas une technique, c'est un mélange de connaissances scientifiques, d'affirmations philosophiques, et de passions. Elle a donc une dimension idéologique. D'autre part, les moyens que nous utilisons, que nous nous permettons ou que nous nous interdisons, révèlent quelle conception nous avons en réalité de l'enfant, de sa nature, de sa valeur, de sa destination. Par exemple, a-t-on le droit d'user de mensonges pédagogiques, de manipulations? Peut-on faire croire à l'enfant qu'il a choisi, quand nous l'avons manipulé? Ne vaudrait-il pas mieux assumer son autorité, ne préserverait-elle pas mieux, malgré les apparences, l'autonomie de l'enfant? Se débarrassera-t-on de l'éducation en ne proposant aux enfants que des savoirs objectifs? Mais à moins de supposer, comme on l'a fait parfois, que l'intérêt dispense l'enfant de tout effort, le savoir suppose une discipline, une méthode, du travail et des efforts. John Dewey (1859-1952) insistait beaucoup sur le respect des intérêts profonds de l'enfant, distincts de ses désirs immédiats. L'on est efficace dans la mesure où on est au service de la personnalité profonde de l'enfant, qu'il ignore encore lui-même. L'éducateur dégage la statue de sa gangue, suscite ainsi l'activité de l'enfant, au service cependant d'un projet collectif auquel il apporte sa propre pierre. L'École est ainsi une société, et une démocratie, en miniature. Selon Dewey, toujours, un savoir sans rapport avec les intérêts de l'enfant et son expérience, sa vie, ne serait pas un vrai savoir. La mémoire se chargera de symboles sans signification, inutilisables. De toute façon, l'enfant refusera, sera incapable, même, d'apprendre ce qui ne le concerne pas. Dans cette synthèse, la valeur humaine de l'éducation se confond avec son efficacité. L'École est la fabrique d'une société plus démocratique, plus "moderne" aussi, tournée vers le travail et l'action. En un mot, une société pragmatique.
Il y aurait là bien des choses à dire. Est-il bien sûr que travail rime avec démocratie? Arendt montre que non, faisant ainsi s'effondrer les bases de la pédagogie contemporaine. Mais l'exemple de Dewey permet du moins de montrer qu'il n'y a pas de pédagogie sans une anthropologie. A savoir une conception de ce que l'enfant, au-delà l'homme, est et tend à être (Eirick Prairat): actif ou bien passif, engagé dans le monde sensible, ou bien capable de distance et de réflexion. Et il est difficile de maintenir un équilibre parfait entre toutes ces dimensions. La philosophie a donc bien à s'intéresser aux pratiques, et aux théories, des pédagogues, y compris ceux qui prétendent procéder de manière purement "scientifique", ou purement "technique". Il s'agit parfois de sciences humaines, comme la psychologie (Piaget), ou la sociologie (Durkheim). Les sciences humaines se refusent généralement à édicter des normes morales. Mais elles sont souvent tentées de "naturaliser" ces normes, en particulier le jugement moral (Piaget, Kohlberg), de les penser comme développement plus ou moins spontané, du moins chez la personne moyenne, ou normale. Quitte à constater ensuite que la personne en bonne santé psychologique ou morale est plutôt une exception, que nous sommes tous plus ou moins anormaux (Reboul).
De toute façon, on ne peut pas éduquer sans des normes, des modèles. L'enfant ne peut apprendre que s'il désire devenir adulte. Être adulte, cela renvoie à la volonté de répondre de ses actes, de leurs conséquences... et sans doute à celle d'éduquer les plus jeunes que soi. En résumé, l'adulte doit donner l'exemple, le fonctionnement de l'école doit reposer sur des valeurs comme celle de justice, d'égalité, de responsabilité. Il ne doit pas se réduire à l'administration et à la contrainte. Encore moins au laisser-aller. Le philosophe développe toujours une pédagogie implicite, même en des termes très généraux. On ne saurait par exemple se prononcer sur la nature du Savoir sans se prononcer du même coup sur la manière dont on y accède. L'empiriste ne sera pas du même avis que le rationaliste.
Perspectives actuelles
Il est remarquable que Rousseau ait séparé le problème de l'éducation des enfants de la réflexion politique (mais non de la Religion naturelle), quand le XIXe siècle sera préoccupé avant tout (à la suite de Condorcet) par la question de l'instruction publique, le XXe par celle de l'inégalité scolaire, pensée en termes sociologiques (Bourdieu). Actuellement, la philosophie de l'éducation est tentée par des perspectives juridiques, ou morales au sens du formalisme démocratique de Habermas (Alain Renaut). Dans un monde pluriel, l'école ne saurait alors imposer des valeurs, une vision éthique qui constituerait un faux universel. Mais on assiste surtout à un retour vigoureux, à la suite d'Hannah Arendt et du thème de la crise de l'éducation, de l'autorité. Selon Jean-Claude Milner, on a tort de rapprocher l'autorité du maître républicain et laïque d'une onction religieuse, contraire à l'esprit égalitaire et sécularisé de nos sociétés démocratiques. C'est au contraire la pédagogie moderne qui est inspirée par le christianisme, le culte de l'enfant, le rejet de toute institution au nom de la proximité immédiate des personnes.
L'instruction
L'école est soumise à de telles tensions qu'il est tentant de réduire les ambitions de cette institution à la seule paix sociale, et d'abord à la paix au sein de l'école elle-même. A la limite, les enfants iraient à l'école pour y apprendre à se tenir tranquilles. C'est d'une certaine façon décréter que le savoir est étranger aux enfants, ou à certains enfants, ceux des milieux défavorisés bien entendu, et qu'il n'y a au fond aucune chance qu'ils s'y intéressent. Est-ce vrai? Il est en tout cas remarquable que le savoir n'aille plus de soi, n'apparaisse plus comme une nécessité indiscutable. Ce n'est sans doute pas seulement négatif, car cela oblige les enseignants à réfléchir à la signification de la connaissance.
L'instruction n'est-elle qu'un mal nécessaire, dans la perspective de l'adaptation de l'enfant aux exigences de la société ? Une telle conception naît sans doute de la tragique division de ce qui est travail et de ce qui est loisir, si bien que la culture ne trouve plus de place, car elle ne correspond vraiment à aucun de ces deux termes. Elle est pourtant bien une dimension essentielle de l'identité de la personne, qui lui permet de se situer dans le monde. La transmission du savoir est donc partie intégrante de l'éducation et de la citoyenneté : appartenir à une Cité, c'est se rattacher à une histoire, comprendre aussi quel monde, économique, social, technique, nous habitons. Pouvons-nous d'ailleurs décréter à la place de nos enfants qu'ils vivront dans un monde d'où la réflexion aura disparu, un monde rempli de purs individus, sans passé, égoïstes et efficaces ? Un monde sans maîtres, sinon des esclaves électroniques? Les sciences elles-mêmes ne sauraient être considérées uniquement comme un savoir portant sur les choses, ou leur utilisation. Ce sont toujours des démarches de pensée. Elles ont le rapport le plus étroit à la démocratie, en ce que la communauté scientifique est une république, fondée non sur l'opinion, mais sur l'examen critique. Enfin, l'instruction n'est-elle pas éducation à l'effort et à la lucidité, apprentissage aussi de la patience et de l'activité, autant de conditions, sans doute, du bonheur ? Ainsi, instruire, cela ne peut pas se réduire à entasser des connaissances dans un esprit, c'est nécessairement inviter cet esprit à produire ces connaissances. Je ne peux pas apprendre sans comprendre, c'est-à-dire refaire. « Que nous sert d'avoir la panse pleine de viande, si elle ne se digère ? » demandait Montaigne. Encore faudrait-il ne pas nier la nécessité du travail et de la mémoire. L'école est bien porteuse d'un projet éducatif d'ensemble, nécessairement éthique et philosophique, lié à un certain idéal humaniste. Enseigner n'est donc pas une opération technique, où les recettes pédagogiques pourraient se mettre au service de n'importe quel contenu, vrai ou faux. Ce serait d'ailleurs interdire à l'enfant de comprendre la différence entre une démarche critique et une opinion arbitraire.
Esprit critique et éducation
L'école a peut-être pour tâche essentielle d'enseigner à s'étonner et à poser les bonnes questions, par là même à se déprendre des opinions, spontanées ou non. Ou plutôt, l'étonnement, c'est toujours la surprise devant l'insuffisance des idées toutes faites, devenue brutalement évidente. Questionner, c'est déjà mettre en lumière la solidarité de ce qui semblait sans rapport aucun, entreprendre de reconstruire les apparences selon les exigences de la pensée. Est-il vraiment nécessaire d'indiquer la valeur éducative d'une telle démarche, qui est tout l'esprit critique ? L'individu se constitue une personnalité en apprenant à juger les opinions et les actions, au lieu d'y adhérer, y compris lorsque ce sont les siennes propres. De fait, c'est dans le domaine politique et moral que cette méthode, la maïeutique, a d'abord vu le jour, avec Socrate. Les scientifiques et les philosophes ont été si fascinés par le modèle de la démonstration, ou encore par l'empirisme, qu'ils n'ont pas toujours aperçu, à l'exception notable de Galilée, que la science progressait elle aussi par mise en problème, par "problématisation". Ainsi, l'éducation ne doit pas être assimilée à quelque entreprise de normalisation. Mais on ne peut pas non plus se contenter de penser l'éducation en termes d'épanouissement de la personnalité, si on entend par là le règne de la subjectivité pure et de l'imagination débridée. Il ne resterait alors plus beaucoup de place pour l'apprentissage de la vie en commun. L'éducation doit se fonder sur la reconnaissance de ses responsabilités et du respect dû aux autres, c'est-à-dire sur la morale.
L'attention.
L'école gagnerait peut-être aussi à se redéfinir à partir du concept d'attention. Dans l'attention, il est singulier que je m'oublie, et que pourtant je demeure actif. Elle n'est pas la fascination, si voisine du sommeil. Certes, l'attention suppose l'intérêt, mais elle se prolonge en retour dans la faculté de s'intéresser. Tout est intéressant, pour celui qui sait bien poser les questions, comme le montre le jeu de devinette. La rhétorique, en obligeant l'écolier à présenter les choses sous l'angle le plus stimulant, et cela grâce au langage, le contraignait pour ainsi dire à s'intéresser à tout ; au risque de confondre l'essentiel (ou l'existentiel) et le superficiel. Simone Weil écrit « qu'il est vrai, quoique paradoxal, qu'une version latine, un problème de géométrie », pourvu seulement qu'on leur ait accordé l'espèce d'effort qui convient, et qui consiste à laisser notre pensée disponible, à maintenir à proximité de la conscience « les diverses connaissances qu'on est forcé d'utiliser », peuvent rendre mieux capable de porter un jour à un malheureux « exactement le secours susceptible de le sauver ». Éduquer l'écolier à son métier d'écolier, et plus tard d'homme, c'est peut-être encore lui faire détester l'attitude de ce prince qui attend, nous dit Alain, qu'on l'amuse, qui pèse et soupèse la teneur de plaisir que contiennent les choses et les gens. C'est là superbe d'un Moi, qui s'estime au dessus de tout et raison de tout. Le savoir éduque, parce que, quand bien même il part de nos conceptions propres et de nos préoccupations, c'est pour ménager une rupture, et enfin nous faire sortir de nos certitudes. Le savoir est séduction, non pas parce qu'on se servirait de "trucs" (les faux intérêts, disait le philosophe et pédagogue John Dewey) pour le rendre attrayant, mais au contraire parce qu'il nous convertit à une curiosité que nous ne nous connaissions pas.
Bibliographie
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- Jules Vallès, Jacques Vingtras, 1879-1886.
Références filmiques
- Claire Simon, Récréations.
- Bertrand Tavernier, Ça commence aujourd'hui.
- François Truffaut, Les quatre cents coups.
- Peter Weir, Le Cercle des poètes disparus.
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