Nettoyage ethnique

Nettoyage ethnique

Le nettoyage ou épuration ethnique est un terme désignant diverses politiques hostiles envers un groupe ethnique. Il peut aussi bien désigner l'émigration forcée, le transfert de population que la déportation voire le génocide d'un groupe ethnique pour des raisons discriminatoires religieuses, idéologiques, stratégiques ou une combinaison de celles-ci.

Cette définition, récente, pose toutefois de graves difficultés de compréhension de certains conflits récents, en particulier la guerre de Yougoslavie, et interroge la position de ceux qui voient encore, dans ce conflit tragique, une guerre "intercommunautaire" dans laquelle des "ethnies" supposées se seraient "entretuées". Elle induit en particulier un amalgame entre guerres fratricides (classique) et politique génocidaire avérée par la documentation existante. On ne peut donc négliger la part idéologique qu'il y a à qualifier d'"ethnies" des nations constituées en Républiques et composées, toutes, de diverses minorités nationales. La question demeure ouverte de savoir dans quelle mesure ce langage européen n'est pas destiné à masquer la responsabilité des agresseurs, non reconnus comme tels à ce jour par la Justice Pénale internationale, non compétente pour juger la responsabilité des Etats[réf. nécessaire].

Sommaire

Origine de l'expression

L'expression est la traduction littérale du serbe etničko čišćenje apparu en 1860 sous la plume du grand écrivain serbe Vuk Stefanovic Karadzic (1787-1864) dans sa monographie historique fondamentale sur le "Conseil de gouvernement serbe", formé en 1805 par Djordje Petrovic dit Karađorđe lors du soulèvement serbe contre les Turcs. C'est ainsi qu'il utilise le verbe ocistiti, (nettoyer), pour désigner l'extermination et l'expulsion des populations non serbes: "Après que, en 1807, les Serbes eurent pris et nettoyé Belgrade des Turcs, le Conseil se transféra de Smederevo à Belgrade"[1].

Le même terme a ensuite été repris par plusieurs hommes politiques serbes, tout au long du XIXe et du XXe siècle:

  • le ministre de l'Intérieur de la principauté de Serbie, Ilija Garasanin, en 1844 dans son "Načertanije" (Plan), où il détaille son plan visant à la création de la "Grande Serbie" grâce notamment aux déplacements forcés de populations;
  • puis le 7 mars 1937 dans le mémoire intitulé "Iseljavanje Arnauta"[2] de Vaso Cubrilovic (1837-1990), homme politique serbe qui fut l'un des conjurés de l'attentat de Sarajevo avant de devenir ministre;
  • il a ensuite été employé le 30 juin 1941 dans "Homogena Srbija" (La Serbie homogène) de l'avocat serbe Stevan Moljevic (1887-1967), qui fut vice-président puis président du comité exécutif du Comité central national des tchetniks, organisation paramilitaire dirigée par le collaborateur serbe Draza Mihailovic ;
  • enfin le colonel, puis général, Draza Mihailovic (1893-1946), à la tête des tchetniks, utilisa systématiquement le terme de nettoyage ethnique dans ses instructions, comme en témoignent les instructions n°370, estampillées "Très confidentiel", de l'Etat-major de montagne du Commandement des Détachement tchetniks de l'Armée yougoslave en date du 20 décembre 1941 :

« Les objectifs de nos unités sont: (...) 2. La création de la grande Yougoslavie et, en son sein, de la grande Serbie ethniquement pure dans les frontières de la Serbie, du Monténégro, de la Bosnie, de l'Herzégovine, du Srem, du Banat et de la Batchka ;

(...) 4. La purification du territoire de l'Etat de toutes les minorités nationales et des éléments anationaux;

5. Réaliser les frontières immédiates, communes entre la Serbie et le Monténégro, et entre la Serbie et la Slovénie, en nettoyant le Sandjak de la population musulmane, et la Bosnie de la population musulmane et croate;

(...) 8. Dans les contrées nettoyées des minorités nationales et des éléments anationaux, effectuer la colonisation des Monténégrins (...) L'emploi des détachements tchetniks au Monténégro ; le moment venu!

  1. Agir, avec une partie de vos forces, à partir de la vallée du Lim en direction de Bijelo Polje-Sjenica, avec la tâche de nettoyer Pester de la population musulmane et albanaise. (...)
  2. Une partie de nos forces doit agir en direction de la Metohija, par Cakor, avec la tâche de nettoyer, dans cette direction, le territoire des Albanais (...)[3]. »

On retrouve également le terme de nettoyage ethnique dans les rapports du major serbe Pavle Djurisic au général Draza Mihailovic, chef d'Etat-major des tchetniks. Ainsi écrit-il en février 1943 :

« L'action contre les musulmans dans les districts de Pljevlja, de Cajnice et de Foca est achevée. Les opérations ont été exécutées exactement suivant les ordres reçus. L'attaque a commencé au moment prévu. (...) La résistance de l'ennemi a été faible du début à la fin. (...) Dans la nuit du 7 de ce mois, nos détachements ont atteint les rives de la Drina, et, de manière générale, les combats ont été terminés ce jour-là; c'est alors qu'à commencé le nettoyage (...) du territoire libéré. Tous les villages musulmans ont été complètement brûlés, au point qu'aucun de leurs foyers n'est resté entier. (...) Durant l'opération, il a été procédé à l'anéantissement complet de la population musulmane sans considération de sexe et d'âge. Victimes: nos victimes se montent à 22 morts, dont 2 par accident, et à 32 blessés. Chez les musulmans, environ 1200 combattants et jusqu'à 8000 autres victimes: femmes, vieillards et enfants. »

— Rapport très confidentiel du 13 février 1943 du major Pav. P. Djurisic, commandant et chef d'Etat-major des Détachements tchetniks de Lim et de Sandjak, adressé au chef d'Etat-major du commandement suprême, Draza Mihailovic[4].

Le terme a franchi les frontières des Balkans dans les années 1990 lors des guerres de Yougoslavie. Ainsi, dans un article intitulé "La genèse du nettoyage ethnique ; la sinistre doctrine, déjà prônée pendant la Deuxième Guerre mondiale, a été adaptée par l'actuel président de la nouvelle Yougoslavie, M. Cosic", Florence Hartmann, correspondante du Monde à Belgrade écrit ceci:

« En fait, ce que les Serbes, principaux accusés dans cette condamnation, appellent "etnicko ciscenje" se traduit littéralement par "nettoyage ethnique". Évitant de prôner cette notion et d'en faire une doctrine officielle, ils ne l'utilisent en public que pour accuser la partie adverse. »

— "La genèse du "nettoyage ethnique", de Florence Hartmann, Le Monde, 30 août 1992

La genèse en question remonte, de fait, beaucoup plus loin dans l'histoire, et est devenue une véritable idéologie qui s'est mise en œuvre aussi bien pendant la Deuxième Guerre mondiale (au cours de laquelle les historiens ont parlé de "la guerre dans la guerre" pour qualifier ce qui se passait dans les Balkans) que pendant la dernière guerre[Laquelle ?]. Cette dernière se passant dans un contexte différent, la partie ayant déclenché la guerre a retourné l'argument contre les agressés, ce qui a induit une grande confusion et une difficulté de compréhension qui demeure encore à l'heure actuelle, engendrant un véritable traumatisme chez les populations agressées[5].

Termes semblables

Une expression similaire fut utilisée par l'administration nazie d'Adolf Hitler pour qualifier la déportation puis le génocide des populations juives dans les camps de concentration : judenrein (littéralement purifié de juifs). Une autre expression utilisée fut également Judenfrei (littéralement libéré des Juifs), qualificatif employé en août 1941 par Harald Turner, haut commissaire allemand, au sujet de la Serbie et de Belgrade, premier pays et première capitale de l'Europe Judenfrei[6]. Turner en attribue le "mérite" au zèle de l'administration serbe sous la collaboration du général Nedić.

Une variante au nettoyage ethnique est l'"échange de population", par exemple en 1923 entre la Grèce, la Turquie et la Bulgarie (Traité de Lausanne), avec l'approbation des grandes puissances de l'époque et de la Société des Nations.

Histoire

Les déplacements forcés de population ont été beaucoup pratiqués dans l'Antiquité. On en trouve des relations dans l'Ancien Testament. Les grands Empires, Assyrien, Babylonien, Romain, pratiquèrent la déportation des peuples conquis.

En Europe, les Juifs furent expulsés d'Angleterre (1290), de France (1306, 1322 et 1394), de Hongrie (1349–1360), d'Occitanie (1394 et 1490), d'Autriche (1421), d'Espagne après la Reconquête (1492), du Portugal (1497), de Russie en 1724, et de régions d'Allemagne à différentes périodes. L'Espagne expulsa sa communauté musulmane en 1502, puis les morisques qui étaient des musulmans convertis au catholicisme à partir de 1609. La France expulsa des protestants, on peut parler ici d'un nettoyage religieux.

La colonisation eut son lot de nettoyages ethniques en Amérique (Indiens d'Amérique, Acadiens), Australie, Afrique du Sud (voir également le "grand dérangement" des Acadiens en 1755).

Les années 1920 voient l'expulsion des Grecs d'Asie Mineure et, de façon symétrique, des Turcs ou musulmans des îles grecques. Le phénomène se répète à Chypre après 1974.

L'époque moderne est marquée par des nettoyages ethniques tel que le génocide arménien, la Shoah, le génocide rwandais, les guerres de Yougoslavie, la guerre civile au Darfour, les massacres au Congo, les persécutions envers les Tamouls au Sri Lanka...


La recolonisation

Panneau de l'exposition Planung und Aufbau im Osten illustrant la colonisation germanique opérée dans les régions du Wartheland et du corridor de Dantzig, par suite à la conquête de Pologne. Le document comptabilise que « Entre octobre 1939 et mars 1941, 408 525 polonais et juifs furent évacués ». On notera l'obsession d'indiquer des chiffres minutieux, ainsi que la présentation donnée sous forme de voyage en train, préfigurant la suite.

De 1935 à 1938, Staline déporte les Polonais de Volhynie orientale. C’est la première déportation ethnique dans l’histoire de l’URSS, bien que de telles actions aient déjà été réalisées à plusieurs reprises à l'époque des tsars. D'autres peuples suivront, des Allemands de la Volga aux Tchétchènes en passant par les Tatars de Crimée et les Meskhètes, qui furent déportés vers le Kazakhstan et ne furent autorisés à revenir dans leurs régions d'origine qu'après la mort de Staline (voir en).

À partir de juillet 1941, les nazis planifient la mise à disposition systématique du Lebensraum, colonisation germanique essentiellement au détriment des peuples slaves : cette organisation d'un nettoyage ethnique se nomme « Schéma directeur pour l'Est ».

En 1945 les Soviétiques décidèrent de transporter massivement les populations de langue et de culture allemandes vivant en Europe centrale et orientale à l'intérieur des frontières de l'Allemagne post-hitlérienne, réduite aux quatre zones d'occupation, arguant que l'existence de ces minorités avait servi de prétexte à l'Allemagne nazie pour justifier sa politique d'expansion.

L’extension vers l’Ouest de l’URSS se traduisit aussi par l’expulsion vers la Sibérie et le Kazakhstan de nombreuses populations estoniennes, letonnes, lituaniennes des Pays baltes, polonaises de Biélorussie et d’Ukraine, roumaines de Bessarabie et de Bucovine et grecques de la Mer Noire, soit en tout 2 800 000 personnes; trois autres millions de Polonais furent déplacés des régions orientales de la Pologne annexées par l'URSS, vers les régions occidentales annexées par la Pologne sur l'Allemagne[7].

En 1962, suite à l’intransigeance des Européens d’Algérie face aux revendications de la majorité autochtone, et à la défaite politique qui s’ensuivit, le FLN lança le slogan : « La valise ou le cercueil » et 99 % des Européens quittèrent définitivement leur terre natale. Cet exode massif s'apparente à du nettoyage ethnique dans la mesure où la menace qui pesait sur ces populations était réelle comme le témoigne le Massacre du 5 juillet 1962 à Oran.

Depuis la fin des années 1980, certains auteurs, en particulier parmi les "nouveaux historiens" israéliens, assimilent l'exode palestinien de 1948 à des faits de nettoyage ethnique[8].

Notes et références

  1. "Le nettoyage ethnique", Documents historiques rassemblés, traduits et commentés par Mirko Grmek, Marc Gjidara et Neven Simac, 340 p., Fayard, Paris, 1993
  2. L'expulsion des Albanais
  3. "Le nettoyage ethnique", op. cit, pp. 212-224.
  4. Fac-similé et traduction in "Le nettoyage ethnique", op. cit, pp. 220-224
  5. Voir Louise L. Lambrichs, Nous ne verrons jamais Vukovar, Paris, Philippe Rey, 2005 ; Id., "L'effet Papillon", in L.L. Lambrichs, La littérature à l'épreuve du réel, Ed. Universitaires Européennes, Sarrebrück, 2010.
  6. C. R. Browning, Fateful months: essays on the emergence of the final solution, New York, Holmes and Meier, 1985, pp. 42-44.
  7. *Bugaï, Nikolaï F : Correspondance Joseph Staline - Laurent Beria: "Moi nado deportirovat" (Il faut les déporter). Revue Dokumenty, fakty, kommentarii. Vème tome - Moscou 1992.
    • Bugaï, Nikolaï F. "Godakh 30-50: narodov SSSR deportatsiya Voprosu" (Sur la question de la déportation des peuples de l'URSS dans les années 1930 et 1950). Istoriia SSSR [Histoire de l'Urss ], numéro 6, Moscou, 1989.
  8. Ilan Pappé, The Ethnic Cleansing of Palestine, 2007.[réf. incomplète]

Stéphane Rosière, 2006, Le nettoyage ethnique. Terreur et peuplement, Paris, éditions Ellipses, coll. « Carrefours Géographie / Les dossiers », 297 p.

Voir aussi

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