Mouvement technocratique

Mouvement technocratique
Symbole officiel de Technocracy Inc.
La monade symbolise l'équilibre dynamique.

Le mouvement technocratique est un mouvement social promouvant un ordre social technocratique, qui a connu une certaine importance et notoriété dans les années 1930 aux États-Unis, au plus fort de la Grande Dépression. Trouvant ses racines dans les œuvres de Thorstein Veblen et de Edward Bellamy, ce mouvement a principalement été porté par un personnage controversé, Howard Scott, qui créa successivement la Technical Alliance en 1920, l'Energy Survey of North America en 1932 et Technocracy Inc. en 1933.

Ce mouvement analyse la Grande Dépression comme étant le constat d'échec du "système prix", qui fixe arbitrairement une valeur aux biens et services en fonction de l'offre et de la demande, incitant à une accumulation et une inégalité de répartition des richesses, qui sont parmi les facteurs à l'origine de la crise. Le système politique, de tout bord, considéré comme corrompu et inefficace pour créer et distribuer les richesse est fortement critiqué. En réponse à ce constat, ce mouvement propose un ordre social autarcique, où les richesses produites - évaluée et échangées en unité d'énergie - seraient partagées de manière égale entre tous les citoyens. Le système industriel et social est dirigé par des experts techniques, selon des méthodes scientifiques, dont le seul objectif serait de maximiser la production des richesse, pour créer une "économie de l'abondance".

Après avoir connu une grande notoriété en 1932, le mouvement technocratique se scinde en deux organisations Technocracy Inc. et Continental Committee for Technocracy. Le CCT connait un certain succès, comptant jusqu'à 25 000 adhérents[E 1], jusqu'en 1936 où il disparait complètement faute de capacité organisationnelle de ses deux dirigeants[E 2]. Technocracy Inc. réussit à mieux s'organiser et progresse jusqu'au début des années 1940, comptant probablement jusqu'à 20 000 adhérents, avec au total environ 40 000 personnes ayant adhéré au mouvement à un moment ou à un autre[E 3]. Après cette date, le mouvement décline irrésistiblement, mais subsiste toujours de nos jours[1].

Cependant, les idées du mouvement technocratique ont eu une certaine influence dans la société américaine, et on retrouve un certain nombre de composantes technocratiques dans la politique de New Deal menée par Roosevelt de 1933 à 1938[D 1].

Sommaire

Origine et histoire du mouvement

Les précurseurs

L'idéologie du mouvement technocratique prends ses racines dans les profonds changements ayant eu lieu dans les premières décennies du XXe siècle, provoqués par une industrialisation et une éducation croissante, ainsi que la Première Guerre mondiale[B 1]. L'industrialisation a montré qu'une certaine forme de centralisation et de gestion rationnelle des processus de production pouvait augmenter la productivité et produire d'avantage de richesses, tandis que la mobilisation générale pour la Première Guerre mondiale montrait qu'une gestion des moyens de productions apolitique, centralisée et guidée par les experts pouvait amener une grande efficacité[B 1].

Ceci a amené les milieux progressistes du début du XXe siècle à s'intéresser à ce mode de gestion, et des ingénieurs ont commencé à réfléchir à l'économie et l'organisation de la société. Dans les années 1916-1920, aux Etats-Unis, Morris Llewellyn Cooke (en) et Henry Laurence Gantt étaient à la tête d'un mouvement américain progressiste des ingénieurs, et au Royaume-uni, Clifford Hugh Douglas développait une doctrine économique fondée sur une ingénierie des problèmes socio-économiques[M 1].

Thorstein Veblen (1857-1929)

Ce mouvement de pensée s'est particulièrement incarné dans l’œuvre de l'économiste Thorstein Veblen, et notamment dans son ouvrage clé, publié en 1921, The Engineers and the Price System[2]. Dans cet ouvrage, Veblen honore la rigueur et la rationalité des ingénieurs et des experts, en opposition aux financiers et hommes d'affaires, considérés comme corrompus, uniquement orientés vers la maximisation des profits, au détriment de l'efficacité de production et de la bonne marche de l'entreprise et de la société à long terme. D'après Veblen, les hommes d'affaires doivent donc être désaisis du contrôle de l'industrie, au profit des ingénieurs et des experts.

En écho à la Révolution russe qui avait lieu à la même époque, Veblen propose une véritable révolution des ingénieurs[D 1], allant jusqu'à évoquer un "soviet des ingénieurs", et propose un plan d'action : les ingénieurs doivent d'abord s'organiser pour l'action et la recherche, et mener une étude complète des processus de production et de distribution, et étudier les moyens de les améliorer. Ensuite, les techniciens doivent mener une campagne de publicité extensive pour sensibiliser l'opinion à la nécessité d'un changement radical, et obtenir le soutien de la majorité des forces de production industrielle[E 4].

Howard Scott dans les années 1940

Veblen, à la recherche de possibilités pratiques pour provoquer la révolution des ingénieurs, contribue à fonder en 1919 la New School for Social Research à New York, et y donne des cours. Il y rencontre alors Howard Scott, qui allait devenir le chef de file du mouvement technocratique. Scott avait pour sa part lancé un groupe de discussion informel à la New School. Son but était alors de rassembler un ensemble de techniciens, une "Alliance Technique" (Technical Alliance), pour lancer une vaste étude sur l'industrie nord-américaine.

Peu de choses sont connues sur la vie et la formation d'Howard Scott avant cette date. Il prétend avoir été formé en Europe et posséder une grande expérience en ingénierie industrielle. On sait qu'il a travaillé sur un certain nombre de chantiers de construction, et comme contremaître dans une cimenterie à Muscle Shoals en 1918[E 5]. En 1919, il s'établit à Greenwich Village et y fonde un cabinet de conseil en ingénierie, vendant des études et statistiques de production industrielles.

Le projet d'Howard Scott de conduire une étude de l'industrie nord-américaine recoupe à la perfection le plan de Veblen. Cette rencontre génère un élan, et attire suffisamment d'intérêt de scientifiques de renom pour que Scott fonde officiellement, en 1920 le groupement de scientifiques et d'ingénieurs, la Technical Alliance.

La Technical Alliance (1920)

Les objectifs de l'organisation, détaillés dans ses statuts, sont les suivants[E 6] :

  1. Mettre en évidence les gaspillages et les pertes du système industriel.
  2. Estimer l'effort brut humain et matériel nécessaire pour assurer un confort minimal à tous les membres de la société.
  3. Montrer sous forme de graphiques le fonctionnement du système industriel.
  4. Proposer un fonctionnement complètement coopératif de la production industrielle et sa distribution.

L'organisation comprends alors, probablement en tout et pour tout, une vingtaine de scientifiques, parmi lesquels Thorstein Veblen, Charles Proteus Steinmetz, Frederick Ackerman, futur architecte des First Houses (en) à New York, Richard C. Tolman et Stuart Chase[E 7] .

Pour financer la structure, l'Alliance Technique produit des rapports pour un certain nombre de clients : une étude sur les transports pour le syndicat Brotherhood of Railroad Signalmen (en) et une autre pour les Industrial Workers of the World (I.W.W.). Un des effort les plus importants est une étude sur les inefficacités industrielles effectué par Stuart Chase, qui constituera la base de son futur ouvrage The Tragedy of Waste en 1925[E 7].

C'est de cette époque que datent également les premiers écrits publics d'Howard Scott, concernant ses théories et idées concernant la réforme de la société[E 8]. Scott publie en 1920, dans le bulletin des I.W.W. One Big Union Monthly, une série d'articles sur l'inefficacité des politiques, et des luttes sociales sous leur forme traditionnelle, qui - selon lui - ne remettent pas en cause le "système prix" et n'accordent pas assez d'importance aux perspectives ouvertes par une gestion de l'industrie rationnelle, centralisée et optimisée.

L'idée remplacer les mécanismes monétaires par une évaluation des biens et services par un bilan énergétique commence également à émerger à cette période[E 9], dans une interview de Scott présentant la Technical Alliance donnée au journal New York World en février 1921.

L'Alliance Technique finit par se dissoudre au terme d'un an de travaux, au printemps 1921. Des difficultés financières, la santé déclinante de Veblen et Steinmetz, et surtout des dissensions internes entre Scott et les autres membre de l'Alliance semblent être à l'origine de cette courte existence[E 7]. Scott provoquait des impressions contradictoires et contrastées chez les membres du groupe, apprécié et admiré par les uns, provoquant la méfiance des autres, et « restait une énigme »[E 7] pour beaucoup.

Pendant les années 1920, Scott poursuit ses activités de conseil en ingénierie et lance une affaire de cire à plancher[B 2]. Il développe ses idées et théories et devient connu dans Greenwich Village, donnant des conférences, et « expliquant à tous ceux qui voulaient bien l'écouter »[E 10] que le "système prix" allait bientôt s'effondrer et devait être remplacé par un système de distribution fondé sur des valeurs estimées en terme d'énergie, et que seuls les techniciens avaient l'expertise nécessaire pour diriger un tel système.

L' Energy Survey of North America et la fureur médiatique (1932-1933)

Fin 1931, Howard Scott réussit de nouveau à mobiliser autour de lui une poignée de scientifiques, dans l'idée de ressusciter la Technical Alliance. Marion King Hubbert, Frederick Ackerman qui avait déjà participé à la Technical Alliance, Leon Henderson (en), et Dal Hitchcock, un ingénieur, constituent ce noyau.

Début 1932, a lieu une rencontre déterminante entre Scott et Walter Rautenstrauch, président du Département d'Ingénierie Industrielle de l'université Columbia. Celui-ci est très impressionné par Scott et les premiers travaux de ce nouveau petit groupe, qu'ils qualifie « des plus avancés qu'il lui a été donné de voir » sur l'évaluation de l'industrie[E 11]. Rautenstrauch était déjà l'avocat des théories de Frederick Winslow Taylor sur l'organisation scientifique du travail, et pensait que les ingénieurs avaient également un rôle à jouer dans la direction de la société. Il trouve en Scott un ingénieur industriel enthousiaste, prêt à développer ces idées, et décide de le sponsoriser.

En avril 1932, Rautenstrauch obtient l'autorisation de l'université Columbia de lancer une étude : l' Energy Survey of North America et nomme Scott directeur de cette étude. Le groupe s'installe dans les locaux de l'université, et Ackerman apporte le renfort d'une vingtaine de dessinateurs industriel au chômage. Le but de l'Energy Survey est de d'évaluer et représenter le développement industriel des États-Unis durant le siècle précédent, non en terme monétaires comme cela était l'usage, mais en terme d'unité d'énergie : en année-homme par unité de production, en cheval vapeur etc..

La médiatisation

En juin 1932, le New York Times publie un reportage sur un discours tenu par Howard Scott à l' American Statistical Association rapportant les premiers résultat de l'étude : selon ces résultats, les calculs montrent que seulement 660 heures de travail sont nécessaires par an et par travailleur, en supposant un plein emploi, pour fournir un niveau de production et de revenu supérieur à celui existant, dans un système rationalisé et géré non en terme financier, mais en vue de maximiser le rendement énergétique[E 12].

Nombre d'articles parus sur la Technocratie dans les périodiques, sur la période 1932-1933, d'après David Adair[A 1]

Ces affirmations, promettant le plein emploi et l'abondance au moment où la Grande Dépression avait ses conséquences sociales les plus cruelles, font sensation et éveillent l'intérêt : le New York Times reçoit des centaines de lettres en provenance de chercheurs, d'universités, et d'organismes sociaux demandant de plus amples renseignements. En août, une interview de Howard Scott au Herald Tribune lui donne une audience nationale et internationale. Howard Scott commence à être invité par des industriels, des financiers ou des intellectuels. Des spéculations à propos d'un nouvel et mystérieux système social et politique, appelé "Technocratie", préconisé par ce petit groupe de chercheurs commencent à circuler. Les circonstances et le moment précis où le terme Technocratie commence à être employé pour désigner l'ensemble des idées sous-tendant l'étude n'est pas clair[A 2]. Ce terme existait probablement depuis 1919, forgé dans un autre contexte par l'ingénieur William H. Smyth[E 11], et a commencé à être abondamment utilisé en 1932.

En novembre, une série d'articles intitulé "What is Technocracy ?" dans The New Outlook, le magazine du célèbre homme politique Al Smith, constitués sur la base d'interviews d'Howard Scott, popularise les idées Technocratiques. Fin 1932, la Technocratie est à la une de tous les journaux. Le summum est atteint en janvier 1933 : sur ce mois seul, le New York Times publie pas moins de 60 articles à propos de la Technocratie, et 41 magazines publient au moins un article sur la Technocratie[E 13]. De nombreux livres, plus ou moins bien informés, sont écrits sur la Technocratie et se vendent à des dizaines de milliers d'exemplaires en quelques semaines[A 3].

F.L. Allen, un historien des année 1920-1930 se rappelle[A 3] : « Et soudain, en décembre 1932, la Technocratie était partout : dans les journaux, dans les magazines, dans les sermons, dans les sketches à la radio, dans les conversations de comptoir. Un Scott stupéfait, qui auparavant jubilait dès que quelques lignes étaient publiées sur la Technocratie, était maintenant poursuivi par les journalistes, suspendus à ses moindres paroles. » La Technocratie semble alors cristalliser tous les espoirs et toutes les peurs de la Grande Dépression[E 13].

Création du Continental Committee on Technocracy

Pourtant, fin 1932, presque aucune publication n'avait encore été faite par l' Energy Survey elle-même. Pour répondre à la demande publique et contrer les publications anarchiques à propos de la Technocratie, une entité chargée de gérer les contacts du groupe de Columbia avec le monde extérieur se forme sous l'impulsion d'Ackerman et Hitchcock : le Continental Committee on Technocracy (CCT)[E 14]. Deux livres sont publiés en janvier 1933 par le Committee : une Introduction to Technocracy écrite par Ackerman, et un ABC of Technocracy de "Franck Arkwright" (probablement Frederick Ackerman également) présentant la Technocratie de manière accessible.

Le CCT regroupe alors quelques membre du Survey (Ackerman et Hitchcock), et un certain nombre de sympathisants du mouvement et de publicistes. Harold Loeb (en) et Felix Frazier, qui allaient jouer un grand rôle dans le futur du CCT, rejoignent le Committee quelques mois après sa création[E 15].

Le but principal du CCT était les relations publiques, mais se considérait aussi comme le bras politique éventuel de la Technocratie. Scott n'avait pas le contrôle de cette organisation, et était souvent irrité par les contraintes de communication imposées par le Commitee, ainsi que par les prises de position de ses membres. Les frictions entre Scott et le Commitee allèrent en s'aggravant[E 15].

Polémiques

Après un premier accueil dans les média plutôt positif ou neutre - les recherches de l' Energy Survey se voulant scientifiques et étant parrainées par la prestigieuse Columbia University - les articles critiques se font de plus en plus nombreux à mesure que la théorie Technocratique se précise. Des voix s'élèvent dans le milieu scientifique et industriel pour dénoncer les approximations et les erreurs dans les affirmations Technocratiques : Karl Compton alors président du M.I.T. dénonce en décembre 1932 un discours « fallacieux et erroné ». Norman Thomas (en), candidat socialiste à l'élection présidentielle américaine de 1932, qualifie la Technocratie d'« inadéquate, bien que très instructive »[B 3]. En janvier 1933, une résolution de l' American Engineering Council accuse les Technocrates de capitaliser sur « les peurs, la misère et les incertitudes engendrées par la Grande Dépression »[E 16]. De plus en plus d'observateurs s'interrogent sur les buts politiques de ce groupe : le lien avec le "Soviet des ingénieurs" de Veblen, les propos anti-politique de Scott et les connotations du terme "Technocratie" font craindre une "dictature des ingénieurs"[A 4].

Dans le même temps, la personnalité d'Howard Scott devient sujet d'attention et de polémique. En décembre 1932, le Herald Tribune publie un article d'investigation qui démontre que, contrairement à ce qu'il avait affirmé à Rautenstrauch et aux média, Scott ne possédait aucune formation ni diplôme universitaire ou académique. Il révèle également que Scott a été licencié après quelques mois de son poste de contremaître à Muscle Shoals pour incompétence et malveillance[E 5].

La conférence de L’Hôtel Pierre. Effondrement et scission du mouvement (1933)

Hôtel Pierre à New-York

Pour essayer de faire face aux polémiques et aux interrogations, et clarifier les positions et idées Technocratiques, le CCT organise le 13 janvier 1933 une conférence radiodiffusée de Howard Scott, à l'Hôtel Pierre à New-York (en), face à une audience constituée de quatre cent économistes, industriels, banquiers et artistes. Cette conférence est relayée par les réseaux radio majeurs couvrant l'ensemble des États-Unis, un dispositif unique pour l'époque[E 15].

Selon tous les témoins, la conférence fut un désastre. Scott délaisse le discours préparé par le CCT, et part en improvisation et diatribe : il tient des propos décousus, cherche ses mots, ne termine pas ses phrases, saute sans transition de prévisions économiques apocalyptiques, en réponses acerbes et arrogante aux critiques[E 17],[A 5]. Scott pour sa part explique que, ce jour là, il était malade, avait pris de médicaments et n'aurait pas du accepter de faire le discours[A 5].

Cette prestation, alliée au révélations sur le passé de Scott, provoque l'effondrement du mouvement et de sa médiatisation. En quelques mois, la Technocratie disparait presque complètement des écrans radars des média, qui ne relatent plus guère que les soubresauts du mouvement, ou le tourne en ridicule[E 18]. Le 23 janvier, le mouvement se sépare officiellement : Rautenstrauch, Jones, Ackerman et Henderson, ainsi que le CCT, se dissocient d'Howard Scott, se disant « profondément en désaccord avec certains propos et attitudes d'Howard Scott »[E 19]. L' Energy Survey n'a plus l'autorisation de poursuivre ses recherches à la Columbia University, qui se dissocie officiellement de la Technocratie. Hubbert et Hitchcock restent pour leur part fidèles à Howard Scott.

Émancipation du Continental Committee for Technocracy

Fondation de Technocracy Inc.

Développement de Technocracy Inc. (1933-1938)

Attitude face à la guerre et appel à la "Conscription Totale" (1939-1942)

Encart publicitaire de Technocracy Inc. appellant à la "conscription totale" (1944).

Le déclin après guerre

Théorie et idéologie Technocratique

Matérialisme et scientisme

Un des points majeurs de l'idéologie du mouvement technocratique est une approche entièrement matérialiste de la gestion de la société[E 20]. Tout problème économique ou social est observé, quantifié et traité sous forme de grandeur physique.

Les faits culturels ou sociologiques sont ignorés, ou traités selon un mode comportementaliste. L'être humain est considéré comme un mécanisme comme un autre[E 21] : l'observation du contexte et des stimuli permet d'établir des relations de cause à effet dans le comportement humain, individuel ou social. L'"animal humain" est censé répondre naturellement aux mêmes règles du conditionnement classique que les animaux, avec cependant des conditionnements d'un ordre supérieur, et pouvant être conditionnés par un nombre inférieur de stimuli[E 21],[T 1]. Avec cette approche, il est possible de traiter les problèmes sociaux et la construction sociale avec les mêmes méthodes scientifiques que les problèmes économiques ou industriels et, selon cette idéologie, avec une efficacité maximale. Pour le mouvement technocratique, « il n'existe qu'une seule science », sans frontières entre les sciences naturelles et les sciences sociales [E 22],[T 2].

Plus globalement, pour le mouvement technocratique, la société doit être opérée comme une machine, seulement en fonction de sa conception, et non à partir de critères politiques ou moraux, pour atteindre un rendement et une efficacité maximale en termes énergétiques[E 20]. Leur idée est d'une part de constituer une "économie de l'abondance", où les biens sont abondants et donc aisément redistribuables, mais aussi d'ôter toute forme de politique ou d'idéologie subjective dans le fonctionnement de la société, qui sont considérés comme des interférences avec la bonne marche d'une société optimale. Le principal critère de bon fonctionnement de la société Technocratique se veut quantifiable et objectif : produire un maximum de bien et services avec un minimum d'énergie[E 23].

Abandon du "système prix"

Propagande du Mouvement technocratique sur le "système prix".

Une des clé de voûte de la théorie du mouvement technocratique est l'analyse et le rejet du "système prix" (price system). Cette théorie part du constat que tout système d'échange est fondé sur la notion de propriété[E 24] : un échange de biens, que cela soit par troc ou par paiement sous forme monétaire, est en fait un échange de droits de propriété. La valeur d'un bien est ce que l'on est prêt à recevoir en échange de la perte de son droit de propriété, et possède aux yeux de cette théorie deux défauts : d'une part elle est subjective et d'autre part, elle est liée à l'abondance ou rareté du bien, et est donc sans rapport avec la valeur sociale objective du bien.

La monnaie est ensuite analysée comme matérialisant une dette de la communauté et de la société envers le porteur de la monnaie[E 24]. Comme la monnaie représente une valeur subjective, et est accumulable, elle est donc perçue comme un moyen de cumuler et de s'approprier - selon des bases entièrement subjectives et sans rapport avec sa valeur sociale - une portion pouvant être importante de la dette de la société entière.

Le "système prix" est alors défini comme tout système qui échange les biens et services selon un système de valeur subjectif matérialisant un "gage de dette" (debt token) de la société[E 24].

Le système prix est considéré comme totalement incompatible une société qui cherche à maximiser le rendement social de l'appareil productif. La monnaie peut être « créée à partir de rien, et payer pour rien », et est sans rapport avec aucune entité physique, alors que la monnaie sert justement - dans un système prix - à contrôler et à s'approprier les richesses matérielles, nécessaires au fonctionnement et au bien de la société[E 25].

Distribution et comptabilité des richesses par "certificat d'énergie"

Certificat d'énergie représenté sur un gâteau d'anniversaire de Howard Scott.

L'abandon du "système prix" implique l'abandon de toute forme de monnaie, dans le sens habituel du terme. Le système qui doit le remplacer veut remplir deux fonctions principales[E 26] :

  • Distribuer les richesses produites, de manière égale pour chacun, sans possibilité d'accumuler des richesses.
  • Évaluer et comptabiliser les besoins de la population, de manière à ajuster et contrôler la production, sans pénurie ni surproduction.

La redistribution des richesses se veut donc donc égalitaire. La théorie suppose que - la production étant abondante - la part revenant à chaque citoyen sera plus que suffisante pour non seulement subvenir aux besoins de base, mais aussi aux besoins de loisirs qui sont théoriquement abondants dans cette société. Attribuer des parts supérieures à certains ne serait donc pas nécessairement motivant. De plus, répartir équitablement les richesses permet une comptabilité plus simple et plus significative des besoins de chacun.

Une autre raison de la redistribution équitable est la gestion comportementaliste de la population. Une population uniforme en termes de ressources permet d'établir un contexte social uniforme et constant, sans classes, et donc d'améliorer les prédictions scientifiques de comportement de la population face à des stimuli[E 27].

Le système imaginé est donc le suivant : la production des richesses du Technat sont évaluées, d'une manière qui se veut la plus rigoureuse et scientifique possible, en unité d'énergie, sur une période de deux ans, qui correspond - selon cette théorie - à un cycle naturel pour beaucoup de richesse produites. De cette évaluation est déduite les coûts de fonctionnement de la société et des services publics obligatoires (santé, enseignement etc..). Cette "somme" restante est ensuite simplement divisée par le nombre de citoyens adultes[E 26].

Pour chaque adulte, un "certificat d'énergie" (Energy certificate) du montant de cette valeur est émis. Il est nominatif et donc non-cumulable, non-transférable, et valable uniquement pour une période de deux ans, après quoi il devient invalide. Les biens et services, estimés également en unité d'énergie, peuvent être "achetés" avec ce certificat, qui est mis à jour à chaque achat.

Ce système est sensé réaliser un inventaire continu et en temps réel des biens produits, permettant de se rendre compte des besoins et désirs de la population, des variations saisonnières etc.. Les certificats étant non cessibles, cela rend théoriquement impossible le vol, la corruption et l'accumulation et l'appropriation des richesses.

Ce système est une version assez proche de la théorie du crédit social de Clifford Hugh Douglas[M 1].

Organisation de la société

Nationalisation, centralisation et organisation de l'industrie

Organisation de la société en séquences fonctionnelles.

Afin d'aboutir à l'un des objectifs majeur de la société telle que le propose le mouvement technocratique : une "économie de l'abondance", il est nécessaire que l'industrie fonctionne 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et que les différents rouages de l'industrie fonctionne en cohérence avec une production constante et maximale, proche du maximum théorique, sans oscillation ni à-coup.

Pour aboutir à cet objectif, il est nécessaire - selon cette théorie - de nationaliser l'ensemble de l'industrie, et transformer un ensemble de petites unités industrielles indépendantes en un ensemble de grosses unités industrielles interdépendante[E 28]. Dans un "Technat" (état Technocratique), l'ensemble de l'appareil productif est structuré en "séquences fonctionnelles". Ces séquences incluent aussi bien les fonctions industrielles (agriculture, textile, construction..) que les fonctions de service (éducation, santé publique, transports, divertissement etc..).

Cinq "séquence spéciales" sont directement dépendantes du "Conseil Continental" (Continental Board), instance dirigeante de l'ensemble du Technat, constitué des directeurs de toutes les séquences. Les séquences spéciales sont : "Recherche", en transverse des autres séquences, "Relations sociales" qui inclut la fonction de justice, "Forces armées/police" et "Affaires étrangères".

La dernière séquence Area Board ("Conseil de Zone") est chargée de coordonner les séquences entre elles et d'assurer physiquement le bon fonctionnement du système, par des délégations locales de la séquence "Relation sociales" et "Forces armées". Cette séquence est elle-même divisée en séquences régionales, pour être au plus proche du terrain.

Hiérarchie et système de gouvernement

La théorie du mouvement technocratique insiste sur la nécessité que la hiérarchie soit fondée sur un ordre naturel en accord avec "la nature biologique de l'animal humain"[E 29]. Selon cette théorie, il existe un ordre naturel dans toute société animale, où des dirigeants/dominants se distinguent naturellement : une société qui respecte cet ordre naturel sera stable, et une société qui ne la respecte pas sera instable. Si la société Technocratique est égalitaire en termes de distribution des richesses, elle ne l'est pas en ce qui concerne les dispositions naturelle des individus[E 27].

Les dirigeants de chaque séquence fonctionnelle sont donc cooptés par leur pairs, à l'image de se qui se passe par exemple au sein des entreprises dans les sociétés traditionnelles. Les critères de sélection sont les capacités naturelles à diriger et à prendre des responsabilités, et la capacité technique de faire fonctionner la séquence avec un rendement énergétique maximal. Selon cette théorie, il n'y a ni politique ni idéologie qui préside à la désignation des dirigeants ; seuls des critères objectifs et rationnels sont utilisés.

L'ensemble des directeurs de toutes les séquences forme le Continental Board, sorte de conseil d'administration du Technat. Le conseil élit un des siens comme Continental Director, qui est à la tête du Technat. Le mandat du Continental Director est un mandat à vie, mais il peut être destitué sur majorité des 2/3 du Continental Board[E 29].

C'est le Continental Board qui décide et désigne le directeur de chaque séquence, parmi des candidats proposés par les dirigeants de la séquence.

Il n'y a donc - volontairement - pas de système démocratique pour aucun échelon de responsabilité[E 29].

Calendrier et rythmes de travail

Calendrier de travail dans un Technat

Le mouvement technocratique envisage de réformer le calendrier de travail, pour atteindre l'objectif d'une production sans discontinuité, maximisant le rendement et la rentabilité des installations, et optimiser l'usage des transports et des installations de divertissement en évitant "l'effet week-end"[E 30].

Le rendement énergétique de l'industrie étant calculé pour être maximal, et faisant beaucoup appel aux machines, chaque citoyen n'est pas tenu de travailler beaucoup. Selon les calculs théoriques effectués, il serait suffisant que chaque citoyen travaille par cycle de quatre jours consécutifs, quatre heures par jour, suivi de trois jours de repos. Un "tuilage" des jours et des horaires de travail de sept groupes assure un fonctionnement 24/7 de l'industrie et des services. Cette succession est interrompue par une période de vacances, allouée à chaque citoyen, de 78 jours consécutifs, congés "tuilés" également pour que la charge de travail soit constante tout au long de l'année[E 30].

Autarcie et nationalisme

Politique nataliste et migratoire

Rapports avec le socialisme et le fascisme

Voir aussi


Bibliographie

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  16. p. 8
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  • (en) Janet Martin‐Nielsen, An Engineer’s View of an Ideal Society : The Economic Reforms of C.H. Douglas, 1916-1920, University of Toronto, 2007 [lire en ligne]  :
  1. a et b p. 96
  1. Chapitre 20 : The nature of the human animal
  2. An introduction to Science, p. 14

Notes


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