Marcionisme

Marcionisme

Marcion

Marcion du Pont ou de Sinope, hérésiarque de la fin du Ier siècle et de la première moitié du IIe siècle (ca 85 - ca 160 [certains auteurs donnent 95-161]); condamné comme hérétique par l’Église sous le pontificat de Pie Ier et chassé de l’Église de Rome, il fonda une Église dissidente.

La doctrine de Marcion reposait sur une lecture très partielle du message chrétien, à savoir les épîtres de saint Paul, où il trouva une opposition entre la Loi et l’évangile, entre la Justice et la foi en Jésus-Christ. Il pensait que Jésus avait abrogé la Loi pour la remplacer par celle de l’évangile, donc que le père de Jésus était différent du dieu de l’Ancien Testament. Marcion rejetait donc en bloc l’Ancien Testament comme écriture inspirée et ne retenait qu’une partie de l’Évangile selon Luc et dix épîtres de Paul (il ne connaissait pas celles à Timothée et à Tite).

Par cette sélection, Marcion poussa l’Église à se poser la question du canon, ce qui aboutira à l’établissement de la liste des 27 livres du Nouveau Testament tel que nous le connaissons actuellement.

Sommaire

Biographie

Marcion est le fondateur en orient d’une Église qui se disait chrétienne, d’abord reconnue [réf. nécessaire], puis condamnée par Rome car, paradoxalement, elle rejetait la croix en disant qu’on ne pouvait pas vénérer un instrument de supplice. D’origine païenne, il serait né vers 85 à Sinope, port de la mer Noire. Lorsque Marcion atteignit l’âge adulte, son père, un riche armateur, devint évêque de la communauté chrétienne de Sinope. Tertullien signale que Marcion, d’abord stoïcien, s’est converti à 20 (ou 25) ans après « avoir découvert Dieu ». Le même auteur (C.M. 1, 19) déclare que les marcionites plaçaient un intervalle de 115 ans et demi entre le Christ et Marcion.

Vers l’an 138, sous le pontificat de saint Hygin, Marcion se rend à Rome après avoir aidé son père au cours de nombreux voyages. Peut-être s’y était-il fait précéder (comme le dit saint Jérôme) par Marcellina, l’une de ses disciples. Il passait alors pour chrétien puisqu’il fut admis dans la communauté chrétienne de Rome. Il y rencontra Cerdon arrivé dans cette ville quelques années avant lui (vers 135).

En 140/142?, les gnostiques, Cerdon et Valentin sont exclus, par ce même pape Hygin, de la communauté des fidèles.

En 144, Marcion est exclu par Pie Ier de la communauté des fidèles car il refuse de reconnaître la double nature (humaine et divine) du Christ : après Simon le Magicien, il sera le second excommunié. Il ne quitta pas Rome pour autant puisqu’il y était encore établi comme maître, enseignant ses propres doctrines pendant l’épiscopat d’Anicet (154-166). Jérôme le qualifie d’« ardens ingenii et doctissimus » (d’esprit passionné et très instruit). C’est peut-être à Rome qu’il mourut car nous n’avons aucune preuve qu’il ait quitté la ville.

Adolph von Harnack estime que Marcion, après avoir quitté le Pont, enseigna en Asie Mineure. Cette hypothèse est confirmée indirectement par Polycarpe de Smyrne vers 155 (Ep. aux Philip.) quand il traite Marcion de « premier-né de Satan », lui reprochant de rejeter en bloc « la croix, la résurrection, le jugement ».

Il mourut peut-être entre 161 et 168 ; on n’entend plus parler de lui sous le règne de Marc-Aurèle. On prétend que quelque temps avant sa mort, il aurait souhaité se réconcilier avec l’Église, mais ce projet n’a en aucun cas abouti, si tant est qu’il soit véridique.

Doctrine

Selon Marcion, il existe deux dieux : le Dieu bon, extérieur au monde et à la matière, et le démiurge, un dieu créateur ayant engendré le monde de la matière.

Le démiurge a créé le monde sensible et l'humanité. Il est le dieu de l'Ancien Testament, fondateur de la Loi, qui a choisi le peuple d'Israël comme peuple élu. C'est un dieu qui rend la justice au nom de sa loi, un dieu sévère, vengeur et foncièrement mauvais.

Le Dieu bon est à l'inverse le Dieu suprême, sans les limitations du dieu de la matière. Étranger au monde, à la matière, à la Loi, à ses transgressions et donc au péché, c'est un Dieu d'amour plus que de justice. C'est lui qui a engendré Jésus-Christ, venu pour abroger l'Ancien Testament et le culte de son démiurge.

Ce dualisme est donc fondé sur l’opposition évangile-Loi, une opposition qu'on retrouve chez l'apôtre Paul, mais qui est ici poussée à son paroxysme.

Le dieu créateur dont parle l’Ancien Testament crée un homme faible. Ce dieu se choisit un peuple, Israël, lui donne la Loi et lui promet un Messie. L’Ancien Testament reste valable comme révélation d’un dieu juste et créateur, mais limité et étranger à l'amour.

Le Dieu suprême, le Dieu bon a pitié des hommes et décide de les sauver, c’est-à-dire de les libérer du joug de la Loi pour qu’ils puissent faire le bien. Ce Dieu envoie son fils, qui prend un corps semblable aux hommes, mais non charnel, car la matière est mauvaise. Le dieu créateur s’aperçoit que Jésus prêche un Dieu supérieur, il le persécute et le livre à la mort de la croix. Comme la domination du créateur continue, le salut ne sera obtenu qu’à la fin des temps[1]

Marcion rejetait donc radicalement l’Ancien Testament. Toutefois, les écrits chrétiens primitifs ne justifiaient pas toujours ses théories. Marcion considéra donc que les auteurs des évangiles avaient mal compris le message de Jésus et y avaient inclus des notions judaïsantes relatives au Démiurge. Il entreprit donc de constituer un dossier des témoignages primitifs qui justifiait sa doctrine, un Nouveau Testament.

Il ne garda qu’un évangile, celui de Luc (un évangile très paulinien dans ses doctrines), et 10 épîtres de Paul. Et comme il considérait que ces écrits avaient été contaminés d’éléments judaïsants, il les épura, plus en vertu de ses thèses que sur la base d'une critique historique. Par exemple, il supprima le début de l’évangile selon Luc, jusqu’en 4,32 (naissance miraculeuse du Christ), ainsi que plusieurs passages de l’épître aux Romains. Il retoucha aussi des textes, en particulier ceux où Jésus est identifié au dieu de l’Ancien Testament.

Marcion semble avoir été le premier à avoir rassemblé une collection d’écrits d’origine apostolique, qui comportait trois parties : l’Evangélion, les Épîtres, et les Antithèses.

Les antithèses ont été perdues. Grâce à Tertullien, nous savons qu’elles devaient comporter deux parties : une partie historique et dogmatique, montrant comment, selon Marcion, le pur évangile s’était altéré, et une partie exégétique.

Courant marcionite

Après son exclusion de l’Église catholique romaine, Marcion fonda une communauté dissidente constituée de fidèles, d’un clergé et de lieux de culte.

Cette secte reposait :

  • sur une organisation forte ;
  • sur des cérémonies simplifiées ;
  • sur l’autorité de Marcion : ses disciples croyaient qu’il était à la gauche de Dieu tandis que Paul était à droite (Orig. Hom. 25 sur Luc) ;
  • sur une morale austère : interdiction du mariage, jeûnes, préparation au martyre, fraternité... ;
  • sur une certaine ouverture : dans la secte, les femmes occupaient certains offices parce que Marcion pensait qu’il n’y avait « ni mâle ni femelle en Christ ».

Le culte marcionite avait certaines particularités :

  • les psaumes utilisés étaient différents des psaumes de David ;
  • les marcionites de Syrie se tournaient vers le couchant pour prier Dieu (cf rag. Murator. 82-84, confirmé par Maruta) ;
  • ils employaient l’eau au lieu du vin pour l’eucharistie (Epiph. Pan. XLII, 3), ils l’accompagnaient d’une onction d’huile et offraient au nouveau baptisé un mélange de lait et de miel ;
  • ils pratiquaient, selon Jean Chrysostome, le baptême pour les morts (I Cor. 15/29) ;
  • ils jeûnaient le samedi par pure hostilité au dieu juif.
  • « Ses disciples s’abstenaient de viande et de vin » (Rom. 14/21) qu’ils remplaçaient par du poisson et de l’eau (Luc 24/42). Le poisson constituait pour eux une nourriture sacrée (Tertullien 1/14).

Selon Marcion, la procréation des enfants était un acte de soumission à la Loi du dieu créateur (le démiurge), donc un acte indigne d’un chrétien. Aucun candidat n’était admis au baptême marcionite s’il n’était disposé à mener à partir de là une vie de continence absolue. Pour les marcionites, le mariage avait lieu avec le Christ, et la vie en commun des époux était considérée comme un divorce à l’égard du Christ. Sans doute ceux qui se pliaient à cette prescription ne formaient-ils pas la majorité.

Les martyrs furent nombreux chez les marcionites ; on compte parmi eux le presbytre Métrodore de Smyrne qui subit le supplice du feu comme Polycarpe et, au cours de la même persécution, une femme qui fut tuée au temps de Valérien à Césarée de Palestine, un évêque Asclépios qui, sous Dioclétien, fut brûlé vif également à Césarée sur le même bûcher que l’orthodoxe Apselamus.

Marcion aurait eu pour disciples Ambrosius, Apelle, Blastus, Basilicus et Potitus, Marcellina, Pithon, Prépon, Synaros, Théodotion.

Justin de Naplouse nous dit, vers 155 (Apol. I 26) que l’influence de Marcion s’étendait sur tout l’empire ; à cette même date, les Marcionites étaient nombreux à Rome. Aux environs de 208, Tertullien confirmait que « la tradition hérétique de Marcion emplissait l’univers » (C.M. 5/19), ce qui n’était pas le cas de la Grande Église. Au IVe siècle Épiphane citait, parmi les lieux « infectés » par le marcionisme, l’Italie, l’Égypte, la Palestine, l’Arabie, la Syrie, Chypre, la Perse (Ilaer. 42.1). Le marcionisme commença à décliner dans l’Ouest au IIIe siècle tandis qu’il restait actif dans l’est. En 318-319, une église marcionite était construite à Lebaba près de Damas ; son inscription mentionnait Chrestos.

Au Ve siècle, Théodoret, évêque de Chypre, écrivant au pape Léon Ier, déclarait : « J’ai converti au cours de ma carrière plus de mille marcionites vivant dans huit villages ».

Quand le Marcionisme disparut, ses adeptes rejoignirent généralement les groupes manichéens ; on situe des descendances chez les Pauliciens, les Bogomiles, les Cathares.

Marcion constitua un grave danger pour l’Église catholique romaine et cela explique pourquoi, à partir du troisième quart du IIe siècle, la plupart des écrivains catholiques de Justin à Tertullien (Denys de Corinthe, Philippe de Crète, Théophile d'Antioche, Philippe de Gortyne, Modeste, Irénée de Lyon, Hippolyte, Méliton de Sardes, Miltiade, Proclus, Clément d'Alexandrie, Rhodon, etc.) écrivirent des textes contre lui et contre ses doctrines. Vers la fin du IIe siècle, Bardesane d'Edesse rédigeait contre Marcion des Dialogues en syriaque qui s’ajoutaient aux critiques lancées en grec et qui, bientôt, allaient l’être en latin. Au IVe siècle, Éphrem le Syrien critiqua également cette doctrine.

La doctrine de Marcion devait être ancienne quand elle fut combattue. Il est difficile d’en connaître les origines. Outre une lecture personnelle des épîtres pauliniennes, il pourrait y avoir des influences de la Gnose, ou d’autres ? On retrouve dans Marcion tous ces éléments, on parle d’un paulinisme exacerbé… Il est difficile de savoir s’il a voulu réunir la Gnose et les chrétiens ?

Marcion était-il gnostique ? De fait, les Pères de l'Église l’ont assimilé aux gnostiques et ont vu en lui – après Simon le Magicien – le second grand hérésiarque du christianisme naissant.

Marcion gardera son mystère car les seuls textes disponibles, sur lui, sont ceux de ses détracteurs. Peut-être trouvera-t-on d’autres sources ?

L’affaiblissement du marcionisme est dû à des causes conjuguées :

  • la règle de continence stricte de sa communauté : règle peu attractive pour le peuple et ne lui donnant que très peu d’enfants ;
  • les critiques de ses détracteurs ;
  • les progrès de l’Église de Rome et de l’école d’Alexandrie qui discréditèrent sa doctrine et présentèrent une nouvelle philosophie chrétienne, ne laissant plus de place à Marcion et au gnosticisme ;
  • l’appui politique du gouvernement romain à l’Église catholique de Rome censée maintenir la paix civile.

Le tout contribua largement à la victoire de celle-ci.

Certains font de lui l’ancêtre du catharisme, d’autres de l’Islam… Par son souci d’éliminer les éléments judaïsants des écrits apostoliques, Marcion peut être considéré comme l’un des précurseurs de l’antijudaïsme.

Influence jusqu’à nos jours

La doctrine antijudaïque de Marcion a imprégné et peut encore influencer des courants antisémites et racistes. Ce fut le cas de l’Action française, fondée à la fin du XIXe siècle par Charles Maurras, qui influença de nombreux intellectuels en France dans la première moitié du XXe siècle. Jacques Prévotat note, en conclusion de son ouvrage sur les catholiques et l’Action française, l’absence d’un document doctrinal clair de l’Église avant la Seconde Guerre mondiale :[2]

« Pour l’Église, le bénéfice aurait été grand d’une encyclique, expliquant aux fidèles du monde entier qu’un catholicisme qui rompt avec l’Ancien Testament, qui veut purifier l’Évangile de ses racines juives, tourne à l’hérésie, que cette hérésie a un nom, celle de Marcion, condamné au IIe siècle. Une encyclique qui aurait repris l’ensemble du problème aurait, de surcroît, donné aux théologiens et aux fidèles les moyens d’affronter, avec une réflexion plus élaborée, le drame du judaïsme pendant la guerre. »

Référence

  1. Le Judaïsme et le christianisme antique, d'Antiochus Epiphane à Constantin. Marcel Simon et André Benoît. Page 153.
  2. Jacques Prévotat. Les Catholiques et l’Action française, histoire d’une condamnation. 1899-1939. Pages 527-528

Bibliographie

Textes anciens

  • Alexandrie (Chronique d’…) v. l’an 158.
  • Jean Chrysostome, Hom. in Phil., VII, etc.
  • Clément d'Alexandrie, III 3, 17; VII 17.
  • Cyprien, Epist., 74.
  • Cyrille, Catéchèses, XVI.
  • Denys de Rome, in Athanase De Nicaenis decr.; Philosophumena VII 29, 31, 37.
  • Adamantios Dialogues d’… (I et Il’).
  • Edesse (Chronique d’…) v. année 149
  • Éphrem, Evangelii Concordantis Expositio.
  • Épiphane, Haer., XLII, XLIII, XLIV (Panarion 1).
  • Esnik, Réfut. des sectes, IV.
  • Eusèbe, Chron., ann. 140 et 153; H. E., IV 21 à 25, 30; V 13, 16.
  • Hégésippe, in Eusèbe H.E. IV 22.
  • Hippolyte, Philosophumena, Syntagma.
  • Irénée, Contre les hérésies, I 27/2, 28/1 Il 1/4, 28/6; HI 3/4, 4/3, 12/5,12; IV 33/2.
  • Isidore de Péluse, I Epist. 37.
  • Jérôme, In Osee IX ; De viris ill., 17 32 37; C. Johan. Hierosol., 34; In Matt. XII, etc.
  • Justin, Apol. I 26 58; Dial. 35.
  • Muratori (Canon de), lignes 63 et ss.
  • Origène, Contre Celse V 62; In Jer. homn. X 5; In Rom.Il.
  • Philastre, c. 45.
  • Rhodon, in Eusèbe H. E., V 13.
  • Rufinus, Dialogues.
  • Tertullien, les cinq livres Contre Marcion ; Praescr. 30, 38; De idol. 5; De anima c. 17; De carne Christi 1-8.
  • Théodoret, I 24 25; les cinq livres en vers contre Marcion.

Textes modernes

Textes en français

  • Marcel Simon et André Benoît, Le Judaïsme et le christianisme antique, d’Antiochus Epiphane à Constantin, PUF, 5e édition, 1998, ISBN 2 13 045723 1
  • Benoit et Boismard, Synopse des quatre Évangiles, Éd. du Cerf, Paris, 1935.
  • D. de Bruyne O.S.B., Prologues bibliques d’origine marcionite (R. bénéd., XIV 1907 et 1928).
  • A. von Harnack : Marcion. L’Évangile du Dieu étranger, Éd. du Cerf, Paris, 2005.
  • Léon Chestov : "À propos du livre éternel. mémoire de G.O. Gerchenson." in « Spéculation et révélation (Oumozrenie i Otkrovenie) » Préf. de Nicolas Berdiaev, Editions L’Âge d'Homme, 1990, ISBN 2-8251-2233-5
  • Ernest Renan : Vie de Jésus, Paris, M. Lévy frères, 1863 (Gallica, BNF, mode image)
  • A. Loisy, Histoire et mythe à propos de Jésus-Christ, 1938. Nourry.
  • G. Ory, Le Christ et Jésus. Éd. Le Pavillon, Paris, 1968;
  • S. Pétrement, Le Dualisme chez Platon et les gnostiques. PUF, 1947.
  • E. Weill.Raynal, La Chronologie des Évangiles. Éd. Rationalistes, 1968.

Textes non français

  • J. Knox, Marcion and the New Testament, Chicago, 1942, The Univ. Chicago Press.
  • E.C. Blackmann, Marcion and his influence. London, S.P.C.K., 1948.
  • Harris, On the trail of Marcion (Deissmann Festgabe), 1927 ; Marcion’s book of contradictions.
  • Harnack, Adolf Von…., 1886 : « Lehrbuch zur Dogmengeschichte », 1888 : « Christliche Welt ». 1921 et 1924 : Des Evangelium vom fremden Gott (cf. supra pour l’édition française).
  • Th. Zahn, 1888-1892 : Geschichte des neutestamentliehen Kanons
  • Pott, Marcions Evangelientext, in Zeitschnif t fiir Kirchengeschichte, vol. XLII, pp. 202.

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