Cornélius Castoriadis

Cornélius Castoriadis

Cornelius Castoriadis

Cornelius Castoriadis (Κορνήλιος Καστοριάδης) (11 mars 1922 à Constantinople[1] - 26 décembre 1997 à Paris) est un philosophe, économiste et psychanalyste français d'origine grecque, défenseur du concept d'« autonomie politique ». En 1949, il fonde avec Claude Lefort le groupe Socialisme ou barbarie, d'où sort la revue du même nom et qui est dissous au printemps 1967.

Cornelius Castoriadis avec la chorégraphe Clara Gibson Maxwell
Cornelius Castoriadis et Clara Gibson Maxwell

Sommaire

Biographie

Castoriadis naît à Constantinople en 1922. Il rejoint la France en 1946. Il devient économiste auprès de l'OCDE de 1948 à 1970.

Adhérent d'un parti trotskiste, le Parti communiste internationaliste (IVe Internationale), il y crée en août 1946 avec Claude Lefort (dit Montal) une tendance minoritaire. La tendance Chaulieu-Montal (Chaulieu étant un de ses pseudonymes) quitte en 1949 le PCI pour se constituer en groupe autonome, qui se rapprochera plutôt du communisme de conseils, Socialisme ou Barbarie. Le premier numéro de la revue du même nom paraît en mars 1949.

En novembre 1956, suite aux événements de Hongrie, il participe avec quelques membres de S ou B (dont Lefort) à un Cercle international des intellectuels révolutionnaires (où se retrouvent entre autres Georges Bataille, André Breton, Michel Leiris, Edgar Morin, Maurice Nadeau).

En 1958, le groupe S ou B connaît une scission autour de la question de la constitution d'une organisation révolutionnaire. Claude Lefort et Henri Simon quittent le groupe pour créer ILO, qui devient Informations et correspondances ouvrières (ICO). Castoriadis fait partie de ceux qui maintiennent Socialisme ou Barbarie.

Nouvelle scission en 1963. Le 13 mars 1964, Castoriadis tient conférence sur le thème « Marxisme et théorie révolutionnaire », et le 15 mai sur la question : « Qu'est-ce qu'être révolutionnaire aujourd'hui ? ».

À partir de 1964, Castoriadis devient membre de l'École freudienne de Paris, fondée par Jacques Lacan, auquel il s'oppose dès 1967.

En 1967, le groupe Socialisme ou Barbarie se saborde officiellement et publie un texte d'autodissolution.

En 1968, Castoriadis se marie avec Piera Aulagnier. En 1969, il quitte l'EFP. Il participe à la formation du Quatrième groupe. Castoriadis commence une deuxième analyse didactique avec Jean-Paul Valabrega et commence à exercer comme analyste à partir de 1973.

Castoriadis s'intéresse également à la recherche philosophique. À la fin des années 1970, il écrit dans Topique, à partir du livre Un destin si funeste, un long article critiquant vivement la pensée structuraliste, à travers tant Michel Foucault que Roland Barthes, Louis Althusser, Gilles Deleuze et Félix Guattari.

En 1980, Castoriadis est nommé directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS).

Cornelius Castoriadis est mort le 26 décembre 1997 et est inhumé au cimetière du Montparnasse (6e division).

Philosophie

Deux ontologies

Son concept-clef est la distinction entre deux « ontologies ». Une ontologie est un mode d'être, une modalité d'être.

  • L'ontologie ensembliste-identitaire
  • et l'ontologie sociale-historique.

Par exemple :

La vache est un mammifère (signifie la vache appartient à l'ensemble des mammifères).
Castoriadis distingue deux sens au verbe être, « appartenir à un sous-ensemble » ou bien « entretenir des relations avec le Cosmos ». Lorsqu’un membre d’une certaine tribu dit « mon grand-père est un puma », le verbe être n’a pas la même signification que « ma vache est un mammifère ». D’un côté, ma vache appartient à l’ensemble des mammifères, d’un autre côté mon grand-père, ma tribu et moi-même « entretenons les mêmes relations avec le Cosmos » que les pumas.
Lorsqu’un chrétien dit que l’hostie consacrée « est » le corps du Christ, il sait très bien qu’un fragment de pain n’appartient pas à l’ensemble des divinités, mais il signifie que, après consécration, cette hostie entretient avec le Cosmos les mêmes relations que son dieu ; en mangeant ce fragment le fidèle entre en communion avec ce dieu, indépendamment des caractéristiques moléculaires de ce fragment. Ceci illustre le mode d’être social-historique.

Autre exemple :

« Les galaxies appartiennent au même ensemble d'êtres, une galaxie peut mourir, mais une autre galaxie ayant les mêmes règles de fonctionnement pourra naître. Ce n'est pas du tout le cas pour les êtres de type social-historique : l'empire romain est mort, il n'en apparaîtra jamais d'autre sur le même modèle ; on n'a rien dit si l'on définit un « empire » par son appartenance à « l'ensemble des empires », il n'y a que des empires distincts dans le temps et l'espace, indéfinissables par un ensemble exhaustif de propriétés communes. Toute institution humaine et toute psyché possède cette caractéristique ontologique. »

Pour bien illustrer sa pensée sur ce point, lire dans l'Encyclopædia Universalis de 2002 son article « Technique » : « ...l'énorme part d'indétermination que comporte toute organisation du travail, y compris la plus « scientifique », même lorsqu'on a fixé la base matérielle et l'ensemble des autres conditions, hormis celles qui sont relatives au comportement des hommes, des individus et des groupes »[2].

Imaginaire social

Article détaillé : Imaginaire social.

Le changement social implique des discontinuités radicales qui ne peuvent pas être comprises en termes de causes déterministes ou présentées comme une séquence d'événements. Le changement émerge à travers l'imaginaire social. Toutes les sociétés construisent leurs propres « imaginaires » : institutions, lois, traditions, croyances et conduites. Au fil de ses livres Castoriadis donne un certain nombre d'illustrations :

  • nous trouvons ridicules, rustres voire répugnantes certaines coutumes culinaires de nos voisins : les Français mangent des grenouilles, des escargots, les Anglais mangent des petits pois vert-fluo, font bouillir le gigot avec la confiture. Nous percevons le langage de nos voisins comme étant composé de sons trop forts, grossiers, gutturaux, de borborygmes barbares, quand ils parlent sur la plage nous avons l'impression qu'ils se disputent, et pourtant tous les bébés à la naissance ont bien les mêmes organes de l'ouïe et du parler !
  • à un stade plus complexe, dans chaque civilisation, l'échelle des peines est différente, résulte d'un processus de construction, avec des comparaisons souvent étonnantes à l'intérieur d'une civilisation ou à l'extérieur, mais le résultat est clair, l'échelle des peines reflète les valeurs d'une civilisation, et ceci sans aucun mécanisme de construction déterministe simple.
  • autre étude de cas vieille de plus de 4000 ans, le chandelier à 7 branches. Castoriadis a entendu les raisonnements des fonctionnalistes selon lesquels une institution, si imaginaire qu'elle paraisse, s'expliquerait toujours par une nécessité fonctionnelle apte à mieux huiler les rouages de cette société. Ils disent que les croyants et pratiquants juifs avaient besoin de s'éclairer lors de leur culte dans un endroit clos et sombre, d'où la nécessité fonctionnelle de torches ou chandelles et chandeliers. De même ces fonctionnalistes vous diront qu'à partir du moment où ce chandelier était rattaché au « sacré », il fallait bien trouver un marqueur, une balise, une étiquette pour marquer que cet objet n'est pas profane mais sacré. Pourquoi ne serait-ce pas le nombre de branches ? Or si on veut marquer le sacré par un nombre, il est fonctionnel de choisir un nombre « magique », d'où les 7 branches du chandelier sacré juif, CQFD disent les fonctionnalistes. À ceci Castoriadis rétorque qu'il est bien d'accord sur ce raisonnement fonctionnaliste, ensembliste-identitaire, mais dans la collection des nombres magiques disponibles sur terre, on aurait pu choisir 3 ou 5 ou 11 ou 9 ou 13 ou autre... Ce « petit je ne sais quoi », le choix du nombre magique spécifique 7 est la petite frontière imaginaire non-déterministe qui sépare l'ontologie sociale-historique de l'ontologie ensembliste-identitaire. Une institution humaine ne peut jamais être réduite à une création 100 % déterministe.

Pour René Barbier, l'imaginaire social selon Castoriadis, correspond à un processus principalement créateur.

Quelques considérations historiques

Il en découle un certain nombre de conséquences simples, sur des problèmes du siècle écoulé par exemple :

  • le champ social-historique ne peut pas être régi par un déterminisme matérialiste et historique, car ce concept appartient à l'ontologie ensembliste-identitaire.
  • De même, il serait hors-champ d'affirmer que l'expérience soviétique fut une réalisation ratée d'une idée juste.

Selon Castoriadis, dans le domaine des institutions humaines, il n'existe pas de modèle théorique, il n'existe qu'une réalisation qui se produit dans le temps, au fil des millions de décisions particulières et de conduites individuelles ponctuelles ; en cas d'échec, les causes doivent être comprises, par l'analyse des visées individuelles et de leur évolution; mais on ne remet pas la machine à zéro, on ne rejoue pas la partie comme au flipper, ce n'est pas « bonus, same player shoots again » mais « game over » ; d'autres institutions et d'autres expériences sociales auront lieu. Symétriquement le mode de production capitaliste, l'univers de l'exploitation capitaliste ne sont pas des incarnations dégénérées d'une vraie bonne théorie du marché, ce ne sont que des créations imaginaires et réelles qui finiront par s'écrouler, aucun gouvernement ne pourra dire, bon, on recommence le capitalisme en évitant les bavures du passé ! Il ne s'agit pas d'une séance ratée de travaux pratiques sur la base d'un bon cours magistral.

L’aliénation comme hétéronomie

L’hétéronomie est une notion centrale de la pensée castoriadienne avec laquelle il entreprend de repenser l’aliénation individuelle et collective. En effet, Castoriadis se posera le problème consistant à « donner un sens non métaphysique à l’aliénation » [3] non seulement dans son maitre-ouvrage « l’institution imaginaire de la société », mais encore tout au long de sa vie et des différents tomes des « Carrefours du labyrinthe ». Ainsi, il cherchera à reconceptualiser l’aliénation comme hétéronomie, dont le sens se rapporte à l’étymologie, désignant le fait de ne pas être à l’origine de ses propres lois et normes, de son « nomos » ; mais cette analyse vise, tout autant voire plus qu’à la critique des sociétés aliénés, à réfléchir et à élaborer le concept et le projet d’autonomie individuelle et collective, qui est l’un des fil directeur constant de la philosophie de Castoriadis. Il développe donc une analyse croisée de deux versants de l’hétéronomie, celle concernant l’individu, et celle concernant la société, et s’attache au-delà de leur distinction, à montrer leur inter-dépendance et leur intrication conceptuelle.

L’hétéronomie sociale

Une société est considérée par Castoriadis comme hétéronome lorsqu’elle ignore le fait qu’elle est à l’origine de ses propres lois, normes, représentations et symbolisations du monde, attribuant au contraire une source « extra-sociale » (Dieu, les Ancêtres, les lois de l’économie, la nécessité historique, la Nature Humaine) à ses valeurs, croyances et institutions. Il y à hétéronomie lorsqu’ « il y a méconnaissance par la société de son propre être comme création et créativité » [4]. Cette « auto-occultation » de l’activité instituante de la société entraîne ainsi ce qu’il dénonce comme « autonomisation » des institutions, autrement dit, le fait que ce qui est institué, en tant qu’il s’appuis sur des « significations imaginaires sociales » considérés comme indubitables (textes sacrées ; « rationalité » de l’économie …), tend à sa reproduction inertielle.

Ainsi, Castoriadis estime que la très grande majorité des sociétés ayant existées et existantes peuvent être dites hétéronomes. C’est le cas pour les sociétés religieuses, mais aussi, dans une moindre mesure, de nos sociétés capitalistes. La clôture de l’imaginaire capitaliste réside selon lui principalement dans l’objectif « d’expansion illimité de la maîtrise rationnelle »[5], maîtrise qui vise la totalité de la société[6], et qui se traduit notamment par la prédominance de la logique économique. Il affirme ainsi que « le trait caractéristique du capitalisme entre toutes les formes de vie social-historique est évidemment la position de l’économie – de la production et de la consommation, mais aussi, beaucoup plus, des critères économiques – en lieu central et valeur suprême de la vie sociale », « toutes les activités humaines et tout leurs effets arrivent, peu ou prou, à être considérées comme des activités et des produits économiques, ou pour le moins, comme essentiellement caractérisés et valorisés par leur dimension économique. »[7].

Un autre aspect de l’hétéronomie ou aliénation sociale contemporaine, néanmoins solidaire du premier, est l’idée que la politique est une affaire d’experts, ce qui revient pour Castoriadis à penser que certains possèdent un savoir leurs permettant plus qu’à d’autres de définir ce qu’est une « bonne » société, quels doivent être ses objectifs, ses lois, ses institutions… Or, en plus de tourner « en dérision l'idée même de démocratie : le pouvoir politiques se justifie par « l'expertise » qu'il seraient seul à posséder – et le peuple, par définition inexpert, est périodiquement appelé à donner son avis sur ces “experts’’ », cela revient aussi à postuler qu’il y a des lois et institutions rationnellement justes, ce qui renvoie de nouveau à l’autonomisation des institutions et à l’occultation de l’absence de Vérité en-soi concernant les normes que doivent édicter les sociétés. En d’autres termes, il ne peut y avoir pour Castoriadis de fondation rationnelle de la justice, en ce sens qu’il n’y a pas de finalité rationnelle à l’existence des sociétés – ce qui signifie ici que les moyens rationnellement mis-en-œuvre par les « experts » ne le sont qu’uniquement vis-à-vis d’une fin elle-même non rationalisable.

L’individu hétéronome

L’individu est pour Castoriadis une « fabrication » de la société : il renvoie au processus qu’il désigne sous les termes de « socialisation de la psyché » – socialisation qui correspond à « l’introjection » des normes, valeurs, croyances et représentations constituant l’imaginaire sociale par l’enfant. Par conséquent, lorsque les valeurs et représentations – plus globalement les « significations imaginaires sociales » – d’une société sont closes (hétéronomes) alors les individus « fabriqués » au sein de cette société tendront à l’être également. Dans cette perspective, Castoriadis, recourant alors aux approches psychanalytiques, définit l’individu hétéronome comme celui qui ne remet pas en question les significations sociale que sa société lui a présenté comme vrai, et qui au contraire y adhère sans réflexion. L’individu aliéné – dont l’imaginaire est clos – « est dominé par un imaginaire vécu comme plus réel que le réel, quoique non su comme tel, précisément parce-que non su comme tel. L’essentiel de l’hétéronomie – ou de l’aliénation, au sens général du terme – au niveau individuel, c’est la domination par un imaginaire autonomisé qui s’est arrogé la fonction de définir pour le sujet et la réalité et son désir. »[8].

Ainsi, pour ce qui concerne l’individu contemporain, Castoriadis diagnostique l’émergence d’un « nouveau type anthropologique d’individus, […] définit par l’avidité, la frustration, le conformisme généralisé », ajoutant que « tout cela est matérialisé dans des structures lourdes : la course folle et potentiellement létale d’une techno-science autonomisée, l’onanisme consommationniste, télévisuel et publicitaire, l’atomisation de la société, la rapide obsolescence technique et « morale » de tous les « produits », des « richesses » qui, croissant sans cesse, fondent entre les doigts. »[9]. Poursuivant, il décrit l'individu généré par nos sociétés capitalistes comme "perpétuellement distrait, zappant d’une « jouissance » à l’autre, sans mémoire et sans projet, prêt à répondre à toute sollicitations d’une machine économique qui de plus en plus détruit la biosphère de la planète pour produire des illusions appelées marchandises. ». Il résume régulièrement ces différents aspects sous le concept de « privatisation des individus », désignant par là le repli de ceux-ci sur la sphère privé, se désinvestissant massivement des sphères publiques où s’élaborent les liens et projets sociaux…

Le projet d’autonomie

Le projet d’autonomie défendu par Castoriadis est celui d’une démocratie véritable, au sens qu’il lui donne, à savoir l’autogestion de la société, ou encore, en d’autres termes, l’abolition de la séparation instituée entre dirigeants/décideurs d’un coté, et dirigés/exécutants de l’autre. C’est dans cette perspective qu’il définit l’objet de la politique comme la création « d’institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société »[10]. L’autonomie de la société implique donc pour Castoriadis que celle-ci reconnaisse que l’institution de la société est auto-institution, et par conséquent qu’elle accepte « l’absence de toute norme ou Loi extra-sociale qui s’imposerait à la société »[11]. L’autonomie sociale consiste alors à l'auto-institution « lucide et délibérée » des lois, normes et institutions. Par là même, le projet d’autonomie, comme projet d’instauration d’une démocratie, réclame que ce qu’il nomme la « sphère publique/publique » ou « l’ecclesia » devienne effectivement publique, autrement dit que la politique et le « lieu » où elle se met en place redevienne dans les fait l’affaire et le « lieu » de tous, « et non pas objet d’appropriation privée par des groupes particuliers »[12]

Le projet d’autonomie n’est donc pas le projet d’une société idéale, où la question de la justice serait résolue une fois pour toute (ce qui renvoie à l’idée d’une société utopique), mais au contraire celui d’une société qui maintient ouvert cette question « abyssale », et qui par conséquent maintient la possibilité effective pour ses citoyens de débattre et de décider sur ce qu’ils estiment juste.

En cela, ce projet ne consiste pas à défendre une société garantissant le bonheur de tous, mais la liberté individuelle et collective. Par ailleurs, celle-ci (la liberté) n’est pas conçue par Castoriadis comme en conflit avec l’idée d’égalité, mais tout au contraire, comme indissociable : la liberté (l’autonomie) consistant dans la possibilité effective de participer à l’élaboration des lois, implique une égalité politique, c'est-à-dire décisionnelle, qui elle-même n’est pas séparable, selon Castoriadis, d’une égalité économique[13].

Enfin, concernant le passage de la société capitaliste à démocratie représentative, qu’il juge hétéronome, à une société autonome, Castoriadis affirme que celle-ci « ne peut être instaurée que par l’activité autonome de la collectivité. (…) [qu’]elle présuppose que la passion pour la démocratie et pour la liberté, pour les affaires communes, prend la place de la distraction, du cynisme, du conformisme et de la course à la consommation. Bref : elle présuppose, entre autres, que l’« économique » cesse d’être la valeur dominante ou exclusive. (…)"

Deux articulations fondamentales chez Castoriadis

Articulation individuel/collectif

Castoriadis a abordé les deux facettes de l'ontologie sociale-historique-psychique-imaginaire, la facette individuelle et la facette sociale. Selon lui, les institutions aussi bien que les psychés s'auto-élaborent dans le temps, peut-être pas la même échelle de temps pour les deux mais certainement dans le temps. Elles ont une interaction réciproque, un rapport dialectique aurait-on dit dans les années 1960. Rappelons pour mémoire les interactions intercivilisationnelles et les interactions interpersonnelles, une civilisation se développe au contact et en friction avec les civilisations voisines, un psychisme se développe au contact et en friction avec d'autres psychismes. Ce n'est pas là l'apport de Castoriadis, ce qui l'intéressait plus est d'examiner comment les institutions d'une civilisation résultent du long travail de millions de psychés individuelles non-figées, le développement du psychisme d'un ex-bébé résulte de son long bain dans une civilisation non-figée. Ceci pourrait sembler un lieu commun presque déterministe, tel n'est pas le cas à cause précisément de la petite part irréductiblement non-fonctionnelle de l'ontologie sociale-historique.

Leurs points ontologiques parallèles sont assez simples à identifier

  • les deux s'appuient sur (s'étayent sur) le réel ensembliste-identitaire. Une institution ne divague pas dans un complet hasard, elle répond pour partie à un besoin fonctionnel, un psychisme répond aussi pour partie à un besoin fonctionnel de sauvegarde et développement de la vie de l'individu.
  • les deux ne se contentent pas de l'aspect fonctionnel ; elles connaissent un petit je-ne-sais-quoi, une petite fraction d'aléa arbitraire non-nécessaire et absolument pas liée à tel ou tel besoin précis.
  • les deux sont uniques et ne se rejoueront pas. Il s'agit de la même remarque que pour l'empire romain. Un bébé aura son destin psychique unique et non-rejouable, son psychisme se développera selon une certaine trajectoire mi-nécessaire mi-aléatoire, si on s'aperçoit d'une erreur il est hors de question de faire marche arrière et de repartir sur un meilleur embranchement. Il en est de même pour une société, une civilisation, on ne rejoue pas la partie.

Articulation synchronique/diachronique

Un aspect primordial bien que difficile à exprimer clairement avec les modestes moyens de nos métaphores est la relation au temps qu'entretiennent les êtres de l'ontologie sociale-historique. Au fil de ses ouvrages Castoriadis y a consacré de longs paragraphes. Contentons-nous de ses remarques sur les deux manières de parler des institutions sociales-historiques. Une institution revient souvent à titre d’exemple, le langage ; on peut étudier le langage soit sous la forme d’une coupe instantanée, soit sous l’angle de l’évolution de tel sous-ensemble au fil du temps :

  • approche synchronique, c’est-à-dire que l'on étudie une « coupe instantanée » de diverses institutions voisines au même instant T. Par exemple je peux envisager d'étudier les lois, le système scolaire et les banlieues en France en septembre 2005. C'est déjà une vaste tâche qui me mènerait certainement à élargir mon instantané à d'autres institutions voisines, l'apprentissage, l'entreprise, la prison, l'hôpital, les médias; et je serai peut-être poussé à comparer les mêmes institutions à la même date dans les pays voisins, Allemagne, Angleterre, Italie. En fait Castoriadis a tendance à penser que quand on tire un fil de l'écheveau, tous les autres fils finiront par se manifester car tout se tient dans le résultat instantané d'une construction sociale-historique.
  • approche diachronique, c’est-à-dire que l'on étudie une seule institution dans son déroulement au cours du temps. Par exemple je peux envisager l'étude des transports en commun en France de 1805 à 2005. Je rencontrerai probablement des nécessités de déborder mon sujet et il serait étonnant que je n'aborde pas les transports en banlieue.
  • les deux approches débordent l'une sur l'autre. En effet, note Castoriadis, en matière sociale-historique tout interagit avec tout et réciproquement, la simplification synchronique multi-sujet ainsi que la simplification diachronique mono-sujet pour utiles qu'elles soient en première approche ne sont pas tenables très longtemps, les fils de mon écheveau s'entremêlent dans le temps et dans les institutions, surtout le temps qui a un relief privilégié chez Castoriadis, non seulement les institutions se construisent avec le facteur temps (entre autres facteurs) mais encore ce serait un non-sens de parler d'institutions sociales-« historiques hors-temps ».

Concept d'ensembliste-identitaire et mathématiques

Pour voir plus clair sur la volonté de rigueur quasi-mathématique de Castoriadis dans ce domaine, lire la page ensembliste-identitaire et mathématiques. On y trouvera l'explication des deux termes ensembliste et identitaire, par la référence que fait Castoriadis à la théorie des ensembles et l'identité d'une classe d'équivalence. L'auteur avait tenté de résumer ce concept par le néologisme « ensidique », mais cela a avorté.

Totalitarismes

Castoriadis s'inquiète de voir en l'histoire de l'humanité celle des horreurs, le monde occidental ne s'en distinguant guère hormis par un détail qui fait sa spécificité :

(...) on est capable en Occident, du moins certains d'entre nous, de dénoncer le totalitarisme, le colonialisme, la traite des Noirs ou l'extermination des Indiens d'Amérique. Mais je n'ai pas vu les descendants des Aztèques, les Hindous ou les Chinois, faire une autocritique analogue, et je vois encore aujourd'hui les Japonais nier les atrocités qu'ils ont commises pendant la Seconde guerre mondiale. (Propos recueillis par Olivier Morel, La République des Lettres http://www.republique-des-lettres.fr/232-cornelius-castoriadis.php)

Il s'émeut par ailleurs de ce que cette attitude hypercritique choisie par le monde occidental conduise à des distorsions dans la vision du réel :

la colonisation de certains pays arabes par les Européens a duré, dans le pire des cas, 130 ans: c'est le cas de l'Algérie, de 1830 à 1962. Mais ces mêmes Arabes ont été réduits à l'esclavage et colonisés par les Turcs pendant cinq siècles. La domination turque sur le Proche et le Moyen-Orient commence au XVe siècle et se termine en 1918. Il se trouve que les Turcs étaient musulmans - donc les Arabes n'en parlent pas. L'épanouissement de la culture arabe s'est arrêté vers le XIe, au plus le XIIe siècle, huit siècles avant qu'il soit question d'une conquête par l'Occident. Et cette même culture arabe s'était bâtie sur la conquête, l'extermination et/ou la conversion plus ou moins forcée des populations conquises. En Egypte, en 550 de notre ère, il n'y avait pas d'Arabes - pas plus qu'en Libye, en Algérie, au Maroc ou en Irak. Ils sont là comme des descendants des conquérants venus coloniser ces pays et convertir, de gré ou de force, les populations locales. Mais je ne vois aucune critique de ces faits dans le cercle civilisationnel arabe. De même, on parle de la traite des Noirs par les Européens à partir du XVIe siècle, mais on ne dit jamais que la traite et la réduction systématique des Noirs en esclavage a été introduite en Afrique par les marchands arabes à partir des XI-XIIe siècles (avec, comme toujours, la participation complice des rois et chefs de tribus noirs), que l'esclavage n'a jamais été aboli spontanément en pays islamique et qu'il subsiste toujours dans certains d'entre eux. (Idem)

Il s'efforce dès lors de remettre la situation en perspective, sans indulgence, mais également sans humilité unilatérale :

Je ne dis pas que tout cela efface les crimes commis par les Occidentaux, je dis seulement ceci: que la spécificité de la civilisation occidentale est cette capacité de se mettre en question et de s'autocritiquer. Il y a dans l'histoire occidentale, comme dans toutes les autres, des atrocités et des horreurs, mais il n'y a que l'Occident qui a créé cette capacité de contestation interne, de mise en cause de ses propres institutions et de ses propres idées, au nom d'une discussion raisonnable entre êtres humains qui reste indéfiniment ouverte et ne connaît pas de dogme ultime. (Idem)

(in La montée de l'insignifiance, (Les carrefours du labyrinthe IV) ed. du Seuil, collection Essais )


Fidèle en cela à son crédo énoncé dans Ce qui a fait la Grèce : "Ce qui fait la Grèce, ce n'est pas la mesure et l'harmonie, ni une évidence de vérité comme dévoilement. Ce qui fait la Grèce, c'est la question du non-sens ou du non-être." Il est à noter que Castoriadis a toujours récusé la récupération du nom Grèce par le Groupement de recherche et d'études pour la civilisation européenne[réf. nécessaire].

Controverse

Au premier trimestre 1979, une violente dispute médiatique opposa Cornelius Castoriadis ainsi que l'historien Pierre Vidal-Naquet à l'écrivain Bernard-Henri Lévy au sujet de nombreuses erreurs factuelles dans le livre de ce dernier, Le Testament de Dieu[14]. Dans un article du Nouvel Observateur en date du 9 juillet 1979, Cornelius Castoriadis admettant sa perplexité devant le « phénomène BHL », écrivait : « Sous quelles conditions sociologiques et anthropologiques, dans un pays de vieille et grande culture, un “auteur” peut-il se permettre d’écrire n’importe quoi, la “critique” le porter aux nues, le public le suivre docilement – et ceux qui dévoilent l’imposture, sans nullement être réduits au silence ou emprisonnés, n’avoir aucun écho effectif ? » Optimiste, Castoriadis ajoutait néanmoins : « Que cette camelote doive passer de mode, c’est certain : elle est, comme tous les produits contemporains, à obsolescence incorporée. »

À sa mort, fin 1997, le journal Le Monde publie une rubrique nécrologique dont une citation, coupée de tout contexte, était « Les gens s'aperçoivent que l'objectif central de la vie humaine ne peut pas être de changer de voiture tous les trois ans plutôt que tous les six. Mais ils ne peuvent pas, jusqu'ici, trouver en eux-mêmes la ressource pour aller au-delà (...). Il ne s'agit pas seulement de créer une nouvelle conception politique, il s'agit de mettre en cause tout un mode de vie et d'en concevoir un autre, puisque dans la société de consommation règne des partis bureaucratiques, pouvoir de l'argent et des médias, superficialisation de la culture sont intimement liés et solidaires[15]. », ce qui laissait à penser que Castoriadis n'était qu'un analyste critique de la société de consommation.

Œuvres

  • Disponibles :
    • L'Institution imaginaire de la société - 1975, Seuil (ISBN 2020365626)
    • Les Carrefours du labyrinthe - 1978
    • Domaines de l'homme (Les carrefours du labyrinthe II) - 1986
    • Le Monde morcelé (Les carrefours du labyrinthe III) - 1990
    • La Montée de l'insignifiance (Les carrefours du labyrinthe IV) - 1996
    • Fait et à faire (Les carrefours du labyrinthe V) - 1997
    • Figures du pensable (Les carrefours du labyrinthe VI) - 1998
    • Sur Le Politique de Platon - 1999, Seuil (ISBN 2020365707)
    • Sujet et vérité dans le monde social-historique. La création humaine 1 - 2002
    • Ce qui fait la Grèce, 1. D'Homère à Héraclite. La création humaine 2 - 2004
    • Une Société à la dérive, entretiens et débats 1974-1997 - 2005
    • Fenêtre sur le chaos, Seuil, 2007, (ISBN 2020908263)
    • Post-scriptum sur l'insignifiance suivi de Dialogue - 2007, L'Aube (ISBN 275260372X)
    • Ce qui fait la Grèce, 2. La cité et les lois. La création humaine 3 - 2008, Seuil (ISBN 2020971410)
    • Mai 68 : la brèche (sous le pseudonyme P. Coudray, co-écrit avec Claude Lefort et Edgar Morin) - 2008 (1968), Fayard (ISBN 2213636982)
    • L'imaginaire comme tel - 2008, Hermann (ISBN 2705667415)
    • Histoire et création : Textes philosophiques inédits, 1945-1967 - 2009, Seuil (ISBN 2020932253 )
  • Épuisées :
    • La Société bureaucratique en 2 tomes : Les Rapports de production en Russie et La Révolution contre la bureaucratie - 1973
    • L'Expérience du mouvement ouvrier en 2 tomes : Comment lutter et Prolétariat et organisation - 1974
    • Le Contenu du socialisme - 1979
    • Capitalisme moderne et révolution en 2 tomes - 1979
    • Devant la guerre, tome 1 - 1981 (il n’y a jamais eu de tome 2)

Notes et références

  1. depuis 1930 Istanbul
  2. « Technique », Encyclopædia Universalis, 29 pages.
  3. C. CASTORIADIS, Histoire et création. Textes philosophiques inédits (1945-1967), éditions du Seuil, collection « La couleur des idées », 2009, p.104
  4. C. CASTORIADIS, Les carrefours du labyrinthe, tome 2 : Domaine de l’homme, Paris, Editions du Seuil, collection « Points-Essais », 1999, p.477
  5. C. CASTORIADIS, Les carrefours du labyrinthe, tome 3 : Le monde morcelé, Paris, Editions du Seuil, collection « Points-Essais », 2000, p.19
  6. C. CASTORIADIS, Les carrefours du labyrinthe, tome 6 : Figures du pensable, Paris, Editions du Seuil, collection « La couleur des idées », 1999, p.73
  7. Cornélius CASTORIADIS, Les carrefours du labyrinthe, tome 5 : Fait et à faire, Paris, Editions du Seuil, collection « Points-Essais », 2008, p.169
  8. C. CASTORIADIS, L’institution imaginaire de la société, Paris, Editions du Seuil, collection « Points-Essais », 1999, p.152
  9. Les carrefours du labyrinthe, tome 5, op. cit. , p.89
  10. Les carrefours du labyrinthe, tome 5, op. cit., p.73
  11. Les carrefours du labyrinthe, tome 2, op. cit., p.479
  12. Les carrefours du labyrinthe, tome 5, op. cit., p.76
  13. Les carrefours du labyrinthe, tome 5, op. cit., p.85-86
  14. La critique du Testament de Dieu de Bernard-Henry Lévy (1979) - Pierre Vidal-Naquet
  15. « Mettre en cause un mode de vie », Le Monde, 28 décembre 1997.

Voir aussi

Bibliographie

Ouvrages

  • François Roustang, Un Destin si funeste, 1977.
  • Elisabeth Roudinesco et Michel Plon, « Cornelius Castoriadis », in Dictionnaire de la psychanalyse, Fayard, 1997.
  • Jean-Louis Prat, Castoriadis, une introduction, La Découverte, coll. « Repères », 2007. L'introduction de cet ouvrage en ligne
  • Nicolas Poirier, Castoriadis : L'imaginaire radical, Broché, 2004.
  • Philippe Gotraux, Socialisme ou Barbarie. Un engagement politique et intellectuel dans la France de l'après-guerre, éd. Payot-Lausanne, 1997.

Articles

  • Philippe Caumières, « Castoriadis, Cornélius », in V. Bourdeau et R. Merrill (dir.), DicoPo, Dictionnaire de théorie politique, 2007.
  • Danilo Martuccelli , « Cornelius Castoriadis : promesses et problèmes de la création », Cahiers internationaux de sociologie, n° 113 2002/2, p. 285-305. [lire en ligne] [pdf]
  • Nicolas Poirier, « Cornelius Castoriadis. L’imaginaire radical », Revue du MAUSS, no 21 2003/1, p. 383-404. [lire en ligne] [pdf]
  • Richard Sobel, « Pour un constructivisme radical et intégral : Cornélius Castoriadis », L'Homme et la société, n° 155 2005/1, p. 195-2001.

Articles connexes

Liens externes

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