Circé

Circé
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Dans la mythologie grecque, Circé (en grec ancien Κίρκη / Kírkê, « faucon ») est une magicienne très puissante, qualifiée par Homère de πολυφάρμακος, c'est-à-dire particulièrement « experte en de multiples drogues ou poisons », propres à opérer des métamorphoses.

Sommaire

Mythes

Mythe grec

Circé offrant la coupe à Ulysse, par John William Waterhouse

Circé est la fille d’Hélios (le Soleil) et de l’Océanide Perseis, sœur d’Æétès et de Pasiphaé[1]. Homère (l’Odyssée), Hésiode (Théogonie) et Cicéron (De la nature des dieux) la considèrent, de par sa naissance, comme une déesse à part entière, ce qui ne semble pas avoir été le cas du reste de sa parentèle.

Elle apparaît principalement au chant X de l’Odyssée : elle habite dans l’île d’Ééa, dans un palais situé au milieu d’une clairière, entouré de loups et de lions, autrefois des hommes qu'a ensorcelés Circé. C’est là qu’elle a autrefois, si on en croit les récits argonautiques, recueilli et purifié Jason et Médée (sa nièce, fille d’Æétès) après le meurtre d’Absyrtos[2].

Quand Ulysse et ses compagnons abordent l’île, vingt-deux d’entre eux, menés par Euryloque, se laissent attirer jusqu’au palais par une voix harmonieuse[3]. La magicienne les accueille et leur offre un cycéon, breuvage composé de gruau d’orge, de miel vert, de fromage et de vin de Pramnos auquel elle ajoute une drogue funeste[4]. Dès qu’ils ont bu, elle les transforme d’un coup de baguette en pourceaux. Euryloque, resté dehors, court avertir Ulysse, qui part à la recherche de Circé. Le dieu Hermès lui apparaît alors sous la forme d’un beau jeune homme tenant un roseau d’or. Le dieu Hermès à la baguette d’or lui remet l’herbe « moly » (μῶλυ / mỗlu) et lui donne des instructions pour triompher de Circé[5]. Quand il arrive chez la magicienne, celle-ci lui offre le cycéon, mais elle échoue à le transformer d’un coup de baguette. Ulysse tire son épée ; apeurée, Circé lui offre de partager son lit. Là encore, Ulysse, suivant les recommandations d’Hermès, demande à la magicienne de jurer par « le grand serment des dieux » qu’elle ne cherchera plus à lui faire de mal[6]. Ceci fait, Ulysse et Circé s’unissent, puis elle rend aux compagnons leur apparence humaine[7]. Elle aide enfin le héros et son équipage à préparer leur départ[8].

De ses amours avec Ulysse, elle aurait conçu plusieurs enfants (leur nombre et leur nom divergent beaucoup selon les traditions) : Télégonos, Latinos, Agrios, Cassiphoné, Nausinoos, Nausithoos, etc. On prête en outre à Circé bon nombre d’enfants nés de liaisons avec plusieurs Olympiens. Ainsi, dans les Dionysiaques, Nonnos de Panopolis lui attribue-t-il la maternité de Phaunos, l’équivalent du Faunus latin, issu de ses amours avec Poséidon.

Mythe romain

Le logographe grec Denys de Milet[9] fait de Circé la fille d’Éétès et d’Hécate, déesse lunaire de la sorcellerie qui préside aux incantations. Toujours selon lui, elle épouse le roi des Sarmates, qu’elle empoisonne. Chassée une première fois par ses sujets, elle fuit dans une île déserte, ou selon d’autres, vers l’Italie où elle fonde Circaeum, aujourd'hui Monte Circeo, dans le Latium. C'est ainsi que les auteurs romains la relient à leur propre mythologie. Chez Ovide, elle se distingue alors par de nombreuses actions malfaisantes, transformant par exemple Scylla en monstre marin[10] par jalousie, et le roi Picus en pivert[11]. Au Moyen Âge on la retrouve dans les légendes populaires d’Italie, mêlée à la figure d’Hérodiade sous le nom d’Aradia, fille de Diane et de Lucifer.

Circé et le Monte Circeo

Sous sa forme homérique, l'épisode de Circé laisse deviner en filigrane des réalités culturelles particulières. On peut accorder crédit aux informations données dans l'Odyssée à cette occasion, elles sont en effet puisées chez les navigateurs et commerçants grecs venus d'Eubée qui fondèrent des colonies sur la côte de Campanie[12]. L'histoire étrange et mouvementée de la rencontre entre Circé, cette déesse ensorceleuse, et un héros menacé d'un péril inédit touchant à son être même, mais finalement séduit par elle, célèbre, sur le mode épique et poétique, les aventures et les prouesses des gens de mer au contact d'une culture étrangère. Le texte d'Homère, examiné avec soin, livre assez d'informations pour laisser entrevoir cette culture.

Une tradition ininterrompue depuis l'Antiquité a localisé la demeure de Circé en Italie, au promontoire du Monte Circeo, qui perpétue le souvenir de la magicienne. Ce cap, d'une hauteur de plus de 540 mètres, est bien visible depuis le large ; il constituait donc un de ces amers inoubliables pour tous les navigateurs hauturiers. Il se trouve à l'extrémité sud des marais Pontins, non loin de Terracine. Grimpé au sommet d'une éminence rocheuse, Ulysse le découvre tel une île, ce que fut jadis le Monte Circeo, avant d'être rattaché à la plaine par les boues et les bois des marais Pontins ; baigné au sud et à l'ouest par la mer, bordé par les marais au nord, il peut être qualifié d’« insulaire », comme l'avait déjà remarqué le géographe grec Strabon[13]. Au pied de ce Monte Circeo, s'ouvre un port naturel, qu'Homère qualifie de ναύλοχον λιμένα, « port propice au mouillage »[14]. En face, les îles Pontines[15] sont propres à offrir aux navigateurs des escales, et pour les Grecs des VIIè-VIè siècles av. J.C., des comptoirs à l'abri des incursions éventuelles d'indigènes de l'arrière-pays. De ces îles, Hésiode dans sa Théogonie[16] dit qu'elles étaient « sacrées », νήσων ἱεράων, peut-être parce qu'elles constituaient « le royaume des Tyrrhéniens », précisément des fils de Circé et d'Ulysse, Latinos et Agrios. Hésiode applique à ces deux hommes les épithètes de ἀμύμονά τε κρατερόν τε, « parfaits et puissants. » Pour les navigateurs grecs, ces Tyrrhéniens seront identifiés aux Étrusques, peuple puissant en effet et dont la civilisation fut brillante.
Derrière ce Monte Circeo, s'étend une vaste plaine de maquis et de forêts ; parvenu en un « vallon sacré », (ἱεράς βήσσας), Ulysse découvre le « temple de Circé », (ἰεροῖς ἐν δώμασι Κίρκης), tout entouré de lions et de loups. Or l'archéologie aussi bien que les auteurs grecs et latins[17] nous apprennent l'existence d'une divinité rurale, du nom de Féronie, associée très souvent à son « bois sacré » (Feroniae Lucus) ; le parèdre de Féronie dans les cultes du Latium était un Jupiter Anxur, dont les restes du temple subsistent à Terracine. Féronie était également la déesse aux fauves, et possédait deux sanctuaires, l'un près de Terracine où elle était particulièrement honorée, l'autre près de Capène sur le mont Soracte. On y procédait à un curieux cérémonial d'affranchissement des esclaves qui fit de cette déesse la protectrice des affranchis. Ce cérémonial n'est pas sans rappeler le rituel auquel se livre Circé dans l'Odyssée.

Interprétation

La drogue de Circé et son antidote

Article détaillé : Moly.

Le pays des Tyrrhéniens était réputé de longue date pour les plantes médicinales dont il abondait. Ainsi s'expliquent les nombreuses allusions aux diverses drogues de Circé et à leurs funestes effets psycho-somatiques : ivresse, perte de mémoire, délire et chute dans un profond sommeil. De tels effets peuvent provenir, selon les spécialistes de la pharmacologie moderne[18], de la stramoine, Datura stramonium, dont le principe actif, l'atropine, se retrouve aussi dans la belladone et dans la jusquiame.

Le contre-philtre, fourni à Ulysse par le dieu polypharmacien qu'est Hermès, et qui a nom moly, a été identifié, selon les études pharmacologiques les plus récentes[19], comme étant le perce-neige, Galanthus nivalis, dont le principe actif, la galanthamine, contrecarre l'action de l'atropine.

Le rituel de Circé et la métamorphose

Le rituel que Circé applique aux compagnons d'Ulysse rappelle à bien des égards celui que pratiquaient chez les Tyrrhéniens les prêtresses de Féronie. Le sanctuaire dédié à Féronie, et dont les vestiges subsistent près de Terracine, comprenait un bois sacré, une fontaine et un temple. Il fonctionnait probablement dès l'Âge du bronze et il était encore connu à l'époque classique[20]. Les prêtresses s'y livraient à un rituel d'affranchissement des esclaves dont nous connaissons certains détails. On faisait asseoir l'esclave sur une pierre, dans le temple ; on lui couvrait la tête du bonnet de laine appelé pileus en latin, et l'on prononçait la formule : « Bene meriti servi sedeant, surgant liberi », Qu'ils s'assoient en esclaves méritants et se lèvent en hommes libres[21]. Durant ces offices, entraient en jeu des techniques corporelles, peut-être avec l'usage de masques et d'habits liturgiques, tendant à modifier l'apparence physique. On a d'ailleurs retrouvé au sanctuaire de Féronie au Mont Soracte des centaines d'ex-voto concernant des parties du corps humain. Autre similitude troublante : les nouveaux affranchis perdaient en quelque sorte leurs poils (comme les compagnons d'Ulysse transformés en pourceaux perdent leurs soies en redevenant hommes), car ils étaient rasés, ainsi que nous l'apprend Plaute qui fait dire à l'esclave Sosie : « Aujourd'hui, chauve et le crâne tondu, je coiffe le bonnet d'affranchi »[22]. L'auteur de l'Odyssée semble ainsi se référer à un cérémonial d'affranchissement d'esclaves, sortant de la dégradante condition servile, pour se redresser, « plus beaux et plus grands », καλλίονες καὶ μείζονες[23] dans leur condition d'hommes libres. L'ethnologie est riche d'innombrables cas analogues de rencontres entre populations indigènes et explorateurs.

Sources

Bibliographie

  • (en) Irad Malkin, The Returns of Odysseus. Colonization and ethnicity, University of California Press, Berkeley-Los Angeles-London, 1998
  • Victor Bérard, Nausicaa et le retour d'Ulysse. Les navigations d'Ulysse, Paris, Armand Colin, 1929
  • R. de La Blanchère, Terracine, Paris, 1884.
  • D. Philips, Odysseus in Italy, The Journal of Hellenic Studies, vol. LXXIII, 1953, p. 53-67.
  • Jean Cuisenier, Le périple d'Ulysse, Paris, Fayard, 2003 (chap. XXII, p. 277 à 304) (ISBN 9-782213-615943)

Notes

  1. Hésiode, Théogonie [détail des éditions] [lire en ligne], 956-957.
  2. Apollonios de Rhodes, Argonautiques [détail des éditions] [lire en ligne].
  3. Homère, Odyssée [détail des éditions] [lire en ligne], X, 203-228.
  4. Odyssée, X, 234-236.
  5. Odyssée, X, 281-301.
  6. Odyssée, X, 336-344.
  7. Odyssée, X, 345-400.
  8. Odyssée, X, 401-574.
  9. Denys de Milet est un historien du VIe siècle av. J.C. surnommé le Cyclique parce qu'il avait composé un Cycle historique où il évoquait les mythes des divers peuples de la terre sous une forme historique.
  10. Ovide, Métamorphoses, XIV, vers 1 à 74.
  11. Ovide, Métamorphoses, XIV, vers 320 à 396.
  12. Irad Malkin, op.cit. p. 180-183.
  13. « Cette montagne de Kirké est vraiment insulaire entre la mer et les marais. » (Strabon, V, 3, 6)
  14. Odyssée, chant X, vers 141.
  15. Les plus importantes ont nom aujourd'hui Palmarola, Ponza, Zannone et Ventotene.
  16. Théogonie, vers 1015.
  17. Strabon, Virgile, Tite-Live et Horace, pour ne citer que les plus importants.
  18. Jean Bruneton, Pharmacognosie, phytochimie et plantes médicinales, Paris, Lavoisier, 1993, p. 653-665 ; Y. Cohen, Pharmacologie, Paris, Masson, 1997, p. 16-19.
  19. Andréas Plaitakis et Roger Duvoisin, Homer's moly identified as Galanthus nivalis L., Physiologic antidote to Stramonium Poisoning, in Clinical Neuropharmacology, 1983, vol.6, n°1, p.  1 à 5.
  20. Virgile, Énéide [détail des éditions] [lire en ligne], VII, 800 ; Tite-Live, Histoire romaine [détail des éditions] [lire en ligne],, I, 30,5 et XXVI, 11, 8-9 ; Horace, Satires, I, 5, 24.
  21. R. de La Blanchère, Terracine, Paris, 1884, p. 27, cité par V. Bérard, Nausicaa et le retour d'Ulysse, Paris, Armand Colin, 1929, p.303.
  22. Amphitryon, vers 461.
  23. Odyssée, chant X, vers 396.

Voir aussi

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