Traite négrière à Bordeaux

Traite négrière à Bordeaux
Mascaron : visage africain, Place de la Bourse.

La traite négrière à Bordeaux est à l'origine de la déportation de plus de 130 000 esclaves noirs vers les possessions françaises. Avec 508 expéditions négrières, Bordeaux se place en deuxième position des ports français pour l'ensemble de la période concernée.

Si la traite négrière contribua à développer la puissance économique de Bordeaux, c'est essentiellement le commerce des denrées coloniales produites par les esclaves qui a enrichi la ville.

Sommaire

Contexte

La traite atlantique, faite par les Européens et les Américains, a déporté 12 à 13 millions de Noirs, dont l'essentiel à partir de la fin du XVIIe siècle. En 1997, l'historien Hugh Thomas donnait un total de 13 000 000 d'esclaves « ayant quitté l'Afrique » lors de la traite atlantique, dont 11 328 000 arrivés à destination au moyen de 54 200 traversées[1]. Tous les grands ports européens ont pratiqué la traite négrière mais avec une importance différente. Les ports anglais sont en première ligne ; ainsi Liverpool organise 4 894 expéditions et Londres 2 704.

La France métropolitaine arma environ 4 220 navires négrièrs et se classe au troisième rang des nations négrières après la Grande-Bretagne et le Portugal. La ville de Nantes organisa 1 744 expéditions soit 41,3 % du total français. Suivent trois villes avec par ordre d'importance : Bordeaux, La Rochelle et Le Havre qui totalisent à elles trois 33,5 % des expéditions négrières[2].

Le différentiel entre les traites nantaise (41 %) et bordelaise (12 %) s'explique notamment par leur situation géographique. Bordeaux a pu développer son commerce en droiture grâce à la capacité économique de son arrière-pays. Alors que Nantes a bénéficié de sa proximité avec Lorient où était installée la Compagnie des Indes, ce qui permettait de se fournir en indiennes ou cauris, très appréciés des marchands d'esclaves africains.

L'histoire de la traite négrière à Bordeaux débute au XVIe siècle. En effet, en 1571 le parlement de Bordeaux exigea la libération d'esclaves noirs amenés dans le port de la Lune pour y être vendus. Cet épisode préfigure mal des relations ultérieures entre l'Afrique et les Bordelais[3], puisque Bordeaux avec 508 expéditions déportera entre 1672 et 1837 de l'ordre de 120 000 à 150 000 Noirs.

Le premier voyage négrier bordelais s'effectue un siècle plus tard en 1672, mais jusqu'en 1740, les Bordelais envoient seulement 24 navires. L'apogée de la traite négrière bordelaise se situe à la fin du XVIIIe siècle, et Bordeaux dépasse même en 1786 son « concurrent » nantais[4], en développant en particulier la traite sur la côte est de l'Afrique. Les Noirs étaient déclarés et enregistrés lors de leur débarquement sur le sol français mais il était difficile de suivre leur trace. La Déclaration royale d'août 1777 prévoyait que fût créée dans chaque port des « dépôts des Noirs » pour les loger pendant leur séjour en France. ent nommés. Cette décision engendra quelques problèmes matériels et moraux comme le montre le questionnaire envoyé par le Ministre de la Marine aux responsables de chaque port. La même année, François-Armand Cholet, procureur du Roi à l'Amirauté de Bordeaux, s'indignait des mauvaises conditions de détention des prisonniers alors qu'il était question de faire séjourner les Noirs au même endroit : « l’amirauté de Bordeaux, disait-il, n’a d’autres prisons que celles du palais ; mais elles sont si affreuses que la seule idée d’y enfermer les Noirs révolte l’humanité. Les prisonniers y sont rongés de gale et de vermine » . Le ministre de la Marine lui répondit en lui exprimant son mécontentement quant à ce sujet. Et en novembre 1777, Cholet informa son ministre qu’il avait pris les engagements nécéssaires pour améliorer les conditions de détention de ces malheureux.

Aspect économique

L'universitaire Silvia Marzagalli indique que le commerce en droiture[5] présente un taux de rentabilité de l'ordre de 10%, alors que le commerce triangulaire rapporte beaucoup plus. Aussi nombre d'armateurs investirent dans celui-ci[6]. Toutefois le commerce triangulaire est particulièrement risqué. Les durées de navigation d'environ 18 mois sont 2 à 3 fois plus longue que pour le commerce en droiture, le taux de mortalité des captifs est élevé[7]. Afin de partager les risques mais aussi les bénéfices, il est possible à tout un chacun de prendre des parts financières dans les expéditions, ainsi « on peut considérer que plusieurs milliers de Bordelais ont participé directement ou indirectement à ce trafic d'êtres humains[8] ».

La traite négrière bordelaise permet de développer le commerce sucrier des Antilles et notamment celui de Saint-Domingue.

Les armateurs

Selon l'historien Éric Saugera, entre 1685 et 1826, 186 armateurs bordelais ont participé directement à la traite négrière avec plus de 508 expéditions[9]. Parmi ces négriers, la majorité soit 105 maisons ont organisé une seule expédition et une minorité a organisé plus de 10 expéditions.

Les grandes maisons bordelaises a avoir atteint ou dépassé les 10 expéditions sont par ordre décroissants : famille Nairac avec 25 expéditions, Jacques-Alexandre Laffon de Ladebat pour 15 expéditions, Isaac Couturier avec 14 expéditions, Jean Senat avec 11 expéditions, Jean Marchais pour 11 expéditions, famille Gradis avec 10 expéditions et Dommenget[10] avec 10 expéditions[3].

Paul Nairac possédera une flotte de quatre navires, dont trois navires négriers et deux raffineries[11] dans le quartier Sainte-Croix.

L'abolitionnisme

Discours sur la nécessité et les moyens de détruire l'esclavage dans les colonies, 26 aout 1788

Outre Montesquieu, quelques bordelais participèrent au courant abolitionniste de la traite négrière et de l'esclavage.

André-Daniel Laffon de Ladebat fils du banquier et armateur négrièr bordelais Jacques-Alexandre Laffon de Ladebat, rédige en 1788, un Discours sur la nécessité et les moyens de détruire l'esclavage dans les colonies à l’Académie des sciences de Bordeaux. Cet ouvrage sera publié et lu quelques années plus tard en séance à l'Assemblée législative et sera exploité par la Société des amis des Noirs à laquelle il sera associé[12].

Franc-maçonnerie

Article connexe : Franc-maçonnerie à Bordeaux.

Si des francs-maçons comme Montesquieu ou Étienne Polverel participèrent de façon significative au mouvement abolitionniste, d'autres comme l'armateur Élisée Nairac firent fortune dans la traite négrière.

Montesquieu ne s’accommode pas de l’idée d’esclavage. Il décide donc de ridiculiser les esclavagistes dans le chapitre 5 du livre XV de De l’esprit des lois : « Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici ce que je dirais ». Suit alors une liste d’arguments caricaturaux dont le grinçant « si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens », précurseur du « Pangloss » de Candide. C’est dans cette même œuvre, que Montesquieu commence à développer, dans le chapitre intitulé Comment les lois de l’esclavage civil ont du rapport avec la nature du climat, sa théorie sociologique des climats.

Certains ont considéré que Montesquieu avait eu des intérêts dans la traite négrière, s’appuyant sur le fait qu’en 1722, Montesquieu avait acheté des actions de la Compagnie des Indes. Mais, ainsi que l’a rappelé Jean Ehrard, il a réalisé cette transaction en tant que commissaire de l’Académie de Bordeaux et non à titre personnel[13].

À la fin du XVIIIe siècle, près de la moitié des francs-maçons appartiennent au négoce bordelais. Ainsi Élisée Nairac, membre de la puissante famille d'armateur protestante reçoit les lumières de « L'Amitié » en 1790. Or de 1764 à 1792, la famille Nairac a organisé 24 expéditions dont 18 déportèrent plus de 8 000 africains[14]. L'universitaire bordelais Jean Tarrade évoque un conflit entre « les principes et les réalités concrètes de l'économie qui l'emporteront[3] ».

Mémoire

Jusqu'au milieu des années 1990, l'historiographie de Bordeaux est restée discrète sur l'histoire négrière. En 2005, un « comité de réflexion et de propositions sur la traite des Noirs à Bordeaux » est créé, il est présidé par l’écrivain et éditeur Denis Tillinac.

Sur le quai des Chartrons, il a été apposé une plaque commémorative où il est inscrit :

« À la fin du XVIIe siècle, de ce lieu est parti le premier navire armé dans le port de Bordeaux pour la traite des Noirs. Plusieurs centaines d’expéditions s’ensuivirent jusqu’au XIXe siècle. La Ville de Bordeaux honore la mémoire des esclaves africains déportés aux Amériques au mépris de toute humanité[15] . »

Le 10 mai 2009, Bordeaux a accueilli la cérémonie officielle de commémoration nationale des abolitions et de l’esclavage et le musée d'Aquitaine a ouvert 3 nouvelles salles permanentes consacrées au rôle de Bordeaux dans la traite négrière[16].

Bordeaux présente un monument public concernant l'histoire négrière de la ville. Il s'agit d'un buste de Toussaint Louverture inauguré en juin 2005 et installé sur la rive opposée au quartier des Chartrons[17]. L’association DiversCité indique qu'il existe dans les espaces publics de la ville la mémoire d’armateurs sans évoquer leur participation à la traite négrière[18].

Notes et références

  1. Cf. Hugh Thomas, "La traite des Noirs, 1440-1870", éd. R. Laffont pour la traduction française, Paris 2006, pp.870-871 : "Statistiques approximatives". Voir aussi la note consacrée à ces statistiques, pp. 933-935, où l'auteur retrace la succession d'estimations depuis les années 1950.
  2. http://hgc.ac-creteil.fr/spip/La-traite-des-Noirs-en-30 Académie de Créteil : La traite des Noirs en 30 questions par Eric Saugera
  3. a, b et c Éric Saugera, Bordeaux, port négrier. XVIIe ‑ XIXe siècles, J&D - Karthala, 1995, ISBN 2-84127-042-4
  4. Saugera, op. cité p. 101
  5. Note : Le commerce en droiture concerne les liaisons directe entre l'Europe et les colonies, sans effectuer un détour par l'Afrique qui permet la traite des noirs.
  6. Silvia Marzagalli : L'esclavage et la traite sous le regard des Lumières
  7. Note : En moyenne le taux de mortalité des captifs est de 25% au XVIIe siècle et 11% à la fin du XVIIe siècle. On estime que 1,7 million de Noirs n'ont pas survécu à la déportation.
  8. Bordeaux au XVIIIe siècle : Le commerce atlantique et l'esclavage Édition Le Festin Musée d'Aquitaine juin 2010 ISBN 978-2-36062-009-8
  9. Note : Éric Saugera estime le nombre des expéditions négrières des négociants bordelais à 508 expéditions dont 480 à partir du port de Bordeaux et 28 à partir d'autres ports
  10. Note : Jean Dommenget (1713-1794), négociant et armateur négrier, protestant, ainsi qu’assureur indépendant, en 1756 il créa la Compagnie d’assurance de Bordeaux.
  11. Historia : Des négriers si prospères
  12. Pour lire le texte du discours d'André-Daniel Laffon de Ladebat.
  13. Lumières et Esclavage de Jean Ehrard, André Versaille éditeur, 2008, p. 27-28
  14. La famille Nairac et la traite négrière
  15. Comité de réflexion et de propositions sur la traite des Noirs à Bordeaux
  16. Ayoko Mensah Afriscop : Bordeaux, la traite négrière et l’esclavage
  17. Outre Mer : Esclavage. À Bordeaux, la mémoire sans la repentance
  18. Afrik.com : Traite négrière : Nantes se souvient, Bordeaux refoule

Bibliographie

  • Éric Saugera, Bordeaux, port négrier : chronologie, économie, idéologie, XVIIe ‑ XIXe siècles, Biarritz, J & D éditions ; Paris, Karthala, 1995 (ISBN 2-84127-042-4).
  • François Hubert, Christian Block, Jacques de Cauna, Bordeaux au XVIIIe siècle : le commerce atlantique et l'esclavage, Bordeaux, Le Festin ; Musée d'Aquitaine, juin 2010 (ISBN 978-2-36062-009-8).

Articles connexes


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