Bilan du regne d'Alexandre le Grand

Bilan du regne d'Alexandre le Grand

Bilan du règne d'Alexandre le Grand

carte des États successeurs de l'Empire : les diadoques Ptolémée, Cassandre, Lysimaque et Séleucus règnent séparément; l'Épire redevient indépendante.

Sommaire

Le bilan

Le bilan de l'œuvre d'Alexandre le Grand est complexe à réaliser et en premier lieu parce qu'elle est inachevée. Cependant la multiplicité des sources nous permet ici de faire une rapide synthèse.

Le roi-dieu d'un empire disparate

La première conséquence de la conquête est bien sûr la réalisation du plus vaste empire jamais constitué jusqu'alors et qui agglomère à l'empire perse la Macédoine, la Grèce et les confins du nord-est de l'Inde. Tous les pouvoirs dont Alexandre est détenteur par héritage ou par conquête sont réunis entre ses seules mains. Il possède apparemment un pouvoir absolu et de droit divin. En réalité selon les pays son pouvoir s'exerce de façon différente. En Macédoine Alexandre a un pouvoir de type féodal avec le soutien des nobles et de l'armée. Il doit d'ailleurs tenir compte à de multiples reprises de l'avis de ses troupes et même finalement renoncer à aller plus loin que l'Inde. Les Macédoniens forment l'armature politique et militaire du royaume et passent avant les Grecs et les Asiatiques.

Hêgemôn de la Ligue de Corinthe Alexandre se considère comme le maître de la Grèce. Il accentue sa mainmise sur les cités et intervient dans les affaires intérieures (décret ordonnant en -324 le retour des exilés). De plus il se considère comme le bras vengeur des Grecs par sa "croisade" contre l'empire perse. Surtout son entreprise en Asie va permettre la diffusion considérable de la langue, du mode de vie et de la culture grecque et cela jusqu'aux frontières de l'Inde et en Asie centrale. L'implantation dans les 34 cités (dont un certain nombre de postes militaires qui sont plus de simples garnisons que de véritables cités), dont la fondation par Alexandre est avérée[1], d'un grand nombre de Grecs permet aussi de résoudre, au moins partiellement le grave problème que pose l'existence en Grèce d'un prolétariat misérable conséquence de la concentration des richesses entre quelques mains[2]. Il est bien sur difficile d'avoir des chiffres précis mais l'ampleur du peuplement grec semble assez considérable[3].

Avec les peuples asiatiques Alexandre accède le plus souvent à un statut de roi-dieu. Ainsi en Égypte il est pharaon, Horus vivant. À Babylone il est roi de par la volonté du dieu principal de la cité, Mardouk[4]. C'est pourquoi Alexandre, qui s'appuie sur les traditions asiatiques, cherche à être honoré comme un dieu par tous ses sujets. Il parait peu probable qu'il ait cru véritablement être un dieu. Héphaistion et lui en font même un sujet de plaisanteries[5]. Mais il est convaincu de l'essence divine de sa mission et pense sincèrement qu'il est fils de dieu, d'où l'accès de colère meurtrier contre Cleithos lorsque celui-ci le compare à Philippe II. Alexandre est persuadé que la reconnaissance de sa divinité dans tout l'Empire forgera le lien moral indispensable pour parfaire l'unité d'une aussi fragile structure. La conséquence directe de cette volonté est que la notion de pouvoir, telle qu'elle était conçue jusqu'alors en Grèce et en Macédoine, est altérée. Le droit divin supplante le droit par la naissance ou l'élection. C'est une notion qui va connaître le succès que l'on sait dans la Rome antique et la France de l'Ancien Régime. La volonté d'Alexandre de s'entourer d'un cérémonial emprunté à la cour perse, y compris dans le fait de se prosterner devant lui, provoque une forte résistance de la part des Macédoniens et des Grecs de son entourage[6]. De fait les compagnons d'Alexandre, et ses soldats, n'adhèrent pas à son souhait de fusion des peuple et n'hésitent pas parfois à se révolter (révolte d'Opis à la fin du règne). La mort d'Alexandre semble mettre fin à ce rêve mais l'époque hellénistique, et les brassages ethniques, linguistiques, économiques, (sans parler des syncrétismes religieux) qu'elle entraîne réalise en partie ce souhait du conquérant même si la civilisation grecque exerce une position dominante.

L'unification de l'Empire

Le mode de gouvernement choisi par Alexandre préfigure celui des cours hellénistiques. Il est entouré des hétaires (ou amis du roi) pour l'essentiel macédoniens et qui se compte au nombre d'une centaine. Leur rôle est d'accompagner et de conseiller le roi. Les gardes du corps, une dizaine, sont tous macédoniens et forment la garde rapprochée du roi, ceux en qui il a le plus confiance. On y trouve Ptolémée, Lysimaque, Héphaistion... Le chancelier (le remarquable Eumène de Cardia) est un grec dont le rôle est primordial. Il centralise la correspondance, rédige le journal quotidien de la cour (les «Éphémérides») et règle le ballet des audiences auprès du roi. Il possède deux sceaux, l'un pour l'Europe et l'autre pour l'Asie.

En principe tous les territoires conquis en Asie dépendent de l'autorité du roi mais derrière cette souveraineté totale se cache une grande diversité de statuts et de situations. Cela est la conséquence directe de l'extraordinaire rapidité de la conquête. Alexandre n'a pas toujours pris le temps de réduire l'empire perse totalement. Ainsi perdurent des principautés autonomes ou indépendantes comme la Bithynie ou la Cappadoce. Globalement il est cependant possible de distinguer trois degrés de sujétion dans l'empire : l'administration satrapique, les régions de gouvernement indirect et le cas particulier des cités grecques.

L'administration satrapique

Vers -325 l'administration de l'empire compte environ une vingtaine de satrapies. Les pratiques qui guident Alexandre dans sa gestion des satrapies varient fortement. Il est patent, tout d'abord qu'il conserve les satrapies de l'empire achéménide sans en modifier les limites, sauf exception. Mais rapidement il prend soin de diviser les satrapies trop étendues. Sans doute juge-t-il trop dangereux de confier à un seul homme une trop forte assise territoriale. Ainsi l'Égypte est fractionnée en deux puis trois commandements civils appelés nomarchies et la Syrie est amputée de la Phénicie (-329) puis de la Mésopotamie (-323) érigée en satrapie autonome. Cela dit ce qui caractérise Alexandre c'est aussi la facilité avec laquelle il sait composer avec la réalité. Quand Cléomène de Naucratis en Égypte concentre tous les pouvoirs, le roi accepte la situation. Il est vrai que l'administration de Cléomène est particulièrement efficace, surtout pour lever des impôts[7].

Il est d'autre part fréquent qu'Alexandre décide de répartir les attributions satrapiques entre plusieurs titulaires, généralement un perse pour les affaires civiles et un macédonien pour les affaires militaires. Ce cas est valable en particulier pour les satrapies orientales alors qu'en Asie mineure, à l'exception de la Carie, tous les satrapes cumulent les deux autorités. Cette dichotomie s'explique aisément car en Asie Mineure les révoltes sont nombreuses et les satrapes fréquemment contraints à des expéditions militaires. En Asie centrale la conquête reste fragile et Alexandre sait qu'il doit s'attacher la fidélité des nobles perses qui constituaient l'armature administrative de l'empire achéménide. À cet égard l'entrée dans Babylone (fin octobre -331) marque un tournant car pour la première fois Alexandre confie à Mazaios, un noble perse (qui l'avait de plus combattu), une satrapie, celle de Babylone. Sur les 12 satrapies conquises (ou créées) entre -331 et -327 une seule revient à un Macédonien[8]. Alexandre accorde le pardon à tous les satrapes qui se rallient à lui et maintient à leur poste, ou rétablit rapidement, un grand nombre d'entre eux. Ainsi Oxathrès en Susiane et Atropatès en Médie. Il ne faut pas non plus oublier qu'un certain nombre de nobles perses gravitent autour d'Alexandre depuis des années. Ainsi en est-il pour Artabaze, nommé satrape de Bactriane en -329 et qu'Alexandre connaît depuis l'enfance, quand le satrape s'était réfugié (-352) à la cour de Philippe II, et dont la fille Barsine est la maîtresse du roi quelques années[9]. Enfin le mariage d'Alexandre avec Roxane, la fille d'un noble appelé Oxyartès, permet un ralliement durable de la noblesse perse (du moins d'une partie d'entre elle) car il est perçu comme la preuve d'un engagement durable en Asie.

Cela dit la confiance d'Alexandre dans ces satrapes n'est pas totale loin s'en faut d’où le partage des pouvoirs civils et militaires qu'il leur impose. Les révoltes des satrapes Satibarzane en Arie, d'Autophradatès, puis de Spitaménès en Bactriane sont révélatrices du peu de fiabilité qu'Alexandre peut accorder à ces hommes habitués à une forte autonomie sous l'empire achéménide et qui supportent mal la tutelle pesante du roi. Aussi, rapidement, des Macédoniens vont remplacer dans les satrapies stratégiques les Perses. Artabaze en Bactriane doit céder la place en -328 / -327 à Amyntas, et en Arie Stasanor (un grec) remplace Satibarzane.

La difficulté continuelle à laquelle est confronté le roi, et plus tard les divers souverains hellénistiques, se pose donc sous cette forme, comment concilier les pouvoirs étendus des satrapes avec le souci d'Alexandre de conserver un pouvoir absolu. C'est ce dilemme qui donne l'impression que l'empire est en perpétuelle évolution d'un point de vue administratif. En réalité c'est la présence (ou l'absence) du roi qui conduit certains satrapes à obéir ou à se soulever. La véritable « purge » à laquelle se livre Alexandre à son retour de l'Inde[10] est révélatrice du comportement de certains satrapes qui visiblement n'attendaient pas le retour du souverain. Mais Alexandre n'entreprend pas à la suite de cet événement une réelle réforme. Il se contente de remplacer les satrapes coupables (macédoniens comme perses) par des proches en qui il a personnellement confiance. Il arrive d'ailleurs que des proches le trahissent tel son trésorier, et ami d'enfance, Harpale à la fin de sa vie.

Les régions de gouvernement indirect

De nombreux territoires échappent au contrôle direct de l'administration royale et gardent une autonomie, voire une indépendance, de fait ou de droit. C'est le cas des régions érigées en satrapies par Alexandre sans jamais avoir été conquises, telle la Cappadoce et l'Arménie. La Cappadoce n'est conquise qu'en -322, après la mort du roi, par Perdiccas et encore de façon incomplète. D'autres régions, appartenant en théorie à une satrapie, restent de fait dirigées par leurs dirigeants traditionnels. C'est le cas de la Paphlagonie[11], en Asie Mineure, et de la Bithynie. Il faut y ajouter les nombreuses cités d'Isaurie, de Pisidie qui conservent (ou cherchent à conserver) leur indépendance. Au total on se rend compte que l'autorité du roi reste faible sur une partie non négligeable de l'Asie Mineure.

Chypre et Cyrène ont d'excellentes relation avec Alexandre mais sont situées de jure en dehors de son empire. Elles ne seront intégrées à l'empire qu'après la mort du conquérant lors des guerres des diadoques. En Phénicie les cités, si l'on excepte le cas de Tyr, gardent leur souverain et leurs institutions. Elles versent bien sûr des contributions et fournissent des contingents mais ne dépendent pas des satrapes. Leur statut est ainsi proche de celui des cités grecques d'Asie.

Le cas de l'Inde est typique de cette grande variabilité des statuts existants à l'intérieur d'un territoire. Ainsi l'Inde est divisée, au fur et à mesure de la conquête, en trois satrapies[12] qui fusionnent pour partie en -325. Mais à l'intérieur de ce cadre satrapique de nombreux princes locaux, alliés d'Alexandre restent indépendants ou autonomes[13]. En -324, le roi Taxilès récupère les pouvoirs du satrape Philippos (Indus moyen) qui vient de mourir et se retrouve donc dynaste et satrape[14]. Quant au roi Pôrôs il est maintenu sur le trône et devient le représentant personnel d'Alexandre dans son propre royaume. Alexandre comprend qu'il est préférable d'y laisser les dirigeants et les administrateurs traditionnels plutôt que d'imposer des Grecs ou des Macédoniens. C'est, avec quelques siècle d'avance, le principe de base de l’indirect rule.

Le cas des cités grecques

Il est par contre difficile de faire le bilan réel des relations entre Alexandre et l'ensemble des cités grecques d'Asie. Nous ignorons si Alexandre les a « libérées », en leur accordant une autonomie complète et en les faisant entrer dans la Ligue de Corinthe, ou s'il les a placées sous sa domination. Il semble bien que les cités ont été affranchies mais il n'en reste pas moins que les monnaies locales sont, à de rares exceptions, supprimées et que parfois Alexandre dispose des cités comme il l'entend. Son décret, peu avant sa mort, demandant le retour des bannis dans les diverses cités grecques en est la preuve et provoque en Grèce continentale la guerre lamiaque. La plupart des cités grecques d'Asie sont dispensées de tribut et ne reçoivent pas de garnisons. De plus elles ne sont pas dans la juridiction des satrapes. Elles possèdent donc un relatif degré d'autonomie, degré très variable d'une cité à l'autre[15].

La question centrale est de savoir si Alexandre à un moment ou à un autre a édicté des règles s'appliquant à l'ensemble des cités grecques, au moins d'Asie. Nous savons que vers le printemps -331, Alexandre a chargé plusieurs de ses proches de lever spécifiquement des contributions, même faibles, auprès des cités[16] car elles ne dépendent pas des satrapies. À partir de -330, Alexandre n'exige plus une "contribution volontaire" des cités grecques mais il charge Philoxénos en Asie mineure d'intervenir dans les cités si l'ordre macédonien y est menacé. Ainsi la liberté des cités reste théorique et limitée par une autorité royale toujours supérieure.

Cela s'illustre encore plus lorsqu'en -324, Alexandre fait lire aux Jeux olympiques, par son envoyé Nicanôr, sa fameuse proclamation sur les bannis. Au terme des jeux, en effet, les cités grecques (d'Europe et d'Asie) doivent rappeler tous leurs exilés. Ce décret, qui est pour partie à l'origine de la guerre lamiaque quelques semaines après la mort du roi, a force de loi auprès des législateurs de chaque cité. Alexandre charge Antipater de contraindre par la force les cités récalcitrantes. La violence de la réaction des Grecs illustre que cette politique de contrainte est mal vécue par les cités. Le thème de la « libération des Grecs » et la place des cités face aux royaumes seront l'un des aspects politiques dominants de la période hellénistique (en particulier lors des guerres des diadoques).

Contrôle des territoires et des populations

La conquête d'un territoire aussi vaste pose évidemment d'importants problèmes de maintien de l'ordre. Les satrapes sont constamment obligés de guerroyer après le passage du roi pour maintenir le pouvoir de celui-ci. Certains le payent de leur vie, ainsi Kalas, satrape de Petite-Phrygie tué vers -327 dans un combat contre Bas, un prince bithynien. C'est aussi le cas de Balakros, le satrape de Cilicie, tué peu avant -323 lors d'une expédition contre les cités d'Isaura et de Laranda[17]. Il est indéniable que pour certaines populations, particulièrement en Asie mineure, la soumission au roi est formelle. Pour assurer son pouvoir, Alexandre confie aux satrapes[18] des troupes composées de Macédoniens et de mercenaires Grecs. Certains satrapes recrutent leurs propres mercenaires jusqu'à ce qu'un ordre d'Alexandre, rendu méfiant, en -325 mette fin à cette pratique. Les satrapies stratégiques sont particulièrement contrôlées, telle la Grande Phrygie confiée à Antigone, car elles sont nécessaires à l'approvisionnement de l'armée et surtout au passage des troupes de renforts.

Alexandre n'hésite pas à utiliser des méthodes extraordinairement violentes pour écraser une opposition. Il ne faut pas oublier, au-delà de la fascination que peut provoquer le personnage, que son expédition est une suite sans interruptions de batailles, escarmouches et de massacres. L'attitude "chevaleresque" d'Alexandre, louée par les auteurs anciens lors du récit de la guerre contre Darius III est à fortement relativiser. Ainsi les villes de Thèbes, Tyr, Gaza, Cyropolis sont anéanties, Persépolis est entièrement incendiée. En Sogdiane, Alexandre doit prendre plus de sept cités, dont Marakanda, (Samarcande) la capitale, le plus souvent après d'importants combats. Il applique ensuite de véritables méthodes de terreur pour vaincre la guérilla de Spitaménès (vers -328). Les campagnes sont incendiées, les populations massacrées ou déplacées afin de briser la résistance du chef Sogdien.

En Inde, la campagne contre les Malliens (-326) est une véritable campagne d'extermination à tel point qu'Arrien utilise l'expression "satrape des Malliens survivants" pour désigner l'officier désigné par Alexandre chargé de les gouverner[19]. La Gédrosie connaît un traitement similaire[20].

Un des moyens utilisé par Alexandre pour contrôler son empire est la création de cités. Selon Plutarque, Alexandre aurait fondé plus de 70 villes. Ce chiffre est à pondérer car il englobe en partie des cités créées par ses successeurs, d'autre part parce que les auteurs anciens qualifient de polis (cité) de simples garnisons militaires. Il ne faut pas oublier non plus l'aspect idéologique des récits de l'expédition d'Alexandre et la volonté de montrer un roi « civilisateur » (et dont la construction de villes est l'un des principaux aspects)[21]. En réalité le nombre de cités fondées par Alexandre le Grand est proche de la vingtaine[22], 34 si l'on y ajoute quelques garnisons militaires. Ces fondations ont un triple rôle : présence militaire, contrôle des populations (sédentarisation des nomades en particulier) et fonctions économiques et... fiscales. Il ne fait guère de doute que lors du déroulement de la conquête les motivations du souverain macédonien sont essentiellement militaires[23], d'ailleurs la plupart de ses fondations sont à l'est du Tigre, même s'il est probable, du fait de leur position stratégique que dans son esprit certaines de ces cités sont appelées à devenir des centres économiques majeurs de l'empire. Le cas d'Alexandrie à ce titre est symptomatique[24].

Le bilan économique

Il est plus difficile d'analyser l'impact économique de la conquête d'Alexandre que son impact politique. Les auteurs anciens ne s'y intéressent guère et il faut glaner l'information à partir de renseignements épars. L'interrogation qui se pose est la suivante : Alexandre a-t-il conçu et appliqué une politique cohérente, systématique de mise en valeur de ses conquêtes ? A-t-il cherché à améliorer, à bonifier les structures économiques préexistantes ?

La mise en valeur et l'exploitation des territoires conquis

Ce qui se dégage c'est l'impression d'un souverain soucieux d'exploiter l'espace conquis et d'en répertorier les richesses. Faut-il y voir l'influence d'Aristote avec lequel il reste longtemps en contact[25]? L'expédition du roi de Macédoine est accompagnée de bématistes, éclaireurs chargés de recueillir les renseignements (topographiques) avant chaque bataille, et de les consigner par écrit. Cette précision, qui explique pour partie les victoires macédoniennes, est complétée par les nombreuses expéditions de découvertes envoyées par Alexandre. La plus connue est bien évidemment celle de Néarque, le long des côtes iraniennes et dans le golfe Persique, mais il y a aussi les voyages d'Archias de Pella, d'Hiéron, d'Androsthénès de Thasos sur la côte arabe du même golfe (-323). Le neveu d'Aristote, Callisthène pousse une reconnaissance vers le haut Nil en -331. Une expédition est même projetée vers la mer Caspienne vers -323. Il est possible de dire que chez Alexandre « l'exploration est un prélude à la conquête », comme d'ailleurs chez les Achéménides[26]. Chaque expédition est chargée de rendre compte au roi des informations sur les habitants et les productions des régions découvertes[27]. En -327, il expédie vers la Macédoine les meilleurs spécimens des bœufs dont il vient de s'emparer chez les Aspasiens.

Cet exemple cependant illustre bien toute l'ambiguïté du terme « mise en valeur ». En effet l'expédition d'Alexandre est aussi et avant tout une opération prédatrice de pillage caractérisé au bénéfice de la seule Macédoine, et, dans une moindre mesure de la Grèce. De plus le roi et son armée ne dispose pas de stocks, ni de réelle intendance. Il est donc nécessaire de vivre sur le pays. Les trésors achéménides pris à Pasargades et Suse, plus de 176 000 talents, représentent des sommes astronomiques mais les dépenses de l'expéditions sont-elles-mêmes gigantesques. Ainsi les dons aux officiers et aux soldats représentent plus de 50 000 talents. Il faut y ajouter les coûts militaires de l'expédition (création de nombreuses flottes, recrutement de troupes dont il faut payer la solde....) si bien qu'à la mort du roi il ne reste d'après Justin que 50 000 talents dans les caisses de l'état[28] .

Il faut bien entendu y ajouter les revenus classiques qui, comme sous l'empire achéménide, proviennent de l'imposition des masses paysannes. Le roi est le propriétaire de la terre (appelée « terre royale ») et les « paysans royaux » reversent à l'administration royale leur surplus. De plus ces paysans sont astreint à un système de prestation de travail gratuite, de corvées, tels les 10 000 paysans que le satrape de Babylone utilise en -323 pour creuser le canal de Pallacopas. Les satrapes prélèvent 6 impôts différents, les plus importants pesant sur la production agricole[29].

Ce qui semble certain en tout cas c'est qu'Alexandre entend bien exercer les prérogatives royales des Achéménides sur les terres conquises. Il exprime très clairement sa position par un geste symbolique, « Il sauta ensuite du navire... signifiant qu'il recevait l'Asie des dieux, comme un territoire conquis à la pointe de la lance (chôra doriktètos) »[30]. Lorsqu'il repousse en -331 la proposition de Darius III d'épouser sa fille Stateira et de gouverner les territoires entre l'Hellespont et le fleuve Halys c'est qu'il y voit, non sans raisons, une concession illusoire de l'achéménide. Celui-ci cède des territoires en dot pour le mariage de sa fille ce qui revient à n'abandonner en aucun cas sa souveraineté sur les territoires concernés. C'est cela que conteste Alexandre qui entend être reconnu comme le maître des territoires déjà conquis. Il applique ainsi le droit grec de la guerre, théorisé par Xénophon :

« C'est une loi universelle et éternelle que, dans une ville prise sur des ennemis en état de guerre, tout, et les personnes et les biens, appartient au vainqueur[31] »

Dès lors, les territoires soumis aux Macédoniens sont systématiquement administrés dans l'objectif de remplir les caisses royales sur le modèle des prédécesseurs achéménides. En Phrygie hellespontique Alexandre nomme un satrape et ordonne aux habitants de « payer les mêmes taxes qu'ils avaient l'habitude de payer à Darius »[32]. Il n'hésite pas à appliquer cette politique à certaines cités grecques, telle Priène[33].

L'expansion commerciale

Ce qui est remarquable dans l'œuvre d'Alexandre c'est la constance et la cohérence de certaines ambitions. Ainsi en est-il de ses projets en Inde et dans le golfe Persique. Il poursuit en effet l'objectif avoué de découvrir ces pays, et d'en exploiter les richesses et les atouts commerciaux. En -326 il fait construire cette immense flotte (plus de 2000 navires) pour descendre l'Hydaspe puis l'Indus entre novembre -326 et janvier -325. Il fonde plusieurs cités, fortifie Pattala dans le delta de l'Indus. Il y a chez Alexandre une véritable curiosité personnelle et il n'hésite pas à effectuer plusieurs reconnaissances en haute mer (chose rare à l'époque). De même le phénomène des marées intrigue le roi et son entourage au plus haut point. L'expédition de Néarque procède de la même ambition. Découvrir une côte inconnue, y constituer des dépôts de vivre, y reconnaître les sites de futurs implantations portuaires....

À peine un an plus tard, peu avant la mort du roi, un projet maritime de grande ampleur vers l'Arabie est repris. Alexandre édifie un port immense sur le golfe Persique (une capacité de plus de 1000 navires) et fait construire une flotte en pièces détachées en Phénicie qui est ensuite montée à Thapsaque, ville située sur l'Euphrate et redescend le fleuve jusqu'à Babylone. Le recrutement d'équipages commence même dans les villes de Phénicie. Arrien explique ainsi les buts d'Alexandre :

«  Le projet d'Alexandre était de coloniser la côte du golfe Persique et les îles : il jugeait en effet que cette région pourrait être aussi riche que la Phénicie.....En réalité, à mon avis, c'est qu'il était toujours avide de nouvelles conquêtes.[34] »

On le voit, y compris pour les historiens de l'Antiquité, il est difficile de distinguer les buts économiques, commerciaux des objectifs militaires. Le cas des cités fondées en Asie, évoqué précédemment, montre que si la plupart du temps l'intention militaire est primordiale les intérêts du roi et ceux des colons Grecs et Macédoniens s'y rejoignent. Le roi concède un morceau, somme toute assez réduit, de son domaine à des garnisons et des colons qui assurent la domination des populations rurales asiatiques...et la rentrée des impôts. Cependant, si l'objectif militaire de l'expédition projetée en Arabie est indéniable, celle-ci s’insère dans un vaste projet d'expansion commercial qui vise à contrôler les routes maritimes entre l'Inde, l'Arabie et la Babylonie. Ce projet n'est d'ailleurs que la reprise d'une idée plus ancienne qu'avait développé Darius Ier[35] Ainsi que le relate Hérodote[36], le grec Scylax de Caryanda avait déjà reconnu ces côtes pour le compte de Darius qui avait ainsi fait du golfe Persique un lac perse. C'est ainsi qu'arrivaient en Babylonie les nombreuses richesses de l'Inde (ivoire, esclaves, épices...). Ce contrôle des achéménides s'étant affaibli Alexandre souhaite relance ce projet et s'intéresse surtout à la côte arabe du golfe car celle-ci permet, par le relais de ses ports tels Tylos (Bahreïn) ou Gerrha de rejoindre ensuite la Phénicie que des caravanes peuvent rejoindre. Ainsi Alexandre entend capter à son seul profit le commerce entre l'orient et l'occident dont son empire est l'interface. Il semble qu'Alexandre projette d'établir une liaison directe entre Alexandrie-Charax (Spasinou Charax) et Alexandrie comme l'indiquent les missions de circumnavigation de la péninsule arabique confiée en -323 à Hiéron, au départ de la Babylonie, et à Anaxicratès au départ de l'Égypte.

Ce projet dénote donc chez Alexandre des vues commerciales ambitieuses. Cela dit il s'agit plus d'une politique fiscale qu'une véritable politique commerciale au sens moderne du terme. Alexandre cherche à restaurer à son profit le monopole royal que Darius Ier avait mis au point dans le golfe. Alexandrie et Alexandrie-Charax doivent ainsi devenir les entrepôts de l'empire où vont s'effectuer les prélèvements royaux. Alexandre espère ainsi en tirer des ressources substantielles afin de mener de nouvelles entreprises de conquêtes[37] Cette politique commerciale est ainsi subordonnée à sa volonté hégémonique.

Cette dernière se dévoile aussi dans la politique monétaire d'Alexandre. Lors de son périple il frappe monnaie pour la première fois à Tarse au printemps de l'année -333. Puis il s'empare des ateliers monétaires de Phénicie tels ceux d'Arados, de Byblos et de Sidon. Plus tard la prise des trésors achéménides donne l'occasion d'augmenter les possibilités de frappe, d'autant qu'une partie de cet or et de cet argent n'était pas monétisée. La politique d'Alexandre consiste en ce domaine à utiliser la monnaie comme arme de propagande (la monnaie dans l'Antiquité en est l'un des vecteurs les plus efficaces) pour imposer son image surtout à destination des cités grecques d'Asie Mineure. Cela dit il ne faut pas oublier que cette économie monétaire est loin d'être partout présente dans l'empire et que la plus grande part de la population, surtout dans la partie orientale de l'empire, est étrangère à son utilisation. Cette volonté d'Alexandre d'unifier la politique monétaire n'empêche pas la frappe de monnayages locaux (en Cilicie ou en Babylonie par exemple bien après le passage du roi[38]

Conclusion sur ce bilan économique

Ce bilan est pour le moins contrasté et soulève encore bien des interrogations. Alexandre n'est-il que « le brigand des nations », ainsi que le surnomme un ambassadeur scythe, c’est-à-dire avant tout un prédateur dont le pillage est le mode d'acquisition préféré ou au contraire un monarque soucieux de reconstruire sur le long terme des structures économiques stables et désireux de laisser des traces d'une « activité bienfaisante»[39] La vérité oblige à dire que la première hypothèse est la plus crédible. Qu'est-ce, sinon une opération de pillage organisée de l'Asie vers l'Europe, que ces prélèvements fiscaux sur les masses paysannes et les droits de commerce qui sont ensuite redistribués aux officiers et soldats d'Alexandre. Entre -333 et -323 ce sont près de 30 000 mercenaires grecs (sans compter les soldats macédoniens) qui regagnent leur patrie avec leur butin. À la veille de sa mort Alexandre charge Cratère de raccompagner près de 50 000 vétérans supplémentaires. Même si ce mouvement monétaire d’Asie vers l'Europe se renverse plus tard, au profit des monarchies hellénistiques, il illustre le peu de bénéfices économiques immédiats que l'Asie tire du passage du souverain macédonien à l'exception notable des classes dominantes au temps de l'empire achéménide. L'expédition projetée en Arabie entre bien dans ce cadre d'expansion impérialiste. Qu'est-ce sinon la volonté de s'emparer des profits commerciaux des Arabes au bénéfice exclusif du roi ? De ce point de vue donc la conquête macédonienne ne constitue pas une rupture brutale. Alexandre recueille l'héritage achéménide en substituant à la domination perse celle d'une couche sociale, qu'il désire mixte - perse et macédonienne -, au service d'un roi tout puissant.

Notes

  1. Plutarque parle de 70.
  2. André Pouget, Encyclopædia Universalis, Alexandre le Grand, Tome 1, p.747, 1989.
  3. La révolte des Grecs de Bactriane à la mort d'Alexandre mobilise quelques 20 000 fantassins et 3 000 cavaliers.
  4. Alexandre suit scrupuleusement les rites religieux babyloniens fait restaurer certains temples, et par là même se fait reconnaître souverain légitime du pays et « des quatre parties du monde ». Il reçoit surtout l'appui déterminant (mais qui ne sera pas permanent) de la caste sacerdotale babylonienne
  5. W. W. Tarn, Cambridge Ancient History, Vol VI, 1933
  6. et un complot qui coûte la vie à Callisthène le neveu d'Aristote qui avait porté la contestation contre cette coutume devant le roi
  7. Pierre Briant, Alexandre le Grand, Collection Que sais-je ? PUF, 1974
  8. Ménon en Arachosie, séparée de la Drangiane
  9. Il y a aussi le cas d'Amminapès qui remet la citadelle de Sardes en -334 à Alexandre mais qui avait, comme Artabaze, vécu à la cour de Macédoine pour fuir la colère d'Artaxerxès III. Il est nommé quelque temps (vers -330) satrape de Parthie.
  10. Arrien, Anabase VI, 8.
  11. Celle-ci n'a comme seule obligation que de fournir des contingents militaires car elle est exemptée par Alexandre de tribut
  12. Celle de l'Indus supérieur (en -327), de l'Indus moyen (-326) et de l'Indus inférieur en -325
  13. C'est le cas de Sisicottos par exemple
  14. c'est aussi le cas de la reine Ada d'Halicarnasse qui est aussi satrape de Carie
  15. voir pour cela l'article époque hellénistique.
  16. E. Badian, Alexander and the Greeks of Asia, Studies Ehrenberg, 1966, p. 37-69.
  17. Pierre Briant, Alexandre le Grand, PUF, 1974.
  18. Ou biens dans les satrapies orientales au stratège macédonien qui seconde le satrape perse
  19. Arrien, Anabase, VI, 14, 3.
  20. Diodore de Sicile, XVII, 94.
  21. Pierre Briant, « Brigandage », Conquête et dissidence en Asie achéménide et hellénistique, revue Dialogue d'histoire ancienne, II, 1976, p.194-209.
  22. Claude Préaux, Les villes hellénistiques, Recueil Soc. J.-Bodin VI, 1954, p.90-93.
  23. La fondation, au cours de sa dure campagne de -330 en Arie et Drangiane, de quatre villes, Alexandrie d'Arachosie (Kandahar), Alexandrie Prophthasia (Farah), Alexandrie Areion (Hérat) et Alexandrie du Caucase, à ainsi un objectif précis à savoir encadrer les massifs afghans et maintenir son contrôle des grandes voies de communications.
  24. R. Cavenaile, revue l'Antiquité classique, XLI, 1972, p. 94-112.
  25. au moins jusqu'à la mort de Callisthène
  26. V.Martin, La politique des Achéménides. L'exploration prélude de la conquête, Museum Helveticum, XXII, 1965, p.38-48
  27. Lors de son passage en Inde, Alexandre charge un « expert », Gorgos, de lui faire un rapport sur les considérables ressources en argent, en or et en sel du royaume de Sopeithès
  28. Pierre Briant, Alexandre le Grand, PUF, 1974.
  29. Les récits de l'époque, dont le traité intitulé Économiques, en disent long sur la brutalité de ces prélèvements et le pillage, les spéculations sur le commerce des grains, les chantages semblent des méthodes assez répandues chez les satrapes pour augmenter les revenus du roi... et leur fortune personnelle
  30. Justin, XI, 5, 10 et Diodore de Sicile, XVII, 17, 2.
  31. Xénophon, Cyropédie, VII, 5, 73.
  32. Arrien, I, 17, 1
  33. Il reprend à Priène un territoire dont il affirme dans une lettre à la cité « je sais que cette terre est mienne »
  34. Arrien, VII, 19, 6.
  35. H.Shiwek, Der Persische Golf als Schffahrts-und Seehandels-route in Achämenidischen Zeit und der Zeit Alexanders des Grossen, Bonner Jahrbücher, 1962, p.4-97
  36. Hérodote, IV, 44.
  37. Pierre Briant, Alexandre le Grand, PUF,1974, p.89-91.
  38. A.R.Bellinger, Essays on the coinage on Alexander the Great, 1963.
  39. Pierre Briant, Alexandre le Grand, PUF, 1974, p.92.
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