La Grande Borne

La Grande Borne

48°399N 2°2232E / 48.6525, 2.37556

La rue du Labyrinthe, mars 2007.

La Grande Borne est une vaste cité dhabitat social de 3 685 logements (dont 206 individuels) édifiée par larchitecte Émile Aillaud sous la maîtrise douvrage de lOffice Public HLM Interdépartemental de la Région Parisienne, sur le territoire des communes de Grigny et Viry-Châtillon, dans lEssonne (91) entre 1967 et 1971. La cité fut bâtie à lorigine dans le cadre de la résorption des bidonvilles de la région parisienne et fut surtout utilisée pour reloger les habitants du 13e arrondissement de Paris alors en pleine transformation. La réalisation de la cité fut confiée à lentreprise Bouygues. À lexception de 90 logements appartenant à la SA HLM Logirep et dune partie du secteur des Patios, lensemble de la cité est gérée par lOPIEVOY[1]. Quoique divisée en quartiers puis en secteurs denviron 150 logements, la cité de la Grande Borne demeure néanmoins profondément unitaire, de par sa conception densemble, lemploi déléments et de procédés architectoniques répétitifs et lesprit du lieu, fondé sur lintégration poussée dès la conception dun travail plastique (couleur, fresques, sculptures) dans le cadre architectural singulier de ce grand ensemble atypique. Le nombre dhabitants de la Grande Borne peut être estimé à environ 13 000 (12 939 habitants selon le recensement général de la population de 1999).

Accueillant pour partie une population fragilisée et précarisée, classée Zone Urbaine Sensible, la Grande Borne est hélas célèbre pour sa situation sécuritaire relativement dégradée et lextrême gravité des actes délictueux imputables à certains de ses résidents. Les violences urbaines de novembre 2005 nont pas épargné la Grande Borne furent recensées les confrontations parmi les plus dures du pays[2]. Il nen demeure pas moins que, hors situations exceptionnelles, les faits de délinquance y sont sporadiques et localisés. Les risques encourus par un promeneur discret et respectueux des lieux et de ses habitants sont donc minimes. Compte tenu de la configuration de la cité désormais peu adaptée aux usages actuels, de la relative vétusté du bâti et des difficultés sociales de la population qui y vit, la Grande Borne fait aujourdhui lobjet dun des plus importants projets de rénovation urbaine de France, mené sous légide de la ville de Grigny et de lAgence nationale pour la rénovation urbaine. Elle figure à ce titre parmi les 189 quartiers prioritaires répertoriés par lANRU au niveau national.

Édifiée alors que saiguisait la critique contre les premières opérations de construction de grands ensembles daprès-guerre, dont lampleur le disputait souvent à la monotonie, la Grande Borne se voulait une réponse humanisée et poétique à la problématique du logement social de masse en même temps que la Cité de lEnfant. Connue pour la mise en couleur des façades des bâtiments qui la composent, la Grande Borne emprunte ses teintes, selon les vœux de ses concepteurs, à ces ciels de traîne si caractéristiques de lÎle-de-France[3]. Par une de ces journées, le passant sera alors surpris dy trouver une Grande Borne mélancolique et apaisée, bien éloignée des clichés auxquels elle est trop souvent réduite. Puisant dans les idéaux de la cité-jardin et du middle landscape, la Grande Borne sinscrit, modestement, dans la longue histoire des utopies construites.

Plan de la Grande Borne

Sommaire

Localisation et organisation du quartier

La cité de la Grande Borne occupe un triangle dune superficie de 90 hectares bordé par la RN 445 à louest, la RD 310 (avenue Émile Aillaud) au sud et la rue de la Grande Borne (qui longe lautoroute A6 sur toute sa longueur) au nord-est, à lexception des secteurs des Patios et du Ravin, situés au sud de la RD 310. Quoique la majeure partie du quartier soit situé sur la commune de Grigny, la frange de la Grande Borne bordant la RN 445 sur les quartiers des Radars, de la Peupleraie, des Places Hautes (ou Ville Haute) et du Méridien est sur le territoire de Viry-Châtillon, la limite entre les deux communes ne coincidant pas avec le tracé de la RN 445. Les Castelvirois de la Grande Borne sont rattachés administrativement au quartier du Plateau, situé de lautre côté de la RN 445. De manière similaire, lextrême sud-est du quartier des Patios est en réalité situé sur la commune de Fleury-Mérogis.

La Grande Borne compte 3 685 logements répartis comme suit à lorigine : 321 deux-pièces-cuisine (52,3 mètres carrés de surface en moyenne), 790 trois-pièces-cuisine (65,8 mètres carrés de surface en moyenne), 1 473 quatre-pièces-cuisine (80,4 mètres carrés de surface en moyenne), 895 cinq-pièces-cuisine (52,3 mètres carrés de surface en moyenne) soit 3 479 logements collectifs et 70 cinq-pièces-cuisine (95,5 mètres carrés de surface) et 136 six-pièces-cuisine (109,25 mètres carrés de surface) soit 206 logements individuels[4].

Une plaine centrale, 7 quartiers, 27 secteurs

Le point dancrage de la Grande Borne, à partir duquel tout le plan masse de la cité se développe, est la place du Damier qui forme langle sud-est de lensemble : les bâtiments de cette place sont en effet organisés sur le plan masse de la Ferme Neuve, bel ensemble agricole du XVIIIe siècle situé face à la Grande Borne, de lautre côté de lautoroute A6 et auquel ils répondent[5],[6].

Organisation en quartiers et secteurs

Les quartiers et secteurs de la Grande Borne.
Détail de la Ville-Basse.

La cité de la Grande Borne est ensuite organisée en sept sous-ensembles de bâtiments très différents dans leur morphologie, appelés quartiers, et eux-mêmes divisés en secteurs, petits groupements dimmeubles appelés à fonctionner ensemble, possédant des caractéristiques et une ambiance propres et généralement organisés autour dune œuvre plastique dont ils tirent leur noms[7]. Lunité architecturale de la Grande Borne reste assurée par le traitement des façades (à lorigine, deux types de revêtements possibles), lutilisation systématique de modules de fenêtres semblables sur toute la cité (seulement trois modèles de fenêtres) et par le gabarit modeste des immeubles (seulement trois modèles de bâtiments ne dépassant pas cinq étages, en raison ici dune servitude locale de radiodiffusion[8] mais la recherche de gabarits à taille humaine est une préoccupation constante dÉmile Aillaud[9]).

Limplantation des bâtiments et le traitement des façades varient selon les quartiers : elle peut être courbe (Radars) ou orthogonale (Peupleraie). Tous les immeubles sont exclusivement constitués de logements collectifs, sauf sur les secteurs des Places Hautes et du Damier, les rez-de-chaussées peuvent avoir une vocation commerciale, et sur le secteur des Patios, lhabitat est de type individuel. Enfin, la majeure partie des bâtiments sont construits au niveau du terrain naturel, les seules exceptions étant les immeubles des Places Hautes (place du Quinconce, place du Mouton, place aux Herbes, place de la Carpe), construits sur dalle[10].

Selon le découpage le plus communément admis et sans préjuger de lexistence de facto dautres sous-ensembles issus de la pratique quotidienne de leur cadre de vie par les habitants, les secteurs de la Grande Borne, au nombre de 27 , sont les suivants : les Patios, le Ravin, lÉtang de sable, la Montagne, la Peupleraie, lOiseau, le Miroir, la Treille, le Quinconce, les Herbes, la Carpe, le Mouton, le Méridien, le Solstice, les Enclos, la Demi-Lune, le Ménisque, la Serpente, lŒuf, la Balance, lAstrolabe, les Heures, le Dédale, le Minotaure, lEllipse, les Petits Pas et le Damier. Ils appartiennent aux sept quartiers de la Grande Borne que sont le Labyrinthe, le Méridien, la Ville-Hautes, la Ville-Basse, la Peupleraie, les Enclos et les Radars. On notera le caractère particulièrement poétique de certaines de leurs appellations. Les paragraphes suivants donnent une description plus précise des sept quartiers et de leurs secteurs respectifs[11].

La Plaine Centrale

La Plaine Centrale, au fond le Labyrinthe, avril 2007.

Lensemble des secteurs de la Grande Borne est organisé autour dun vaste espace herbeux, peu qualifié, dune trentaine dhectares. Cet espace qui se diffuse jusquà lintérieur des secteurs qui lui sont contigus est communément appelé la plaine centrale en raison de sa localisation au cœur du quartier. Cest à cet espace diffus que lon doit la sensation étrange de bâtiments comme posés sur une mer dherbe[12]. Les aménagements de la Plaine Centrale demeurent aujourdhui réduits, préservant cette respiration majeure au cœur de la cité. En plus des cheminements, organisés ou spontanés, qui la sillonnent, la Plaine est aujourdhui peuplée de quelques lampadaires et dun petit terrain dédié aux sports collectifs.

Trois quartiers de bâtiments courbes

Trois quartiers sont composés de bâtiments courbes dont les façades étaient à lorigine revêtues de pâte de verre colorée : le Labyrinthe, le Méridien et les Radars.

Le Labyrinthe

Londulation des façades, tour à tour proches et lointaines, crée des perspectives mouvantes dont on ne voit pas la fin. Le quartier est jalonné de places qui sont autant de secteurs animés par un geste plastique[13].

LAstrolabe sorganise autour dune place circulaire pavée dont le centre est occupée par un obélisque de marbre noir dont lombre se projette sur un cadran dallé, marquant les heures[13].

Place de lŒuf, avril 2007.

LŒuf est un ensemble de quatre bâtiments entourant une place circulaire avec une étendue de sable en forme dœuf entourée darbres et dans laquelle un gigantesque personnage de béton (le Gulliver) semble ensablé[13].

Le Ménisque se déploie autour dun espace pavé comportant un bassin pour patauger (aujourdhui à sec)[13].

La Balance est formée de bâtiments sinueux qui amènent à une place pavée dont le sol se soulève en mamelons (sur le même principe que laménagement des espaces extérieurs des Tours Nuages)[13].

LEllipse est centrée sur une place entourée de gradins formant théâtre[13].

Le Marigot sorganise autour dune place comportant une étendue de sable bordée dun quai et contenant des rochers et des hippopotames de béton[13].

La Demi-Lune est un petit secteur resserré autour dune place occupée par une sculpture en béton représentant un croissant de lune[13].

Le Damier est le seul secteur du Labyrinthe dont les bâtiments sont droits; la place centrale initialement bordée de commerces est pavée comme un grand damier carré et occupe la pointe est de la Grande Borne. Le plan masse de ce secteur, point daccroche initial de la Grande Bone, répond à celui de la Ferme Neuve, situé de lautre côté de lautoroute A6[14].

Les Villages (non construit) devaient consister en des cellules basses dépourvues de toit et réunies autour dune placette pour former un village denfant[13].

Ce quartier comprend également les secteurs de la Serpente, des Heures, du Dédale, du Minotaure et des Petits Pas.

Le Méridien

Une ordonnance monumentale de bâtiments ondulant légèrement marque un espace très cadré : des espaces clos, un sol pavé dhexagones en béton[13]

Le Méridien est une succession de deux places rectangulaires organisées autour du méridien de Grigny, un muret dardoise de 200 mètres de long dont lextrémité nord est occupée par un obélisque de marbre qui marque de son ombre les heures sur des sièges en béton[13].

Les Solstices est un ensemble de deux bâtiments courbes qui flanquent une place ovale herbeuse se dresse un obélisque et deux longs bancs courbes dessinent le tracé de la course du soleil aux solstices[13].

Les Radars
Le Serpent de Mer, secteur des Radars, septembre 2007.

Onze bâtiments fortement cintrés et revêtus de couleurs fortes occupent un vaste espace herbeux dans langle sud-ouest de la cité[13].

LÉtang de sable se développe le long dune étendue de sable bordée dun quai et contenant une sorte de grand serpent en béton (le Serpent de Mer de Laurence Rieti).

La Montagne sorganise autour dune longue colline issue des remblais de terrassement des bâtiments et dont lun des pitons porte une redoute crénelée.

Trois quartiers de bâtiments droits

Trois autres quartiers sont composés de bâtiments droits recouverts de carreaux de grès cérame fortement colorés.

La Peupleraie

Des immeubles bas (R+2) sont disposés en redans autour de placettes plantés de peupliers disposés en quinconce[13].

Les Enclos ou Tiroirs

Au cœur de la cité, quelques enclos dimmeubles bas (R+2) se succèdent, formant de petites places arborées[13].

La Ville-Haute ou Places Hautes

Cest le quartier de la cité consacré au commerce et construit sur dalle, le niveau bas accueillant des parkings. Il est formé dune enfilade de places en apparence closes, de proportions et dorientations variées, réunies entre elles par détroits passages. On distingue les Places Hautes proprement dites (place du Quinconce, place du Mouton, place aux Herbes, place de la Carpe) des ensembles dimmeubles droits bâtis derrière au niveau du terrain naturel et qui forment les secteurs du Miroir, de la Treille et de lOiseau[13].

Un quartier plus à lécart

Enfin, un dernier quartier, situé plus à lécart, au sud de la RD 310, se déploie jusquà la limite de Grigny avec Fleury-Mérogis.

La Ville-Basse
La place de lÉquinoxe, secteur des Patios, septembre 2007. Larbre au premier plan est un cèdre.
Allée des Pyramides, secteur des Patios, septembre 2007.

Le quartier de la Ville-Basse se compose dun secteur dimmeubles collectifs courbes, le Ravin et dun secteur dhabitat individuel de 206 maisons à rez-de-chaussée, les Patios. Ce dernier secteur tire son nom de la forme des maisons qui le composent, chacune en équerre autour dun patio fermé et qui sassemblent le long de venelles et de places. Le gabarit particulièrement modeste de ces maisons a donné son appellation au quartier. De nombreuses sculptures, dont certaines évoquent danciens instruments de mesure (lHémicycle de Bérose, lHéliochronomètre de Diodore de Samos, lAntiboréum, …) peuplent les recoins de ce secteur les voitures ne pénètrent pas, arrêtées au niveau de quatre cours (cour des Platanes, cour des Marroniers, cour des Catalpas, cour des Épicéas) chaque maison dipose dun garage fermé séparé ou attenant. Le centre du secteur est occupé par une école maternelle (la Licorne) et une petite place de logements collectifs, à vocation commerciale en rez-de-chaussée mais aujourdhui désertée (place de lÉrable)[15]. Initialement construites sous le régime de lILN (Immeuble à Loyer Normal), la plupart de ces maisons ont été revendues par lOPIEVOY à des particuliers. Il y a 70 maisons sur le type du cinq pièces cuisine (95,5 mètres carrés) et 136 autres sur celui du six-pièces cuisine (109,25 mètres carrés)[4].

Stationnement et circulation automobiles

La Grande Borne est, pour ainsi dire, un quartier fermé à la circulation automobile. Sa conception densemble fait que les voies carrossables ouvertes aux voitures ne pénètrent pas au cœur du quartier, dans le but dobtenir un quartier essentiellement piéton. Les voitures sont donc circonscrites en lisière du quartier et le stationnement résidentiel ne se fait quen toute petite proportion en pied dimmeuble et seulement pour les secteurs en prise directe sur les trois voies bordant la Grande Borne (comme les Places Hautes, le Dédale ou les Radars)[16].

Cest dans cette logique que sinscrivit laménagement dimportants parkings ditspériphériquesdestinés aux habitants de la Grande Borne sur les trois côtés du quartier (essentiellement sur la RN 445 et sur la rue de la Grande Borne). Ce maintien de lautomobile en lisière du site concourt à faire de la Grande Borne un quartier sûr et apaisé sur le plan de la sécurité routière, facette importante du projet dÉmile Aillaud de faire de la Grande Borne laCité des enfantsà qui elle est dédiée[5].

Un quartier unitaire, autonome et protégé

Malgré sa subdivision en secteurs relativement petits (de lordre de 150 logements mais jusquà 200 pour les Patios) aux caractères marqués, sa conception densemble fait de la Grande Borne un quartier unitaire. Les secteurs centraux, dune part, sont formés de bâtiments au gabarit modeste tant en hauteur (R+2 en général) quen longueur, même si la continuité affichée du cadre bâti ferait parfois penser à de longues barres entrecoupées de failles, ce qui tend à brouiller limage de petits immeubles indépendants. Les secteurs périphériques dautre part, cest-à-dire ceux en contact avec les trois voies qui ceinturent le quartier (RN 445, RD 310, rue de la Grande Borne), ont une fonction de protection du cœur de quartier : ils se présentent donc sous la forme de bâtiments plus élevés (jusquà R+4) et plus longs, opérant parfois une véritable coupure physique, pareffet de muraille”, entre la route et les secteurs centraux. Cette configuration est particulièrement perceptible sur les secteurs des Places Hautes (protection par rapport à la RN 445, renforcée par la construction des immeubles sur dalle) et sur le secteur du Dédale (protection par rapport à la RD 310). Cette fonction de protection est indépendante de la conformation des lieux : limplantation des bâtiments est othogonale sur les Places Hautes et courbe sur le Dédale ; dans ce dernier cas, la courbe des barres en atténue visuellement la longueur, le regard nembrassant jamais le bâtiment dans sa totalité. Ce puissant artifice est un procédé architectural classique, notamment mis en œuvre par Bruno Taut dans le quartier dhabitat social duFer à cheval” (Hufeisensiedlung), dans la banlieue de Berlin[17].

La Cité des Enfants

Lécole du Buffle, avril 2007.

Émile Aillaud a voulu faire de la Grande Bornela Cité des Enfants[18]. Plusieurs traits caractéristiques de la Grande Borne traduisent cette préoccupation. En premier lieu, le quartier est quasiment imperméable à la circulation automobile et protégé, par la configuration même du cadre bâti, des voiries très circulantes qui lentourent.

En second lieu, le quartier possède plusieurs établissements scolaires (écoles maternelles et primaires), conçus et construits par Émile Aillaud en même temps que les immeubles dhabitation. Sur le plan architectural, ces établissements à la conception caractéristique (toiture en voûtes minces de béton et poteaux en béton en forme de Y) sont pleinement intégrés au cœur du quartier ou dun secteur. Ainsi, la petite école maternelle de la Licorne est-elle en plein centre du secteur des Patios. Par ailleurs, le quartier comporte de très nombreux jeux pour enfants, conçus dès lorigine du quartier pour en animer les espaces publics et qui prennent souvent la forme dénigmatiques sculptures en béton (comme le Serpent de Mer dans le secteur des Radars).

Enfin, la présence relativement importante de grands logements (60 % des logements de la Grande Borne comportent quatre pièces ou plus)[4] traduit une volonté manifeste daccueil de familles avec enfants, sans lesquelles les dispositions précédentes apparaîtraient un peu vaines.

Lattention dÉmile Aillaud aux enfants est cependant plus profonde que les quatre axes particuliers mentionnés auparavant. Dans son esprit, elle inspire la conception même de la Grande Borne. Il pense en faire lexpérimentation dun genre nouveau de cité dhabitat social, par définition destinée à des populations modestes parfois délaissées. Il sagit pour lui de créer une cité de micro-ambiances à léchelle de réseaux de solidarités viables, faite de replis et de coins intimes fortement caractérisés, attachants et appropriables lenfant peut se retrouver seul avec lui-même. Il considère la cité sous langle de lafabrique de souvenirsfortement inspirée par une vision très romantique despaces de solitude incitant à la mélancolie, voire à la tristesse[18].

Selon G. Gassiot-Talabot, “il parie sur les rapports électifs entre lenfant et sa ville, sur lexercice fréquent dune solitude qui trouve dans la mélancolie, "sœur de la patience et de lattente", une étrange thérapie[19]. Émile Aillaud voit ainsi dans les cheminements tortueux (voire torturés) de la Grande Borne une sorte de parcours initiatique à destination des enfants capable de pallier les défaillances de lenvironnement familial. Il écrit ainsi, à lappui de cette pensée :

« La dégradation des liens familiaux, la désuétude des catéchismes, les facilités et les moyens, que lon a concédés aux jeunes pour se débarrasser deux, font de ceux-ci des errants déboussolés et parfois des aliénés sociaux qui en sont arrivés à réclamer une tutelle et des disciplines à des moniteurs, à desanimateurs” ! Ces patronages ne peuvent développer quun scoutisme collectif.

Un rapport américain publié en 1965, analysant le problème noir aux États-Unis et la dissolution des familles, révélait que dans certains quartiers, 40 pour 100 des Noirs américains étaient des enfants naturels et que 40 pour 100 de ceux-ci avaient été conçus par des garçons de moins de seize ans qui ne se savaient même pas pères. Des enfants denfants ! - Lombre de rien.

Sans connaître de si frappantes dérélictions, le regard oblique que nous portons sur les faits divers révèle parfois de si étranges solitudes juvéniles que la Société nose plus frapper certaines délinquances tant cescirconstancesles atténuent.
Le sociologue américain qui rapporte ces faits, après avoir cité les moyens financiers considérables engagés par lEtat pour y porter remède, sans y être arrivé, dit que ce serait peut-être à lurbaniste quil redeviendrait de trouver une solution à un tel état de chose.
Il faudrait, en effet, et ce pourrait être lœuvre des créateurs de villes, inventer un milieu urbain qui pourrait se substituer au milieu familial et conduire lenfant qui, suivant lexpression de Freud, “est le père de lhommeà une certaine maturité affective par des cheminements concertés de solitudes et de surprises, par une série delieuxayant une puissance occulte.
- Faire une cité apte à la mélancolie ; foin de ces gaietés collectives supposant une inexistante unanimité.
- Certains lieux sont doués de patience, ils accompagnent la lenteur dun quotidien voué à lattente.
- Lennui à plusieurs dégrade lindividu, fait des bandes délinquantes, parce que le plus méchant commande toujours.
- Les possibilités de solitude permettent cette apparence dennui latent qui est chez lenfant la principale source de qualité.
- “Les enfants tristes et heureux”, disait Rilke.
- “On donnerait à lenfant une vie profonde en lui accordant un lieu de solitude, un coin” (Bachelard).

Un sociologue analysant les groupements dindividus les plus favorables à leur développement affectif et mental concluait quil fallait être plus de trois et moins de huit :Plus que les Parques et moins que les Muses”. Disaient déjà les Anciens.

Une ville, un quartier résidentiel devraient être composés de lieux - places, replis, impasses - assez réduits pour que les jeux, les voisinages restent à léchelle daffinités humaines. Le verbiage en vogue parle déjà demicro-climat”.
Les circonvolutions du [secteur du] Labyrinthe pourraient en être limage, à condition quil ne soit pas le repli sans fin dun couloir dangoisse mais, comme celui [du secteur] de Dédale, une suite de surprises et de chambres lextérieur soublie. »

— Émile Aillaud, La Grande Borne à Grigny [Une ville, essai de réponse], Éditions Hachette.

Et cest chaque facette du projet, jusquaux choix fondateurs a priori les plus éloignés de cet objectif presque métaphysique, qui sert laspiration fondamentale dÉmile Aillaud à bâtir une cité de rêveries[20] ; ainsi écrit-il à propos du refoulement de lautomobile hors de la Grande Borne :On vivrait pour ainsi dire à lintérieur des choses, à leur rythme sédatif ; lenfant y serait autre - loin de la Simca.”[21]

Vivre à la Grande Borne aujourdhui : lutopie à lépreuve

Situation économique

Comme en atteste son classement en zone urbaine sensible (fondé sur lanalyse dindicateurs statistiques socio-économiques), la Grande Borne concentre une population en difficulté économique. En 1999, le taux de chômage sur la cité était de 26,2 % tandis que le taux de chômage des jeunes (19-25 ans) atteignait 40,8 %[22]. Pour faciliter le retour à lemploi des résidents de la Grande Borne, la cité fait partie depuis 1997 dune zone franche urbaine dont le périmètre a été étendu en 2007[23].

Dans la même optique, laccent est mis sur la formation professionnelle et la création dentreprises. Un centre de formation des apprentis a été ainsi construit rue du Labyrinthe ainsi quun hôtel dentreprises face à la Grande Borne, sur le quartier du Plateau à Viry-Châtillon. Un second hôtel dentreprises sera édifié sur la RN 445 dans le cadre du projet de rénovation urbaine pour prolonger la dynamique initiée par le premier.

Offre commerciale

Lors de lédification de la cité, trois pôles commerciaux avaient été prévus pour desservir la Grande Borne : la place de lÉrable aux Patios, la place du Damier et les Places Hautes (par ordre croissant dimportance). Il sagissait à chaque fois de commerces de proximité destinés à la clientèle de la cité, implantés en rez-de-chaussée de bâtiments dhabitation. Du fait même de sa vocation de proximité (absence de stationnement dédié et faiblesse des surfaces commerciales, par exemple) et de la bonne desserte de la cité, un important phénomène dévasion commerciale sest développé vers le centre commercial du Moulin à Viry-Châtillon, vers le centre commercial de Grigny II, voire plus loin, vers la ZA de la Croix Blanche à Sainte-Geneviève-des-Bois ou le centre commercial régional dÉvry 2.

Ainsi, de nombreux commerces ont périclité au sein de la Grande Borne et loffre sest beaucoup réduite, désormais resserrée sur la place du Damier et sur les Places Hautes (cafés, salon de thé, épicerie, boucherie notamment). Pour maintenir une activité, certains locaux commerciaux ont été transformés en locaux associatifs, notamment sur les Places Hautes. Néanmoins, il faut signaler la tenue dun important marché sur les Places Hautes tous les jeudis et dimanches : ce marché, très achalandé, attire une clientèle nombreuse venue de tout le département.

Équipements publics

Si la Grande Borne ne compte aucune crèche directement située sur la cité, de nombreux groupes scolaires ont en revanche été édifiés dès la construction de lensemble, conçus par Émile Aillaud en prise directe avec les quartiers dhabitation. On peut ainsi compter les écoles maternelles Pégase et Buffle (au nord de la cité), Centaure (à lest), Cerf et Bélier (au sud) et Licorne (aux Patios) ainsi que les écoles primaires Autruche et Buffle (au nord), Bélier, Renne, Cerf et Élan (au sud). La Grande Borne émarge au secteur du collège Jean Vilar situé voie Athéna, entre la rue du Minotaure et la RD 310, face aux secteurs de lEllipse et de la Balance.

La cité compte deux gymnases, au Méridien et au Labyrinthe, une piscine sur le modèle Tournesol (à toit ouvrant) sur la RD 310, une maison de quartier, de nombreux locaux associatifs et des studios denregistrement (Bélier).

Architecture, sculpture et peinture : la Grande Borne, cité totale

"La Grande Borne est une cité de peintre autant que darchitecte" écrivait Émile Aillaud[24]. Les plasticiens ont en effet été associés au projet urbain et architectural de la Grande Borne dès sa genèse et les espaces caractéristiques de chaque secteur procèdent essentiellement de la rencontre entre le cadre bâti proprement dit (dont les façades sont mises en couleur et décorées de fresques) et les différentes œuvres dart qui peuplent les différents quartiers. Les principaux artistes associés au projets furent François Lalanne, Gilles Aillaud, Lucio Fanti, Laurence et Fabio Rieti ainsi quEva Lukasiewicz. Lanimation des secteurs par des éléments singuliers (teintes des façades, œuvres dart, …) sinscrit dans une problématique plus large de recherche de la diversité des constructions alors même que celles-ci, pour dévidents impératifs économiques et logistiques sagissant dun ensemble de 3 700 logements, sont massivement composées déléments produits en série par préfabrication lourde. Un travail sur le rythme et la forme des bâtiments a donc être effectué pour éviter lécueil de la monotonie, tendanciellement favorisée par la préfabrication[25].

Préfabrication et diversité

Une fois le plan-masse de la Grande Borne arrêté, lentreprise sest orientée vers une réalisation par coffrages-tunnel et panneaux de façade lourds, malgré la complexité induite par la réalisation des panneaux de façade cintrés et des coffrages biais. Émile Aillaud a donc composer avec ce mode construction et en revenir à un système de refends normaux aux courbes (pour pouvoir retirer les coffrages) et au quadrillage des façades par des panneaux lourds de 2,7 mètres par 2,7 mètres, permettant de coïncider avec les refends. Ces panneaux de façades ont été exécutés suivant le procédé "Costamagna: ils comportent une âme en briques creuses isolantes et deux parois en béton. Le revêtement en céramique a été posé en fond de moule.

Les planchers et les murs intérieurs ont donc été construits par la méthode du "coffrage tunnel", avec des moules cintrés pour les bâtiments courbes, qui permet la réalisation de longs édifices au moindre coût et en un temps record. Les panneaux de façade sont autoporteurs, mais ne supportent pas les planchers dont le poids est repris par les seuls refends qui forment la trame des bâtiments[26].

Il ny a, sur toute la Grande Borne, que trois types différents pour les 21 000 fenêtres : une fenêtre carrée (1,35 m × 1,35 m), une porte-fenêtre étroite (0,85 m × 2,1 m) et une porte-fenêtre large (1,35 m × 2,1 m) réservée aux séjours. Avec ces trois types de fenêtres et la possibilité de les placer à gauche ou à droite de chaque panneau, des centaines de façades fondées sur des agencements différents sont envisageables. Le rythme des façades a donc, sur cette base, fait lobjet détudes particulières pour exprimer, tout au long dun bâtiment, une gamme de variations propre à brouiller la linéarité et létendue dun bâtiment, à particulariser lambiance dun tronçon selon la contraction ou la dilatation de la façade courbe ou encore à imprimer un leitmotiv à lensemble du site. Se jouant dune préfabrication par ailleurs profitable (substantielles économies déchelle), larchitecte a pu ainsi générer dune palette déléments de base extrêmement réduite une variété de façades impressionnante, encore accentuée par leur géomètrie et leur mise en couleur[27].

Façades et couleurs

Le traitement dorigine

Dès sa conception, la Grande Borne a été conçue comme un ensemble de bâtiments devant être mis en couleurs, pour compléter les effets spatiaux obtenus par les choix dimplantation (notamment lemploi de courbes) et le rythme des façades animées par la position des percements. La palette chromatique employée a été élaborée par le peintre Fabio Rieti qui a utilisé une quarantaine de teintes différentes. Dune manière générale, les quartiers courbes sont traités en pâte de verre colorée fabriquée en Italie, matériau qui permet lemploi dune vaste gamme de nuances et une forte saturation des couleurs, tandis que les quartiers droits sont habillés de grès cérame de quatre couleurs, simples et fortes : blanc, noir, gris et rouge[28].

Fabio Rieti a plus particulièrement travaillé sur les effets plastiques induits par les teintes de la pâte de verre dans les quartiers courbes, notamment le Labyrinthe. Il sagit principalement de jouer sur des dégradés linéaires pour passer sans brutalité dune couleur à une autre, la gamme de nuances retenue étant suffisamment riche pour créer des fondus légers et doux. Ainsi, les teintes employées sur le Labyrinthe permettent-elles de marquer, par exemple, quelques points intenses par des couleurs saturées, lorsque les bâtiments se rapprochent, pinçant lespace, ou séloignent, le dilatant. Sur certaines places, les couleurs suivent un dégradé vertical, étage par étage ou par bandes verticales. Enfin, certains contextes particuliers permettent doffrir par les couleurs employées une résonance du toponyme : ainsi, les bâtiments de la place du Solstice sont-ils teintés de couleurs froides (essentiellement du bleu clair) sur les façades exposées au nord et de couleurs chaudes (notamment du jaune et de lorange) sur les façades donnant au sud[29].

La réhabilitation de 1983-1990

Façade réhabilitée au moyen décailles damiante-ciment colorées aux Petits Pas, mai 2007.

Plus de quinze ans après la construction de la cité, les façades en pâte de verre offraient un aspect dégradé que lentretien courant navait pas réussi à éviter. Fragiles, les panneaux de façade présentèrent rapidement des microfissures. Elles entraînèrent des infiltrations et lapparition dune humidité importante dans de nombreux logements, allant même jusquà en rendre certains inhabitables : en 1982, plus de 750 logements sont ainsi déclarés insalubres. Il sensuivit un important contentieux de construction qui fut finalement réglé à lamiable, ouvrant la voie à une réhabilitation denvergure[30].

Entre 1983 et 1990, après le démantèlement de lOffice Public HLM Interdépartemental de la Région Parisienne et la reprise du patrimoine de la Grande Borne par lOPIEVOY, une réhabilitation des façades de grande ampleur fut lancée et confiée aux Ateliers Aillaud[31]. La pâte de verre étant presque impossible à réassortir, cest une solution utilisant des écailles damiante-ciment colorées qui fut adoptée. Pour cette réhabilitation, Émile Aillaud fixa lui-même les principes et le procédé, alors que la mise en couleur initiale des façades avait été spécifiquement confiée à un coloriste, en la personne de Fabio Rieti, associé aux plasticiens qui réalisèrent les fresques murales.

Avec ce procédé, sa mise en œuvre (privilégiant les grands motifs abstraits) et ses limitations techniques, la réhabilitation différait radicalement de lesprit de la mise en couleur initiale. Les écailles damiante-ciment sont en effet teintées dans des couleurs très tranchées et donnent aux bâtiments réhabilités une texture pleine daspérités dont laspect fragmenté est encore renforcé par la juxtaposition de couleurs marquées, sans nuance. Cette réhabilitation, notamment visible au Labyrinthe, est aujourdhui, à son tour, frappée de vétusté.

Il est étonnant de constater combien lesprit de cette réhabilitation tranche avec la subtilité et la douceur de la mise en couleur initiale. Il nest pas indifférent de noter quà lépoque de cette reprise des façades, latelier dAillaud avait perdu la totalité de léquipe conceptrice de la Grande Borne et ne comprenait plus quun seul collaborateur, en plus dÉmile Aillaud lui-même. Alors très âgé et privé du soutien de léquipe de plasticiens et de coloristes présente lors de lédification de la cité, il nest pas déraisonnable de penser quÉmile Aillaud nait pas saisi toute la mesure de lenjeu de cette réhabilitation, en trahissant de fait lesprit initial de la mise en couleur[32].

Limportance des œuvres dart dans lesprit des lieux

Lune des particularités les plus intéressantes de la Grande Borne réside dans le fait que le bâti a été conçu en combinaison, en relation avec les différentes œuvres dart qui émaillent la cité[3]. Il sagit dune intention forte dÉmile Aillaud qui associa systématiquement les artistes tout au long du projet, ce qui lui permit décrire :

« Ainsi les figures et les objets, les formes plastiques se coulent et sinsèrent dans la ville par la décision souveraine de quelques artistes qui ne jouent pas dans lentreprise le rôle des éternels parents pauvres du 1%. Pas de mur encaissé, attribué autoritairement pour un revêtement, pas demplacement concédé au dernier moment pour dresser lencombrant signal ou le modeste marbre sous-arpien quil faut bien mettre quelque part. Lartiste participe à lélaboration de cet univers depuis la construction de plan-masse sur maquette; les emplacements simposent alors deux-mêmes par la métamorphose des volumes qui deviennent ville. Ou bien encore, le peintre ou le sculpteur prend possession dun lieu et lui donne un sens nouveau. »

— Gérald Gassiot-Talabot, La Grande Borne à Grigny [Le pouvoir des peintres], Éditions Hachette.

Dans lesprit de ses concepteurs, ces œuvres dart, sculptures ou fresques (en réalité des mosaïques), ont à la fois une vocation utilitaire (certaines sculptures servent de jeux pour enfant, comme le Serpent des Radars ou le Gulliver de lŒuf), ornementale (fresques) ou symbolique (comme la matérialisation du méridien de Grigny au Méridien ou de la course du soleil aux Solstices. Conçue en osmose avec le cadre bâti, participant de lambiance propre à chaque secteur par son dialogue avec les masses qui lentourent, généralement magnifiée, lœuvre dart est une composante essentielle de cettecharge poétique, mystérieuse et indicible[33] qui a été imprimée à la Grande Borne. Connaissant linfluence du grand maître sur Émile Aillaud[34], il est pertinent dy relever une reprise et une extension desobjets à réaction poétiquedont Le Corbusier a parsemé le toit de ses Unités dHabitation. Dans un cas comme dans lautre, la relation quentretiennent les objets au ciel est primordiale.

Les fresques qui ornaient les murs de la Grande Borne ont été réalisées par Fabio Rieti (une pomme, une petite fille regardant lautoroute, le visage de Rimbaud, Kafka et un arbre), Gilles Aillaud (un okapi), Cremonini (un nageur), Lucio Fanti (un paysage), Eva Lukasiewicz (des décors abstraits en forme dillusions doptique). Les principales sculptures sont quant à elles les œuvres de Francis Lalanne (deux pigeons aux Places Hautes) et de Laurence Rieti (le Gulliver de lŒuf et le Serpent des Radars). Il faut enfin mentionner que ce sont les ouvriers carreleurs qui sont à lorigine des mosaïques des halls dentrée[35]. Ces éléments, et notamment les fresques, donnaient à la Grande Borne cette sensation détrangeté[33], contribuant puissamment à latmosphère mélancolique et apaisante des lieux, cettesuite de silences[13] chère à Émile Aillaud. Au fil des reprises des façades et des pignons (réfection de lisolation notamment), la plupart des fresques sont aujourdhui recouvertes : désormais invisibles, elles demeurent paradoxalement bien protégées en attendant un hypothétique retour à la lumière.

Cette importance donnée au geste artistique ne fut rendue possible que par le combat incessant de larchitecte pour économiser sur les coûts de construction par une organisation la plus rigoureuse possible du chantier. Sur lesprit même dune conception intégrée des ambiances (par les œuvres dart) et des bâtiments, souvent raillé à lépoque, Gérald Gassiot-Talabot a ainsi rapporté la réponse dÉmile Aillaud à ses détracteurs :

"[…] Émile Aillaud a répondu […] au reproche quon lui fait quelquefois, assez drôlement, desêtre fait plaisiren construisant cette ville :Le futile sérieux, dit-il, a fait perdre de vue aux architectes lessentiel qui nest pas de construire un bâtiment qui namuse queux, mais de créer un monde apte à être habité”. Apte à être habité : je crois que ce programme, dune exigence et dune simplicité lapidaires, a été amplement rempli à la Grande Borne. Il reste aux responsables administratifs à transformer cetteaptitudeen réalité, et pour cela larchitecte a tout mis en place et ne peut être pris en défaut. Et quon ne vienne pas nous dire que lestransplantés des bidonvilleset lesdéportés du XIIIe arrondissementnontrien à foutrede Rimbaud et de Kafka en effigie sur les pignons, ni de lokapi qui glisse une tête curieuse le long dun mur, ni des fruits géants posés çà et sur les places et les espaces verts. Pour la raison bien simple que ni Rimbaud, ni Kafka, ni lokapi nont rien - mais absolument rien - à voir avec labsence du téléphone, la pénurie des crèches et léloignement du chemin de fer. Ils ne sont pas leffet de quelques mécénats bienveillants, ni le produit dunun pour centmiraculeusement étendu au secteur privé pour satisfaire les rêves denfance de M. Aillaud."

Gérald Gassiot-Talabot, La Grande Borne à Grigny [Introduction pour une ville en devenir], Éditions Hachette.

Il renchérit :

« Quont-ils à faire de Rimbaud, ces immigrés qui partent à pied prendre le train de Juvisy, à cinq heures du matin ? Rien, bien sûr, sinon que ce nest pas Rimbaud qui les prive dautobus ou de bureau de tabac. Je ne peux pas ouvrir un café à la Grande Borne pour que ce soit plus gai. La seule chose que je puisse faire, cest, à tout hasard, doffrir Rimbaud en plus de lHLM. »

— Émile Aillaud, Désordre apparent, ordre caché, Éditions Fayard.

Le Projet de Rénovation Urbaine (2004-2012)

Entre deux interviews de M. Mottez, directeur de lAtelier durbanisme de lÉtablissement public de laménagement dÉvry, est posé le problème de la ségrégation sociale à Grigny, non seulement entre la Grande Borne et Grigny II, mais encore dans les H.L.M elles-mêmes. Son interrogation est celle de tous ceux qui aiment la Grande Borne et veulent assurer son devenir : "Faudra-t-il un jour la dynamiter parce quelle sera restée un gros quartier sans ville ?".”[36]

La remarque précédente était prémonitoire. En effet, la paupérisation de la population de la Grande Borne, la vétusté du bâti, linadaptation de la conception densemble du quartier aux modes de vie actuels et le sous-équipement chronique du quartier en services collectifs ont conduit à une dégradation des conditions de vie, tandis que la délinquance endémique qui sévit sur certains secteurs a eu tôt fait de ternir limage de la cité tout entière. La Grande Borne a ainsi été classée "îlot sensible régional" dès 1982, a ensuite été lun des seize quartiers à bénéficier de la politique de "développement social des quartiers" dans les années 1980 et a finalement été reconnue comme lune des 751 zones urbaines sensibles en 1995, avec la mise en place de la zone de redynamisation urbaine.

Face à ce constat, une intervention lourde sur le bâti, couplée à de nombreuses mesures daccompagnement social, a été initiée dès les années 1990 avec la mise en place successive dun Grand Projet Urbain (GPU) puis dun Grand Projet de Ville (GPV). Le territoire bénéficie également de fonds européens spécifiques dans le cadre du programme FEDER Pic Urban II[37]. Une étape supplémentaire a été franchie avec la montée en puissance des politiques de renouvellement urbain liée à la loi no 2003-710 du 1er août 2003[38] : une reprise dampleur de la cité a été programmée dans le cadre dun projet de rénovation urbaine impliquant les villes de Grigny et de Viry-Châtillon, la communauté dagglomération des Lacs de lEssonne, lOPIEVOY, lÉtat et lAgence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Ce projet de grande envergure se chiffre à près de 280 M de travaux et détudes, dont 130 M de subventions de lANRU et se déploie entre 2005 et 2012, la convention partenariale ayant été signée à la préfecture de lEssonne le 30 janvier 2007[39].

Le parti urbain adopté pour ce projet de rénovation urbaine répond à un double objectif : ouvrir la Grande Borne sur le reste de la ville, notamment sur la ZAC Centre-ville de Grigny et désenclaver les différents secteurs de résidence, naturellement tournés au repli sur eux-mêmes par leur forme caractéristique. Le premier des deux volets dopérations principaux est donc louverture dune voirie traversante entre le secteur du Damier et la RN 445 quelle rejoint au niveau de la place de la Carpe (secteur des Places Hautes) via la lisière de la Plaine Centrale. Le second volet consiste en un réaménagement lourd du secteur du Damier, notamment pour en faire le trait dunion, par-dessus lautoroute A6, entre la Grande Borne et la ZAC Centre-ville de Grigny. Ce dernier volet prévoit à ce titre la construction dun ouvrage de franchissement de lautoroute. Pour préserver une des œuvres majeures dÉmile Aillaud, et notamment lorganisation spatiale caractéristique de la Grande Borne en sous-secteurs ayant une identité visuelle propre, le nombre de démolitions est limité à 355 logements dont la majeure partie sert à libérer les emprises nécessaires au passage de la voirie traversante. Le projet prévoit également la réhabilitation et la résidentialisation de la plupart des logements[39].

Il est à noter que, sil est difficile de faire diminuer de façon significative le nombre de logements sociaux sur site du fait des contraintes patrimoniales qui pèsent sur les démolitions, du moins lensemble de la reconstitution de loffre locative sera effectué hors site, sur la ZAC Centre-ville de Grigny en loccurrence. Une amorce de mixité sociale sur le quartier devrait être assurée par les opérations de lAssociation Foncière Logement et par une opération daccession sociale à la propriété sur le secteur du Damier. En termes daménagements, laccent est mis sur la réfection et la reprise des voiries principales, notamment la transformation en boulevard urbain de la RN 445 qui longe la Grande Borne à louest, ainsi que sur la remise en état des réseaux dassainissement, qui sont pratiquement dorigine. Enfin, le projet comporte un programme ambitieux de création ou de rénovation déquipements, notamment scolaires, culturels et sportifs, aujourdhui vétustes, pour les remettre aux normes actuelles et répondre aux besoins de la population, lesquels ont évolué depuis la construction de la Grande Borne[39].

Sur site, les opérations sont désormais engagées et la première phase du projet (essentiellement la réalisation déquipements municipaux et communautaires) est en cours de réalisation.

Images

Voir aussi

Sur les autres projets Wikimedia :

Vue aérienne sur GoogleMap

Bibliographie

  • Gérald Gassiot-Talabot & Alain Devy, La Grande Borne à Grigny, ville dÉmile Aillaud, Hachette, 1972, 189 p. (ISBN 23-71-2132-01).
    avec des textes dÉmile Aillaud, de Fabio Riéti et de Gilles Aillaud
     
  • Jean-François Dhuys, Larchitecture selon Émile Aillaud, Dunod, 1983, 210 p. (ISBN 2-04-012127-7) 
  • Émile Aillaud, Désordre apparent, ordre caché, Fayard, 1975, 225 p. 
  • Raymonde Moulin, François Dubost, Alain Gras, Jacques Lautman, Jean-Pierre Martinon, Dominique Schnapper, Les architectes. Métamorphose d'une profession libérale, Calman-Lévy, 1973, 293 p. (ISBN 26238-03-3271).
    Description du processus de conception de la Grande Borne (démarches préliminaires, autorisation et contrôles administratifs, financement, relations entre l'architecte et le maître d'ouvrage, entre l'architecte et son agence, parti architectural) dans la cadre d'une étude sociologique sur la profession d'architecte en France
     

Liens externes

Références et notes

  1. http://opievoy.fr
  2. Le Monde du 8 novembre 2005 : "À Grigny, les habitants se mobilisent la nuit pour protéger les lieux publics"
  3. a et b (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 26)
  4. a, b et c (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 177)
  5. a et b (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 42)
  6. Site Inventaire-Invention : entretien avec Marc Duval
  7. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 49)
  8. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 41)
  9. "Il faut que la mère qui habite au dernier étage puisse voir son enfant jouer dans la rue et lappeler pour quil vienne faire ses devoirs." (Gérald Gassiot-Talabot & Alain Devy, La Grande Borne à Grigny, ville dÉmile Aillaud)
  10. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 48-62)
  11. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 48-49)
  12. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 106-107)
  13. a, b, c, d, e, f, g, h, i, j, k, l, m, n, o, p et q (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 50-56)
  14. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 100-101)
  15. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 56-61)
  16. "Détroites dessertes permettent à lintérieur de la ville les circulations de service, mais aucun stationnement ; la distance la plus longue pour garer sa voiture est 150 m. Voilà le paysage et surtout lesprit débarrassés de lautomobile." (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 49)
  17. "Une ville comme un appartement : « Enclore est un grand rêve humain ; nêtre jamais attaqué. Un absolu de linconscient heureux » (Bachelard)." (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 40)
  18. a et b (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 22)
  19. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 29)
  20. François Loyer, Clés pour Grigny in LŒil, novembre 1969
  21. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 61)
  22. Insee Île-de-France - À la page n° 235, avril 2004 - disponible sur le site de la DIV[PDF]
  23. Carte disponible sur le site de la DIV[PDF]
  24. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 69)
  25. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 65-69)
  26. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 178)
  27. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 66-67)
  28. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 169)
  29. Voir par exemple : (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 74-75)
  30. Site de la Banque des savoirs de lEssonne
  31. Site de la Banque des savoirs de lEssonne
  32. Site Inventaire-Invention : entretien avec Marc Duval
  33. a et b (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 13)
  34. Aillaud écrivait à ce propos : "Le Corbusier a inventé un univers que je désapprouve mais il a inventé un univers. Imaginez un ensemble de paquebots ancrés dans les feuillages, quel génie ! Son monde naturiste, communautaire et égalitaire nétait pas sans beauté. Mais de lutopie de Le Corbusier, on a compris et on na copié que la forme."
  35. (Gassiot-Talabot & Devy 1972, p. 32-33)
  36. Jean Dariulat, "Lâme dune ville" et "Faut-il dynamiter la Grande Borne ?" in C.F.J.-Info (10 décembre 1971)
  37. Le programme PIC Urban II à Grigny
  38. dite dorientation et de programmation pour la ville et la rénovation urbaine
  39. a, b et c Convention partenariale et contenu du projet disponible sur le site du GIP de Grigny et Viry-Châtillon
Bon article
Cet article est reconnu comme « bon article » depuis sa version du 1er octobre 2007 (comparer avec la version actuelle).
Pour toute information complémentaire, consulter sa page de discussion et le vote layant promu.

Wikimedia Foundation. 2010.

Contenu soumis à la licence CC-BY-SA. Source : Article La Grande Borne de Wikipédia en français (auteurs)

Игры ⚽ Нужно сделать НИР?

Regardez d'autres dictionnaires:

  • Grande-Borne — La Grande Borne 48°39′9″N 2°22′32″E / 48.6525, 2.37556 …   Wikipédia en Français

  • Grande borne — La Grande Borne 48°39′9″N 2°22′32″E / 48.6525, 2.37556 …   Wikipédia en Français

  • La Grande-Borne — 48°39′9″N 2°22′32″E / 48.6525, 2.37556 …   Wikipédia en Français

  • La Grande Borne — is a housing estate , in the Essonne département in the southern outskirt of Paris, France. The city is located on both the communes of Grigny and Viry Châtillon. The architect Emile Aillaud designed this housing estate …   Wikipedia

  • Borné — Borne Cette page d’homonymie répertorie les différents sujets et articles partageant un même nom …   Wikipédia en Français

  • Borne — Cette page d’homonymie répertorie les différents sujets et articles partageant un même nom. Sur les autres projets Wikimedia : « Borne », sur le Wiktionnaire (dictionnaire universel) Sommaire 1 …   Wikipédia en Français

  • Borne Routière — Les bornes routières sont destinées à indiquer les distances sur les routes. Les premières bornes routières que l on connaisse sont les bornes milliaires qui jalonnaient les voies romaines. En France, les bornes routières équipent les anciens… …   Wikipédia en Français

  • Borne kilométrique — Borne routière Les bornes routières sont destinées à indiquer les distances sur les routes. Les premières bornes routières que l on connaisse sont les bornes milliaires qui jalonnaient les voies romaines. En France, les bornes routières équipent… …   Wikipédia en Français

  • Borne routiere — Borne routière Les bornes routières sont destinées à indiquer les distances sur les routes. Les premières bornes routières que l on connaisse sont les bornes milliaires qui jalonnaient les voies romaines. En France, les bornes routières équipent… …   Wikipédia en Français

  • Borne de la Terre sacrée — dans l église Saint Louis des Invalides La borne de la Terre sacrée est le nom donné à un ensemble de six bornes dédiées aux morts français et alliés de la Première Guerre mondiale. Elles sont dues à l idée et au travail du sculpteur français… …   Wikipédia en Français

Share the article and excerpts

Direct link
https://fr-academic.com/dic.nsf/frwiki/946609 Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”