Concetti

Concetti
Le Cavalier Marin, père du marinisme.

Des concetti, pluriel du mot italien concetto, signifie conception, pensée, et, par extension, pensée brillante. En passant dans la langue française, ce mot a restreint son acception, et il se prend toujours en mauvaise part pour désigner des effets de mots, des pensées recherchées, plus ingénieuses que vraies, des traits desprit hors de propos.

Cette expression est venue dItalie à lépoque le Cavalier Marin brillait à la cour de Marie de Médicis, sa protectrice. Les pensées subtiles qui avaient de la ressemblance avec la manière de ce poète, dite marinisme, furent appelées « concetti ». Mais le procédé sétait, avant lapparition du mot, déjà produit en France et ailleurs.

Les lettres grecques en portent des marques. Parmi les auteurs latins, Ovide fit le premier à montrer, dans ses vers, ce genre dornements audacieux : Dulcibus abundant vitiis, dit Quintilien. Ces vices agréables ne sont autre chose que des concetti. Pline le Jeune en est rempli. En Italie, Dante évita ce raffinement et cette préciosité et Pétrarque, en se modelant sur la simplicité antique, sécarta dordinaire dun écueil qui est celui du genre quil traitait. On peut en dire autant de Boccace, de Machiavel et de lArioste.

Cest dans Le Tasse que lon trouve la marque sensible dune dérive qui devait bientôt progresser considérablement. Lamour de la nouveauté et lennui que causaient des ouvrages froidement calqués sur les modèles de lAntiquité portèrent les écrivains de la seconde moitié du XVIe siècle à donner plus de relief et de couleur, au style, plus de brillant et de singularité aux idées.

Chez Le Tasse, le concetto est toujours un trait ingénieux et délicat, mais qui nest pas à sa place. Costanzo et Luigi Tansillo limitèrent. Avec Guarini et Baldi, la manie de lesprit fit de nouveaux progrès ; enfin, le Cavalier Marin, séduisit ses contemporains par de véritables talents poétiques et forma, sous le nom de marinisme, une école amoureuse de lemphase perpétuelle, des idées singulières, des jeux de mots, des tirades de vers la même idée est répétée sous toutes ses faces. Ainsi, il appelle coup sur coup, en quelques vers, le rossignol :

Una voce pennuta, un suon volante
E vestito di penne, un vivo fiato,
Una piuma canora, un canto alato,
Un spiritelche darmonia composte
Vive in si auguste viscere nascosto[1].

Il appelle la rose : « lœil du printemps, la fleur des fleurs, la prunelle de lamour, la pourpre des prairies ». Pour lui, les étoiles sont : « les flambeaux des funérailles du jour, les miroirs du monde et de la nature, les fleurs immortelles des campagnes célestes ».

Dans son grand œuvre, lAdone, on trouve cette peinture de lamour : « Lynx privé de la lumière, Argus aux yeux bandés, vieillard à la mamelle, antique enfant, ignorant érudit, guerrier sans armes, parleur muet, riche mendiant, erreur agréable, douleur désirée, cruelle blessure dun ami compatissant, paix guerrière et calme orageux, le cœur le sent et lâme ne le comprend pas, volontaire folie, mal chéri, repos fatigant, utilité nuisible, espérance sans espoir, mort vivante, crainte téméraire, rire douloureux, verre dur, diamant fragile, embrasement glacé, glace ardente, abîme éternel de discorde en plein accord, paradis infernal, enfer céleste ».

Le style de lécole de Marini est plus exagéré encore que celui du maître. Les étoiles deviennent « des ardents sequins de la banque du ciel, des agneaux lumineux, des vers luisants éternels ». Le ver luisant lui-même est « une petite lanterne allumée, une chandelle incarnée. » La mer agitée par la tempête est « un ventre gonflé par lhydropisie » ; les nuages, « des matelas aériens », les poissons, des « Laurents aquatiques » parce queils sont menacés du gril. Un mariniste voulant expliquer comment le bourreau avait frapper plusieurs fois Pompée :

Perche libera aver non puo luscita
Per una sola piaga alma si grande[2].
Góngora, père du gongorisme.

Un autre fait faire à un berger, qui va partir pour la chasse, la réflexion suivante : « Avant daller chasser, je voudrais voir Clizia : je voudrais apprendre de ses beaux yeux lart de blesser. » Un autre sadresse aux yeux noirs dune demoiselle :

Occhi vestiti a bruno,
Avete forse ricciso qualcheduno[3] ?

Tout ce quil y a de précieux et doutré dans la manière de Marini se trouve renfermé dans ces vers dAchillini, qui est, avec Preti, lun de ses disciples les plus extravagants. « Je vois mon Lesbin avec la fleur des fleurs à la main ; je respire la fleur, je soupire pour le pasteur ; la fleur soupire des odeurs, Lesbin aspire les ardeurs ; jodore lodeur de lune, jadore lardeur de lautre : odorant et adorant en même temps, je sens par lodeur et par lardeur la glace et le tourment. »

En Espagne, Góngora et Ledesma inaugurèrent le règne du style recherché et fondèrent deux écoles spéciales du gongorisme et du cultisme. La littérature allemande eut elle-même ses traducteurs de la poésie italienne qui sefforcèrent den imiter les brillants défauts. Johannes Clajus et les Bergers de la Pegnitz, Hoffmannswaldau, etc., rivalisèrent demphase et de petits effets de style, dans une langue mal adaptée à ces mignardises.

Bien que Boileau, dans son tableau de linvasion des pointes en France à la fin du XVIe et au commencement du XVIIe siècle, ait cru pouvoir dire quelles étaient venues dItalie, il est certain quavant Marini, Villon, Ronsard, Saint-Gelais, Passerat, Bertaut, Desportes, Marot, offraient des exemples de cette propension à létrange et au jeu de mots. Ainsi, dans les vers suivants, Marot marque la douleur des peuples par des cliquetis de sons :

Romorentin sa perte remémore,
Cognac sen cogne en sa poitrine blême,
Anjou fait joug, Angoulême est de même.

Le concetti sest souvent mêlé à lexagération, comme dans lépitaphe dHélène de Boissi par Saint-Gelais :

De ses valeurs un juste monument,
Toute la terre elle eut entièrement
Pour son cercueil, et la grand mer patente
Ne fut que pleurs, et le clair firmament.
Lui eut servi dune chapelle ardente.

La même emphase se remarque chez Malherbe, prisonnier de lesprit de son temps, dans ces vers sur saint Pierre :

Corneille, grand utilisateur de concetti.
Cest alors que ses cris en tonnerre séclatent ;
Ses soupirs, ce sont vents que les chênes combattent :
Et ses pleurs, qui tantôt descendaient mollement,
Ressemblent un torrent qui, des hautes montagnes,
Ravageant et noyant les voisines campagnes,
Veut que tout lunivers ne soit quun élément.

Les fameux vers de lode à Dupérier sur cette vie de jeune fille aussi courte que la vie des roses, sont devenus un modèle de gracieuse et touchante comparaison nétaient, dans leur forme primitive :

Et ne pouvait Rosette être mieux que les roses
Qui ne vivent quun jour,

quun trait de bel esprit, un jeu de mots, un concetti.

Théophile, Saint-Amant, Le Moyne, etc., maintiennent linfluence du concetti dans les genres élevés. Le poignard de Pyrame qui « rougit, le traître ! » de sêtre souillé de sang, est un concetti parfait.

Balzac, Voiture, tous les familiers de lhôtel de Rambouillet furent des marinistes qui poussèrent dans ses derniers retranchements la recherche du bel esprit.

Sous linfluence de tant dexemples, Corneille ne sest jamais défendu des concettis. On a remarqué, dans la Toison d'or, ce jeu de mots de la reine Hypsipyle faisant allusion aux sortilèges de Médée :

Je nai que des attraits et vous avez des charmes.

Corneille a de ces jeux de bel esprit dans ses meilleures œuvres. Le Cid contient trois ou quatre effets de style sur le sang, de ce genre :

Ce sang qui, tout sorti, fume encore de courroux
De se voir répandu pour dautres que pour vous.
Nicolas Boileau, ennemi acharné des concetti.

Lamour du grandiose lui fait souvent unir le concetti à lemphase et cest une image commune chez lui que celle de ces vers dHéraclius, Pulchérie dit à Phocas :

La vapeur de mon sang ira grossir la foudre
Que Dieu tient déjà prête à le réduire en poudre.

Voltaire sest étonné de ce que personne ne se récriait contre Corneille, quand, dans sa tragédie dAndromède, Phinée dit au Soleil :

Viens, soleil, viens voir la beauté
Dont le divin éclat me dompte,
Et tu fuiras de honte
Davoir moins de clarté.

Corneille en avait vu et fait applaudir bien dautres, sous la triple influence des littératures italienne, espagnole et française depuis la Renaissance. On cite de Racine, chez qui lon trouve peu de concetti, et encore à ses débuts, ce vers de Pyrrhus dans Andromaque :

Brûlé de plus de feux que je nen allumai.

La guerre sans merci que mena Boileau contre les pointes, ce nom français du concetti, fut pour quelque chose dans leur disparition de la littérature française.

Notes

  1. « Une voix emplumée, un son volant et vêtu de plumes, un souffle vivant, un chant ailé, une plume harmonieuse, un petit esprit dharmonie caché dans de petites entrailles »
  2. « Parce quil avait lâme trop grande pour quelle pût sortir par une seule blessure »
  3. « Beaux yeux vêtus de deuil, navez-vous point par hasard tué quelquun ? »

Source

  • Gustave Vapereau, Dictionnaire universel des littératures, Paris, Hachette, 1876, p. 500-2

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