Problème de Bâle

Problème de Bâle

En mathématiques, le problème de Bâle (connu parfois aussi sous le nom de « problème de Mengoli ») est un problème célèbre dans la théorie des nombres, posé en premier par Pietro Mengoli en 1644, et résolu par le mathématicien suisse Leonhard Euler en 1735, dont Bâle était la ville natale. Le problème résistait aux attaques des mathématiciens éminents de l'époque, aussi la solution d'Euler lui apporta une notoriété immédiate à l'âge de 28 ans. Il a considérablement généralisé le problème et ses idées furent reprises par le mathématicien allemand Bernhard Riemann dans son article de 1859, dans lequel il a défini sa fonction ζ et a démontré ses propriétés de base.

Le problème demande la valeur exacte de la somme de la série :


\sum_{n=1}^\infin \frac1{n^2} =
\frac1{1^2} + \frac1{2^2} + \frac1{3^2} + \frac1{4^2} + \cdots
.

Celle-ci est approximativement égale à 1,644 934 066 848 226 43. À cause de la lente convergence de la série[1], une telle valeur approchée n'a pu être trouvée qu'en mettant en œuvre des méthodes d'accélération de convergence, ce qui fut fait notamment par Stirling[2] en 1730 et Euler[3] en 1731. Euler[4],[5] trouva finalement la somme exacte

\sum_{n=1}^\infin \frac1{n^2} =\frac{\pi^2}6.

Il annonça cette découverte en 1735. Ses arguments étaient basés sur des manipulations qui ne furent pas justifiées, et ce n'est que dix ans plus tard qu'il fut capable de produire une démonstration rigoureuse.

Sommaire

Euler attaque le problème

La déduction d'Euler de la valeur π2 / 6 est intelligente et originale. Il développa essentiellement des observations sur les polynômes et assura que ces mêmes propriétés sont toujours vraies pour les séries infinies. Le raisonnement original d'Euler requiert une justification, mais même sans justification, en obtenant la valeur correcte, il fut capable de la vérifier numériquement par rapport aux sommes partielles de la série. La concordance qu'il observa lui inspira suffisamment confiance pour annoncer son résultat à la communauté mathématique.

Pour suivre l'argument d'Euler, rappelons le développement en série de Taylor de la fonction sinus

\forall x \in \R,\ \sin x = \sum^{\infin}_{n=0} \frac{(-1)^n}{(2n+1)!} x^{2n+1}=x - \frac{x^3}{3!} + \frac{x^5}{5!} - \frac{x^7}{7!} + \cdots

En supposant x non nul et en divisant par ce réel, nous avons

 \frac{\sin(x)}x= 1 - \frac{x^2}{3!} + \frac{x^4}{5!} - \frac{x^6}{7!} + \cdots

Maintenant, les racines de sin(x) / x apparaissent précisément pour x = \pm n\pi\,\!, où n = 1, 2, 3, \ldots. Supposons audacieusement que nous puissions exprimer cette série infinie comme un produit de facteurs linéaires donnés par ses racines, comme nous le faisons pour les polynômes :

\begin{align}\frac{\sin(x)}x&=\left(1 - \frac x\pi\right)\left(1 + \frac x\pi\right)\left(1 - \frac x{2\pi}\right)\left(1 + \frac x{2\pi}\right)\left(1 - \frac x{3\pi}\right)\left(1 + \frac x{3\pi}\right) \cdots\\
&= \left(1 - \frac{x^2}{\pi^2}\right)\left(1 - \frac{x^2}{4\pi^2}\right)\left(1 - \frac{x^2}{9\pi^2}\right) \cdots\end{align}

Si nous multiplions formellement ce produit et factorisons tous les termes x2, nous voyons que le coefficient de x2 de sin(x) / x est


-\left(\frac1{\pi^2} + \frac1{4\pi^2} + \frac1{9\pi^2} + \cdots \right) =
-\frac1{\pi^2}\sum_{n=1}^{\infty}\frac1{n^2}.

Mais, à partir du développement de la série infinie originale de sin(x) / x, le coefficient de x2 est

-\frac1{3!} = -\frac16.

Ces deux coefficients doivent être égaux ; ainsi,


-\frac16=
-\frac1{\pi^2}\sum_{n=1}^{\infty}\frac1{n^2}.

En multipliant les deux côtés de cette équation par − π2, nous obtenons la somme des inverses des carrés d'entiers positifs.

La fonction zêta de Riemann

La fonction zêta de Riemann \zeta(s)\, est une des plus importantes fonctions des mathématiques, à cause de sa relation avec la distribution des nombres premiers. La fonction est définie pour tout nombre complexe s avec une partie réelle > 1 par la formule suivante[6] :


\zeta(s) =
\sum_{n=1}^\infin\frac1{n^s}.

En prenant s = 2, nous voyons que \zeta(2)\, est égale à la somme des inverses des carrés d'entiers positifs :


\zeta(2) =
\sum_{n=1}^\infin\frac1{n^2} =
\frac1{1^2} + \frac1{2^2} + \frac1{3^2} + \frac1{4^2} + \cdots \approx 1,644934.

Comment savons-nous qu'elle converge ? Nous pouvons démontrer ceci avec l'inégalité suivante :


\zeta(2) =
\sum_{n=1}^\infin \frac1{n^2} < 1 + \sum_{n=2}^\infin \frac1{(n-1)n} = 1 + \sum_{n=2}^\infin \left( \frac1{n-1} - \frac1n\right) = 2.

Or la série est une série à coefficients tous positifs. La série est donc croissante et bornée, donc convergente.

Ceci nous donne la limite supérieure ζ(2) < 2, mais la valeur exacte ζ(2) = π2 / 6 resta longtemps inconnue, jusqu'à ce que Leonhard Euler la calcule numériquement en 1735, (ré)inventant pour ce faire la formule connue à présent sous le nom de formule sommatoire d'Euler-Maclaurin, et constate son égalité (jusqu'à la vingtième décimale) avec π2 / 6, puis construise la démonstration dont nous venons de parler. Plus généralement, il démontra à la même occasion que ζ(s) a une belle expression en nombres de Bernoulli quand s est un entier positif pair.

Une démonstration rigoureuse

L'argument suivant prouve l'identité ζ(2) = π2 / 6, où ζ(s) est la fonction zêta de Riemann. C'est de loin, la démonstration la plus simple disponible ; car la plupart des démonstrations utilisent des résultats de mathématiques avancées, telle que les séries de Fourier, l'analyse complexe, et le calcul à plusieurs variables ; celle qui suit ne requiert même pas le calcul à une variable (bien qu'une limite soit prise à la fin).

Historique de la démonstration

L'origine de cette démonstration n'est pas claire. Elle apparaît dans le journal Eureka en 1982, attribuée à John Scholes, mais Scholes déclara qu'il avait appris la démonstration de Peter Swinnerton-Dyer, et dans tous les cas il maintient que la démonstration était un « savoir commun de Cambridge à la fin des années 1960 ».

Ce que vous avez besoin de connaître

Pour comprendre la démonstration, vous aurez besoin de comprendre les énoncés suivants :

La formule de De Moivre

Elle énonce que pour tout nombre réel x et tout entier n on a

(cos x + isin x)n = cos(nx) + isin(nx).

La formule du binôme de Newton

Elle énonce que pour tout nombre réel x et y et tout entier positif n,

(x+y)^n=\sum_{k=0}^n C_n^k x^k. y^{n-k}=\sum_{k=0}^n{n \choose k}x^ky^{n-k}

où nous avons les coefficients binomiaux

{C_n^k} = {n \choose k}=\frac{n!}{k!(n-k)!}

où le symbole « ! » désigne la factorielle.

Injectivité du carré de la fonction cotangente

La fonction réelle cot2 est injective sur l'intervalle ]0,π/2].

Démonstration : si 0 < x < y ≤ π/2 alors 1 > cosx > cosy ≥ 0 et 0 < sinx < siny ≤ 1 donc 0 ≤ coty < cotx, donc cot2y < cot2x. Ainsi, par la fonction cot2, les images de deux éléments distincts de ]0,π/2] sont toujours distinctes.

Nombre de racines d'un polynôme

Si P est un polynôme de degré m, alors P n'a pas plus que m racines distinctes.

Démonstration : ceci est une conséquence de ce que, si r est racine de P, on peut écrire P sous la forme P(X) = (Xr)Q(X) avec Q un polynôme de degré m − 1.

Somme des racines d'un polynôme

Si P(X)=a_mX^m+\ldots+a_1X+a_0, alors la somme des racines de P (comptées avec leurs multiplicités) est am − 1 / am.

Démonstration :

  • si am = 1, alors P(X) est égal au produit de tous les Xs, où s parcourt l'ensemble des racines de P. En développant ce produit, nous voyons que le coefficient de Xm − 1 est l'opposé de la somme de toutes les racines.
  • Si \scriptstyle a_m\neq 1 alors, en divisant P par am (comme P est de degré m, on a bien \scriptstyle a_m\neq 0), on obtient un nouveau polynôme dont le premier coefficient est maintenant égal à 1 ; les racines de P sont les mêmes que celles de ce nouveau polynôme, donc leur somme est égale à am − 1 / am d'après le cas particulier précédent.

Une identité trigonométrique

L'identité trigonométrique cosec2(x) = 1 + cot 2(x).

Démonstration : Ceci découle de l'identité fondamentale cos 2(x) + sin 2(x) = 1 après avoir été divisé par sin 2(x).

Des inégalités

Pour tout nombre réel x \in ]0,\pi/2[, nous avons les inégalités cot 2(x) < 1 / x2 < cosec2(x).

Démonstration : Premièrement, nous avons 0 < sin(x) < x < tan(x). Ceci peut être vu en examinant la figure suivante :

Circle-trig6.svg

Maintenant, inversons tout cela et élevons au carré. Souvenons-nous que l'inégalité change de sens.

Une limite

Soit a, b, et c des nombres réels, avec a et c tous deux différents de zéro; alors la limite de la fonction (am + b) / (am + c) quand m tend vers l'infini est 1.

Démonstration : Divisons chaque terme par m, nous obtenons

\frac{a+\frac bm}{a+\frac cm}.

Si nous divisons un nombre fixé par un grand nombre, le quotient tend vers zéro ; ainsi, le numérateur et le dénominateur du dessous tend vers a, et ainsi leur quotient tend vers 1.

Le théorème d'encadrement (ou des gendarmes)

Il énonce que si une fonction est « encadrée » entre deux autres fonctions, et que chacune de ces deux fonctions tend vers une limite commune, alors la fonction « encadrée » tend aussi vers la même limite.

La démonstration

L'idée principale derrière la démonstration est de borner les sommes partielles

\sum_{k=1}^m \frac1{k^2} = \frac1{1^2} + \frac1{2^2} + \cdots + \frac1{m^2}

entre deux expressions, chacune tendra vers π2 / 6 quand m tend vers l'infini. Les deux expressions sont issues des identités impliquant la fonction cotangente et la fonction cosécante. Ces identités découlent à leur tour de la formule de De Moivre, et nous servent à établir ces identités.

Soit x\in ]0,\pi/2[, et soit n un entier positif. Alors, à partir de la formule de De Moivre et de la définition de la fonction cotangente, nous avons

\frac{\cos (nx) + i \sin (nx)}{(\sin x)^n} = \frac{(\cos x + i\sin x)^n}{(\sin x)^n} = \left(\frac{\cos x + i \sin x}{\sin x}\right)^n = (\cot x + i)^n.

À partir du théorème du binôme, nous avons

\begin{align}(\cot x + i)^n &= {n \choose 0} \cot^n x + {n \choose 1} (\cot^{n-1} x)i + \cdots + {n \choose {n-1}} (\cot x)i^{n-1} + {n \choose n} i^n\\&= \left[ {n \choose 0} \cot^n x - {n \choose 2} \cot^{n-2} x \pm \cdots \right] \; + \; i\left[ {n \choose 1} \cot^{n-1} x - {n \choose 3} \cot^{n-3} x \mp \cdots \right].\end{align}

En combinant les deux équations et en égalisant les parties imaginaires, nous avons l'identité

\frac{\sin (nx)}{(\sin x)^n} = \left[ {n \choose 1} \cot^{n-1} x - {n \choose 3} \cot^{n-3} x \mp \cdots \right].

Dans cette identité, fixons n = 2m + 1, où m est un entier positif, et x = rπ / (2m + 1), où r \in \{1,\ldots,m\}. Alors nx = rπ, donc sin(nx) = 0 , ainsi

0 = {{2m+1} \choose 1} \cot^{2m} x - {{2m+1} \choose 3} \cot^{2m-2} x \mp \cdots + (-1)^m{{2m+1} \choose {2m+1}}.

Cette équation est valable pour chacune des valeurs x = rπ / (2m + 1), où r \in \{1,\ldots,m\}. Ces valeurs de x sont des nombres distincts strictement compris entre 0 et π / 2. Puisque la fonction cot 2 est injective sur l'intervalle [0,π / 2], les nombres cot 2(x) = cot 2(rπ / (2m + 1)) sont par conséquent distincts pour r \in \{1,\ldots,m\}. Mais par l'équation précédente, chacun de ces m nombres distincts est une racine du polynôme de degré m suivant

P(t) := {{2m+1} \choose 1}t^m - {{2m+1} \choose 3}t^{m-1} \mp + (-1)^m{{2m+1} \choose {2m+1}},

ce qui veut dire que les nombres cot 2(rπ / (2m + 1)), pour r \in \{1,\ldots,m\} sont précisément les racines du polynôme P. Mais nous pouvons calculer la somme de ces racines directement en examinant les coefficients, et la comparaison montre que

\begin{align}\cot ^2 \left(\frac{\pi}{2m+1}\right) + \cot ^2 \left(\frac{2 \pi}{2m+1}\right)+ \cdots + \cot ^2 \left(\frac{m \pi}{2m+1}\right)&= {{2m+1} \choose 3} / {{2m+1} \choose 1}\\&= \frac{(2m)(2m-1)}6.\end{align}

En substituant l'identité cosec2(x) = cot 2(x) + 1, nous avons

\begin{align}\csc ^2 \left(\frac{\pi}{2m+1}\right)+\csc ^2 \left(\frac{2 \pi}{2m+1}\right)+\cdots+\csc ^2 \left(\frac{m \pi}{2m+1}\right)
&= {{2m+1} \choose 3} / {{2m+1} \choose 1} + m\\&= \frac{(2m)(2m+2)}6.\end{align}

Maintenant, considérons l'inégalité cot2(x) < 1 / x2 < cosec2(x). Si nous additionnons toutes ces inégalités pour chaque nombre x = rπ / (2m + 1), et si nous utilisons les deux identités ci-dessus, nous obtenons

\frac{(2m)(2m-1)}6< \left( \frac{2m+1}{\pi} \right) ^2 + \left( \frac{2m+1}{2 \pi} \right) ^2 + \cdots + \left( \frac{2m+1}{m \pi} \right) ^2 < \frac{(2m)(2m+2)}6.

En les multipliant par [π / (2m + 1)]2, cela devient

\frac{\pi ^2}6\left(\frac{2m}{2m+1}\right)\left(\frac{2m-1}{2m+1}\right) < \frac1{1^2} + \frac1{2^2} + \cdots + \frac1{m^2} < \frac{\pi ^2}6\left(\frac{2m}{2m+1}\right)\left(\frac{2m+2}{2m+1}\right).

Lorsque m tend vers l'infini, la partie gauche et droite tendent chacune vers π2 / 6, donc, par le théorème des gendarmes,

\zeta(2) =
\sum_{k=1}^\infin \frac1{k^2} =
\lim_{m \to \infty}\left(\frac1{1^2} + \frac1{2^2} + \cdots + \frac1{m^2}\right) = \frac{\pi ^2}6.

Notes et références

  1. Pour obtenir 4 décimales exactes, il faut additionner plus de 15 000 termes de la somme
  2. Jacobo Stirling, Methodus Differentialis sive Tractatus de Summatione et Interpolatione Serierum Infinitarum, (1730), Prop.XI, exemple 1, p.55 ; il obtient la relation \scriptstyle \sum_{n=1}^\infty \frac1{n^2} = \sum_{n=1}^\infty \frac{3}{n^2 {2n \choose n}}, qui lui permet un calcul de la somme avec une bonne précision, mais ne reconnait pas la valeur exacte \scriptstyle\pi^2/6.
  3. Euler, Opera Omnia, Series 1, Volume 14, pp.39-41, (E20 : De summatione innumerabilium progressionum)
  4. Euler, Opera Omnia, Series 1, Volume 14, pp.73-86, (E41 : De summis serierum reciprocarum)
  5. Euler, Opera Omnia Series 1, Volume 14, pp.177-186, (E63)
  6. Il est possible en fait de définir ζ pour tout complexe différent de 1 par différentes méthodes de prolongement, par exemple en remarquant que \scriptstyle\eta(s)=\sum_{n\ge1}(-1)^s/n^s=(1-1/2^s)\zeta(s)  ; voir fonction zêta de Riemann pour plus de détails.

Voir aussi

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