Moshe Lewin

Moshe Lewin
Moshe Lewin
Naissance 7 novembre 1921
Vilnius
Décès 14 août 2010 (à 88 ans)
Paris
Nationalité Drapeau des États-Unis Américain
Drapeau de France Français
Profession Historien
Autres activités Directeur détudes associé à l'EPHE, senior fellow à l'université Columbia, research professor à luniversité de Birmingham
Formation Université de Tel-Aviv et La Sorbonne

Moshe Lewin, le 7 novembre 1921 à Vilnius, alors en Pologne, et mort le 14 août 2010 à Paris[1], est un historien spécialiste de l'URSS. Il est en quelque sorte le père fondateur de lhistoire sociale de l'URSS, et tout particulièrement de la période stalinienne. Son travail a été une référence et une source dinspiration pour les « soviétologues ».

Sommaire

Biographie

Ses parents, dorigine juive, ont été assassinés par les milices d'extrême droite lituaniennes lors de l'invasion allemande. Quant à lui, il a vécu en Union des républiques socialistes soviétiques pendant la Seconde Guerre mondiale en travaillant dans une ferme collective et comme officier dans l'Armée soviétique, puis a émigré en 1945 en Israël, ses idées politiques le poussèrent vers le sionisme de gauche[2]. Il obtient une licence à l'université de Tel-Aviv en 1961.

Arrivé en France, il soutient en 1964 sa thèse de doctorat à la Sorbonne sous la direction de l'historien Roger Portal. Il est alors influencé par lécole des Annales. Il devient de 1965 à 1966 directeur détudes associé à la VIe section de lÉcole pratique des hautes études (qui s'est autonomisée en 1975 pour devenir l'École des hautes études en sciences sociales), puis de 1967 à 1968 senior fellow à l'université Columbia. De 1968 à 1978, il est enseignant-chercheur à luniversité de Birmingham en Angleterre, il a enseigné lhistoire et la politique soviétiques. Il émigre ensuite aux États-Unis et devient professeur dhistoire à luniversité de Pennsylvanie. Moshe Lewin fait partie des chercheurs de neuf pays réunis à Rome durant lété 1980, signataires dun appel au ministre des Universités, lui demandant de sauver la « bibliothèque la plus intelligente du monde ». En juin 1981, il est un des membres fondateurs de lAssociation des amis de la BDIC.

Il n'a pu retourner en URSS qu'en 1986, date à partir de laquelle il a longuement séjourné à Moscou. Il a pris sa retraite et a été nommé professeur émérite en 1995. Il s'est installé à Paris en 2007.

Recherches

Moshe Lewin a suscité de nombreuses vocations dans le domaine de l'histoire sociale, en particulier à partir de la publication, en 1966, de sa thèse de doctorat sur la collectivisation de l'agriculture en URSS (traduite en anglais dès 1968). Dans la lignée de lécole des Annales, son approche est résolument interdisciplinaire. Moshe Lewin a cherché à « dépolitiser le discours sur lURSS », dans le sens il fallait selon lui :

« cesser de privilégier le pouvoir politique et les instruments de ce pouvoir (État, parti, idéologie) comme unique source danalyse. [...] Il ny a pas dun côté un pouvoir, un État qui impose sa volonté, qui donne des ordres et de lautre une société dirigée, atomisée, « planifiée » qui obéit. En réalité, les choses sont un peu plus complexes : la société peut et sait imposer ses humeurs et infléchir de la sorte le cours dune politique. Il me semble quil faudrait, sous cet angle, réviser toute lhistoire de lUnion soviétique (et pour une part de la Russie tsariste également) – y compris la période des années trente[3]. »

Contre la tradition alors dominante de l'école centrée sur le concept de totalitarisme, M. Lewin a montré la nécessité et la possibilité d'une histoire sociale qui évalue les rapports complexes entre le régime et les catégories de la population. La dimension idéologico-politique qui était hypertrophiée dans l'interprétation « totalitariste » n'est pas absente de ses recherches, mais elle est étudiée à partir de ce substrat social.

Le tournant des années 1920

Dans son ouvrage sur la collectivisation de l'agriculture[4], M. Lewin analyse en profondeur le débat économique des années 1920, qui a notamment confronté les opposants et les partisans de la NEP. Il présente un pouvoir bolchevique animé par une volonté de moderniser et de contrôler le monde agricole, jugé archaïque et réfractaire au socialisme. Le régime a utilisé, dans une véritable fuite en avant, des méthodes de plus en plus autoritaires et violentes car il sest heurté à la résistance des paysans. La guerre menée par lÉtat contre les paysans a ainsi abouti à la mise en place de rapports néo-féodaux dans les campagnes.

Lors de son second ouvrage, M. Lewin rendait compte du combat de Lénine au cours des dernières années de sa vie. Lhistorien sest appuyé notamment sur le Testament de Lénine, nom donné à lensemble des textes rédigés par Lénine en décembre 1922 et janvier 1923, dont des écrits il faisait part, juste avant sa mort, de ses visions et de ses pronostics pour le futur du régime soviétique. Lénine espérait alors un retour de la santé morale de la machine étatique, mais ses efforts sont restés vains. Daprès lauteur, la stratégie de modernisation centralisée dans un pays arriéré a entraîné une dégénérescence vers un système bureaucratique oppressif qui était difficile à éviter.

L'origine du stalinisme

Le recueil darticles de M. Lewin intitulé La Formation du système soviétique constitue un plaidoyer pour lhistoire sociale et proposait de nombreuses pistes de recherche à explorer. M. Lewin a été un pionnier dans létude de lhistoire sociale du stalinisme. Il sest efforcé danalyser le stalinisme comme un phénomène complexe, ayant des racines sociales et culturelles propres et inscrit dans la longue durée de lhistoire russe. La révolution bolchevique na pas fondamentalement constitué une rupture dans lhistoire de la Russie[5]. M. Lewin nanalyse pas le stalinisme comme le produit dune idéologie, ni comme le produit de la révolution de 1917, mais comme le résultat dun lourd héritage et dun conflit entre modernité et tradition. Ce conflit a tourmenté la Russie au moins depuis le milieu du XIXe siècle : la « grande réforme » de 1861, par laquelle Alexandre II de Russie a proclamé labolition du servage, « peut être prise comme point de départ pour comprendre ce qui devait finalement aboutir à 1917. »[6]. M. Lewin interprète la révolution bolchevique, puis stalinienne, comme un processus de modernisation du pays, rendu nécessaire dans la mesure le pouvoir tsariste avait été incapable de le mener à bien.

Lhistorien analysait la situation paradoxale dans laquelle se retrouvaient les bolcheviks. Ils avaient pris le pouvoir dans un pays avant tout paysan, et navaient pas reçu le concours dune révolution occidentale, ce qui les plaçait dans une situation intenable dun point de vue marxiste : ils nétaient quune « superstructure » suspendue dans les airs, dépourvue de la nécessaire base industrielle et prolétarienne pour mener à bien le socialisme. M. Lewin a insisté sur linfluence déterminante de la guerre civile russe (1918-1920), qui a été un révélateur de conflits profonds et a entraîné une « archaïsation » de la Russie.

Il sest produit une confrontation entre un État tourné vers la modernisation et une paysannerie repliée sur elle-même, adossée à ses traditions. Le paysan russe, le moujik, a pesé dun grand poids sur lhistoire de lURSS, par le fait de perpétuer le passé impérial. Le culte de Staline était une résurgence dattitudes populaires à légard de lautocratie. De même, la vision manichéenne stalinienne et les procès de Moscou prenaient leurs racines dans la religion populaire. Les caractéristiques despotiques du stalinisme étaient le produit de la tradition bureaucratique et autoritaire russe, des traits personnels de Staline, combinés avec la destruction des mouvements politiques et sociaux autonomes.

Permanence ou évolution ?

M. Lewin sest particulièrement intéressé au débat qui posait la question de la permanence ou de lévolution du système étatique soviétique. M. Lewin combat la vision selon laquelle le Parti et lÉtat sont restés immuables durant les sept décennies de lexistence de lURSS. Comme tout État, argumentait-il, lÉtat soviétique nétait pas « un État flottant au-dessus de tous les autres éléments, sur lhistoire elle-même ». LÉtat « dépend du milieu historique dans lequel il agit, il est le produit de ce milieu – cest-à-dire dun système social en constante évolution »[7]. Lévolution du système social a modifié le caractère même du système politique. Le PCUS a ainsi changé plusieurs fois au cours de son histoire. Selon Lewin, les tensions, les négociations et le partage des tâches entre bureaucraties font du stalinisme un système susceptible d'évolution interne, à la différence du nazisme[8].

M. Lewin a défendu lexistence dune « solution Boukharine » au cours des années 1920, qui, si elle avait été appliquée, aurait débouché sur un régime bien plus humain que celui créé par Staline, ainsi que sur des résultats économiques bien plus satisfaisants. M. Lewin sest intéressé, sous lapparence de limmobilité, aux transformations du système et de la société, notamment au cours de la période post-stalinienne. Ce sont ces changements dans la société soviétique daprès-guerre qui ont produit une génération de réformateurs comme Gorbatchev.

Dans un essai ambitieux, M. Lewin sinspirait de la « théorie de la convergence » qui, à la lumière de la Russie de Gorbatchev, semblait plus convaincante que jamais. LURSS était devenue une société industrielle moderne qui devait faire face à de nombreux impératifs communs avec les démocraties capitalistes. Cest la contradiction entre la modernisation de la société et la persistance de la dictature du Parti qui a accru les pressions pour des réformes. Gorbatchev nétait donc pas un réformateur isolé arrivé au pouvoir par chance, mais le défenseur énergique de changements auxquels il voulait donner une dimension institutionnelle.

Notes

  1. Alain Gresh, « Moshe Lewin et le « siècle soviétique » », Le Monde diplomatique (site Web), 16 août 2010. Consulté le 16 août 2010
  2. Dans un article, Roland Lew constate « son attachement aux idées du socialisme et lexpression évidente de ses conceptions dhomme de gauche ». Roland Lew, « Moshe Lewin, historien de la Russie soviétique », Revue des études slaves, vol. 66, no 1, 1994, p. 61.
  3. M. Lewin, « “Dépolitiserle discours sur l'URSS » (entretien par Véronique Garros), La Quinzaine littéraire, no 468, août 1986, p. 9.
  4. M. Lewin, La Paysannerie et le pouvoir soviétique : 1928-1930, Paris, La Haye, 1966.
  5. On note ici linfluence évidente de Fernand Braudel sur Moshe Lewin. Lhistorien français écrivait en 1969 : « Les civilisations survivent aux bouleversements politiques, sociaux, économiques, même idéologiques que, dailleurs, elles commandent insidieusement, puissamment parfois. La Révolution française nest pas une coupure totale dans le destin de la civilisation française, ni la Révolution de 1917 dans celui de la civilisation russe. » F. Braudel, Écrits sur lhistoire, Flammarion, Paris, 1969, p. 303.
  6. M. Lewin, La Formation du système soviétique, Gallimard, Paris, 1987, p. 19.
  7. M. Lewin, « “Dépolitiserle discours sur l'URSS », opcit., p. 9.
  8. Malgré son opposition à la théorie du totalitarisme, M. Lewin estime légitime de comparer stalinisme et nazisme : « Seule la comparaison permet de montrer l'unicité. » Stalinism and Nazism : Dictatorships in Comparison, Cambridge University Press, 1997, p. 1.

Bibliographie

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Ouvrages

  • La Paysannerie et le pouvoir soviétique : 1928-1930, préface de Roger Portal, Mouton, Paris, La Haye, 1966.
  • Le Dernier Combat de Lénine, Éditions de Minuit, Paris, 1967.
  • (en) The Political Undercurrents of Soviet Economic Debates : From Bukharin to the Modern Reformers, Princeton University Press, 1974 ; réédité sous le titre Stalinism and the Seeds of Soviet Reform : The Debates of the 1960s, New York, 1991.
  • La Formation du système soviétique. Essais sur l'histoire sociale de la Russie dans l'entre-deux-guerres, Gallimard, Paris, 1987, 466 p.
  • La Grande Mutation soviétique, La Découverte, Paris, 1989 (titre original : The Gorbatchev Phenomenon).
  • (en) Russia/URSS/Russia : The Drive and Drift of a Super-state, The New Press, New York, 1995.
  • (en) avec Ian Kershaw (eds), Stalinism and Nazism : Dictatorships in Comparison, Cambridge University Press, 1997.
  • Le Siècle soviétique, Fayard/Le Monde diplomatique, Paris, 2003, 526 p.

Quelques contributions

  • (en) « The Social Background of Stalinism », in Robert C. Tucker (éd.), Stalinism : Essays in Historical Interpretation, Norton, New York, 1977, p. 111-136.
  • (en) « The Civil War : Dynamics and Legacy » in Diane P. Koenker et alii (éd.), Party, State, and Society in the Russian Civil War, Indiana University Press, Bloomington, 1989.
  • « Les régimes et les processus historiques dans la Russie du XXe siècle », in Jacques Sapir (dir.), Retour sur l'URSS. Économie, société, histoire, L'Harmattan, Paris, 1997, p. 245-253.

Quelques articles

  • « Le problème de la différenciation de la paysannerie vers la fin de la NEP », Cahiers du monde russe, 6/1, 1965.
  • « Septembre 1929, à la veille d'une nouvelle politique agraire en URSS », Cahiers du monde russe, 6/4, 1965.
  • « N. I. Boukharine. Ses idées sur la planification économique et leur actualité », Cahiers du monde russe, 13/4, 1972.
  • (en) « Russia/URSS in Historical Motion : An Essay in Interpretation », The Russian Review, vol. 50, no 3, juillet 1991, p. 249-266.
  • « “Illusion communisteou réalité soviétique ? », Le Monde diplomatique, décembre 1996.
  • « Pourquoi l'Union soviétique a fasciné le monde », Le Monde diplomatique, novembre 1997, p. 16-17.
  • « La Russie en mal d'État », Le Monde diplomatique, novembre 1998, p. 1, 18 et 19.
  • « Lhomme qui voulait réformer lURSS », Le Monde diplomatique, mars 2003, p. 32.
  • (en) « Rebuilding the Soviet nomenklatura, 1945-1948 », Cahiers du monde russe, 44/2-3, 2003.

Sur Moshe Lewin

  • (en) Nick Lampert, Gabor Tamas Rittersporn (éd.), Stalinism : Its Nature and Aftermath : Essays in Honour of Moshe Lewin, M.E. Sharpe, 2002, 291 p.
  • Roland Lew, « Moshe Lewin, historien de la Russie soviétique », Revue des études slaves, vol. 66, no 1, 1994, p. 61-72.
  • « Moshe Lewin » (nécrologie), par Alain Blum, Le Monde, 18 août 2010
  • « Moshe Lewin », par Robi Morder et Denis Paillard, Matériaux pour l'histoire de notre temps, Revue de l'Association des Amis de la BDIC et de la BDIC, n° 100, octobre-décembre 2010.
  • « Hommage de la BDIC à un grand historien » (nécrologie), par Franck Veyron, Journal de la BDIC, février 2011

Liens internes

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